Mary de Rachewiltz : Ezra Pound éducateur et père. Discrétions,
traduit de l’anglais par Claire Vajou,
Pierre-Guillaume de Roux, 2017, 432 p, 25 €.
Pierre Rival : Ezra Pound en enfer,
L’Herne, 2019, 256 p, 15 €.
La compromission et l’enthousiasme en faveur des régimes totalitaires n’est pas à l’honneur des poètes et des écrivains. Aragon et Eluard[1]avec le communisme soviétique, Céline[2] avec le nazisme, mais aussi Gabriele d'Annunzio et l’Américain Ezra Pound (1885-1972) avec le fascisme mussolinien. Au-delà de celui qui se rendit célèbre en vitupérant à Radio Rome contre les Etats-Unis, sa patrie d’origine,ce dont témoigne l’essai de Pierre Rival, Ezra Pound en enfer, voici une façon plus humaine de nous réconcilier avec le poète américain pour le moins controversé : l’autobiographie de sa fille, Mary de Rachewiltz : Ezra Pound éducateur et père. Saura-elle nous réconcilier avec son œuvre majeure, les Cantos[3], cette ruine descendue des poésies grecques, latines, italiennes et anglaises, ces briques érodées, aux échafaudages déglingués, ces champs de poussières charbonneux aux soudaines beautés diamantées…
La petite fille, née en 1925, babille en dialecte dans une ferme du Haut-Tyrol italien, parmi les agneaux et les vaches. Elle est heureuse, « en nourrice », dans cette montagne lointaine. Parfois, un homme vient la visiter : son père, qu’elle appelle « Babbo », se présente comme écrivain, en « Histoire, politique, économie ». Elle oscille entre allemand et italien avant de l’accompagner à Venise. Au retour aux abords de la frontière autrichienne, la loi fasciste italienne s’applique. Mais bientôt, à Rapallo, elle ne quitte plus son père qui lui fait apprendre les langues, les arts, la littérature, en même temps qu’il l’envoie dans une école sélect et fort religieuse près de Florence. Celle qui lui tient lieu de mère, Olga Rudge, qu’elle appelle « Mamile », est violoniste et lui joue « la Chaconne de Bach » alors qu’elle anime des concerts à Rapallo. Ainsi deux parents attentifs veillent sur son éducation musicale, en particulier au travers du « Prêtre roux », Vivaldi, et d’Histoire de l’art, à Sienne, par exemple. « Babbo » va jusqu’à lui faire traduire les Cantos en italien !
Ses diatribes obsessionnelles contre les banques et « l’usure[4]» -« l’Usure liée au mal qu’elle fait à l’art », ou « le système financier de l’usure [est] la cause des guerres », répète docilement Mary-, font de Pound un réactionnaire, dans le bon ou mauvais sens du terme si l’on veut, par ailleurs antisémite. Peu à peu Mary comprend qu’il n’est plus « maître de parole ». En 1943, elle repart pour les montagnes du Tyrol, devient secrétaire dans un hôpital.
Car le pire est à venir : les envolées et logorrhées d’Ezra sur l’antenne de Radio Rome, exaltant le fascisme de Mussolini et vouant aux gémonies les Etats-Unis. En avril 1943, il y déclara : « Je pense que ce pourrait être une bonne chose que de pendre Roosevelt et quelques centaines de youpins si on pouvait y parvenir par des moyens légaux[5] ». Lors de l’arrivée des troupes américaines, il fut inculpé de haute-trahison, menacé de mort, enfermé dans une cage métallique à Pise, avant de rejoindre un hôpital psychiatrique outre-Atlantique. À quelque chose malheur est bon, car de cette cage naquirent ses plus beaux et intelligibles Cantos : les Cantos pisans. Car « difficile est la beauté » dit le canto LXXIV.
Pourtant Mary le voit comme « le héros, la victime, le Juste qui avait tenté de sauver le monde et était devenu la proie des forces du mal ». Mais surtout, « c’est probablement à cause de l’intensité de joie et de vision qu’offrent certains passages, que les Cantos sont peu à peu devenus le seul livre dont je ne pouvais me passer ». D’autant qu’elle eut à dactylographier ceux issus de l’épreuve de Pise. Plus tard, mariée avec Boris, devenue, non sans courage, la dame du château de Brunnenburg, dans le Tyrol italien, elle rendra visite à Washington au « plus grand poète de la nation enfermé dans un asile de fous ».
