traduit du russe par Svetlana Delmotte et Jacqueline Lahana,
Denoël, 240 p, 18 €.
Arkadi et Boris Strougatski : L’Ile habitée,
traduit du russe par Svetlana Delmotte et Jacqueline Lahana,
Denoël, 444 p, 24 €.
Qui ne connaît Stalker, le film d’Andreï Tarkovski, sorti en 1979 ? Des hommes rampent dans un espace informe, encombré d’objets morts, de présences prometteuses ou mortelles ; ils sont écrivain et professeur de physique, et suivent précautionneusement leur « stalker », chasseur en approche, guide et passeur, jusqu’à une chambre où tous les souhaits pourraient être réalisés. On s’aperçoit assez vite que ce sont moins les lieux qui sont explorés, que les personnalités et les motivations secrètes des protagonistes, en une angoissante quête initiatique… On ignore cependant trop souvent que ce film soviétique qui fascina les esprits est l’adaptation biaisée d’un roman qu’enfin nous pouvons lire en version intégrale ; que dis-je indispensable. Et dans lequel il n’y a ni professeur ni écrivain… La « Zone » est enfin restituée dans toute sa pureté dangereuse. Alors que, bien moins connue, celle de L’Ile habitée est une implacable dictature.
Le personnage de Redrick Shouhart, successivement 23 ans, 28 ans, puis 31 ans, est, hors des expéditions officielles, un « stalker » aux activités souvent illégales. Il œuvre dans la « Zone », ce « trou dans l’avenir », interdit et gardé par l’armée, où l’on ne sait quels « Visiteurs » ont abandonné, comme les détritus de leur pique-nique, des objets aberrants, des « creuses », des « batteries etak », et, peut-être, une « Boule d’or » mythique qui exaucerait tous les vœux, et qu’il s’agit d’aller chercher au risque de sa vie, de sa santé mentale, au travers d’un parcours semé de « gels de sorcières », de brûlures, de disparitions, d’épidémies inqualifiables qui se transmettent aux enfants, à d’autres populations qu’un émigré aurait infectées… Ces objets, achetés et revendus au prix d’impressionnantes liasses de billets et d’alcools omniprésents, feront la perplexité des savants chargés de les étudier. Ce dont témoignent les déclarations du Prix Nobel de physique Valentin Pilman qui, d'une part attribue les anomalies de la zone à une visite d'extraterrestres, et, d'autre part, en arrive à mettre en doute la science humaine autant que ses limites avec l’irrationnel. Les trouvailles de ce no man's land post-apocalyptique sont des objets miraculeux ou des bombes meurtrières aux effets imprévisibles : « bracelets qui stimulent les processus vitaux » ou « éclaboussures noires », ils sont « capables de modifier tout le cours de notre histoire [et] des réponses tombées du ciel à des questions que nous ne savons pas encore poser. »
S’agit-il d’une science-fiction qui dirait la hantise d’une explosion nucléaire meurtrière à l’occasion d’un accident incontrôlable ou au cours d’une orwellienne guerre froide qui fait long feu? Ou encore, au-delà du trop évident ensemencement d’un espace par une contamination post-atomique, par des extraterrestres aux pouvoirs incongrus, magiques et malsains, il se peut que nous ne trouvions dans la « Zone » que l’image fantastique de notre perception et de notre inconnaissance du monde, avec tout ce qu’elle peut avoir de fantasmatique, d’hallucinatoire. S’il y a « Visiteurs » extraterrestres, ils sont hors de tout anthropomorphisme… En tous cas, l’empreinte du roman des deux frères n’a pas fini de nous marquer, de suggérer à la littérature des pistes et des inquiétudes nouvelles.
Les travailleurs qui étouffèrent le réacteur de Tchernobyl ont été nommés des stalkers. Rien de surprenant qu’un jeu vidéo S.T.A.L.K.E.R. : Shadow of Tchernobyl, sorti en 2007, emprunte quelques éléments de ce roman initiatique, aux parcours bourrés de dangers et de promesses. Hollywood prépare une nouvelle version filmique sous le titre de Roadside picnic, ce qui est d’ailleurs la traduction du titre original du roman écrit à quatre mains par les frères Strougatski, soit Pique-nique au bord du chemin, initialement paru en trois livraisons dans la revue Avrora en 1972.
Il peut paraître fort étonnant qu’un livre ainsi confidentiellement publié, qu’un film sorti sept ans plus tard, aient pu durablement alerter les consciences, venus qu’ils étaient de l’étouffante tyrannie rouge ; et ce sans guère en subir la censure. D’autant qu’ils peuvent être perçus comme une métaphore secrète de cette autre « Zone » dangereuse et morbide, l’Union soviétique elle-même, où les essais nucléaires se firent au mépris de la population, où l’on creusa un lac à coup de bombe atomique, où la « Boule d’or » inatteignable et délétère serait ce communisme qui pourrait combler tous les souhaits… Car même si la quête de Redrick aboutit auprès d’elle, le « bonheur pour tout le monde » se révèle être « plutôt en cuivre ». Mystérieux univers satirique crypté de dissidence au soviétisme, les romans des frères Strougatski explorent également de troublants espaces inaccessibles à la science et à la pensée humaines. Plus qu’une catastrophe utopique et écologique, la « Zone » est une catastrophe métaphysique, une énigme jetée à la face de la pensée, qu’elle soit raisonnable, poétique, idéologique ou scientifique. L’incommunicabilité entre d’éventuels extraterrestres, un Dieu négligent, pervers, ou le hasard incompréhensible de la création d’une part et la pauvre humanité qui se débat sur la terre et en ses délires politiques d’autre part, est flagrante.
Une cohérence insinuante peut alors se nouer avec L’Ile habitée, roman plus modestement novateur, redevable qu’il est des traditions interplanétaires de la science-fiction, depuis La Guerre des mondes de Wells. Cette fois, nous ne sommes plus sur terre, mais sur une lointaine planète où s’échoue un jeune homme. Maxime est le « Robinson » de cette Ile habitée sur laquelle il avait espéré trouver « une civilisation puissante, antique, sage ». Hélas, sur une terre radioactive et sale, son vaisseau est détruit par on ne sait quel projectile et la rencontre d’un autochtone laisse à désirer : « On voyait aussitôt que l’homme armé n’avait jamais entendu parler de la valeur suprême de la vie humaine, de la Déclaration des droits de l’homme, des merveilleuses et simples inventions de l’humanisme ». En effet règne ici une infecte dictature militaire, nantie de « tours radio » qui chapeautent toute la population. Etrangement, Maxime est insensible aux ondes de contrôle. Serait-il le seul à pouvoir être apte à la résistance ? Parmi une guerre perpétuelle et les colonnes de blindés, le personnage charismatique de « Pèlerin » lutte aux côtés de Maxime devenu « Mak », contre les « dégénérés, contre « l’Empire insulaire », la « dégénérescence de la biosphère », les « fascistes de l’Etat-major », qui pourrait tout aussi bien être communistes, si la censure soviétique ne veillait sur l’épaule des écrivains… La fin ouverte laisse peu d’espoir. Certes moins mythique que Stalker, L’Ile habitée est cependant un de ces phares de cette science-fiction intelligente qui rime avec dystopie (ou anti-utopie) en pensant peut-être au précurseur russe de ce dernier genre : Zamiatine[1]. Et en gardant l’œil sur nos nécessaires libertés individuelles et sur les portée de la connaissance, toujours trop menacées.
Eloge discuté de la vie divine de Philippe Sollers
& de sa « Guerre du goût ».
La « vie divine » de Philippe Sollers exige d'être reconnue à sa haute et juste valeur : « Le préjugé veut sans cesse trouver un homme derrière un auteur: dans mon cas, il faudra s'habituer au contraire ». « Il sera lu », dit-il de lui-même. Eh bien, bravo ! Ne vaut-il pas mieux être Sollers, en afficher l'ambition et gagner « la guerre du goût », plutôt que de jouer « le très bas[1]» Volontiers cabotin, le pape de Tel quel, le stratège de l’establishment des Lettres, le démiurge de L'Infini, mérite-t-il sa réputation, voire sa splendeur auto-octroyée ?
Qui est Philippe Sollers ? Grâce à sa consécration par la collection Les contemporains des éditions du Seuil en 1992, il serait devenu au moins l'égal de Claude Simon, de Ponge, de Handke et de Bernhard, de Gracq et de Duras, de Blanchot et Borges... Pour qui, comme votre serviteur, à vingt ans, a découvert Sollers avec le feuilleton en sept années de Paradis dans la revue Tel Quel, il est moins l'idéologue, le pape du « Telquelisme », le maoïste aux enthousiasmes pour le moins erronés, celui qui a tourné sept fois sa veste, que l'écrivain. Si l'on souligne encore les débuts fêtés tant par Mauriac qu'Aragon, la théorie absconse et tranchante, entre structuralisme et sémiologie, le voyage officiel dans la Chine de Mao (mais aussi son intérêt éclairé pour la culture chinoise ancienne), le catholicisme au parfum de scandale ou l'habileté des best-sellers, reconnaissons-lui un certain génie de stratégie de la connaissance et de la traversée du monde contemporain. Sans compter une réelle passion investigatrice pour des œuvres majeures qu’il n’a cessé de défendre et d’analyser, de Joyce à Sade, en passant par Dante et Casanova.
