Bibliothèque A. R. Photo : T Guinhut.
Petit précis de civilisations comparées :
la supériorité culturelle
de l'Occident en question.
Jean-Francois Mattéi :
Le Procès de l’Europe. Grandeur et misère de la culture européenne,
PUF, 254 p, 22 €.
Comme il existe un indice de développement humain, un classement des pays en termes de libertés individuelles et économiques, il n’est pas interdit d’imaginer de proposer un indice de civilisation, de comparer les civilisations entre elles, ne serait-ce que dans une démarche intellectuelle prospective, fût-elle à risque… Qu’est-ce qu’une civilisation ? C’est au prix de l’établissement des critères qui permettent d’en juger que l’on pourra discriminer celles que l’humanité a pu créer. Et peut-être de postuler, comme Jean-François Mattéi, la supériorité culturelle et morale de l’Occident. Afin de proposer, en pesant avec la balance de la Justice, de quelle aire intellectuelle, arobomusulmane ou d’Occident, laquelle nous voulons…
C’est d’abord de civilité qu’est faite une civilisation, de civis (membre d’une société libre) et civitas en latin, d’où viennent la cité, le citoyen… Elle est, sine qua non, une « articulation du politique et de l’éthique[1] », une urbanité, un vivre ensemble policé, une courtoisie, un accomplissement scientifique, politique, social et artistique raffiné, un respect kantien de la liberté d’autrui : « on prend ainsi la liberté de pensée au sens où elle s’oppose à la contrainte sur les consciences, où, en dehors de toute pression extérieure, des membres de la cité s’érigent dans les choses de la religion en tuteurs des autres, et, remplaçant les arguments par des formules de pitié imposés (…) excellent à bannir, au moyen de l’empreinte précoce exercée sur les âmes, tout examen par la raison[2]. » Ainsi la religion dans la cité doit rester une liberté personnelle et intérieure, au détriment de tout expansionnisme politique. En effet, depuis Des Délits et des peines[3] de l’italien Beccaria en 1765, le droit pénal est totalement indépendant du pouvoir religieux chrétien, l’Etat ne lui est plus en rien soumis, ce qui n’est évidemment pas le cas de la sharia, inféodée à l’Islam.
Les Grecs se pensaient comme supérieurs, les autres étant des barbares. Certes, il y avait une part de fatuité, mais on leur doit l’invention d’une démocratie à parfaire et la richesse de leur philosophie, de leurs poètes et historiens qui atteignent à l’universalisme. Sans compter que malgré leurs guerres avec leurs voisins, ils n’ont pas commis de génocide. Le relativisme ne permet pas de leur attribuer le même degré de civilisation qu’aux Jivaros réducteurs de têtes. Ce qui n’empêche en rien l’égalité initiale de la dignité humaine et la possibilité que tout individu de toute culture soit animé de qualités. D’autant qu’il est loisible d’immigrer vers une civilisation plus accueillante et plus libérale, d’en accepter les règles du jeu, quelque soit son origine, sans forcément renier toutes les composantes de sa culture de départ. Ce dont témoigne la paisible intégration de nombre d’immigrés, y compris musulmans et déjà bien civilisés qui viennent ici justement chercher un degré supplémentaire de civilisation. L’ostracisme n’a pas à être jeté sur un individu au prorata de son aire culturelle originelle. Si l’on ne doit pas accepter qu’il importe en Occident l’excision (qui serait souterrainement pratiquée jusqu’en Espagne) ou une quelconque charia, on doit lui laisser, sans préjugé ni exclusion, la possibilité d’exprimer ses capacités dans une liberté raisonnable.