Cette plaidoirie autobiographique est profondément attachante. Pleine de vie, elle transcende tout un monde, sans la moindre prétention : la jeune fille a parfaitement conscience de ce qu’elle ne comprend pas, en matières philosophique et politique. On ne peut que l’associer avec profit avec la magistrale biographie du poète par Humphrey Carpenter[6], car cette dernière rend justice avec plus d’objectivité au passeur qui contribua à la rédaction et à la publication des œuvres de James Joyce et Thomas Stearn Eliot, tout en n’occultant pas un instant la tournure politique profasciste de son personnage. Mais, venue de Mary, qui ne cherche pas excuser les errements politiques paternels, cette belle édition reste marquante pour le témoignage d’une vraie piété filiale, de plus enrichie de notes judicieuses de la part de la traductrice. Même si elle ne mérite qu’un petit bémol. Sa quatrième de couverture, pour le moins pudique, à la lisière de la mauvaise foi, motive ainsi l’incarcération du poète : « pour avoir dit haut et fort que le monde est gouverné par les fabricants d’armes et les pseudo-lois de la finance […] des idées prophétiques ». Rien du pro-fascisme et de l’antisémitisme, même s’il ne s’agissait que de mots, et pas un instant d’activisme.
Au détour de cette autobiographie, les nombreux extraits des Cantos cités sont toujours amenés à propos, lors d’une vision du « dôme de Michel-Ange », par exemple, ou pour en déplier la dimension également autobiographique ; c’est ainsi qu’en son enthousiasme communicatif Mary de Rachewiltz nous offre des clefs pour mieux comprendre le grand-œuvre paternel.
Les Cantos (écrits entre 1915 et 1960) sont une étrange, fascinante et décevante épopée. Pour respecter le genre, ils commencent par une traduction toute lyrique du voyage maritime homérique. La Grèce, l’Italie, les Etats-Unis, La Chine sont les étapes de la progression intellectuelle d’un vaste opus bourré d’allusions jusqu’à la gueule. Cependant, l’on est loin de la beauté d’œuvres précédentes, comme l’élégiaque Hommage à Sextus Propertius,[7] en 1917 :
« En vain Cynthia, tu as beau crier,
l’ombre est sourde à ta plainte,
Que sauraient dire ces débris osseux ».
En effet, la lecture des Cantos est rapidement éprouvante. Fatras, salmigondis, olla podrida, anecdotes sans intérêt, didactisme économique primaire et sentencieux, jongleries entre plusieurs langues, cacophonies grecques, italiennes, latines et semées de caractères chinois, allusions plus ou moins obscures à Dante et Confucius qui tombent souvent à plat, prosaïsme rangé sous forme de vers libres disposés de manière passablement arbitraire. Est-ce faute d’en posséder les arcanes ? Prenons quelque exemple au hasard, dans le canto XLVII, sous les auspices de la critique des Etats-Unis :
« nul homme public jusqu’en 1850
n’exprima de doute qt. à l’immaculée
nature du gouv’nement par majorité
Ou bien satisfaits des constitutions U.S.
ou bien trop timides pour spéculer sur les constitutions en général
représentants du peuple… susceptible d’amélioration (question ?)
…lu Thucydide sans horreur ? »
Ou dans le canto LXXXV de la partie « Forage de roche » :
« Ni par les Chinetoques, ni par les sophistes,
ni par les enfantillages hindous ;
Dante, sorti de St Victor (Richardus),
Erigène avec des citations en grec dans ses vers
Yi Yin obligea le jeune roi à se retirer du monde
près de la tombe T’ang pour méditer sur les choses,
car ils font une guerre sans pitié à la CONTEMPLATIO. »
Que reste-t-il de ce « bric -à-brac (LXXVI) », de ce collage post-cubiste, de ce ratage magnifique, sinon une mine pour les universitaires, sinon des bribes splendides à picorer avec une infinie patience : très shakespearienne, « L’énorme tragédie du rêve dans les épaules courbées du paysan (LXXIV) » précède une allusion à la mort de Mussolini ; ou « l’élastique soie des vers dans la lumière de la lumière est la virtu (LXXIV) » ; ou bien « la chasseresse de plâtre brisé n’est plus de quart (LXXVI) » ; ou encore « le Mt Taishan est pâle comme le fantôme de mon premier ami »…
Revenons aux poèmes de jeunesse. Le rôle du poète est acclamé dans « N.Y. » : « Ma ville, mon aimée […] j’insufflerai en toi – une âme ! » Il s’adresse aux « Muses aux genoux délectables », en proposant en 1910, une dimension visuelle étonnante à « L’art » imagiste :
« Arsenic vert barbouillé sur un habit blanc comme un œuf, /
Fraises écrasées ! Allons, laissons nos yeux se réjouir[8] ».
Probablement Ezra Pound était-il plus persuasif avant les Cantos.