Les polémiques apaisées, pourrons-nous aborder « l'œuvre » en toute sérénité ? L'œuvre : miroir aux facettes nombreuses, réservoir de langues et de styles. Qu'on en juge: le presque proustien et rigoureux petit roman d'apprentissage d'Une curieuse solitude, l'aventure de l'écriture plutôt que l'écriture d'une aventure dans Nombres en marge du Nouveau roman, le fantasme d'encyclopédie historique critique et joycienne dans Lois, massif touffu sans ponctuation, terriblement abscons, qui se voulait intimidant d’intelligence, à peu près illisible… Enfin Paradis vint : opéra fabuleux, poème épique et lyrique, roman éclaté sans cesse rebondissant, examen clinique du monde contemporain, du moi et de la mystique, joyeux fatras où musicalité du langage et rigueur compositionnelle apparaissent tour à tour dans le massif compact d'un seul mouvement non ponctué. Cette assomption dans une écriture expérimentale aussi unique que pétillante et d’une richesse prodigieuse[2] risquait d’isoler Sollers. Alors le fin stratège conçut Femmes. Ce roman à thèses et à clés, un rien célinien, fragmenté, voire désordonné, en prise sur l'immédiat contemporain, fut soudain plébiscité par le grand public. Provocation qui associait les femmes à la mort, casanovisme affirmé, narration souvent classique, parfois autobiographique, autofiction, portraits d’amis et d’intellectuels, dont celui à peine masqué de Roland Barthes, si émouvant hommage, permirent de sauver cet opus de l’impression qu’un fatras bavard phagocytait le champ romanesque.
Mais pour qui ne serait pas encore convaincu de la maîtrise et de la sincérité affichée dans le roman autobiographique Le Cœur absolu, il y eut la prose supérieurement classique, concise, elliptique et succulente, à la Fragonard, dans Les folies françaises, la passion mystique et l'érotisme subtil de cette légende de l'écrivain amoureux qu'est Le Lys d'or. Il y a quelque chose de mystique chez ce romancier qui adule, voire idéalise les femmes qu’il choisit d’aimer, y compris au moyen d’une sexualité mi coquine mi bourgeoise. Même si l’examen des dérives du féminisme castrateur dans Femmes et l’intérêt passionné pour Sade laissent rêveur. C'est alors que nous relirons Sade contre l'être suprême, plaquette prétendument « censurée », selon le fantasme de son auteur. Identification suspecte au philosophe cruel des boudoirs? Ou essai critique plein de finesse ? Mais il est de bon ton d’aimer et de discourir de Sade. Est-il encore nécessaire de faire la « guerre du goût » pour défendre la légitimité de Sade qui, certes n’a pas à être censuré, mais à être remis à sa place : grand écrivain, analyste des ressorts de l’inhumanité de l’humanité, et cependant thuriféraire de l’inhumanité, de la torture…
Pourtant la Guerre du goût menée par Sollers est continue, toujours à reprendre, il faut sans cesse élever des stèles écrites à ses batailles et escarmouches puis les rassembler dans le jardin monumental (et à la française) d'un beau livre. Outre d'ardentes préfaces ou essais pour des éditions d'art, de Fragonard à Céline, de Rodin à De Kooning, de Sévigné à Genêt, ce sont des petits essais, des articles donnés au journal Le Monde. Le mot « article » paraît alors trop circonstanciel, déjà dépassé, sinon péjoratif. Mais là, Sollers excelle, il fait mouche, grâce peut-être à l'avarice de l'espace imparti. C'est une pensée en marche, une pensée d'éclaireur et d'avant-poste, d'attaque plutôt que de défense. Il suffit pour s'en convaincre de relire sa piquante et élogieuse préface aux Photos licencieuses de la Belle époque. Pêle-mêle, on va de Bordeaux à New York, de Mozart à Miles Davies, de Gongora à Nabokov, de Proust à Nietzsche... Compagnie fabuleuse, curiosité des lumières... Où justement les lumières sont souvent celles de leur siècle, et françaises. Sollers est complice de Voltaire, amoureux de Laclos, voluptueux du monde avec Casanova, philosophe avec Sade. Mots clés ? « Désir », « luxure », « paradis », « feu », « religion », « esprit »... La grande inquiétude de Sollers est que l'esprit des Lumières s'éteigne, que les grands livres disparaissent, soient confisqués par les loisirs programmés, qu'on les brûle comme des Rushdie, que ce soit par intégrisme économique ou religieux, ce en quoi on ne peut que partager sa foi militante. Il craint et pourfend le « politiquement correct », les lieux communs et les tyrannies de la « société du spectacle » dénoncée par Guy Debord, tout cela certes non sans user et abuser du cliché consensuel.
Ainsi, ces biographies subjectives et romancées de Vivant Denon, de Casanova, de Mozart, ou dernièrement de Nietzsche dans Une Vie divine, sont autant un examen du créateur emblématique qu’il n’est plus guère besoin de défendre, qu’une rêverie entraînante, qu’un autoportrait impressionniste au miroir du génie. On y trouvera moins ces grandes figures que Sollers lui-même, en un délicieux exercice de narcissisme, qui est autant d’une intelligence supérieure qu’ampoulé, creux, bavard, bourré de clichés sucrés. Nietzsche, se demande-t-il, approcherait-il Dieu ? Et Sollers, parmi tant de femmes qui sont ses personnages charmants, trop complaisants peut-être, utilisables à satiété pour les plaisirs d’un maître un rien sexiste, serait-il ce divin artiste de la langue?
Mais de L’Etoile des amants jusqu’à Trésor d’amour (son dernier roman paru), Sollers continue de cultiver un hédonisme enchanteur qui a quelque chose de stendhalien. On pourrait lui reprocher de se réfugier dans la rose tour d’ivoire des plaisirs charnels et intellectuels. Mais, outre sa critique bien sentie, quoique un peu trop redevable de la réduction facile au pétainisme, de « La France moisie », ses allusions aux libertés nécessaires de l’écrivain en font, quoique moins directement engagé que l’on aurait pu l’attendre, le signe de la préservation indispensable du goût de l’égotisme et des plaisirs raffinés dans un monde qui voudrait trop souvent les blâmer, sinon les éradiquer au moyens d’idéologies, politiques ou religieuses, délétères…
Certes, il a été l’objet, comme tout auteur parvenu à une certaine position dominante, à la fois commerciale, intellectuelle et éditoriale (chez Gallimard) de critiques, voire de pamphlets. Il suffit de penser au livre bien vigoureux de Pierre Jourde : La Littérature sans estomac[3]. C’est en tête de ce talentueux et nécessaire brûlot que figure Sollers sous le titre ainsi conçu : « L’Organe officiel du Combattant Majeur : Le Monde des livres et Philippe Sollers ». Cette dénonciation virulente d’une suspecte collusion éditoriale et journalistique a pris aujourd’hui quelque ride, puisque notre auteur n’est plus un pilier du supplément hebdomadaire du journal. Mais il faut avouer que la direction de la collection « L’infini » chez Gallimard n’a toujours pas permis l’éclosion de chefs d’œuvre infinis (ce dont hélas ne peut guère se targuer l’ensemble de la production romanesque française).
Pierre Jourde attaque non sans pertinence l’autopromotion permanente (mais on n’est jamais mieux servi que par soi-même et ses affidés) du maître, la propension à abuser d’une pensée « sans cesse annoncée » mais jamais réellement explicitée. Paraître poser les grandes questions sur le génie des écrivains et des artistes ne suffisant pas à y répondre. La pose du penseur se boursouflerait sans que le lecteur ait le moindre fin mot à se mettre sous l’intellect. « Edulcorer », « pages verbeuses », voilà quelques perles de la non pensée consensuelle et cultivée de Sollers selon Jourde… Jugez-en à travers cette perfidie : « Il est déjà, en soi, assez amusant de voir un notable des lettres et un homme de pouvoir se réclamer à tout bout de champ de marginaux et de poètes maudits ». Notons que notre époque française n’aime rien tant que la rebellitude confortable et institutionnalisée et que Sollers prend le soin de paraître loin au-dessus de l’arène politique en affichant une dédaigneuse et amusée (et encore une fois consensuelle) pose centre gauche. Pire, Jourde accuse : « Ce verbiage périmé fait de Sollers un écrivain définitivement daté. Vieilles mythologies, mots d’ordre, folklore intellectuel, propagande simplificatrice, obsession du complot : tout l’arsenal culturel, en somme, des dictatures ». Diantre, rien que ça ! La réjouissance pertinence de Jourde s’est-elle légèrement laissé aller à s’emporter dans les attendus de son exercice de style ? Il faut reconnaître que les génies encensés par le critique des guerres du goût et de l’Eloge de l’Infini, sont tous parfaitement reconnus, et qu’il n’a découvert personne dans le contemporain, malgré son intérêt pour Philip Roth, sinon lui-même.
Reste que Sollers (en parlerions-nous s’il n’en valait pas la peine ?) a du goût, la grande classe du goût. Il faut à ce polygraphe amoureux de Venise, reconnaître une voix, une musicalité personnelle et somptueuse parmi ses monologues d’esthète, ses douceurs romanesques, que d’aucuns qualifieront, au choix, de sublime ou de désuète. Il aime les plaisirs de l'intelligence et du sexe (comme ils peuvent aller bien ensemble!), des grands Bordeaux et du style. Sans nul doute, ce prosateur absolument virtuose de Paradis, ce fin commentateur du Paradis de Dante, sûr de sa valeur ou pétri d’une pathétique présomption, sait écrire un Discours parfait, il a une Vie divine. Vie au cours de laquelle il aura passé du culte de Mao, à celui du Pape, jusqu'à celui du moi, servitude volontaire, sous l'autorité d'un maître, de moins en moins dangereuse. Prodigieusement cultivé, il restera, malgré ses détracteurs, une énigme, semblable à nulle autre. Nous ne pourrons lui reprocher de compter parmi ses élus un écrivain du XXe siècle après J-C nommé Sollers : voilà qui est du meilleur goût.