Certes l’Islam, au-delà et en dépit de son originelle théocratie, au moyen du Coran, des hadits et de la charia, qui en font un terrain peu propice à la civilisation, est aussi un espace de civilisation dans la mesure où il a pu développer arts et commerce, et surtout dans la mesure où son territoire s’est agrégé d’influences persanes, mogholes, berbères, syriaques, byzantines, chrétiennes et juives…
Qu’est-ce qui fait civilisation, sinon l’inscription du citoyen dans le concert d’une nation, d’une aire linguistique, et plus largement d’un consensus politique et culturel ? Lequel se fait autour de la figure centralisée d’un monarque, d’un tyran, d’une oligarchie, ou mieux encore (évidemment en terme qualitatif) autour du concept de démocratie libérale. Ce sont les principes issus de l’humanisme, des Lumières et des constitutions républicaines, notamment celle des Etats-Unis en 1787, qui font de la civilisation occidentale quelque chose de supérieur. Non pas au point bien sûr de qualifier toute autre civilisation d’inférieure au sens des races inférieures, concept aussi stupide que dépourvu de sens. D’autant qu’historiquement des civilisations peuvent avoir été ou être dominantes sans être éthiquement supérieures. Au-delà de la réductio ad hitlerum, habituelle chez les orfraies d’un politiquement correct qui vise à interdire la pensée dans ce qu’elle a de plus noble, pouvons-nous établir en quoi une ou des civilisations sont équipées au mieux pour être au service du développement de l’humanité ? Emettre des jugements de valeur n’a rien d’intolérable, au contraire, en permettant de réfléchir et de poser les valeurs de travail et de mérite, de liberté et de tolérance qui nous guident et nous légitiment, de façon à choisir dans quel monde nous sommes en droit de vivre et d’agir.
Les collectivismes, nazi et fasciste, communiste et socialiste, religieux et théocratique, sont à n’en pas douter un degré bien inférieur de civilisation, jusqu’à la barbarie, comparés à ce degré supérieur où les individus peuvent développer leurs libertés et leurs responsabilités, à l’abri si possible des délits et des crimes d’autrui et de l’état. Certes, qualifier une civilisation ou une société de désastreuse ne signifie pas qu’il faille l’éliminer au moyen d’on ne sait quelle croisade Occidentale ou japonaise. Il n’est en rien question de devoir commettre un génocide en Corée du nord ou à Cuba. Au contraire, il ne reste qu’à souhaiter la libération de ces populations opprimées grâce à une seconde chute du mur de Berlin. Pourtant cette pulsion génocidaire est bien à l’œuvre lorsque certains islamistes radicaux, ataviquement antisémites, réclament la liquidation d’Israël, voire de l’Occident entier…
Reste qu’à l’intérieur d’une même civilisation, des sociétés peuvent être plus performantes tant du point de vue humain que du point de vue économique. Est-ce le cas de l’Allemagne et surtout de la Suisse vis-à-vis de la France ?
Faut-il croire que ceux -intellectuels, se prétendent-ils- qui clament que toutes les civilisations se valent, pour paraître ne vexer personne, par pusillanimité, soient épris des barbaries contraires aux droits de l’homme, cette malheureuse fiction occidentale ? Ce n’est pas rendre service à l’humanité en son entier que de refuser l’art de la discrimination[4] intellectuelle et d’abuser du relativisme par démagogie et prétention : ainsi ils paraitraient aimer tout le monde également, en un angélisme béat, mais ils haïraient, mépriseraient l’humanité et le nom même de progrès humain, économique, culturel et moral qui inspirent le meilleur des civilisations.
Laquelle respecte plus les droits de l’homme ? Certaines aires géographiques cumulent les retards démocratiques, scientifiques, économiques et moraux. Leurs tyrannies se doublent de tyrannies contre toute leur population féminine, contre leurs clitoris, contre l’enrichissement (hors clanique et de copinage) de leurs pseudo-citoyens. Le choix est alors aisé à faire…
En dépit des inconséquences d’une civilisation qui d’Europe s’est étendue des Amériques en Australie et qui par ailleurs a étendu son influence libératrice de l’espérance de vie et du mieux vivre, elle reste globalement préférable. Y compris si l’on est en droit d’adorer la calligraphie chinoise ou arabe, la miniature persane et la poésie d’al-Andalus[5]. Reste qu’il n’y a pas de Proust zoulou, mais un Lezama Lima[6] cubain, pas de Mary Shelley papoue, mais une Murasaki Shikibu japonaise[7], pas de Bach kenyane ou saoudienne, du moins pas encore. Nous ne pouvons qu’encourager tout individu à la création universelle…