Ajoutons une pièce au dossier avec l’essai de Pierre Rival, Ezra Pound en enfer, qui non seulement déplie les années 1943-1945 du poète en Italie, mais livre quelques discours du poète plus que fascisant. L’on passera sur la préface de Michel Onfray qui, avec justesse, ne veut pas « que l’œuvre soit jugée à l’aune des soutiens politiques que tel ou tel aura donné à tel ou tel dictateur », mais se ridiculise un tant soit peu en qualifiant celle-ci de « géniale et ogresque », et en affirmant que l’auteur des Cantos « dit oui, lui, à la raison, à la logique, au sens, au réel, à la réalité, aux choses, aux objets, à la matière, au atomes, à l’intelligence, à la conscience, à la connaissance. Il est poète et philosophe comme Héraclite et Parménide ». Fichtre ! Pour un homme qui découvre le concept d’« usure » et en fait un pamphlet répétitif et obsessionnel en dépit de toutes connaissances économiques, et se laisse fasciner par Mussolini[9], pour un poète dont l’œuvre est un vaste chantier où l’archéologue du sens a du mal à retrouver des bribes de poésie, voilà qui est pour le moins hyperbolique.
C’est bien ce que dit Pierre Rival : « une épopée en mosaïque dont la conception d’ensemble paraissait lui avoir échappé autant qu’elle avait échappé à ses lecteurs ». Voilà un homme qui non seulement a vécu l’enfer de la cage de fer de Pise dans laquelle il a été enfermé par l’armée américaine, mais s’est fourré, de la manière la plus convaincue et la plus enthousiaste du monde, dans l’enfer de la foi fasciste pendant les années de guerre, en soutenant vigoureusement la nazisme, en vitupérant contre les Juifs, le capitalisme et les Etats-Unis, sa patrie, qui s’ingéniait en sacrifiant ses « boys » à libérer l’Europe du nazisme ! Le pire étant qu’à la fin de sa vie, il n’avait pas renoncé à de telles inepties…
La logorrhée poundienne anti-américaine à Radio Rome, chargée jusqu’à la gueule de « youpins », est aussi délirante et immonde que celle de Céline. Elle alterne avec le récit des bombardements alliés sur l’Italie, avec le tableau de ses coreligionnaires convertis au fascisme, avec celui de la fuite du poète vers le Südtirol et le lac de Garde, d’abord à pieds, après l’arrestation du Duce, en une grotesque épopée écrite avec vivacité, ponctuée de tableaux effrayants et édifiants ; mais aussi d’attendrissantes scènes de famille où l’on retrouve sa fille Mary. Mis en examen pour « haute-trahison » par Washington, le poète qui mélange Confucius et la Renaissance italienne en un imbuvable salmigondis, voit dans la reddition italienne le signe de sa fin, dans le reprise en main par l’Allemagne une espérance, puis la certitude nouvelle « d’être aux commandes de toute l’artillerie idéologique fasciste ». Enfin arrêté à Rapallo par des partisans, le voici interrogé par les autorités américaines sans que son délire cesse, puis encagé avec pour seule ressource d’écrire les Cantos pisans, publiés ensuite en 1948. Il ne semble pas inquiet de prendre l’avion pour Washington, alors qu’il est menacé de « finir au bout d’une corde ». Seul l’internement psychiatrique le sauvera, lui permettant d’écrire encore bien des Cantos…
Si Pierre Rival a longtemps projeté une biographie de Pound, il en a tiré ce réquisitoire imparable, non sans une certaine tendresse néanmoins pour son modèle aux vers parfois splendides, cet essai-récit roboratif, ponctué de retours en arrière et poussé par un lyrisme passionné, qui, en creux, a quelque chose d’une humble confession : lui aussi « a brûlé au feu de la Révolution » (que l’on devine communiste) et s’est « enfoncé dans la gorge le stylet de la parole putride ». Dommage que ce beau livre soit entaché par un tropisme trop commun : conclure par une abjecte allusion à Donald Trump, « élu Président des Etats-Unis sur un programme isolationniste et populiste qui aurait sans doute séduit le poète ». Reductio ad hitlerum quand tu nous tiens…
Aujourd’hui Ezra Pound est devenu un mythe : un de ces poètes qui ont connu sur terre l’équivalent d’un cercle de l’Enfer de Dante. Fourvoyé dans l’illusion fasciste, certainement n’a-t-il pas su faire de ses Cantos une nouvelle Divine comédie, à moins que la touchante piété filiale de sa fille, Mary de Rachewiltz, puisse nous en convaincre. La trouble fascination de ses admirateurs, traducteurs et éditeurs, aveuglés par la marotte avant-gardiste en matière de poésie n’est pas exempte de compromission politique, même involontaire, et manque d’une dose d’éthique intellectuelle, de la même façon que d’autres ont pu s’aveugler devant les convictions communistes des Aragon et des Sartre… Le dernier mot reste à Dominique de Roux, pour qui le poète américain est « une bouche de néant, de fulgurations, de vide, qui s’identifie analogiquement et ontologiquement avec toutes les bouches d’absolu[10] ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.