Le Christ a été giflé, souillé. Ce n’était pas en Palestine, au premier siècle de notre ère, mais à Avignon, autrefois « Cité des Papes », le dimanche jour du Seigneur 17 avril 2011… Fut-ce du fait d’un artiste insultant, ou de la part du public, du moins d’un groupuscule qui s’évertua à frapper une photographie sous verre ? Alors qu'il s'agit dans le cas de ce Piss Christ d'un surgeon de la tradition du Christ aux outrages...
L’artiste s’appelle Andres Serrano et l’objet du délit, si l’on en croit les agresseurs, est une photographie représentant un crucifix. Le jeune homme aux bras tendus par les clous penche sa tête probablement couronnée d’épines, exsudant une intense lumière ivoirine et jaune. Alors qu’autour de la croix une aura rougeoyante, rubescente, inonde tout le format, parfois parcourue de petites bulles, comme de champagne. Indubitablement, c’est très beau, totalement extatique et mystique… Hélas, il s’agit d’un bocal d'urine. Car l’on s’est penché sur le titre : « Piss Christ ».
Qui est ce photographe ? Andres Serrano, d’origine hondurienne et afro-cubaine, est né en 1950 à New-York. Ses séries photographiques incarnent des problématiques autour du corps, du sexe et de la religion. « The Morgue », par exemple, montre des cadavres, comme des gisants, des cercueils aux contenus exhibés comme venus de la peinture des retables baroques. D’autres exhibent des sexes vieillis, des auto-fellations, des giclées de sperme, des excréments… Le « Piss Christ » voisine avec des Madones et des sculptures grecques elles-mêmes immergées dans ces luminosités orangées qu’il paraît réserver aux figures de la transcendance.
Il y a une réelle cohérence dans ce travail, autour des sécrétions, des liquides et des matières corporels : sang, voire sang menstruel, lait maternel, sperme et merde, par exemple lorsqu’il propose en ce dernier matériau son autoportrait… Tout ce qui nous nourrit, nous fait vivre, nous permet de se reproduire et de jouir, tout ce résultat du cycle vital que nous rejetons, en d’autres termes nos fondamentaux animaux qui, hors, hélas peut-être, le sale de la merde et l’obscène du sperme, ont été sacralisés chacun à leur manière dans les mythes, les religions, les sacrifices, les icônes de l’art et de l’éros, jusque dans la pornographie qui est une anti-sacralisation, ou, si elle se fait art raffiné, extase voisine de celle de Sainte-Thérèse statufiée par Le Bernin.
Que l’on soit choqué par de telles recherches esthétiques, pourquoi pas. Que l’on refuse de les acheter, d’aller les regarder, soit. Mais peut-on impunément détruire une œuvre d’art, même jugée grotesque, infâme ?
Un commando catholique est donc venu dans les locaux de la collection d’art contemporain Yvon Lambert à Avignon ce dimanche 17 avril pour marteler la photographie « Immersion Piss Christ » ainsi qu’un autre cliché, « Sœur Jeanne Myriam ». Deux visiteurs armés d’un marteau et d’une sorte de pic à glace les ont attaqués, brisant les vitres protectrices. Trois gardiens qui tentaient de s’interposer ont été menacés et molestés, avant que les agresseurs parviennent à s’enfuir du musée. La direction a porté plainte, tout en assurant que les œuvres seraient montrées dans cet état désastreux.
Selon l’AFP, ces censeursintégristes autoproclamés proviendraient de « l’Institut Civitas », qui se veut sur son site internet « une œuvre de reconquête politique et sociale visant à rechristianiser la France », militant pour « l’instauration de la Royauté sociale du Christ sur les nations et les peuples », et pétitionnant contre le travail d’Andres Serrano. Samedi déjà, une manifestation de « 800 ultra-conservateurs et jeunes intégristes» contraignit le musée à fermer. L’évêque d’Avignon, Monseigneur Cattenoz, qui avait demandé le retrait de la photographie, parla d’un cliché « odieux » qui « bafoue l’image du Christ sur la croix, cœur de notre foi chrétienne ». Rien que ça ! Ceci rappelant la polémique qui avait eu lieu aux Etats-Unis dans les milieux traditionnalistes au moment de sa première monstration, il y a trente-cinq ans…Il y eut bien sûr des cas semblables, comme la « Nona Ora » de Maurizio Cattelan représentant Jean-Paul II écrasé par un rocher, qui suscita l’ire des intégristes chrétiens… Tout cela au motif que ce « Piss Christ » est insultant envers les croyants, envers la foi chrétienne, envers le Christ. Ils se trompent. Plus lourdement que le rocher.
L’on sait qu’Andres Serrano fut élevé dans une stricte éducation catholique, qu’il se dit « chrétien », que sa maison est une véritable église avec lutrin et sculptures sacrées, que l’une de ses plus prestigieuses expositions eut lieu dans l’« Episcopal Cathedral of Saint John the Divine» de New-York. Sans même lui imaginer une vocation personnelle religieuse, l’on peut plaider la cause chrétienne de cette œuvre, même si, assénons-le, elle n’a pas besoin d’être ainsi défendue pour avoir le droit et le devoir d’exister en tant que liberté créatrice et interrogatrice…
Car dans quelle tradition s’inscrit ce « Piss Christ », sinon dans celle du « Christ aux outrages » ? Nos intégristes sont-ils si incultes en histoire de l’art et en théologie ? Nombre en effet d’œuvres picturales et mêmes musicales relèvent de cette dimension, dans laquelle les blessures infligées au corps du fils de Dieu, les instruments de la Passion (de l’éponge imbibée de vinaigre, à la lance, en passant par les clous…) sont listées et vénérées. Pensons au retable d’Issenheim (entre 1512 et 1515) de Matthias Grunewald, qui peignit par ailleurs un « Christ outragé », dans lequel le Christ en croix voit son corps entier percé d’épines, ses mains crispés par le clou, ses pieds sanglants, sinon pourrissants, sa bouche tordue par un filet de salive… Pensons à la cantate de Buxtehude (1637-1707) « Membra Jesu nostri » qui en sept parties pour solistes, chœur et orchestre se consacre successivement à la déploration et la gloire des pieds, des genoux, des mains, des côtés, de la poitrine, du cœur et de la face du Seigneur insultés depuis le jugement de Pilate jusqu’au Mont des Oliviers.
Ainsi, avec sa chrétienne icône, Andres Serrano œuvre dans la tradition. Le croyant comme l’agnostique pourront méditer sur la souffrance et la cruauté qui sont le lot de l’humaine condition. Sur celui que Dieu a envoyé parmi les hommes pour incarner, ressentir et porter nos blessures. Mépris, châtiment et pardon pour les tortionnaires, compassion pour la victime, voilà ce que doit inspirer ce sang qui rougeoie, cette urine jetée à la face du fils de l’homme qui vaut bien le vinaigre offert par les soldats romains… En une sorte de catharsis, l’œuvre d’art purge nos passions violentes, nos sadismes et nos provocations puériles. Enfin l’amour du Christ, par lui, en lui et pour lui, est sous la vitre, intacte ou saccagée, de cette photographie qui relève de l’art sacré autant que du scepticisme.
Cette œuvre serait-elle insultante qu’elle aurait le droit d’exister au motif que nombre de religions qui proclament chacune détenir la vérité et le seul Dieu, voire plusieurs, sont obligées, nolens volens, de coexister, d’accéder à l’œcuménisme, à la tolérance universelle. Sans compter que le blasphème, si blasphème il y a, ne peut en aucune manière entrer dans le droit des démocraties libérales et de la République où les pouvoirs spirituel, le religieux, et temporel, le politique, sont radicalement séparés. Implicitement, le droit au blasphème, qu’il s’agisse d’art, de caricature, de liberté de pensée et d’expression, est donc reconnu, à la seule réserve que le devoir de discrétion et de respect s’arrête à la porte des lieux saints et de culte. Faute de quoi la charia, qu’elle soit musulmane ou catholique, devrait ici s’appliquer, comme dans l’horreur pakistanaise…Même si l’on peut mieux comprendre, -cependant, entendons-nous bien, ni excuser ni permettre- l’iconoclasme de l’Islam puisque cette religion interdit la représentation humaine et divine. Alors que la Chrétienté a presque toujours favorisé et compris la création des images christiques, et que l’art contemporain, ici explicitement honni par ces séides de l’intégrisme probablement proche du Front National, retrouve un intérêt réel, et controversé, pour le sacré et la question de la transcendance.
Le rôle de l’artiste, de l’écrivain, de l’intellectuel, dignes de ce nom doit être, au-détriment d’une directe provocation adressée dans leur espace privé et cultuel aux croyants qui n’ont rien demandé, de provoquer la réflexion, de lutter contre les préjugés, de proposer des alternatives à des systèmes de pensée, si riches et raffinés soient-ils. C’est ainsi que leur liberté esthétique, conceptuelle et d’expression devient la garante de nos libertés à tous. Sans liberté, le respect n’aurait plus ni sens ni valeur…
Une fois de plus, hélas, voici le Christ figurant au Musée des scandales[1], conspué, frappé, martelé… Mais par ses troupes, par les catholiques extrémistes, minorité minuscule certes, mais qui n’a guère à envier à des talibans au petit pied… Qu’en toute modestie, ils fassent pénitence. Le Christ saura les pardonner. L’artiste les sauverait-il de la honte ?