Certes, nous pouvons difficilement nous poser en donneurs de leçons. Une civilisation qui a pratiqué la Saint-Barthélémy, la guerre de Sécession, inventé le nazisme, mais aussi ces produits d’exportation, le marxisme et le communisme, deux totalitarismes de belle venue, sans compter la bombe atomique, l’agent orange au Vietnam ou les dettes exponentielles européennes, contribué à la pollution atmosphérique et fluviale, ne peut guère s’ériger en parfait modèle. Mais au cœur d’une civilisation dont les principes peuvent être parmi les plus honorables, ne faut-il pas compter l’invention d’Auschwitz et de la Kolyma comme des preuves de décivilisation ? On ne doute pas que des cultures concurrentes dans cette hiérarchisation délicate aient également été probantes dans le domaine de l’abjection : sacrifices humains aztèques ou excisions arabo-musulmanes, polygamie et absence de droits individuels attentatoires à la féminité, lapidation de femmes adultères sous leur burqa honteuse déshonorent le nom d’humanité. De plus, hélas, un élément constitutif de la civilisation, c’est-à-dire le progrès technique et scientifique, a pu être mis au service de la barbarie. A Hiroshima et Nagasaki, quoiqu’on puisse arguer que cela ait permis d’arrêter une guerre qui promettait d’être encore bien longue et meurtrière (mais pourquoi deux bombes, qui plus est sur des populations civiles ?), à Auschwitz encore où la technicité administrative, ferroviaire et industrielle fut l’esclave d’une volonté d’extermination d’un peuple pourtant brillant. Lequel peuple a su faire d’Israël une démocratie avancée qui, avec sa dizaine de millions d’habitants, sait déposer des milliers de brevets par an quand l’Arabie saoudite, bien plus nombreuse, n’en dépose qu’une quarantaine…
Que le respect des civilisations dans ce qu’elles ont de respectable soit la règle, bien. Mais pourquoi, sinon, par crainte devant le plus menaçant, vouloir respecter l’Islam et crier haro sur le Christianisme et le Judaïsme qui ne sont pas des religions polluées par le concept de jihad ? Qui n’ont guère, ou il y a bien longtemps, été les commanditaires d’assassinats et de terrorisme, comme ceux qui se pratiquent aujourd’hui contre les Chrétiens, du Nigéria à l’Irak… D’autant que l’Islam, déchiré dans la fracture entre sunnites et chiites, continue à jouer les fauteurs de conflits dignes de notre guerre de Trente ans entre catholiques et protestants, heureusement révolue. Pourquoi haïr le capitalisme occidental, quand il n’est pas celui d’une oligarchie privilégiée, du monopole et de la connivence, alors qu’il est essentiel au développement civilisé ? Sinon par envie d’une part et par désir d’asservissement d’autrui d’autre part ? Non aux collectivismes, qu’ils soient social-étatiste, fasciste, communiste ou religieux. Oui à une civilisation du capitalisme libéral pour tous, du progrès scientifique en cohérence avec la nature et l’humain, du libre-arbitre, des richesses individuelles, matérielles et culturelles, et de la tolérance et de la justice issues des Lumières européennes. Voilà qui devrait pouvoir lui permettre d’être à la hauteur de ses idéaux…
Le grand poète arabe et syrien Adonis, au nom si grec, dénonçant ceux qui « invoquent les Livres Saints / et transforment le ciel / en poupée ou en guillotine [8]» déplore l’absence de liberté d’expression dans ce monde arabo-musulman qui ainsi se dessert lui-même. Où sont les libertés des philosophes Al Fârâbi[9] ou Ibn Arabi[10], du poète Hâfez[11], du satiriste Mouhamad Ibn-Dâniyâl[12], de l’érotologue Cheïkh Nefzaoui dans son traité de l’amour Le Jardin parfumé[13] écrit au XVI° ? Peut-on lire encore avec sérénité Les Mille et une nuits, ou les auteurs contemporains comme Naguib Mahfouz[14], Alaa al-Aswani[15] et Gamal Ghitany[16] ? S’ébahir de l’art de l’Islam[17] sans sentir sa gorge se nouer ? Ne faut-il constater la déréliction de la femme arabe qu’à travers l’enfer du Sexe d’Allah[18] ? Nous sommes alors au regret de ne pas pouvoir considérer cette civilisation, et plus précisément ce qu’elle est devenue, comme indigne du nom de civilisation… Car dans le monde arabe, souligne Malek Chebel, « dès le XIII° siècle, l’ensemble des conduites constituant le cœur vivant du raffinement, à savoir la liberté, l’inventivité comportementale et une certaine autodérision faite de paradoxe et d’excès, subit de plein fouet l’étroitesse de vue d’une frange de théologiens réactionnaires et de fondamentalistes[19] ». Le retour contemporain de ces derniers n’est-il qu’un provisoire sursaut morbide devant l’ouverture à l’Occident ? Il faut, avec un penseur comme Malek Chebel appelant un « Islam des Lumières [20]», l’espérer…
