Eloge discuté de la vie divine de Philippe Sollers
& de sa « Guerre du goût ».
La « vie divine » de Philippe Sollers exige d'être reconnue à sa haute et juste valeur : « Le préjugé veut sans cesse trouver un homme derrière un auteur: dans mon cas, il faudra s'habituer au contraire ». « Il sera lu », dit-il de lui-même. Eh bien, bravo ! Ne vaut-il pas mieux être Sollers, en afficher l'ambition et gagner « la guerre du goût », plutôt que de jouer « le très bas[1]» Volontiers cabotin, le pape de Tel quel, le stratège de l’establishment des Lettres, le démiurge de L'Infini, mérite-t-il sa réputation, voire sa splendeur auto-octroyée ?
Qui est Philippe Sollers ? Grâce à sa consécration par la collection Les contemporains des éditions du Seuil en 1992, il serait devenu au moins l'égal de Claude Simon, de Ponge, de Handke et de Bernhard, de Gracq et de Duras, de Blanchot et Borges... Pour qui, comme votre serviteur, à vingt ans, a découvert Sollers avec le feuilleton en sept années de Paradis dans la revue Tel Quel, il est moins l'idéologue, le pape du « Telquelisme », le maoïste aux enthousiasmes pour le moins erronés, celui qui a tourné sept fois sa veste, que l'écrivain. Si l'on souligne encore les débuts fêtés tant par Mauriac qu'Aragon, la théorie absconse et tranchante, entre structuralisme et sémiologie, le voyage officiel dans la Chine de Mao (mais aussi son intérêt éclairé pour la culture chinoise ancienne), le catholicisme au parfum de scandale ou l'habileté des best-sellers, reconnaissons-lui un certain génie de stratégie de la connaissance et de la traversée du monde contemporain. Sans compter une réelle passion investigatrice pour des œuvres majeures qu’il n’a cessé de défendre et d’analyser, de Joyce à Sade, en passant par Dante et Casanova.
Les polémiques apaisées, pourrons-nous aborder « l'œuvre » en toute sérénité ? L'œuvre : miroir aux facettes nombreuses, réservoir de langues et de styles. Qu'on en juge: le presque proustien et rigoureux petit roman d'apprentissage d'Une curieuse solitude, l'aventure de l'écriture plutôt que l'écriture d'une aventure dans Nombres en marge du Nouveau roman, le fantasme d'encyclopédie historique critique et joycienne dans Lois, massif touffu sans ponctuation, terriblement abscons, qui se voulait intimidant d’intelligence, à peu près illisible… Enfin Paradis vint : opéra fabuleux, poème épique et lyrique, roman éclaté sans cesse rebondissant, examen clinique du monde contemporain, du moi et de la mystique, joyeux fatras où musicalité du langage et rigueur compositionnelle apparaissent tour à tour dans le massif compact d'un seul mouvement non ponctué. Cette assomption dans une écriture expérimentale aussi unique que pétillante et d’une richesse prodigieuse[2] risquait d’isoler Sollers. Alors le fin stratège conçut Femmes. Ce roman à thèses et à clés, un rien célinien, fragmenté, voire désordonné, en prise sur l'immédiat contemporain, fut soudain plébiscité par le grand public. Provocation qui associait les femmes à la mort, casanovisme affirmé, narration souvent classique, parfois autobiographique, autofiction, portraits d’amis et d’intellectuels, dont celui à peine masqué de Roland Barthes, si émouvant hommage, permirent de sauver cet opus de l’impression qu’un fatras bavard phagocytait le champ romanesque.