Si le désir est parfois séducteur, il est loin d’être toujours réciproque. Malgré son exaltation, l’amour n’atteint alors pas son but rêvé. Il en est ainsi pour le narrateur de La Recherche. Depuis la rencontre de la « petite bande » sur la digue de Balbec, le jeune héros d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, a fini par faire son choix et devenir amoureux d’Albertine.Enfin invité dans sa chambre, il se voit refuser le baiser tant désiré.Nous sommes à la fin de la deuxième partie, parue en 1918, de La Recherche du temps perdu, cette vaste « cathédrale » romanesque du XX° siècle. Marcel Proust, qui a également écrit les essais de Contre Sainte-Beuve et le recueil des Plaisirs et les jours, a passé les dernières années de sa vie dans son lit à écrire son roman autobiographique, basé sur « l’édifice immense du souvenir ». Nous allons, à l’unisson du narrateur, nous pencher sur le visage d’Albertine qui le reçoit enfin dans sa chambre, auprès de son lit. En quoi cette rencontre amoureuse contrariée est-elle un moment clef du roman d’initiation qu’est À l’ombre des jeunes filles en fleurs ? Nous étudierons d’abord le portrait d’Albertine telle qu’en elle-même et vue par le narrateur, ensuite la dimension cosmique et artistique de son émotion, pour parvenir à l’initiation amoureuse, étape fondamentale du roman somme qu’est La Recherche.
Le lecteur attentif et averti connait déjà un peu le personnage d’Albertine. Avec un petit billet elle a dit « Je vous aime bien » à notre narrateur, mais nous la savons volontiers lunatique et il peu aisé de cerner ses véritables intentions. La dimension psychologique de cette quête amoureuse va trouver une acmé déroutante, lorsqu’elle invite son soupirant dans sa chambre du Grand hôtel, le soir, alors que sa tante l’a laissée… Pouvons-nous penser avec le narrateur « que ce n’était pas pour ne rien faire qu’une jeune fille fait venir un jeune homme en cachette » ? Pas si sûr, bien que l'argumentation paraisse judicieuse… Une fois de plus elle se montre aguicheuse, soucieuse de l’arrangement étudié de ses appas, de ses « tresses » « défaites », signe, à la Belle époque, d’une familiarité osée et invite érotique puisqu’elle le reçoit dans son lit. Attitude trompeuse qui ne s’appuie que sur l’importance accordée à la description prosopographique où seul son visage est mis en valeur par le rose et le noir… Son évidente sensualité se serait peut-être accommodée d’une approche prudente et délicate du narrateur, mais son emportement l’effraie au point qu’elle doive sonner et réduire à néant le rêve de son trop emporté galant, événement perturbateur dans ce cadre narratif, et passage de l'illusion à la réalité décevante. Pudeur de jeune fille où stratégie d’aguicheuse qui saura ainsi mieux ferrer le poisson ? Une fois de plus les personnages de la société proustienne sont faits de facettes nombreuses et ne se découvrent que lentement au long de La Recherche, au cours de laquelle nous apprendrons que les mœurs de la séductrice sont loin d’être innocentes, puisqu'elles sont, à l'instar de nombre de personnages de La Recherche, d'essence homosexuelle, soit saphique, en particulier avec Mademoiselle de Vinteuil…
Certes le narrateur n’a pas encore cette sûreté d’analyse psychologique que seul le romancier connaîtra. Il est trop aveuglé par son amour ; au point qu’il perçoive Albertine, non telle qu’en elle-même, mais telle que son désir la veut voir. Il s’empare du registre lyrique et épidictique pour faire l’éloge de sa beauté, quoique « trop rose » et « congestionné », blâme néanmoins réaliste pour lui sans importance. Ses sens, et plus précisément la « vue », terme d’ailleurs répété, sont à l’affut. En proie à la passion, il ne sait interpréter ce qu’il voit du visage d’Albertine qu’au bénéfice de son entreprise conquérante : de ses « couleurs », il allait « enfin savoir le goût ». Par cette synesthésie, inscrite dans une focalisation interne, il affirme sa sensualité au risque de ne pas tenir compte du libre arbitre de sa belle. Notre narrateur, plus persuadé que convaincu, malgré ses délibérations (« l’audace réussit à ceux qui savent profiter des occasions » n’est qu’une vérité générale, un proverbe ici peu fondé), s’est-il assez interrogé sur les sentiments de celle qu’il doit d’abord respecter ? Sa fougueuse inexpérience le perd. Le lyrisme fait place à un soudain pathétique lorsque le bruit « criard » de la sonnette retentit, en une disharmonie qui est à l’antithèse de la prose poétique, à la chute de ce passage qui se clôt par un blanc, une ellipse. Mais son exaltation est l’occasion pour l’écrivain de nous emporter dans une dimension cosmique.
En effet, du paysage qui l’entoure au cosmos qui le dépasse, le narrateur fait une sorte de voyage qui lui permet de passer de la contingence et du particulier au divin et à l’art. Après la gradation ascendante de la course dans le Grand hôtel, la chambre paraît un sanctuaire où il ne perçoit que le lit et Albertine. Et si la « fenêtre » lui permet une topographie du paysage marin, c’est pour y associer des personnifications, comme « les seins bombés des premières falaises », qui sont des métaphores de ce qu’il fantasme du corps d’Albertine, sans oser se le dire vraiment. On peut alors imaginer ce que « la lune (…) pas encore montée au zénith » signifie lors de cette érotisation du paysage, ce qui montre combien la perception du narrateur est plus celle de son moi que du réel qui l’entoure.
Des « globes » de ses « prunelles » à l’orbe » et à la « sphère » du cosmos, il n’y a qu’un pas, vite franchi par la métaphore filée. Le rapport entre microcosme humain et macrocosme s’inverse. En une antithèse présomptueuse, la « vie immense » de son être dépasse celle « chétive » de l’univers. Ce souffle lyrique et cosmique est la conséquence du « torrent de sensations » (notons l’hyperbole liquide) produit par son entreprise érotique. Comme s’il allait dépasser son petit moi grâce à l’acte sexuel qui vise à la reproduction des générations, et grâce à ce bonheur qui lui donne une sensation d’immortalité (à l'instar de celui procuré par la madeleine trempée dans le thé), c’est bien Eros, et non un autre représentant du « divin » qui lui donne cette sensation d’intensité et d’invincibilité. Le chiasme, « le monde eût-il pu durer plus que moi, puisque je n’étais pas perdu en lui, puisque c’était lui qui était enclos en moi », montre que l’exaltation dionysiaque de l’éros permet de prendre possession du monde et de soi en une plénitude extatique. Mais cette dimension métaphysique, que l’on sait brève et illusoire, ne résiste pas au coup d’arrêt de la sonnette. Comment inclure alors en soi le monde, sinon par l’art ? La comparaison du visage d’Albertine avec les peintures de Michel-Ange (on devine la Genèse et le Jugement dernier de la Chapelle Sixtine) associée à la reprise de la métaphore filée des figures circulaires, du « vertigineux tourbillon » est par anticipation la possession du « fruit rose » et défendu, l’accession à l’Eden érotique. Mais aussi, puisque le narrateur se voit rejeté, la seule échappatoire à la contingence du désir des mortels. Seul Michel-Ange reste après l’extinction et la déception du désir, seul l’art de l’écriture proustienne permet de reconquérir cette intensité affolante du désir, en son « temps retrouvé », dans toute sa puissance et beauté. Il faudra plus tard l’écriture de La Recherche, donc l’art, pour y parvenir. Sans le savoir encore, le narrateur emmagasine les expériences initiatiques qui fondent les étapes de son vaste roman.
Marcel Proust illustré par Van Dongen, Gallimard, 1947.
Photo : T. Guinhut.
La brusque chute pathétique après cet emportement sublime marque en effet la fin, ou presque, du premier séjour à Balbec, voire la fin de l’aventure avec la « petite bande ». La saison des « jeunes filles en fleurs » s’est refermée. Le narrateur croira ne plus aimer Albertine. Cette initiation à la coïncidence du désir et de l’amour, cette trop brève initiation à l’acmé de l’être humain frôlé par les ailes conjointes d’Eros et de Cosmos est aussi une leçon de civilité et de comportement amoureux. N’écoutant que la violence de son désir (« je me jetais sur elle pour l’embrasser ») il ne tient pas compte de celui de l’autre. La tyrannie du désir masculin (ce « feu intérieur », métaphore de la passion qui le tient et qu’il croit déceler en elle) fait de l’autre une proie, quand il doit rester libre. L’amour se doit d’être séducteur, prudent, délicat, ce qu’il n’a pas encore compris. Qui sait si ainsi Albertine se serait offerte ? Il ne suffit pas de rêver l’amour, mais de l’apprendre, et d’apprendre à l’offrir. Ainsi se devine une dimension morale.
Le roman psychologique se double donc, au moyen de ce passage sommital, de ce tournant romanesque, d’une supplémentaire dimension initiatique. À Balbec, entre découverte d’un nouveau « pays », de l’amitié avec Saint-Loup, du soupçon pas encore perçu du monde des homme-femmes » incarné par Charlus, de l’art et de l’artiste en la personne du peintre Elstir (d’ailleurs ami des jeunes filles) et l’approche de la « petitebande » parmilaquelle il choisira Albertine pour tenter de passer des amours adolescentes à l’amour adulte, nous sommes dans un roman d’apprentissage. Dans la tradition renouvelée de l’Education sentimentale de ce Flaubert que Proust admirait.
C’est d’ailleurs dans « À propos du style de Flaubert » que l’écrivain affirmait : « Seule la métaphore peut permettre l’éternité du style ». Ce rendez-vous amoureux ambigu et raté ne serait qu’une anecdote banale si la phrase proustienne ne le changeait en expérience à la fois intensément érotique et cosmique. Sensation, art de l’écriture et ekprasis michelangelesque confluent en une prose fabuleuse que le narrateur ne maîtrise pas encore. Seul Proust saura inclure ce baiser refusé par Albertine dans l’immense baiser accepté par l’éternité de l’art que devient La Recherche. Heureusement notre cher et malhabile narrateur parviendra à ses fins dans La Prisonnière : Albertine lui donnera d’autres baisers que celui que sa mère lui avait également refusé au début de Du côté de chez Swann. Hélas, il découvrira encore plus la duplicité de la jeune fille… À ce suspense romanesque, s’ajoute un roman de société qui lui fera découvrir la duplicité générale. De Sodome et Gomorrhe au Temps retrouvé, Proust invente ce roman-somme qui, aux côté de l’Ulysse de James Joyce ou L’Homme sans qualités de Robert Musil, change la face du XX° siècle…
traduit du japonais par Jean-Christian Bouvier, 200 p, 24 €.