Reconnaissons avec plaisir que nous devons continuer à nous ouvrir aux autres cultures autant qu’à remettre en question la nôtre, ce que ne font pas toujours celles concurrentes. Car on ne peut compter tellement c’est merveille et richesse ce que les autres civilisations nous ont apporté, de la tomate au safran, des kimonos aux masques dogons, de l’ikebana aux traités bouddhiques en passant par l’Alhambra de Grenade. Ainsi, au-delà de l’aire gréco-judéo-chrétienne, nous nous multiplions. Plus encore aujourd’hui où toutes ces cultures ont tendance à s’interpénétrer, dissolvant les blocs identitaires, fondant une sorte de civilisation globale et polymorphe, ouverte à la circulation des idées, des biens et des individus, cette ouverture même permettant alors de qualifier la qualité d’une civilisation, au contraire de celles fermées et exclusives…
Il est vrai que le Ministre de l’Intérieur - Monsieur Claude Guéant pour ne pas le nommer - par qui le pseudo scandale arrive, même s’il s’appuie sur de judicieux arguments, en affirmant le 4 février 2012 que « toutes les civilisations ne se valent pas », ne brille pas par son ouverture. Contrôler une immigration si elle est fauteuse de troubles et de délits, soit, mais refouler les bonnes intentions venus d’ailleurs et des diplômés étrangers qui ne nous nuiraient pas, au contraire, mais aussi se priver des Français que l’absence d’opportunité de valoriser leur travail contraint à l’émigration sous des cieux fiscaux meilleurs, s’avère aussi maladroit, incohérent que contre-productif.
Il n’y a sous des cieux humains aucune civilisation ni justice parfaites ; reste la volonté de tenter avec prudence d’y accéder : « Car la liberté que nous, nous pouvons espérer n’est pas l’impossibilité de toute nouvelle injustice dans l’Etat : qui pourrait l’escompter ici-bas ? Mais avec la libre audition des griefs, leur examen attentif et leur prompte réforme est atteinte l’extrême limite de la liberté civique à notre portée, celle que recherchent les sages[21] ». Ainsi s’exprimait au XVII° le poète et philosophe Milton. Un des garants des vertus de notre civilisation…
Et si Jean-François Mattéi avait raison ? L’absurde thèse de la supériorité culturelle et morale de l’Occident, retrouverait-elle un digne prestige ? Hélas, les épisodes justement décriés des croisades, du commerce triangulaire, de l’esclavage, de la colonisation, sans parler de ces dignes productions européennes, le nazisme et le communisme, qui ont ensanglanté le vingtième siècle, paraissent devoir définitivement invalider sa crédibilité. Pourtant, c’est bien l’Occident qui aurait été à l’origine de valeurs universelles…
Cette conception universaliste, explique Jean-François Mattéi, vient en droite ligne de Platon, en passant par le christianisme, puis l’humanisme, jusqu’aux Lumières. Les valeurs qui fondent l’universalité de l’Europe et les développements de sa civilisation trouvent leur origine dans les concepts humanistes et la raison scientifique qui ne font qu’un avec le droit naturel : « Si l’on veut comprendre l’invariabilité des lois physiques, comme celles des lois humaines, en d’autres termes leur universalité, il faut supposer que leur existence est antérieure à leur découverte. » Ainsi « Le modèle européen de rationalité s’est imposé dans le monde comme outil indispensable d’intelligibilité ».
Opposant les sociétés extra-européennes « closes » à celle que nous savons « ouverte », il montre que cette confrontation tolérante à l’autre a contribué à l’esprit critique, y compris contre soi. Au point que l’Europe ait trop tendance à s’auto-flageller. Certes, elle a commis des crimes en son sein autant qu’en s’ingérant, y compris par la violence, parmi les autres cultures, mais à trop vouloir la repentance, ne risque-t-on pas de jeter le bébé avec l’eau du bain, de délégitimer les acquis humanistes qui doivent nous protéger de la barbarie, y compris intérieure[22] ? Il rappelle alors que les autorités chrétiennes ont toujours condamné l’esclavage et que seul l’Occident est presque parvenu à l’éradiquer sur notre planète.
