Catedral de Caceres, Extremadura. Photo : T. Guinhut.
De l’origine et de la rédemption du mal :
théologie, neurologie et politique.
Marchant sur les glaces ensanglantées, Dante n’aurais pas écrit La Divine Comédie, son Enfer, son Purgatoire, son Paradis, si le mal n’existait pas. Péché originel voulu par Dieu, par Satan, par le libre arbitre ou la condition neurologique ? C’est dans la sécurité de la bibliothèque que nous oserons agiter l’origine du mal et son éventuelle rédemption jusque dans le shaker politique, si tant est que nous saurons mieux faire que mal penser le mal…
Dès le jardin d’Eden, cette nostalgie du bien originel pur et placentaire, c’est la libido sciendi qui assure le nom du péché originel, permettant ainsi l’éjection extra-utérine de l’accouchement de ceux qui « connaissent le bien et le mal[1] ». Orgueil, Envie, Colère sont à la source du premier crime, celui de Caïn tuant son frère, après avoir accumulé les pertes de son investissement affectif en Dieu et les avoir investies dans une « forme bancaire de la colère[2] ». Plus loin, dans la Bible, le parangon du mal est Judas, au point que parmi les « Traître envers leurs Bienfaiteurs », il soit logé au dernier rang de l’Enfer de Dante, dans la « gueule » du Diable : « Cette âme qui là-haut subit (…) le pire supplice est Judas Iscariote, tête dedans, jambes qui se démènent [3]». Selon Juan Asensio, Judas est le « Christ noir », le seul « qui a osé [4] » la révolte contre le verbe incarné et ainsi commettre le mal suprême contre le Christ, quoiqu’il fût nécessaire à la résurrection et à l’assomption, traître prévisible et accepté par ce dernier, donc par Dieu. A moins que seulement inspiré par le Diable…
Ainsi Norman Mailer va jusqu’à imaginer de manière simpliste l’hypothèse selon laquelle le père et la mère d’Hitler auraient fait l’amour en compagnie du Malin[5]. Le romancier reprenant alors à son insu la thèse de Kant qui postule « le mal radical inné dans la nature humaine[6] ».
Que le Diable inflige à ses créatures et séides l’Enfer, soit ! Mais Dieu ? Les pires péchés capitaux, envie et colère, sont-ils in nucleo dans le Dieu originaire, capable d’être un Père intraitable qui punit l’humanité par le déluge et par Sodome et Gomorrhe, ou dans le seul libre arbitre humain, laissé à sa discrétion par son créateur ? « quand le péché est incontestablement nôtre, qu’on ne peut vraiment pas le rejeter sur autrui, nous trouvons toujours de bonnes raisons pour nous décharger de la part la plus odieuse. C’est tantôt le Destin et le Déterminisme, tantôt la tyrannie de l’Instinct et de l’Inconscient ; et, plus souvent encore -non point seulement parmi les croyants- ce sont les machinations de Satan[7]. » Au même titre que Dieu, la grand fiction du Diable tente d’expliquer l’inexplicable, partage le bien et le mal, procure une direction morale, voire un sens à la vie… De plus, Satan, en tant que construction mythique et chose mentale, participe de la dynamique du bouc émissaire. Le tentateur, en son omnipotence digne du manichéisme de la religion de Mani, est injustement plus coupable que le tenté qui croit ainsi se déshabiller du mal qu’il a pourtant sous sa peau. En même temps, le Diable n’est-il pas « le libérateur du mal [8] » lorsqu’il permet de projeter en lui ce qui est en nous et ainsi le figurer, le connaître et le combattre ? Qui sait s’il redeviendra l’ange Lucifer ? C’est à l’homme pourtant que revient la responsabilité de cette hypothèse.
On a pu arguer que les camps nazis et communistes étaient un enfer que ni Lucifer ni Dante n’avaient imaginé, et qu’au-delà de Dieu seul l’homme en fut capable, y compris avec le secours de la quotidienneté sans remords du mal qui trouve à se justifier dans un bien supérieur, la race, l’état, l’égalité des classes.. Ce en quoi, s’opposant à Kant, Hannah Arendt tire la conclusion suivante : « la leçon que nous a apprise cette longue étude sur la méchanceté humaine -la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable de la banalité du mal[9]. » Le mal satanique est une responsabilité de l’homme, moins de par une origine métaphysique que dans son innéité et sa quotidienneté tranquilles.
