Cabane de Banious, Campan, Hautes-Pyrénées. Photo T. Guinhut.
Trois vies dans la vie d’Heinz M.
III
Elégies à Liesel.
Heinz M., maintenant tu enseignes à Tübingen
et tu as mis longtemps avant d’aimer.
Elle enseigne la botanique,
quand tu enseignes le poème que tu ne sais pas.
Préparant pour elle un cours sur la poésie
que tu ne pourras dire,
tu enseignes et tu ne sais pas comment aimer.
Déchiffrant les casiers pour savoir son nom,
Liesel, lis-tu, comme si elle avait écrit avec un lichen orangé,
sans que tu aies su le lire dans son œil couleur d’amour,
sur sa bouche restée lisse.
***
Heinz M., tu veux perdre ton nom,
pour t’appeler en toi Liesel,
pour écrire qu’écrire est une ombre
et te faire lumière d’elle…
Pour approcher la beauté visible
jusqu’à ce qu’elle te boive de près le cœur,
le pétale de sa joue
où un seul baiser permis
te laisserais mourir de la mort des roses.
Heinz M., seul, tu te racontes,
joueur d’inaccessible,
tu ne lui parles que séparé.
***
Heinz M. aime,
c’est le secret de son nom,
une femme aux yeux pervenche,
nez droit, cheveux courts,
aux ongles digitale pourpre.
Il ne sait même pas danser le rock synthétique des post-adolescentes,
ni ne connait les Fondements de la botanique de Linné.
Il cogite sur ses croquenots partis avec elle
dans des montagnes intérieures
dont elle n’a peut-être que faire de rire,
y compris de ses métaphores idiotes et botaniques…
***
Heinz M., doux dingue d’aimer,
craindrait-il, de ses brodequins de marche,
d’écraser la poussière de plus féminins escarpins ?
Pauvre Heinz M.,
couillon au jus de roses,
quel poème ou pollen
veux-tu distiller dans sa bouche aimée,
que tu te laisses faire croire à l’amour ?
***
Ce fut le jour, Liesel,
Où ma bouche prit de tes yeux feu et eau,
Jour où la chasse d’Amour
Me coursa dans ses champs déserts
Pour m’ôter toi,
Corps dessiné d’amour perdu dès que gagné.
Sûr, rêvais-je,
Si j’ai cru voir la première syllabe d’aimer sur tes yeux ;
Sûr rirais-tu, si tu me savais dans le poème
Que peut-être on a voulu t’enseigner à coups d’ennui dans les oreilles…
***
Qui es-tu, Liesel ?
Dont je ne sais qu’imaginer l’être flou,
et dessiner la plénitude du corps ?
On t’aurait cru tout à fait nue sous ton tee-shirt de fil blanc,
plus nue ton âme, fragment du mot amour,
âme rêvée nue sur tes yeux…
Sot Hölderlin je suis,
si je te prends pour Diotima !
Puis-je écrire à tes yeux jusqu’au centre amour noir de la pupille aimée,
jusqu’au brun des cheveux,
au rouge de la robe mobile,
aux lèvres pleines du babil aimé d’aimer…
***
La mûre claire soleillée à la bouche,
pour la boire et la mordre sensible
dans le fondu doux de nous deux,
belle inosée qui marche sans fleurs dans les mains,
qui affiche un silence d’églantine sur la lèvre supérieure,
dans un Tübingen qui n’est pas
l’élastique support
d’une femme toi vers moi.
La sale couleur des larmes sèches sur le temps,
la plate couleur du poème sans l’érogène toucher
de tes phalanges approchées
quand tu me regarderais…
***
Liesel…
Où est ma bouche ?
Où est ton oreille ?
Quel vent sur Tübingen les sépare ?
Assez de heurts dans ma voix,
dans ces mots qui me font et ne me font pas l’amour,
pour rêver toucher les coins du monde,
les muets leviers de la physique et des dieux,
ou l’intime cyprine et salive du plaisir dans ta voix…
Lecteur,
Ou Liesel,
lectrice qui touche mon livre,
toi dont l’éros et l’être
babilleraient devant le temps,
dans mon poème.
***
Le silence parlé entre les corps…
« C’est beau, c’est simple, c’est pur, c’est moi »,
projeté entendu intérieur
dans une pause de tes yeux, de tes seins.
Je ne te connais
que par l’à côté visible de ton corps.
autant dire rien,
l’image chair et beauté au filtre de mes pupilles.
Que te donner ?
Sinon l’amour du poème,
le soupçon, la force éparse d’un vécu,
Le secret lecteur dans le temps…
Ailleurs, loin du désir,
la lyrique de ton corps…
Toi, est-ce toi, Liesel ?
Aimée.
***
J’avoue, j’ai peur,
de la beauté
de son masque,
du masque de banalité qui la couvrirait,
comme aujourd’hui la poussière démodée du poème.
Sous tes cils baissés,
sous tes jeans bleus lavés clairs
et tee-shirts de garçon,
il faudrait te parler, comme si plus tard
tu trouvais le vif de ton prénom
mêlé à la poussière de mon nom,
à la poussière d’un vieux poème,
soudain vivant.
***
Que te donner ?