Les déclarations universelles des droits de l’homme, prétendument ethnocentrées, se heurtent alors à l’oxymore de « La déclaration islamique universelle des droits de l’homme », fondée sur la charia, puisqu’une religion, de plus exclusive, ne peut prétendre à l’universalité, puisqu’un droit fondée sur la soumission, et plus particulièrement des femmes, ne peut qu’être attentatoire à la liberté et à la raison. Ces cultures du sud qui prétendraient nous désavouer, nous corriger de notre prétention, ont-elles fait preuve de repentance quant à leurs pratiques encore contemporaines de l’esclavage, quant à l’excision, quant à la lapidation des femmes adultères, quant aux condamnations à mort pour blasphèmes, quant aux intouchables ? Que les cultures africaines, arabes, indiennes, ne soient pas réductibles à ces horreurs, nous n’en douterons pas, reste que la crispation sur l’identité culturelle fait fausse route et que rien ne vaut quand leur esprit d’ouverture se manifeste. Seul l’Occident a su pleurer, trop pleurer, le « sanglot de l’homme blanc[23] » au nom de ses valeurs. Qui sont celles, kantiennes, du modèle idéal de l’homme civilisé, respectueux de l’autre et d’une éthique responsable.
Certes Jean-François Mattéi n’a aucune tendresse pour les exactions de la colonisation, mais il ose, avec justice, rappeler ses bienfaits, en particulier au Maghreb : éducation, santé, communications, développement économique pour un retour d’investissement en métropole guère avéré, qui hélas, il faut le rappeler, se sont heurté à la limite de la représentativité démocratique insuffisamment concédée au peuple algérien. Il pointe également les excès de ceux qui voudraient faire payer à l’Europe ses crimes passés. Outre que l’on n’a pas à être dédommagé pour des crimes que l’on n’a pas subis, il faut aller voir du côté des abominations colonialistes et génocidaires dont les autres cultures ne se sont pas privé la jouissance et pour lesquelles on ne voit pas pointer le moindre nez de repentance. Il suffit de penser à l’occupation sanglante des deux tiers du pourtour méditerranéen par les Arabes et les Turcs… Tirons un trait sur le passé, sur ses leçons nécessaires, et allons de l’avant vers une civilisation mondiale meilleure…
Notre essayiste absout donc l’Europe du crime d’universalisme qui n’en est pas un, également de celui d’ethnocentrisme. Mieux, il montre qu’elle est la seule à savoir se remettre en question au nom justement de ses propres valeurs d’ouverture et de tolérance. Non sans regretter qu’elle renie un peu trop ses fondements, de par sa « christianophobie », de par « le mal de Munich », ce renoncement devant la « montée du nihilisme culturel », devant le relativisme qui dénie toute valeur en postulant la subjectivité et l’égalité de toutes les cultures, fussent-elles incultes. Il faudrait alors dénier toute universalité à la culture dominante du mâle blanc occidental, au profit des créateurs noirs et femmes, voire homosexuels, comme dans certaines universités américaines. Les revendications particularistes et communautaristes iraient désagréger ces valeurs universelles qui fondent l’humanité. C’est pourquoi la déconstruction de Derrida trouve ici sa limite : la fermeture sur soi, la négation de tout jugement et de toute aspiration à l’altitude de la pensée et de la culture, choses qui ne dépendent pas des couleurs de peau, de sexe ou des origines socioculturelles…
C’est devant le tribunal du relativisme que la thèse de l’universalité européenne trouve son acmé. Toutes les cultures ne sont pas en effet également respectables. Que penser de la tyrannie esclavagiste et gorgée de sacrifices humains des Aztèques ? Des cultures communistes aux goulags affolants ? Des burkas qui essaiment à l’ombre délétère de la charia ? Rien d’autre que la pensée que la qualité d’une culture se mesure autant à ses œuvres technologiques, spirituelles et artistiques qu’à son droit international et qu’aux propriétés de son respect humain. Et c’est probablement à ses succès que l’Europe doit le ressentiment, autre mot pour la jalousie, de ceux qui n’ont pas encore atteint son niveau de développement, de justice et de libertés.
L’un des rares défauts de ce livre percutant et intellectuellement stimulant est l’appel à l’argument de l’impénétrabilité des desseins de Dieu, donc à la théodicée leibnitzienne. Certes, les Noirs américains ont aujourd’hui une vie meilleure, grâce aux souffrances de leurs ancêtres, mais n’allons pas croire qu’une Histoire y « cache son plan secret » et « fait usage du mal pour parvenir au bien ». Une humaine immigration eût été plus efficace du point de vue autant moral qu’économique, même si les Etats-Unis restent un modèle (quoique passablement imparfait) de démocratie libérale.