Pour reprendre les lectures mythiques, et retrouver l’impensable continuité du mal, il faudrait aller lire du côté de Lovecraft, dont les romans[10] et nouvelles fantastiques le voient resurgir de sa préexistence à toute religion humaine, à toute créature anthropomorphe, sous forme de dieux anciens terribles, flasques, putrides et noirs comme des poulpes, figurant une innéité absolue du mal, à l’échelle de l’univers et de son infra-univers, et qui ne serait que provisoirement en recul pendant l’Histoire de l’humanité telle que nous la connaissons…
Comment alors justifier ce mal imparable ? La Théodicée de Leibniz va jusqu’à concilier la justice divine avec la méchanceté du monde. Le mal aurait une raison d’être théologico-philosophique dans l’équilibre cosmique du démiurge. Scandale ? Ou véracité nécessaire de la condition humaine ? Mais que penser de l’inégale distribution du mal, qui n’effleure que par pincées nombre d’individus aux vies longues et globalement heureuses, quand une jeune fille juive, soudanaise ou congolaise doit servir d’esclave sexuelle à quelque sadique tortionnaire issu de la nécessité de l’hormone mâle ou de l’histoire… Nul doute que la compréhension de cette nécessité, qui devrait aboutir à un plus grand bien, échappe à la capacité petitement humaine, même si elle est celle du libre arbitre et de l’entendement faillible. A moins que cela suffise à éradiquer toute possibilité d’existence de quelque dieu que ce soit, justifiant l’athéisme, sauf s’il s’agit plus de Baal et de ses sacrifices humains que du Christ…
Pourtant, Spinoza refusait l’idée selon laquelle le mal exprimerait une essence : « si vous pouviez démontrer que le mal, l’erreur, les crimes, etc., expriment une essence, je vous accorderais que Dieu est cause des crimes, du mal, de l’erreur, etc[11]. » Pour lui, le mal ne serait qu’une interprétation humaine dans un monde en soi parfait, préfigurant ainsi Nietzsche qui dépasse l’illusion morale pour trouver la dimension tragique du gai savoir.
Y-a-t-il ainsi un horizon, une rédemption, du bien dans le mal ? Est-il à l’œuvre dans l’esprit de l’histoire cher à Hegel ? « La théodicée consiste à rendre intelligible la présence du mal face à la puissance absolue de la raison », affirme-t-il, continuant ainsi : « La raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus, car les buts particuliers se perdent dans le but universel[12]. » Piètre consolation, lorsque le mal ne prétend être qu’une irrationnalité passagère parmi le développement humain. Faudrait-il alors croire qu’Auschwitz et la Kolyma, que le logaï et la fanatique charia ont enrayé définitivement le processus ? Le mal, ce négatif de la durée anthropologique et métaphysique, sera-t-il vaincu en son déterminisme naturel, jusqu’à devoir être maîtrisé par la raison, ce bien supérieur ? Ces théories de Leibniz (moquée par Voltaire dans son Candide) et d’Hegel restent aussi fumeuses que les cheminées de sinistre mémoire de Buchenwald, où œuvrèrent successivement nazis et communistes, au-dessus de la Weimar de Goethe et de Schiller… Le mal totalitaire et socialiste, qu’il soit nazi ou communiste, parut alors ne plus être un accident de l’histoire, mais une téléologie de l’humanité, au contraire d’un chemin pavé d’anges.
Dante : L'Enfer, illustré par Gustave Doré, Hachette, 1891.
Photo : T. Guinhut.