Mais pour qui ne serait pas encore convaincu de la maîtrise et de la sincérité affichée dans le roman autobiographique Le Cœur absolu, il y eut la prose supérieurement classique, concise, elliptique et succulente, à la Fragonard, dans Les folies françaises, la passion mystique et l'érotisme subtil de cette légende de l'écrivain amoureux qu'est Le Lys d'or. Il y a quelque chose de mystique chez ce romancier qui adule, voire idéalise les femmes qu’il choisit d’aimer, y compris au moyen d’une sexualité mi coquine mi bourgeoise. Même si l’examen des dérives du féminisme castrateur dans Femmes et l’intérêt passionné pour Sade laissent rêveur. C'est alors que nous relirons Sade contre l'être suprême, plaquette prétendument « censurée », selon le fantasme de son auteur. Identification suspecte au philosophe cruel des boudoirs? Ou essai critique plein de finesse ? Mais il est de bon ton d’aimer et de discourir de Sade. Est-il encore nécessaire de faire la « guerre du goût » pour défendre la légitimité de Sade qui, certes n’a pas à être censuré, mais à être remis à sa place : grand écrivain, analyste des ressorts de l’inhumanité de l’humanité, et cependant thuriféraire de l’inhumanité, de la torture…
Pourtant la Guerre du goût menée par Sollers est continue, toujours à reprendre, il faut sans cesse élever des stèles écrites à ses batailles et escarmouches puis les rassembler dans le jardin monumental (et à la française) d'un beau livre. Outre d'ardentes préfaces ou essais pour des éditions d'art, de Fragonard à Céline, de Rodin à De Kooning, de Sévigné à Genêt, ce sont des petits essais, des articles donnés au journal Le Monde. Le mot « article » paraît alors trop circonstanciel, déjà dépassé, sinon péjoratif. Mais là, Sollers excelle, il fait mouche, grâce peut-être à l'avarice de l'espace imparti. C'est une pensée en marche, une pensée d'éclaireur et d'avant-poste, d'attaque plutôt que de défense. Il suffit pour s'en convaincre de relire sa piquante et élogieuse préface aux Photos licencieuses de la Belle époque. Pêle-mêle, on va de Bordeaux à New York, de Mozart à Miles Davies, de Gongora à Nabokov, de Proust à Nietzsche... Compagnie fabuleuse, curiosité des lumières... Où justement les lumières sont souvent celles de leur siècle, et françaises. Sollers est complice de Voltaire, amoureux de Laclos, voluptueux du monde avec Casanova, philosophe avec Sade. Mots clés ? « Désir », « luxure », « paradis », « feu », « religion », « esprit »... La grande inquiétude de Sollers est que l'esprit des Lumières s'éteigne, que les grands livres disparaissent, soient confisqués par les loisirs programmés, qu'on les brûle comme des Rushdie, que ce soit par intégrisme économique ou religieux, ce en quoi on ne peut que partager sa foi militante. Il craint et pourfend le « politiquement correct », les lieux communs et les tyrannies de la « société du spectacle » dénoncée par Guy Debord, tout cela certes non sans user et abuser du cliché consensuel.
Ainsi, ces biographies subjectives et romancées de Vivant Denon, de Casanova, de Mozart, ou dernièrement de Nietzsche dans Une Vie divine, sont autant un examen du créateur emblématique qu’il n’est plus guère besoin de défendre, qu’une rêverie entraînante, qu’un autoportrait impressionniste au miroir du génie. On y trouvera moins ces grandes figures que Sollers lui-même, en un délicieux exercice de narcissisme, qui est autant d’une intelligence supérieure qu’ampoulé, creux, bavard, bourré de clichés sucrés. Nietzsche, se demande-t-il, approcherait-il Dieu ? Et Sollers, parmi tant de femmes qui sont ses personnages charmants, trop complaisants peut-être, utilisables à satiété pour les plaisirs d’un maître un rien sexiste, serait-il ce divin artiste de la langue?