Et si Jean-François Mattéi a bien fait la preuve de la supériorité scientifique, technique, intellectuelle et morale de l’Europe, il semble oublier la richesse de bien des cultures, qu’elles soient zen ou qu’elles aient produit depuis la Perse Les Mille et une nuits, oubliant, lorsqu’il affirme avec Kundera que le « roman est une forme littéraire européenne », cette merveille romanesque du XI° siècle japonais : le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, une femme remarquable au point de pouvoir être comme un Proust oriental. Ce que notre philosophe appelle, dans la perspective de Braudel, les « unités brillantes [24]», ces œuvres de l’esprit et de l’art, ne sont bien sûr pas qu’européennes.
Notre essayiste montre enfin combien notre « culture universelle » est capable de s’ouvrir au point d’intégrer un « horizon plus vaste que l’horizon de notre culture particulière », comment l’Europe est capable de revitaliser d’autres ères culturelles, ce qui, entre autres, dans le cas du Japon, par digestion de l’influence occidentale est devenu la vertu d’une ère Meiji continue, au contraire de l’ère arabo-musulmane dont l’apport scientifique reste fort faible, à moins que les aspirations actuelles à la démocratie, mais pas encore aux libertés de conscience, laisse percer un espoir…
À l’heure où la supériorité économique de l’Europe, et de son épigone les Etats-Unis, est fort menacée par la Chine et les pays émergents du Sud, qu’en est-il ? Reste que les valeurs européennes de démocratie, de liberté individuelle, du capitalisme libéral, si bien défendues par Mattéi, essaiment de plus en plus de par le monde au service de la prospérité matérielle, intellectuelle et humaine. À moins qu'outre l'agression de l'Islam, celles-ci perdent confiance en elles...
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Vocabulaire européen des philosophies, sous la direction de Barbara Cassin, Seuil Le Robert, 2004, p 220.
[2] Kant : Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Œuvres Philosophiques, La Pléiade, Gallimard, 1985, tome II, p 543.
[3] Becaria : Des Délits et des peines, GF, 2006.
[4] Au premier sens du Petit Robert : « Action de discerner, de distinguer les choses les unes des autres avec précision, selon des critères définis ».
[5] Le Chant d’al-Andalus, une anthologie de la poésie arabe d’Espagne, Sindbad, 2011.
[6] Voir José Lezama Lima : Paradiso, Seuil, 1971.
[7] Murasaki Shikibu : Le Dit du Genji, Diane de Selliers, 2007.
[8] Adonis : Tombeau pour New-York, Sindbad, 1986, p 64.
[9] Voir son Traité des habitants de la cité idéale, Vrin, 1990, ou La Philosophie de Platon, Allia, 2002 .
[10] Voir : Ibn Arabi : Traité de l’amour, Albin Michel, 1986.
[11] Hâfez : Le Divân, Verdier, 2006.
[12] Mouhammad Ibn-Dâniyâl : Le Mariage de l’émir conjonctif, L’Esprit des péninsules, 1997.
[13] Cheïkh Nefzaoui : Le Jardin parfumé, Tchou, 1981.
[14] Voir par exemple Naguib Mahfouz : Les Mille et une nuits, Actes Sud, 1997.
[15] Alaa al-Aswani : L’Immeuble Yacoubian, Actes Sud, 2006.
[16] Voir : Gamal Ghitany : Le Livre des illuminations, Seuil, 2005.
[17] Titus Burckhardt : L’Art de l’Islam, langage et signification, Sindbad, 1985.
[18] Martine Gozlan : Le Sexe d’Allah, Grasset, 2004.
[19] Malek Chebel : Traité du raffinement, Payot, 1999, p 48.
[20] Voir par exemple Malek Chebel : Manifeste pour un Islam des Lumières, Hachette Littérature, 2004.
[21] Milton : Aeropagitica, pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure, Aubier, 1956, p 121.
[22] Cf Jean-François Mattéi : La Barbarie intérieure, PUF, 2001.
[23] Cf Pascal Bruckner : Le sanglot de l’homme blanc, Tiers monde, culpabilité, haine de soi, Seuil, 1983.
[24] Dans Fernand Braudel : Grammaire des civilisations, Arthaud, 1987.
Art arabe et Renaissance, Casa de Pilatos, Sevilla.
Photo : T. Guinhut.