Si comme Borges nous pensons que la religion, quelque qu’elle soit, correspond à cette image : « la métaphysique est une branche de la littérature fantastique[13] », il est évident qu’il faut ailleurs chercher l’origine du mal, principe anthropologique, résultat historique ou constitution neurologique…
Ainsi Hobbes penche sans barguigner pour un mal chevillé à la nature humaine (« La volonté de nuire en l’état de nature est aussi en tous les hommes[14]. ») quand Rousseau a cru que l’on pouvait « rendre un homme méchant en le rendant sociable[15] ». La mal est pour ce dernier le résultat du développement de la société : « Les hommes sont méchants ; une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ; cependant l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir démontré ; qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits, et les connaissances qu’il a acquises[16]. » La société corruptrice de la bonté originelle a bon dos, ce qui témoigne d’une argumentation spécieuse, sinon d’un syllogisme incohérent. On sait le développement marxiste, châtiant la culpabilité de la société par la révolution, qu’eut cette illusion, bien que l’auteur de La Nouvelle Héloïse ne l’eût certes pas approuvé. Hobbes, postulant la nécessité de l’Etat-Léviathan, dont l’organisation tend à protéger l’homme loup de l’homme loup, l’avait prévenu : « l’état naturel des hommes, avant qu’ils eussent formé des sociétés, était une guerre perpétuelle, mais non seulement cela, mais une guerre de tous contre tous[17] ». Ce que confirment les peuplades de bons sauvages de l’Amazone qui surent éradiquer par leurs guerres tribales un pourcentage de leur jeunesse que le XX° siècle n’atteint pas. Même si nous devons craindre autant le risque totalitaire dans le Léviathan de Hobbes que dans la volonté générale du Contrat social de Rousseau, seul un état régalien pourra pacifier les mœurs, armé du bras répressif d’une police et d’une justice destinées à juguler le mal tout en restant au service des libertés du bien. Au-delà de ces deux auteurs, nous devons plutôt penser que le bien et le mal sont autant répartis dans la nature humaine, ne serait-ce qu’en regardant le tableau de l’Histoire et l’état somme toute relativement satisfaisant, quoique bien perfectible, de nos sociétés. Il s’agit alors de constater qu’une civilisation policée, libérale et tolérante, mise au service de la création de richesses (quelles soient matérielles, intellectuelles et affectives) rend de moins en moins nécessaire le recours au mal et de plus en plus payant de recourir au bien.
Hélas, une société laxiste qui aurait honte de réprimer le mal au nom de ce que ses détracteurs qualifient de valeurs ethnocentrées, postcolonialistes et capitalistes, selon que ce mal soit d’origine naturelle, selon que l’on puisse en attribuer les causes à une population immigrée ou à une dérive sociale, verrait et voit sourdre ces dangereux humains, trop humains, qui comptent « vivre uniquement au détriment de l’espèce, c’est à dire de façon déraisonnable, mauvaise[18] », évoqués par Nietzsche : « Là ils jouissent de l’affranchissement de toute contrainte sociale, ils se libèrent comme dans une jungle de la tension qui résulte de leur long emprisonnement, dans la séquestration dans la paix de la communauté, ils retournent à l’innocence du fauve, comme des monstres triomphants venus peut-être d’une suite abominable de meurtres, d’incendies, de viols et de tortures, l’âme sereine et exubérante[19] ». Ce à quoi le même Nietzsche, remettant en question cette nécessité selon laquelle « le sens de toute culture est d’extraire de l’homme-fauve un animal apprivoisé et civilisé », ne parait pas considérer que l’on doive devenir un homme civilisé, sinon comme « homme apprivoisé, irrémédiablement médiocre et désolant [qui] a appris à se considérer comme but et fin, comme sens de l’histoire, comme homme supérieur », signant ainsi sa nostalgie inquiétante des « races aristocratiques[20] », quoiqu’il s’agisse avant tout de supériorité intellectuelle et d’aristocratie de l’esprit, ce « fier savoir du privilège extraordinaire de la responsabilité, la connaissance de cette rare liberté, de cet empire sur lui-même et sur le destin[21] ». Nous aimerions alors que ces vertus tiennent leurs promesses dans le cadre de l’horizon de la démocratie libérale, comme le postule Fukuyama[22].
Ainsi, le mal doit pouvoir être un mensonge contre la nature humaine, même si le Marquis de Sade en loue « La vérité » dans ses vers : « Il n’est rien de sacré : tout dans cet univers / Doit plier sous le joug de nos fougueux travers[23]. » De fait, celui qui entraîna la création du mot « sadisme » en appelle, au moyen de son personnage de Dolmancé, à « la nature qui, pour le parfait maintien des lois de son équilibre, a tantôt besoin de vices et tantôt besoin de vertus. (…) Les crimes sont impossibles à l’homme. La nature, en lui inculquant l’irrésistible besoin d’en commettre, sut prudemment éloigner d’eux les actions qui pouvaient déranger ses lois. (…) Je ne mange jamais mieux, je ne dors jamais plus en paix que quand je me suis suffisamment souillés dans le jour de ce que les sots appellent des crimes[24] ». C’est sur ses derniers mots que s’achève La Philosophie dans le boudoir. Ce « principe naturel et zoologique de la cruauté, du faire-mal, du faire-souffrir pour se rappeler[25] », cet égoïsme de la jouissance ne s’embarrassent évidemment pas de la liberté d’autrui…
Pire, si possible, Les Cent journées de Sodome ne sont plus seulement celles du fantasme sadien mais celles de Pasolini au crépuscule du nazisme, dont l’ennemi héréditaire, le Juif, est à la fois le mal et la victime rituelle et banale du mal. Peut-être est-ce à entendre dans cette « Absence de remords » chantée par l’auteur de la littérature et le mal, Georges Bataille : « J’ai de la merde dans les yeux / J’ai de la merde dans le cœur / Dieu s’écoule /rit / rayonne (…) et mon crime est une amie / aux lèvres de fine[26] ». A ce compte-là, selon Derrida, « si la culpabilité est à jamais originaire (…) le pardon, la rédemption, l’expiation resteront à jamais impossibles[27] ».