Une enveloppe aux fleurs séchées glissées,
avec la carte et le nom d’Heinz M.,
dans le désert de ton casier,
suffira-t-elle ?
Séchées pour fleurir dans tes mains,
Dans tes yeux adressés aux miens…
Suffiront-elles ?
Pour le balbutiement de l’amour…
***
Liesel,
je ne sais même pas si tu es morte
ou nue dans les bras d’un homme.
Où es-tu ?
Le silence alentour aurait toi
pour se changer en parler de poème…
Qui es-tu ?
Poème qui ne sait même pas dire
la plastique de ton corps,
l’intelligence des sens perceptible
où tu regardes
celui que tu ne sais pas
se croire vanité de poème,
dans le contemporain.
***
Moi aussi,
lans le silence tendre, étonné, de tes yeux,
j’étais en Arcadie de Tübingen.
Liesel,
sais-tu lire aimer
ces fleurs séchées qui ont déserté ton casier ?
Est-ce ta main : pour les aimer ?
L’amour fait et fou,
en se pensant,
en se fleurant.
***
Heinz M. Plus même moi.
Autre : à Lisel.
Il quitte la défroque faite et pleine de lui.
Qui est-il ce « je »
Posé en tas d’os défait sur le trottoir de Tübingen ?
Il abandonne sa vie,
ou la reprend,
pour le drame minuscule du poème amour,
pour un beau corps
aux yeux froids pleins de doux intérieurs.
Il cherche une agate d’eau du Neckar
pour contenir l’or des sens et des pensées,
une boite lumineuse où se tient une larme.
***
Liesel,
Au creux du ventre vide de sens,
la main féminine du poème
aurait l’éclair,
si tu venais,
délicieux et ravageur
du sperme couleur de pollen
pour toi montant…
Vanité.
***
Cherchant le fin amor du poème
en une lointaine Liesel entraperçue,
l’harmonie pure tombée sur moi,
le sensuel amoureux madrigal enveloppant…
Sûrement,
je me trompe
et préfère-t-elle
le rock psychédélique ou le bruyant disco sucré…
Ou, qui sait,
le seul mot amour qui l’éveillerait,
comme un bourgeon né sur une feuille séchée,
serait-il si imprononçable,
parmi les habitants de Tübingen,
qui n’hébergent plus de poète fol,
dans le contemporain.
***
Des fleurs inconnues séchées pour Heinz M.
Une enveloppe à son nom dans le verger de son casier,
Des fleurs qu’il ne sait pas nommer.
Heinz a tout un feuillage vibrant de fleurs dans la poitrine.
Il quitte le retrait de la poésie
-la pure détestation extinction de la poésie-
l’art insensé, puéril et trompeur,
celle qui bêle amour,
devant le réel enfin ouvert
ou la trouvant enfin.
Et Liesel, près de lui, a le souffle parfumé du poème
En un bisou de pétales sur l’oreille.
Syllabe épelée amour du poème de la peau touchée sentie..
« Liesel », lui parles-tu…
« Heinz M. », répond-elle…
***
Liesel poursuivie,
Une vie d’à-coups sensuels.
Peu de mots avec elle,
La chair des bras au soleil,
Les mains caressées, les doigts enlacés,
Les « approche-moi »,
Les mots superflus,
Toucher de papilles gustatives,
La peau, les bouches…
Il coule, le jus translucide de la poésie
Qui a le goût translucide de ta langue…
***
Liesel a des mains de pétales,
une langue de pistil,
elle prend la sève d’Heinz M.,
asséchant ses métaphores filées.
Les marches avec elle dans les jardins et les forêts de Tübingen…
elle m’épelle sa botanique,
je suis sa tige et sa dispersion de pollen,
nos nus se roulent dans les herbes sèches,
parmi nos corps terreux et feuillus
Où se collent les mots du poème.
***
Calmerais-tu,
avec le corps, avec la langue enfin,
l’arc bandé d’amour en moi furieux…
Oui, vivante, tu reçois, tu es
le souffle sensuel du poème,
en ton ventre sa sève liquide,
en nous la suavité extrême des peaux, des muqueuses,
qui n’est bonheur que par Liesel éblouie.
Dans la forêt des draps,
Liesel sait être le silence botanique des corps.
***
Le jeu vif et léger,
le tee-shirt de fil blanc tombé
et le goût rouge des seins
dans l’oreille interne des sens,
et de la langue
fondue dans le nu de ton corps…
Tu effeuilles ton peu de mots essentiels.
Où sommes-nous ?
Sinon dans le nous sans nom
comme au ciel des muqueuses de la déesse et du dieu,
montée sur moi,
jouant à cheval sur le corps vivant du poète
le lent galop dans le temps,
le cri mortel et joui
contre la peau étoilée partagée du ciel…
***
Mériteras-tu, lue, plus que nue, d’être
plus que les lettres que je trace ?
Liesel nue,
admise de beauté,
nos sens gavés avec la parcimonie juste des dieux,
ces dieux qui ont pillé Hölderlin à Tübingen,
celle énamourée jusqu’au feuillage du temps…
(…)
1989-1993
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Trois vies dans la vie d'Heinz M, vers libres
Sankt Gertraud / San Gertrude, Südtirol / Trentino Alto-Adige.
Photo : T. Guinhut.