Alberto Manguel : De la curiosité,traduits de l’anglais par Christine Le Bœuf,
Actes Sud, 528 p, 25 € ;
Alberto Manguel : L’Apocalypse selon Dürer,
traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf.
Invenit, Ekphrasis, 104 p, 13 €,
Qu’est-ce ? Pourquoi ? La curiosité enfantine ne cesse de nous harceler de questions, qu’il faut encore et sans cesse poser, nécessité humaine et humaniste dont Alberto Manguel fait le moteur et l’objet de son nouvel essai. Faudra-t-il un guide au curieux, ce sera Dante, qui, sans cesse interroge lui-même ses guides, Virgile, puis Béatrice, au cours de son voyage au travers de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis. Même si Alberto Manguel, né Argentin à Tel Aviv en 1948, avant de séjourner à Buenos Aires, au Canada et en Poitou, ne va pas si loin, quoique, sa curiosité se montre aussi insatiable que savamment organisée, jusqu’aux gravures illustrant Dante, ou celles de Dürer pour L’Apocalypse.
Ainsi, la Divine comédie est « un livre qui mieux que tout autre favorise l’exploration de soi-même et du monde », une œuvre qui est « générosité majestueuse ». Un tel inépuisable chef d’œuvre exige alors « un palimpseste de lectures ». D’une main amicale, Alberto Manguel nous guide avec une limpide érudition, pas pesante pour un sou, parmi les pas de Dante, sa vie, le contexte historique et politique du XIIIème siècle, la vingtaine d’année d’écriture errante et exilée, avec pour seule bibliothèque sa mémoire, donc ses sources. Et bien sûr le labyrinthe doublement spiralé de l’Enfer et du Purgatoire, puis le vertige ascensionnel du Paradis, visités par un génial curieux qui s’appuie autant sur le dogme chrétien et Saint Thomas d’Aquin que sur les récits de voyages dans l’au-delà, venus de l’antiquité, mais aussi sur la fantaisie eschatologique de Dante, voire sa propre fantasmatique.
Parmi « les quatre perversions possibles de la curiosité humaine », il faut compter avec l’orgueil, mais aussi la quête des satisfactions vulgaires, l’absence du Créateur et les limites incomprises de l’intelligence. Car la curiosité est d’abord recherche du bien. Quoique Pandore, en ouvrant sa boite aux malheurs, et Eve, croquant la pomme du bien et du mal, puissent avoir permis l’autorité du trop fameux : « la curiosité est un vilain défaut ». Préférons alors que cette dernière soit « l’art de poser des questions ». Dante ne cesse d’ailleurs d’en poser à Virgile, à Béatrice, aux malheureux qu’il rencontre parmi les bolges de l’Enfer : qui sont-ils, pourquoi sont-ils là, quelle est leur histoire ? Dressant ainsi, autant que les figures de l’eschatologie, le portrait des passions et des destinées humaines, en-deçà de la volonté divine.
Ses dix-sept questions, Alberto Manguel les adresse à tout ce qui bouge, à tout ce qui est, dans l’espace et le temps, et dans l’interaction avec la psyché humaine. De « Qu’est-ce que la curiosité ? » à « Qu’est-ce qui est vrai ? » en passant par « Qu’est-ce que le langage ? », ou « Qu’est-ce qu’un animal ? », chaque faisceau de réponses, qui sont autant de fils interrogatifs déployés, est précédé par une brève prose autobiographique, comme un prélude musical avant le développement. On pense alors au fameux tableau de Gauguin : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? », quand ici formes et couleurs sont les mots de l’essayiste, eux-mêmes faits de tous ceux qui l’ont précédé.