En les embûches de notre recherche de l’origine du mal, la neurologie peut alors nous être d’un grand secours conceptuel. Le cas de Phinéas Gage est emblématique : cet homme reçut au XIX° une barre de fer au travers du crâne et survécut. Mais en ayant perdu son empathie, ses affect, son équilibre, ses vertus : « Cette histoire m’a hantée par ce qu’elle suggérait d’affreux : la vie morale peut être réduite à un bout de chair cérébrale[28] », constate Siri Hustvedt. Pourtant n’y a-t-il pas, selon les individus, des zones plus ou moins actives, plus ou moins irriguées, ou inhibées, de l’agressivité comme de l’empathie, nécessaires à la polyvalence anthropique, à l’équilibre et au développement de l’être humain, sans compter ces fluides hormonaux qui parcourent nos viscères et connexions neuronales ? Si oui, nous sommes plus ou moins doués de capacité au bien et mal, comme munis de zones morales et amorales. La testostérone, produite au niveau des testicules, des ovaires et de la zone cortico-surrénale, quoique indispensable dans le cadre d’une activité concurrentielle et émulatrice socialement acceptable, n’est-elle pas plus virulente lorsqu’elle est masculine, ce dont témoigne la surreprésentation des jeunes hommes de seize à trente ans dans les prisons… Le mal, si l’on pense qu’il se produit deux-cents viols par jour en France[29], serait alors une biochimie qu’il pourrait être judicieux, tentant, voire dangereux de corriger, (par le moyen d’une thérapie chimique, ou carcérale, ou éducative ?) de canaliser au service de l’humaine humanité, ou d’un politiquement correct totalitaire…
Ne sommes-nous alors qu’un « homme neuronal[30] », dont le psychisme n’est qu’une émanation biologique, comme la digestion est le produit de l’estomac ? L’immortalité de l’âme et la métaphysique du bien et du mal semblent alors de nuageuses fictions compensatoires. Que nous soyons munis dans nos corps et dans nos cerveaux de zones saupoudrées de mal et de bien, voilà pourtant qui n’efface guère la nécessité de la moralité et de la responsabilité individuelle. Au contraire, en conscience de ce patrimoine cervical et du concours de l’éducation, la connaissance de soi nous donnera plus d’outils pour canaliser le mal vers le bien, même si la frontière entre les deux peut-être poreuse, culturelle et discutable, mais là encore bornée par la liberté d’autrui.
Outre une rédemption neuropsychiatrique du mal, peut-on envisager une rédemption politique du mal ? Le Prince de Machiavel ne répugne pas à user du mal dictatorial au service d’un gouvernement des vertus, ce que confirme Raymond Aron : « Il est clair que Machiavel ne recommande pas les tyrannies et fait l’éloge de la liberté romaine. Mais il reconnait la nécessité des législateurs, des dictateurs, voire des princes absolus, lorsque les peuples corrompus sont indignes et incapables de liberté[31] ». Cette dernière étant le bien à restaurer au moyen d’un mal transitoire.
De même, Nietzsche peut postuler un mal pour un bien : « Le nouveau est dans tous les cas le Mal en tant que ce qui veut conquérir, fouler aux pieds les anciennes frontières et les anciennes piétés (…) Mais à la fin tel champ ne rapporte plus et sans cesse il faut que la charrue du Mal vienne le remuer de nouveau[32]. » En ce sens le bien et le mal ne sont que d’historiques vues de l’esprit au regard des nécessités de l’évolution de l’humanité, là où Nietzsche ne dépasse Leibhiz et Hegel qu’au nom de l’acceptation du tragique, ce qui en fait son « gai savoir » ; au bout duquel « Le poison dont meurt une nature plus faible est un fortifiant pour le fort[33] », ce en une sorte de cruauté qu’il est peu aisé de pardonner.