Murakami Ryû : Les Bébés de la consigne automatique,
traduit par Corinne Atlan, 526 p, 10,70 €.
Murakami Ryû : Chansons populaires de l'ère Showa,
traduit par Sylvain Cardonnel, 224 p, 7,50 €.
Aux éditions Philippe Picquier.
Jusqu'il y a peu, la littérature japonaise était pour nous dominée par un sextuor: Kawabata, Mishima, Tanizaki, Inoué, Abé et le récent Prix Nobel Kenzaburo Oé. Cependant, une plus jeune génération, des auteurs insolites nous parviennent. On n'en finirait pas de citer les merveilles que la curiosité des éditions Picquier nous procurent, malgré des choix parfois inégaux. Parmi laquelle le fantastique du Faucon d'Ishikawa, l'érotisme intense du Secret de la petite chambre de Kafu et Akutagawa, celui inquiet de La Chambre noire de Yoshiyuki, celui plus burlesque des Pornographes de Nosaka... Cependant Murakami Ryû est le reflet d'un Japon en mutation, qu'il portraiture en sa jeunesse de 1969, dont il fait un épopée dérisoire dans Les Bébés de la consigne automatique et qu'il fredonne dans les Chansons populaires de l'ère Showa.
Ryîu Murakami, né en 1952, est lui un insolent polygraphe qui a déjà quelques dizaines de livres à son actif. Son premier roman, Bleu presque transparent atteignit au Japon, en six mois, le million d'exemplaires. Le second, La guerre commence au-delà de la mer baigne dans les mêmes eaux troubles d'une société corrompue et menacée de catastrophe finale. Il diversifia depuis ses thèmes. En témoigne 1969, roman de nostalgie autobiographique, comique mémento de la culture pop des années soixante, dont les chapitres ont nom: « Arthur Rimbaud », « Daniel Cohn-Bendit », « L'imagination au pouvoir », « Alain Delon », « Velvet Underground », etc.. Aidés de quelques amis, le narrateur fomente une révolte lycéenne, jusqu'à « déféquer sur le bureau du proviseur », « organiser un Festival de petites bandaisons matinales » et s'attirer l'assaut policier. C'est un récit fort amusant, témoignage d'une époque et des mentalités adolescentes où l'on rejoue avec provocation et non moins de puérilité ce mai 68 peut-être trop révéré.
L'on ne confondra pas notre auteur avec son homonyme Haruki Murakami[1] dont les abondants romansillustrent l'épanchement d'un certain fantastique zen dans la réalité contemporaine. Murakami Ryû, lui, illustrerait plutôt l'irruption du style « manga » dans la volubile fresque sociale, dans le réalisme magique désespéré. Des « bébés » sont abandonnés dans des « consignes automatiques »de gare. Seuls rescapés de ce type de mausolée sacrificiel, Hashi et Kiku poursuivent le fantôme de leurs identités, depuis l'orphelinat jusqu'à leur résolution dans une violence vengeresse à l'échelle de leur ressentiment et d'un Japon secoué de typhons, pollutions et autres convulsions. En marge des lois, ils sont de véritables héros picaresques à travers les bas fonds d'une ville de drogués et de prostitués. Malgré un souffle narratif évident et une grande richesse d'images, Murakami ne parvient toutefois pas toujours à nous convaincre. Son roman est une superbe fresque agitée des démons colorés du bel et laid aujourd'hui, mais sa thèse en partie complaisante qui fait de ses héros les pantins d'un déterminisme forcé est peut-être erronée. Malgré tout, n'est-ce pas par le vice de ses personnages et la vertu de son livre que Murakami nous pousse à quelques questions nécessaires sur nous même et sur notre société?
Comment devenir quelqu’un, comment se sentir exister avec intensité si l’on n’a aucune qualité particulière ? Eh bien, en glissant dans la facilité du meurtre, dans ce poncif des faits divers, de la littérature policière et du serial killer. C’est ce que propose Murakami Ryû en ses Chansons populaires de l’ère Showa.
Six jeunes hommes, ou plus exactement post-ados, s’ennuient : ils ne savent qu’organiser des rituels dérisoires : « Pour eux, nés dans la seconde moitié de l’ère Showa (1926-1989), « rire » n’était plus synonyme de s’éclater ». En face d’eux, six femmes, toutes prénommées Midori, toutes divorcées, qui « n’avaient jamais connu d’orgasme ». Lorsque l’une d’entre elles est gratuitement égorgée par l’un d’eux, une lutte sans merci entre les clans s’engage, on répond au meurtre par le meurtre, selon la loi primitive et réflexe du Talion. Ces gens qui se parlaient sans s’écouter, découvrent alors l’authenticité de la communication : « Les cinq Midori survivantes de l’Association des Midori ouvrirent une séance de travail qui allaient les transformer en assassins potentiels » (…) « Tous, ils ont dit que c’était fantastique de se faire assassin ».
S’en suit alors une spirale de vengeances, où l’inconséquence règne en maître, depuis le couteau, en passant par le pistolet, puis le lance-roquettes, enfin « l’arme nucléaire du pauvre » grâce à laquelle trois femmes sont éliminés en même temps qu’une ville entière. Quant aux deux derniers vainqueurs, bien que l’un demeure sauvagement tailladé, ils peuvent reprendre leurs « séances de karaoké »…
Ces personnages sont des zombies, « absolument dépourvus de la capacité d’imaginer ce que les autres pouvaient ressentir ou désirer et il ne leur venait pas à l’idée de faire un geste pour autrui. » Seules les femmes, sans pourtant prendre la moindre distance envers leur « guerre sainte » sans idéal, parviennent à émettre une pensée : « C’est tout ce que le Japon a réussi à accomplir depuis la guerre ? Des types dans la vingtaine déguisés avec des tenues de pervers au milieu de nulle part, ricanant bêtement et chantant des tubes de karaoké ? » Quant à la police, elle finit tacitement par laisser entendre « que le meurtre de jeunes gens de cette espèce, probablement irrécupérables, était en fin de compte un service rendu à la nation ».
Entre cette discutable perspective éthique et le développement mental de nos protagonistes qui, à l’occasion de cette orgie criminelle, peuvent enfin « prendre confiance en elles et en leur capacités », une grave interrogation nous taraude : quelle est cette société, quelles sont les valeurs de ces individus, pour que seule l’acmé du sang leur permette de se réaliser pleinement ?
Une fois de plus, Murakami Ryû évolue entre sensibilité au contemporain qui l’entoure et racolage. Certes, il n’est pas étonnant qu’au cœur de nos sociétés des groupes d’individus échappent aux repères moraux, mais on se demande quelle empathie dangereuse il partage avec ses personnages. A moins qu’il fasse œuvre d’analyste pour dénoncer les errements des membres de notre civilisation qui n’en partagent que les biens matériels et pas le moins du monde les valeurs de respect et de justice. L’état, ici presque absent, parait peu concerné, dépassé, ses fonctions régaliennes réduites à néant par cette lutte sans merci entre deux clans aux sexes opposés, devenus égaux dans la gestion strictement égoïste de la violence.
La simplicité de l’écriture, quoique parfois traversée de métaphores clinquantes (« En un clin d’œil, ils étaient dans le même état que la petite culotte ensanglantée qu’ils avaient trouvée là un jour ») n’empêche pas la portée de ce bref roman. L’immense vacuité des personnages et de la société qui les héberge laisse le lecteur humaniste profondément perplexe. Le prolixe auteur des Bébés de la consigne automatique, de Parasites, de Love & Pop, d’Ecstasy de Thanatos et de Melancholia, ne nous a-t-il fourni qu’un manga un peu étiré, un jeu vidéo explosif, un roman à la psychologie sommaire, ou une satire aussi perspicace que déchirante ?
On conçoit alors combien il est le reflet d'un Japon en mutation. Comme si une seconde ère Meiji, cette fois dévolue à ces jeunes générations qui ne savent pas comment concilier la prise de distance avec l'obsession économique japonaise et l'attrait pour une société des loisirs devenue folle. Ces « bébés » sont-il un nouveau Japon corseté et déterminé par l'ancien, au point de ne manifester son indépendance que par la délinquance ? Murakami Ryû ferait-il une double crise d'adolescence littéraire grâce à des mangas dont les seules images sont les métaphores ?
Santo Domingo de la Calzada, La Rioja. Photo : T. Guinhut.
Les Muses de José Carlos Somoza :
Daphné disparue
et les Dames dangereuses.
José Carlos Somoza : Daphné disparue,
traduit de l'espagnol par Marianne Million,
Actes Sud, 224 pages, 19,30 €.
José Carlos Somoza : La Dame n°13,
traduit de l'espagnol par Marianne Million,
Actes Sud, 428 p, 23 €..
Personne n'ignore que le roman est fiction. Mais il sera difficile de trouver un auteur qui nous le dira mieux que José Carlos Somoza. Au point de faire basculer notre perception dans une vision démultipliée et surimaginative de la réalité. C'est souvent à la lisière du roman policier et du fantastique qu'intervient l'ingénieux José Carlos Somoza, clinicien de la psyché et des mythes.Inspiré, dans La dame n° 13, par un conclave de Muses dangereuses, il fait de sa Daphné disparue un conte fantastique sur la littérature et une satire sur le monde de l'édition.