L’enquêteur se tourne alors vers sa bibliothèque aux 30 000 volumes, « chaos bienveillant, semblable à l’un de ces marchés aux puces enchantés où l’on trouve des trésors », et bien moins vers internet, aux « réponses soit trop littérales, soit trop banales ». Pêle-mêle, quoique dans un désordre savamment organisé selon les cercles progressifs parcourus par son mentor Dante, il convoque le « quipu », cette écriture des Incas, faites de nœud de couleurs, révélée par l’Inca Garcilaso de la Vega, dans ses Comentarios reales[1] de 1606, s’interroge sur l’origine des langues qui formalisent et véhiculent le questionnement et la connaissance, l’hébreu adamite ou le florentin de Dante, tout en convoquant de bien savant Juifs : Maïmonide, Aboulafia et Abravanel, qui, à la poursuite des secrets du divin, interprètent sans cesse la Torah et le Talmud. La confusion des langues, au pied de la Tour de Babel écroulée, voisine avec le langage des 256 « lexigrammes » maîtrisés par le bonobo Kanzi, puis avec le singe parlant dans le Rapport pour une académie de Kafka[2]. Vertigineux... Plus loin, au « Pays des merveilles », la jeune héroïne se révolte contre les diktats de ce monde illogique et fou, à la justice kafkaïenne : à cause « de cet acte suprême de désobéissance civile, Alice est autorisée à s’éveiller de son rêve. Nous, malheureusement nous ne le sommes-pas ».
Mais avant le ravissement paradisiaque qu’Alberto Manguel semble ne jamais atteindre, le cheminement de Dante croise si souvent l’effroi, devant les péchés de la terre et les châtiments du ciel. Pragmatique, l’essayiste s’interroge alors sur « les conséquences de nos actes », y compris jusqu’aux physiciens à l’origine des bombes atomiques.
Son essai devient une encyclopédie en étoile, en constellations, un bouillonnant collage culturel, quoique dans le domaine de la pensée politique, il ne brille pas par sa liberté face aux clichés anticapitalistes, ni par sa connaissance du libéralisme. Dans « Que pouvons-nous posséder », lors de sa critique de l’usure, traditionnelle d’Aristote à l’Eglise primitive, il oublie le rôle dynamique du prêt bancaire qui est investissement et levier du développement économique.
Reste qu’il n’est pas sans conscience que sa curiosité se heurte aux limites de l’inconnaissable. Pour reprendre Dante : « Insensé qui espère que notre raison / pourra parcourir la voie infinie / que suit une substance en trois personnes.[3] » Mais aussi aux limites du corps et de la vie humaine. En un aveu autobiographique, dont sont coutumiers ses essais, il relate son accident vasculaire cérébral, fin 2013, qui a fait, temporairement, de son langage un bégaiement : « l’impression d’avoir tâtonné dans un potage-alphabet ». Moment émouvant, quoique sans pathos, qui lui permet de s’interroger : « Que sont cos pensées qui n’ont pas encore atteint leur état verbal de maturité ? » C’est alors que le scanner permet « la cartographie de notre propre pensée », comme une sorte de miroir renvoyé à celle des trois espaces dantesques.
En toute logique, et dans une dimension testamentaire (ne demande-t-il pas qu’à sa mort l’on prévienne ses livres qu’il ne reviendra pas ?) les dernières pages s’intéressent à notre dernier soupir et à l’au-delà, dont Dante offre une fiction qui se veut vérité. Non sans convoquer Auschwitz, qui, au contraire de l’univers dantesque et divin, « est le lieu d’un châtiment sans faute ». Ainsi, sur un abîme, bute la « poursuite du savoir »…
Fidèle à son habituelle propension à baliser ses livres au moyen d’illustrations choisies, cet essai propose en frontispice de chaque chapitre une gravure de l’édition de 1487 de la Divine comédie commentée par Cristoforo Landino, sans compter quelques autres stations picturales, toujours en noir et blanc. Son Livre d’images,[4] lui parfois en couleurs, ranimait ces dernières avec une approche toute de savoir et de plaisir, quoique sans jamais se départir de l’humilité nécessaire. Il eût fallu d’ailleurs ne pas éborgner le titre original anglais, on ne peut plus signifiant : Reading Pictures. A History of Love and Hate. Reste que la relation entre le lecteur et Alberto Manguel ne peut être qu’une histoire d’amour : amour intellectuel, et moral a fortiori.