Une rédemption du mal… Est-ce possible ? Seulement s’il consent à une métamorphose anthropologique et éthique. Il s’agit alors de transmuer ce qui était la nécessité de la testostérone et de l’agressivité dans le contexte d’un environnement naturel violent en la nécessité du compromis et de la courtoisie en une société civilisée. Passer de la volonté d’ingérence, de domination, de séquestration et d’élimination de l’autre par la violence innée, à la décision du respect et de la tolérance au moyen d’une liberté réciproque cultivée, où nous sommes d’autant plus libres que les autres le sont… Là où la liberté n’a plus besoin de la violence et du mal pour s’assumer, là où bien d’autres plaisirs figurant le mal peuvent remplacer ceux du mal, ce qu’à bien compris la tragédie grecque. Comme le sport et son spectacle peuvent remplacer, hélas seulement en partie, les délices des jeux de gladiateurs sanglants.
En conséquence, si le christianisme avait permis une ritualisation du mal dans le spectacle de la crucifixion, il reste une mission à l’art, qu’il s’agisse des littératures, de la peinture, de la musique (tel Le Sacre du printemps de Stravinsky), des séries télévisées, voire des jeux vidéo, celle de pouvoir assumer cette ritualisation et esthétisation de la barbarie, cette échappatoire de l’instinct de mal et cette catharsis…
S’il faut n’en pas croire Rousseau, ce n’est guère la société qui est responsable de la perversion des hommes, mais, outre un atavisme de chasseur des savanes, usant de la testostérone et de la nécessité de la violence au service de la recherche des gibiers et des femelles, c’est l’inégale répartition du bien et du mal dans leur nature neuronale qui est la source de leurs inégalités. Pensons également à l’inégale répartition du Quotient Intellectuel et du Quotient Affectif que l’éducation contribue hélas trop peu à augmenter, qui sont à l’origine de l’inégalité d’accès aux richesses, ce qui n’empêche d’ailleurs pas la nécessité morale et rationnelle d’un égal accès sociétal à l’éducation, et de permettre libéralement que chaque mérite soit récompensé par le succès.
Il est alors contreproductif d’offrir une prime, comme une sorte de discrimination positive, au mal, celui du délinquant et du criminel, forcément victime et en ce sens digne de toutes les attentions, en l’excusant grâce au secours de l’argument spécieux selon lequel c’est la société -bien entendu capitaliste, selon le préjugé façonné par une Envie grégaire et une passion pour la domination sociale- qui est responsable de son mal agir et de son inappétence au bien.
A un moindre degré, quoique douloureusement éclairant, notons comme c’est « cool », parmi nombre de nos élèves, d’afficher médiocrité rebelle et grossièreté, là encore grégaires, et de stigmatiser les « intellos », mais aussi le raffinement des « pédés », preuve que le mal -ou sa singerie- bénéficie d’un plus grand prestige que le bien. Satan est, c’est bien connu, plus pittoresque et excitant que l’ange, et surtout plus facile et apparemment plus grandiose à imiter : un instinct et un instant de barbarie suffisent à détruire, quand des heures, des années, une vie, sont nécessaires pour construire une œuvre d’amitié, d’amour, de technique ou d’art. Ce que le Goetz de Sartre confirme ainsi : « A moi, ma méchanceté : viens me rendre léger ![34] » En ce sens, le Discours sur les sciences et les arts de Rousseau, reprochant injustement à ces derniers de ne pas contribuer à la vertu est une dangereuse voie vers l’obscurantisme, bien que son auteur appartienne, par la voie de l’indispensable Contrat social, aux Lumières. Ces Lumières dont le raisonnement, l’application aux sciences et aux arts, la tolérance libérale aux libertés des mœurs et de l'économie sont des actions individuelles et politiques contre le mal. Est-ce ainsi que Jankélévitch plus optimiste, idéaliste, que la « fin de l’histoire » de Fukuyama, assure que l’humanité est destinée à atteindre sa perfection ?