À l'occasion de Clara et la pénombre, le romancier espagnol disposait un bouquet de meurtres en série perpétrées sur de jeunes mannequins utilisées comme œuvre d'art, indiquant la voie à de futurs artistes qui voudront peut-être exploiter les corps peints comme marchandises artistiques : on voit d'ici venir le problème autant éthique qu'esthétique.
Poursuivant son dangereux chemin de fantasme, le romancier commettait un roman laconiquement intitulé La Dame n° 13. Un professeur de Lettres un peu désaxé tombe amoureux d'une jeune clandestine hongroise qui joue un rôle onirique dans une maison plus que mystérieuse. Crime, figurine symbolique, enquêtes conduisent les protagonistes dans l'arachnéenne toile de treize Dames avec le concours d'un vieux médecin. Ces étranges sorcières sont-elle les Muses, terribles inspiratrices au service des plus grands écrivains de l'Histoire ? Notre professeur sera-t-il brisé ou inspiré ? Suspense, prose luxuriante, problématiques littéraires et psychiques, tout chez José Carlos Somoza est fascinant. La poésie même est vénéneuse, capable de destruction, de par la bouche de ces dames qui sont treize : « La n° 1 Invite, / La n° 2 Surveille, / La n° 3 Punit, / La n° 4 Rend fou, / La n° 5 Passionne, / La n° 6 Maudit, / La n° 7 Empoisonne, / La n° 8 Conjure, / La n° 9 Invoque, / La n° 10 Exécute, / La n° 11 Devine, / La n° 12 Connaît ». Le vieux médecin conclut alors sa récitation par : « Ne te risque jamais, même en rêve, à parler de la dernière ».
Il faut se résoudre à consentir que ces dames inflexibles aient inspiré, sous les noms de Baccularia ou de Fascinaria, Pétrarque et Shakespeare, soit la Dame brune des Sonnets. Ou encore Milton, Keats, Hölderlin, Blake, jusqu'à Borges.
La quête risque d'être semée d'embûches, jusqu'à l'abord de la révélation : « et, pour la première fois de sa vie, il se sentit en enfer en la contemplant ». Le pire est peut-être à venir, lorsque les poèmes peuvent être des armes fatales...
Une autre « Dame » va bientôt occuper les fantasmes du romancier, cette fois-ci devenu personnage, peut-être alter ego, dans une vertigineuse mise en abyme, dans une galerie de miroirs démultipliés et brisés : la Daphné disparue. À cause d'un accident de voiture, l'écrivain Juan Cabo a perdu la mémoire. Il est célèbre, de par ses romans à succès, et grâce à son prestigieux éditeur : un aveugle imposant nommé Salmeron. De retour dans son bureau, il retrouve le carnet sur lequel il a noté son dernier paragraphe : «Je suis tombé amoureux d'une femme inconnue. J'écris en dînant au restaurant La Floresta invisible ». Suit une description inachevée de cette Daphnée. Voilà qui excite l'imagination de celui qui a obtenu le « prix Bartleby Le Plumitif » C'est ainsi que Juan Cabo se lance dans une poursuite effrénée de Muse dangereuse, menant l'enquête dans ce restaurant pour écrivains où l'on garde à disposition leurs manuscrits.
Les étages et les jeux de miroirs de la fiction se démultiplient alors. Il s'agit de débusquer les textes des collègues ou aspirants à l'écriture afin d'identifier la femme de la table N°15. Mais existe-t-elle autrement qu'en quelques phrases, que dans l'imagination tronquée de personnages interlopes ? Car tout le monde, y compris Dieu, est écrivain, sans compter que le détective Horacio Neirs, comparé à « une phrase de Flaubert », est également critique littéraire. De plus, l'éditeur Salmero présente à la Foire du Livre de Madrid une maquette géante où l'on trouve « en temps réel » la description et les narrations de la ville sous forme de volumes à suivre. Aux détours de la quête, on rencontre une vieille auteure alcoolique qui vit avec son personnage, un poète assassiné, des branches de laurier incomplètes qui livrent des vers des Métamorphoses d'Ovide.
La plus étonnante des personnages est sans conteste la « Muse Gabbler Ochoa, Modèle professionnel pour écrivains ». Elle est splendide, épiée par les stylos, les carnets des hommes, elle sollicite auprès de Juan Cabo un « viol » théâtral. On découvre grâce à la publication d'un feuilleton à épisodes que l'inconnue poursuivie par le romancier a été enlevée et menacée de mort : chacun la croirait-elle donc uniquement fictionnelle ? Pour sauver cette « Daphné disparue » et changée, comme dans le mythe, en laurier littéraire, notre écrivain, peut-être « né il y a trente-cinq pages au lieu de trente-cinq ans », devra achever son portrait et son histoire, avant d'ultimes rebondissements...
Parmi ce dédale fantastique, le réel paraît autant se construire que s'effacer, tout est écriture et reflet, sans préjudice pour une intrigue menée de main de maître. À ce borgésien plaisir narratif et spéculaire, s'ajoute une dimension satirique. Que penser de cet éditeur qui manipule ses auteurs, pour qui la littérature « redeviendrait anonyme, non par le travail d'une seule personne mais de plusieurs » pour qui «le roman de l'avenir appartiendra à l'Editeur (...) en tant qu'organisateur » et ne sera plus qu'un « conclave de muses en costumes de cadres ». Séduisant ou effrayant ? Quant à cette professionnalisation de la Muse, à une époque où se bousculent les candidats à la célébrité artistique, voilà qui paraît autant manquer de poésie que receler un monde de possibilités qu'il serait peut-être intéressant d'exploiter.
José Carlos Somoza est né à La Havane en 1959 ; pourtant, poussée à l'exil politique par le régime castriste, sa famille s'exila dès 1960 pour vivre en Espagne. Il livre ici un de ses romans les plus efficaces, quand il a parfois tendance, à partir de scénarios prodigieusement inventifs, à s'égarer dans une gangue stylistique et narrative un peu plombée. Ce fut le cas dans La Théorie des cordes, où les énigmes de la physique permettent non sans tragédie la contemplation du passé, et dans La Clé de l'abîme, voyage initiatique flirtant avec la science-fiction et l'héroïc fantasy... Daphné disparue est sans conteste l'un de ses opus les plus réussis, avec La Dame N°13, où la confrontation avec un club de Muses aussi dangereuses qu'indispensables aux génies fait frémir : à la fois de peur et d'excitation intellectuelle... Mêlant modernité, sciences et mythologie, en un ébouriffant fleuve fantastique aux multiples bras séducteurs, Somoza est un conteur inégal, mais hautement original. Son monde quotidien, sa psyché, sont-ils ainsi faits des doubles fonds de ses fictions, sont-ils ainsi traversés de créatures fantomatiques, d'allégories sensuelles, de Muses poétiques et perverses ? Et les nôtres ?
Thierry Guinhut,
La partie sur Daphné disparue a été publiée dansLe Matricule des Anges, novembre-décembre, 2008
Ammanite tue-mouches, bois du Soussouéou, vallée d'Ossau,
Pyrénées Atlantiques. Photo : T. Guinhut.
Retour surLes Bienveillantes
de Jonathan Littell,
Roman historique
et intertextualité mythologique.
Jonathan Littell : Les Bienveillantes,
Gallimard, 2006, 924 p, 25 € ; Folio, 13,80 €.
Nous sommes dans la sécurité de la fiction, assis dans un bon fauteuil, une tasse de thé à la main ; et pourtant nous avons peur. De ce que nous lisons et ne vivons pas, de ce que d’autres ont vécu, que nous aurions pu vivre. De ce que nous croyions connaître à fond, sujet rebattu et cliché du roman estampillé sérieux et profond à peu de frais. Traverser l’existence dans les années trente et quarante du dernier siècle, être Juif pendant la solution finale ; pire -si tant est que ce soit possible- être Max Aue, le héros sans bienveillance des Bienveillantes… Autant que le meilleur documentaire historique, cet ambitieux volume nous prend dans sa terrible orbite pour dresser une fresque plus que réaliste d’une sombre époque : celle de la carrière époustouflante, fulgurante et crépusculaire (au sens du Götterdämmerung) du nazisme. Reste qu’il s’agit d’un roman, ce qui n’est pas sans ajouter à l’ouvrage une dimension problématique, sans compter l’allusion mythologique du titre qui n’est reprise que lors de la dernière phrase, après plus de 900 pages.