Insatiable curieux des icônes de l’universelle culture, Alberto Manguel, que l’on connait pour s’être également tourné vers le récit[5], s’est engagé vers un autre sommet de la littérature, du mythe et de l’art : L’Apocalypse selon Dürer. Si, au cours de sa « curiosité », il reprend bien des pages de cette « ekphrasis » (la description d’une œuvre d’art en rhétorique), pour reprendre le titre de la collection, il se consacre ici à une toute personnelle iconologie, moins scientifique qu’évocatrice de l’œuvre de l’artiste du XVIème siècle et de ses retentissements contemporains dans l’œil du spectateur. Seize gravures, réalisées en 1498, seize analyse et rêveries, depuis « Le martyr de Saint-Jean l’Evangéliste » jusqu’à l’Ange lui montrant « la nouvelle Jérusalem ». La richesse graphique et symbolique inouïe de ces images suscite une réflexion comminatoire : « Dürer sait que chaque vision nous rappelle que nous devons la lire comme un livre, et que chaque livre avertit son lecteur : rappelle-toi que toute histoire doit avoir une fin. » Alberto Manguel y voit également affleurer d’autres mythes, comme au travers des cavaliers de l’apocalypse se profilent les guerriers dévastateurs de L’Iliade. Mais aussi la figuration des guerres, des dévastations qui affectèrent et affectent encore nos barbaries historiques et nos barbares civilisations : meurtres de masses, où git la Milena de Kafka, « couvertures infestées de variole » données aux Indiens d’Amérique, « en ce qu’il faut considérer comme la première guerre biologique du monde ». En ce sens l’apocalypse est une abomination humaine et une récurrence historique, voire écologique, avant d’être un « carnage angélique », « les armées divines mettant fin à la folie humaine ». Pire, par-dessus tout, « l’état ultime de toute œuvre d’art est l’état de ruine », ce qui vaut pour La Divine comédie de Dante, pour les gravures de Dürer, pour les livres de notre ami Alberto, et, cela va sans dire, pour les pages de pixels de cette négligeable lecture critique…
Photo : T. Guinhut.
Prétexte à une méditation sur les fictions de l’au-delà, cette ekphrasis qui en est à peine une, permet à son auteur d’imaginer, à la suite de Dante, et en une prose haute en couleurs, des catégories infernales pour nos fauteurs de maux contemporains : « les industriels resteront plongés jusqu’aux yeux dans la fange, au fond d’un cloaque toxique de leur fabrication ; les extrémistes religieux seront forcés d’errer sans fin et seuls dans leurs propres cauchemars hideux ; les financiers, vêtus de costumes trop serrés, souffriront faim et soif cependant que des gaveurs d’oie leur enfonceront dans l’œsophage des pièces et des billets ». Oubliant cependant, en un naïf rousseauisme, les industriels et financiers dignes du paradis, puisqu’ils ont contribués à nos richesses, à notre espérance de vie, voire à notre culture, via le papier et l’encre des livres, via nos claviers et nos écrans….
Embrasser une religion fondamentaliste et tyrannique, telle que l’Islam du Coran et des hadiths, c’est voir disparaître les « pourquoi ? », donc le ressort de la curiosité, voir disparaître les figurations de Dürer. C’est également ne plus savoir lire, sinon dans la répétition du même. Il semble alors qu’il soit assez élogieux de qualifier Alberto Manguel comme un grand lecteur, mieux : une allégorie de la Curiosité. C’est d’ailleurs avec une discrète modestie qu’il a omis, au sein de son Livre des éloges[6]qui en compte quatorze, de rédiger un éloge du lecteur, qui eût été le sien propre, quoiqu’ici en réside un brouillon par une plus modeste main encore. Si Virgile était le guide de Dante, Alberto Manguel est notre Virgile parmi la forêt obscure des questionnements, les lumières de la connaissance et le vaste jardin des livres. Où ce De la Curiosité figure une stèle écrite parmi ses meilleurs livres, sinon le plus brillant. C’est avec une flûte de Champagne doré aux fines bulles parfumées qu’il faut saluer le talent de celui qui écrivit : « Le lecteur idéal est quelqu’un avec qui l’écrivain passerait volontiers une soirée, autour d’un verre de vin». Mieux qu’une soirée d’ailleurs, car « lorsqu’il lit un livre datant de plusieurs siècles, le lecteur idéal se sent immortel[7] ».
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.