Sans compter le mal infligé aux animaux dont nous nous nourrissons, nous n’avons qu’effleuré la violence collective, le mal et la masse politique qui assurent une impunité à leurs factieux et séides, au nom d’idéologies sociales, raciales, théocratiques qui portent le masque du bien. En ces couvaisons de l’horreur, la ferveur de la certitude, la virulence de la libido dominandi assurée de sa main-mise absolue sur autrui sont les bras armés autant de la jouissance que de la conscience tranquille du bien, en un retournement paradoxal et pervers ; ainsi de Staline : « Choisir la victime, préparer soigneusement le coup à donner, assouvir inexorablement sa soif de vengeance, et puis aller dormir…[35] » La descendance de Caïn, cet homme neuronal du mal, ce pouvoir bientôt discipliné de la haine au moyen de la foi déicide, de la manipulation des masses et des concepts de justice sociale, au sein de sectes fondamentalistes géantes anti-libérales, ce que Sloterdijk appelle avec ironie le « Marx de l’islamisme[36] », a essaimé depuis trop longtemps dans le champ politique. Jusqu’à quelle rédemption, quel juste apaisement ? Malgré notre pessimisme hérité du XX° siècle, il faut avec conviction imaginer, en rempart contre le mal, comme Fukuyama, « que la démocratie libérale pourrait bien constituer le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et la forme finale de tout gouvernement humain[37] ».
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] La Genèse 3, La Sainte Bible, Le Club Français du Livre, 1964, p 8.
[2] Pour reprendre la formule de Peter Sloterdijk : Colère et temps, Hachette littératures, 2009, p 90.
[3] Dante : La Divine Comédie, Livre Club du Libraire, 1958, p 205 et 208.
[4] Juan Asensio : La Chanson d’amour de Judas Iscariote, Cerf littérature, 2010 p 78.
[5] Dans Un château en forêt, Plon, 2007.
[6] Emmanuel Kant : La Religion dans les limites de la raison, 1, III, Œuvres Philosophiques III, Pléiade, p 46.
[7] Giovanni Papini : Le Diable, Flammarion, 1954, p 291.
[8] Ibidem, p 295.
[9] Hannah Arendt : Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Quarto Gallimard, 2010, p 1262.
[10] Par exemple dans H. P. Lovecraft : Le Rôdeur devant le seuil, Christian Bourgois, 1983.
[11] Spinoza : Lettre XXIII à Blyenbergh, Œuvres complètes, Pléiade, 2006, p 1161.
[12] G. W. F. Hegel : La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1996, p 68.
[13] Jorge Luis Borges : « Tlön, Uqbar, Orbis, Tertius », Fictions, Œuvres complètes I, Pléiade, 1999, p 459.
[14] Thomas Hobbes : Les Fondements de la politique (Du Citoyen), Œuvres I, Société d’édition typographique, Neufchatel, 1787, p 11.
[15] Jean-Jacques Rousseau : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres complètes III, Pléiade, 2003, p 162.
[16] Ibidem, note IX, p 202.
[17] Thomas Hobbes : ibidem p 17 et 18.
[18] Friedrich Nietzsche : Le Gai savoir, Œuvres complètes V, Gallimard, 1971, p 49, 1982.
[19] Friedrich Nietzsche : La Généalogie de la morale, Œuvres complètes VII, Gallimard, 1971, p 238.
[20] Ibidem, p 239 et 240.
[21] Ibidem, p 253.
[22] Francis Fukuyama : La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
[23] D. A. F. Sade : « La vérité », Œuvres XIV, Cercle du Livre Précieux, 1966, p 81. Voir : Sade, ou l’athéisme de la sexualité. Michel Delon : Sade, un athée en amour
[24] D. A. F. Sade : La Philosophie dans le boudoir, Œuvres XXV, Jean-Jacques Pauvert, 1968, p 306-316.
[25] Jacques Derrida : Séminaire La peine de mort I, Galilée, 2012, p 213.
[26] Georges Bataille : L’Archangélique et autres poèmes, Poésie Gallimard, 2008, p 142.
[27] Jacques Derrida : Pardonner. L’impardonnable et l’imprescriptible, Galilée, 2012, p 59.
[28] Siri Hustvedt : Vivre, penser, regarder, Actes sud, 2013.
[29] Selon Laurent Obertone : La France Orange mécanique, Ring éditions, 2012.
[30] Pour reprendre le titre de Pierre Changeux : L’Homme neuronal, Fayard, 1983.
[31] Raymond Aron : Machiavel et les tyrannies modernes, De Fallois, 1993, p 61.
[32] Friedrich Nietzsche : Le Gai savoir, Œuvres V, Gallimard, 1982, p 55.
[33] Ibidem, p 67.
[34] Jean-Paul Sartre : Le Diable et le bon dieu, Gallimard, 1951, p 194.
[35] Cité par Peter Sloterdijk : Colère et temps, Hachette littératures, 2009, p 90.
[36] Ibidem, p 311.
[37] Francis Fukuyama : La Fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992, p 11.
Dom Anselm Grün : Aux prises avec le mal, Abbaye de Bellefontaine, 1990.
Photo : T. Guinhut.