L'on a abondamment reproché à l’historien Jonathan Littell sa complaisance envers les massacres perpétrés, narrés et décrits jusqu’à l’écœurement, cet « appel vaguement lascif de souffrance à distance » pour reprendre les mots de Georges Steiner sur Soljenitsyne, dans une de ses Chroniques du New-Yorker (1). De cette souffrance, peut-être le poète Paul Celan dit-il plus en bien moins de mots, lorsqu’il compose « Fugue de mort »(2) où les Juifs ont « une tombe au creux des nuages ». On sait qu’il s’est appuyé sur le film Shoahde Claude Lanzmann et sur maints ouvrages, dont La Destruction des Juifs d’Europe de Raul Hilberg (3) et Les Jours de notre mort (4) de David Rousset pour nourrir son œuvre, dans laquelle abondent les interventions de personnages historiques, Himmler, Mengele, Heydrich, Hitler lui-même, jusqu’aux écrivains : Jünger, Brasillach et Rebatet. Malgré la documentation sourcilleuse, collectée dans les archives et sur les lieux, de Stalingrad à la Pologne, amassée, sélectionnée et distribuée dans le corps nombreux de la fiction (documentation d’ailleurs corrigée lors de la réédition en poche) on peut avoir l'impression de d’être plongé un film porno particulièrement répugnant ou la violence tient le rôle du sexe. Salo ouLes 120 journées de Sodomede Pasolini malgré la distanciation née de l’association d’un régime aux dernières extrémités et d’une fiction inspiré par Sade. Mais avec le sans faute de la froide détermination systématique et bureaucratique : les cadavres tombent et s’entassent, le sang et les cervelles jaillissent sur les bottes et les yeux des exécutants (notons l’esthétisation du pire interdite aux historiens), jeunes soldats du Reich que Max Aue tient à protéger du traumatisme pour qu’ils puissent continuer d’exécuter leur mission avec zèle et santé dans l’intérêt de la grande Allemagne. Il est commis à la gestion de la « capacité productive » du « réservoir humain » juif qu’il défend toute peine perdue. Rarement (mais efficacement) meurtrier lui-même, quoique n’approuvant pas l’holocauste, toujours digne observateur, il sait rester un parfait inspecteur de la solution finale, même si, « écœuré », il perd son sang-froid devant les « antisémites viscéraux, obscènes » ; ses « nausées » pourtant semblent n’être que paravent de dignité qui pourrait lui être comptées par on ne sait quel tribunal intérieur. Une telle lecture en effet exige la plus grande froideur et dignité de la part de celui qui participe -ne serait-ce qu’en tournant ces pages- à la fiction néanmoins historique, sans devenir complice ni victime par l’exhibitionnisme qui pourrait en être consubstantiel, salissant l’œil voyeuriste du lecteur, quoique jamais mis en situation par le romancier d’être Max Aue.
Reste que Jonathan Littell n’est pas un historien. Les historiens de profession le lui ont bien reproché. Non seulement Max Aue n’est qu’une fiction dangereuse, qui introduirait une subjectivité suspecte, mais il risque de faire de l’ombre, par son succès séducteur, aux ouvrages sérieux et scrupuleusement documentés sur le nazisme et la solution finale. Son lecteur risquerait de prendre des vessies pour des lanternes, en d’autres termes un roman pour la vérité historique. Outre qu’il paraît difficile que le lecteur soit dupe (l’incipit si subjectif et si romanesque, en tant qu’autobiographie fictive, est clair à cet égard) les historiens feraient ici preuve de mauvaise foi, voire de jalousie pitoyable en imaginant qu’ils seraient ici évincés. Le lecteur de Littell au contraire, peut éprouver le désir de se tourner ensuite vers eux pour vérifier et croiser ses sources. Quitte à se demander s’il était nécessaire de créer le personnage de Mandelbrod pour organiser l’extermination des juifs, ce dont Hitler et Himmler se sont parfaitement passé pour mettre leur dessein à mal.
On a également critiqué avec vigueur la thèse inlassablement répétée par le monstrueux héros. Certes le message -si message il y a- du personnage, c'est que n'importe qui parmi les « frères humains » peut basculer du côté nazi en fonction des circonstances. Bourreaux et victimes, c'est du pareil au même, c'est juste une question de malchance, on est seulement du bon ou du mauvais côté du fusil. Bref nous sommes tous des salauds, tous fascinés par le sexe le plus glauque et la violence la plus crue. Ce qui est en grande partie vrai, car nombre d’allemands innocents se sont rendus coupables, non seulement d’obéissance forcée, mais encore d’être les bras armés, idéologiques et militaires, sans compter leur silence. Et en partie fort faux, car bien des personnalités restent irréductibles à la propagande, au panurgisme. Ce dont témoignent les nombreux exilés à l’extérieur des frontières (Heinrich et Thomas Mann), exilés de l’intérieur (Ernst Jünger) sans compter les étudiants résistants de Munich et les officiers autour de Stauffenberg qui tentèrent d’éliminer Hitler, même si l’attitude de cet officier à l’égard de l’extermination des Juifs reste à déterminer.
Si Les Bienveillantes se résumaient au roman à thèse, ce serait en effet bien piètre. Mais Max Aue est un narrateur peu fiable, sans même encore examiner jusqu’à la question de l'assassinat de la mère qu’il refuse d’assumer. Devant le tribunal final des Bienveillantes, il se livre, en même temps qu'à la fresque historique, à une autobiographie qui est avant tout une plaidoirie, charpentée de cynisme, nimbée de mauvaise foi, surtout utilisant l'argument trop facile du tout le monde est un nazi potentiel... Ce qui amène certains lecteurs à déplorer que l'auteur n'apparaisse pas pour porter un jugement sur son personnage, ni pour incarner une valeur morale surplombante. Ouf ! Tant mieux... Ce qui nous évite le moralisme convenu, les évidences justes, mais néanmoins implicites, car le personnage porte en lui-même sa propre condamnation. Inutile d'en rajouter. Le lecteur est seul devant cette création hallucinante et documentée, à lui de se débrouiller, de prendre ses responsabilités. Une fois de plus il est hors de question de confondre narrateur-personnage et auteur. Ne cherchons pas à savoir ce que Monsieur Jonathan Littell en pense... Nous n’en avons nullement besoin, surtout sachant son origine juive et son engagement humanitaire en Tchéchénie et Bosnie-Herzégovine. A chacun de penser devant son livre, même si la tâche n'est guère aisée.
Car Jonathan Littell a le mérite de créer un personnage d’abord et éminemment romanesque. Qui n'est pas tout d'une pièce, qui n'est pas que la caricature du Nazi, mais une personnalité complexe, y compris dans ses dimensions familiales, sexuelles... L'absence d'émotion du SS Max Aue devant les violences est peut-être de l'ordre du syndrome d’Asperger. Pourtant, il fait tout son possible, presque toujours en pure perte, pour alléger les souffrances de ceux qu’il préfèrerait voir utilisés comme forces de travail saines, plutôt que brutalisés, affamés, glacés, tués… Quant à l’absence d’émotion apparente de l'auteur qui a su totalement s'abstraire au-dessus de son personnage, elle est le signe de la maîtrise, de la distanciation salutaire et clinique. La fiction et la richesse de la matière romanesque permettent restitution et recréation de la psyché d’un criminel autant que d’une société devenue folle. Plus vraie que le réel, la fiction dépasse l’Histoire et l’embrase…
Vaut-il mieux relire La mort est mon métier de Robert Merle (5)? Dans lequel la narration épouse le point de vue du personnage principal, un SS, le rend humain et compréhensible sans tomber ni dans le moralisme ni dans l'empathie. Les mécanismes d'adhésion à un totalitarisme y sont parfaitement décrits. Il a le mérite de précéder Littell. Cependant ce dernier lui est immensément supérieur, pour l'ampleur de la composition, la mise en scène polymorphe. De plus Les Bienveillantes est un roman superbement écrit, avec une richesse de pensée, une exactitude obsessionnelle et une science des rimes thématiques et des métaphores...
Sept parties en effet, chiffre éminemment mystique, comme pour les Sept dernières paroles du Christ en croix d’Haydn, de la « Toccata » à la « Gigue », pour exposer la composition musicale venue de Rameau, évidemment aussi ironique qu’une danse macabre. Certes le déroulement narratif reste classique, chronologique et linéaire, hors le premier chapitre qui dresse le tableau de la vie du narrateur post bellum, dans les années soixante-dix, en industriel français qui « fait dans la dentelle », marié, deux jumeaux, comme sa sœur dont on ne sait plus rien (coïncidence qui n’est pas innocente). Loin de se contenter du récit historique et guerrier, le narrateur se fait argumentateur implacable (la justification des plans d’extermination comparés à ceux des Soviétiques), poète lyrique (les paysages), anthropologue et linguiste au Caucase, sociologue discutant la situation de l’Allemagne et de l’Allemand, des nimbes du nazisme à son accomplissement et jusqu’à son effondrement. Le genre romanesque évolue également sans cesse, roman d’apprentissage et roman philosophique, délire érotique et même polar lors de l’enquête du duo policier, roman à suspense et familial, psychologique, voire psychanalytique, onirisme pour le moins fantastique lors du coma de Max après Stalingrad. Sans cesse Littell nous surprend par une pensée éclairante (certes pas au sens des Lumières), cynique, décalée, par un changement de registre. Malgré le tragique omniprésent, le burlesque ne se fait pas faute de pointer son nez : lorsque Max mord le nez du Führer ou lorsque nos deux commissaires paraissent des « Laurel et Hardy » particulièrement teigneux. Roman surréaliste enfin, lorsque dans un morceau de bravoure aussi réaliste qu’halluciné, le zoo ruiné par les bombes sur Berlin laisse échapper ses animaux, et la bestialité avec eux… L’écriture apparemment académique est cependant animée par ce cynisme qui désosse les préjugés, évacue les lieux communs, par une déflagration baroque sans cesse renouvelée.
La question du mal est le fil rouge des Bienveillantes. L’obsession raciste, la haine antisémite semblent être un masque devant la nécessité de faire le mal. « Je suis certain que l’homme ne renoncera jamais à la vraie souffrance, c'est-à-dire à la destruction et au chaos » affirme Dostoïevski dans Le Souterrain. En ce sens Littell vise l’universel, au-delà du seul génocide juif. La « banalité du mal » -pour reprendre le concept d’Hannah Arendt- se heurte à double nature du narrateur personnage : Faust et Méphistophélès à la fois, Max Aue est l’exécutant et le tentateur du mal, celui qui va voir jusqu’au bout du mal en même temps qu’il est la nature du mal, tout cela au cœur du vortex d’une Allemagne à la fois faustienne et wagnérienne. Tout en proclamant la relativité du bien et du mal. Sa culture raffinée va contre le mythe de la brute nazie quoique nombre de dignitaires et exécuteurs furent, on le sait, violemment incultes. En effet, nombre d’officiers étaient fort cultivés, ce qui de l’avis général, valida l’idée de l’inanité de la culture incapable d’empêcher la Shoah. Ce à quoi, Georges Steiner répondit qu’il s’agissait d’une culture du kitch, incapable, dirons-nous, d’accéder aux vertus de l’Aufklärung… Personnage trop riche, que la hiérarchie nazie n’aurait pu tolérer, impossible dans le réel ? Peut-être, mais possible dans la fiction qui dit mieux le réel que le réel lui-même. Ou trop littéraire, avec sa culture buissonnante, son substrat homosexuel à la Genet, pas assez Allemand ?