Mais de L’Etoile des amants jusqu’à Trésor d’amour (son dernier roman paru), Sollers continue de cultiver un hédonisme enchanteur qui a quelque chose de stendhalien. On pourrait lui reprocher de se réfugier dans la rose tour d’ivoire des plaisirs charnels et intellectuels. Mais, outre sa critique bien sentie, quoique un peu trop redevable de la réduction facile au pétainisme, de « La France moisie », ses allusions aux libertés nécessaires de l’écrivain en font, quoique moins directement engagé que l’on aurait pu l’attendre, le signe de la préservation indispensable du goût de l’égotisme et des plaisirs raffinés dans un monde qui voudrait trop souvent les blâmer, sinon les éradiquer au moyens d’idéologies, politiques ou religieuses, délétères…
Certes, il a été l’objet, comme tout auteur parvenu à une certaine position dominante, à la fois commerciale, intellectuelle et éditoriale (chez Gallimard) de critiques, voire de pamphlets. Il suffit de penser au livre bien vigoureux de Pierre Jourde : La Littérature sans estomac[3]. C’est en tête de ce talentueux et nécessaire brûlot que figure Sollers sous le titre ainsi conçu : « L’Organe officiel du Combattant Majeur : Le Monde des livres et Philippe Sollers ». Cette dénonciation virulente d’une suspecte collusion éditoriale et journalistique a pris aujourd’hui quelque ride, puisque notre auteur n’est plus un pilier du supplément hebdomadaire du journal. Mais il faut avouer que la direction de la collection « L’infini » chez Gallimard n’a toujours pas permis l’éclosion de chefs d’œuvre infinis (ce dont hélas ne peut guère se targuer l’ensemble de la production romanesque française).
Pierre Jourde attaque non sans pertinence l’autopromotion permanente (mais on n’est jamais mieux servi que par soi-même et ses affidés) du maître, la propension à abuser d’une pensée « sans cesse annoncée » mais jamais réellement explicitée. Paraître poser les grandes questions sur le génie des écrivains et des artistes ne suffisant pas à y répondre. La pose du penseur se boursouflerait sans que le lecteur ait le moindre fin mot à se mettre sous l’intellect. « Edulcorer », « pages verbeuses », voilà quelques perles de la non pensée consensuelle et cultivée de Sollers selon Jourde… Jugez-en à travers cette perfidie : « Il est déjà, en soi, assez amusant de voir un notable des lettres et un homme de pouvoir se réclamer à tout bout de champ de marginaux et de poètes maudits ». Notons que notre époque française n’aime rien tant que la rebellitude confortable et institutionnalisée et que Sollers prend le soin de paraître loin au-dessus de l’arène politique en affichant une dédaigneuse et amusée (et encore une fois consensuelle) pose centre gauche. Pire, Jourde accuse : « Ce verbiage périmé fait de Sollers un écrivain définitivement daté. Vieilles mythologies, mots d’ordre, folklore intellectuel, propagande simplificatrice, obsession du complot : tout l’arsenal culturel, en somme, des dictatures ». Diantre, rien que ça ! La réjouissance pertinence de Jourde s’est-elle légèrement laissé aller à s’emporter dans les attendus de son exercice de style ? Il faut reconnaître que les génies encensés par le critique des guerres du goût et de l’Eloge de l’Infini, sont tous parfaitement reconnus, et qu’il n’a découvert personne dans le contemporain, malgré son intérêt pour Philip Roth, sinon lui-même.
Reste que Sollers (en parlerions-nous s’il n’en valait pas la peine ?) a du goût, la grande classe du goût. Il faut à ce polygraphe amoureux de Venise, reconnaître une voix, une musicalité personnelle et somptueuse parmi ses monologues d’esthète, ses douceurs romanesques, que d’aucuns qualifieront, au choix, de sublime ou de désuète. Il aime les plaisirs de l'intelligence et du sexe (comme ils peuvent aller bien ensemble!), des grands Bordeaux et du style. Sans nul doute, ce prosateur absolument virtuose de Paradis, ce fin commentateur du Paradis de Dante, sûr de sa valeur ou pétri d’une pathétique présomption, sait écrire un Discours parfait, il a une Vie divine. Vie au cours de laquelle il aura passé du culte de Mao, à celui du Pape, jusqu'à celui du moi, servitude volontaire, sous l'autorité d'un maître, de moins en moins dangereuse. Prodigieusement cultivé, il restera, malgré ses détracteurs, une énigme, semblable à nulle autre. Nous ne pourrons lui reprocher de compter parmi ses élus un écrivain du XXe siècle après J-C nommé Sollers : voilà qui est du meilleur goût.
C'est bien mieux que sur Céline. Tout se recoupe, on parlait de Nabe, en voilà le mentor-mort !<br />
Je suis d'accord avec vous jusqu'à "Femmes", qui n'aurait pas été fait par tous les immenses écrivains que l'on aime. Je lui en veux un peu.<br />
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Très bon article.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.