On s’est également demandé ce que viennent faire là les obsessions sexuelles, homosexuelles, onanistes et incestueuses du personnage par ailleurs séducteur et fêtard (en particulier dans l’onirique chapitre « Air » où il mène une orgie solitaire dans la propriété de sa sœur malgré l’avancée menaçante des troupes russes). Ses fantasmes érotiques au sujet de sa sœur sont bien allés jusqu’au passage à l’acte consenti. Malgré le non dit persistant, il est à peu près évident qu’il assassiné sa mère, probablement à cause de ses soupçons sur les relations qui unissent ses deux enfants, eux-mêmes parents de deux jumeaux, même si Max paraît ignorer sa paternité. Comme le Stavroguine de Dostoïevski, dans Les Démons, qui a copulé avec sa jumelle au sortir de l’enfance, violeur sadique et meurtrier qui finira par se pendre, peut-être le pire héros et héraut du mal dans la littérature. On peut imaginer que cette union avec la sœur jumelle soit une hiérogamie, comme pour les pharaons égyptiens, de façon à fonder une nouvelle génération national-socialiste, purement aryenne et gémellaire. L’homosexualité du narrateur n’est qu’une fidélité impossible à l’égard de sa sœur, hygiénique et dépourvue de tout sentiment. Elle a par ailleurs failli lui coûter sa carrière parmi les hautes sphères nazies, seule l’intervention de son ami Thomas lui permettant de rebondir. Cette différence sexuelle, de l’aveu de l’auteur lui-même, permettrait un recul narratif et critique vis-à-vis des nazis ouvertement anti-homosexuel, hypothèse peut-être discutable.
Outre la dimension sexuelle du fascisme, des totalitarismes, qui est alors évidente, l’intertextualité mythologique, d’abord discrète, finit par suinter par tous les pores du roman. Si le sens du titre n’est explicitement révélé qu’à la dernière phrase, à près de 900 pages dans l’édition en grand format, L’Orestie d’Eschyle est bien le sous-texte constant.
Les Erinyes, ces furieuses vengeresses des Enfers, finissent par se changer en Euménides apaisées, pour signifier le passage de la vengeance vers le pardon, la loi violente du talion transmué en loi bienveillante. Sauf que pour Max, c’est par antiphrase qu’elles sont ainsi nommées. Les deux commissaires qui, au nom d’une justice qui dépasse la temporalité nazie, le pourchassent sont deux Furies. Mais la troisième, car les Erinyes, ou Bienveillantes, ou Furies, sont trois, et la dernière, non moins terrible n’est autre que Max lui-même. Ce pourquoi « Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace. » clôt le roman. En ce sens l’esthétique de Littell ne fait en aucune manière l’économie d’une éthique nécessaire.
Le mythe d’Electre est réinvesti dans la figure du père disparu et la rupture avec la mère remariée : à Antibes, Max revient massacrer à la hache mère et beau-père, reflets de Clytemnestre et d’Egisthe (« de la même hache par laquelle mon père a péri » dit Euripide). Il est donc une sorte d’Oreste qui a pour Electre une sœur, prénommée Una, puisqu’elle est pour lui l’unique, l’indépassable, comme Lolita est la réplique d’une Annabelle qui est également fixation sur un stade enfantin de l’amour. En sus d’Eschyle, Jonathan Littell ne nie pas avoir relu les tragiques grecs : Sophocle, mais surtout Euripide, dont l’Oreste est frappé de folie par les Érinyes.
Thomas, qui sait parfaitement louvoyer parmi les hautes sphères nazies, serait un des rares personnages assez sympathiques du roman, hors son antisémitisme inflexible. Doué d’une indéfectible amitié pour Max, il le sauve à plusieurs reprises. C’est le Pylade de notre Oreste. Pourtant, même après qu’il l’ait délivré de la vie importune des deux commissaires, Max le sacrifie sans arrière pensée, pour s’emparer des papiers du STO français et ainsi sauver sa peau dans le Berlin de la dernière heure. Ce meurtre de l’ami, du frère symbolique, achève la dégradation du héros, descendu aux tréfonds de l’anti-héroïsme, de la monstruosité glacée. Celui qui peut produire une argumentation brillante (s’appuyant sur les arguments d’autorité venus de maints philosophes, de Schopenhauer à Marx) sur le darwinisme social, en est la plus parfaite abomination, car reposant sur une adaptation qui exclut toute empathie, toute dimension morale. Le kitsch philosophique paraît alors dénier toute vérité à la philosophie.
En quelque sorte Max Aue, cet « homme qui ne peut voir une forêt sans songer à une fosse commune », paraît se résoudre à (ou se masquer derrière) une fatalité du mal digne de la tradition tragique grecque. A moins que sa blessure cérébrale lors de la bataille de Stalingrad ait accru son addiction au meurtre, auquel cas la cause serait également clinique, biochimique, sans compter l’hypothèse psychiatrique qui l’aurait précédée. A moins que l’hérédité soit de la partie, puisque son père fut un tortionnaire de la Première Guerre Mondiale, rejouant après lui un plus parfait meurtre collectif qui laverait le passé impur. Tout cela en espérant lui trouver des circonstances atténuantes, évacuer sa responsabilité, donc toute dignité humaine, devant un tribunal humain, puisqu’il écrit sa confession, mais en aucun cas devant la Némésis : « nous avons mérité notre sort, le jugement de l’histoire, notre dikè ». Certes le recours au mythe, sans compter les allusions à Eurydice, aux Muses, s’il est d’un apport passionnant dans le cadre romanesque et philosophique, peut avoir tendance à déréaliser l’Histoire. Quoiqu’il ne faille pas oublier l’attachement nazi aux mythes germaniques : tout sauf le mythe judéo-chrétien.
Intéressant personnage que celui de Jonathan Littell, même s’il est plus que délicat de penser s’y identifier. Malgré (ou de par) ses infamies, il est infiniment humain, dans toute sa complexité. Et ce en étant secondé par un dynamisme narratif et argumentatif à toute épreuve qui lui permet de combiner la mauvaise foi la plus acérée à l’humanité dont il peut faire parfois preuve, plus à l’égard des victimes juives, de ses victimes juives, que de ses victimes familiales et amicales… Toute proportion gardée, Max Aue est le Humbert Humbert du nazisme et les Juifs sont sa Lolita. Il serait risqué d’affirmer que Max Aue est chacun de nous, certes sous la forme d’une hyperbole nécessaire ; mais c’est peut-être le secret du succès de ce roman tragique qui est un « opéra fabuleux », pour reprendre les mots de Rimbaud. Indubitablement une pléthore d’assassinats considérée comme un des beaux-arts, pour paraphraser De Quincey. Au point de se demander si un tel roman ne serait pas devenu, aux côtés de Si c’est un homme (6) de Primo Lévi, la référence suprême. Et sublime… Edmund Burke, en 1756, évoquait pour illustrer le sublime « une sorte d’horreur délicieuse » (7) ; n’est-ce pas ce qu’avec Les Bienveillantes, nous éprouvons ?
William H. Gass : Le Tunnel, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,
Le Cherche Midi, « Lot 49 », 2007, 750 p, 26 €.
William H. Gass : Sonate cartésienne et autres récits,
traduit de l’anglais par Marc Chénetier, Le Cherche Midi, « Lot 49 », 2009, 300 p, 20 €.
William H. Gass : Le Musée de l’inhumanité, traduit de l’anglais par Claro,
Le Cherche Midi, « Lot 49 », 2015, 576 p, 21 €.
Le tunnelier au travail peut-être un écrivain, obstiné, patient, opiniâtre. C’est, de l’Allemagne nazie à la vie personnelle, l’énorme et grand roman de la culpabilité, par l’Américain William H. Gass : Le Tunnel. Ce monstre littéraire a longtemps été un mythe, un « work in progress» comme Finnegans Wake de James Joyce. Un de ces livres monumentaux, aussi longtemps annoncés qu’attendus, enfin publié en 1995… Pourtant, pour se faire tant désirer, William Gass, né en 1924, n’est l’auteur que de peu de titres : quelques essais, un roman, La Chance d’Omensetter[1], et un recueil de nouvelles : Au cœur du cœur de ce pays[2] ; sans compter quelques essais que l’on n’a pas cru encore traduire. Mais aux Etats Unis le roman obtint un succès critique remarquable, placé qu’il fut entre Joyce et Faulkner. Comme pour se faire pardonner cette ascèse imposée à son lecteur complice et contraint, le romancier a su fomenter de convaincantes nouvelles réunies parmi sa Sonate cartésienne et autres récits. Un recueil qui fait figure de classique, tant la vision de quelques insectes noirs emporte la narratrice dans une dimension cosmique et métaphysique avec rapidité. Et, surprise, le vieil William H. Gass, juge inquiet de l’humaine culpabilité, sut, avant de décéder en 2017, nous gratifier en 2013 d’un ultime roman : Le Musée de l’inhumanité.
Pendant plus d’un quart de siècle, William H. Gass, qui fut également professeur de philosophie, creusa son « tunnel » narratif et conceptuel. Cette excavation est métaphoriquement à plusieurs étages (notons que William H. Gass a écrit une thèse sur la métaphore). Le creusement de soi d’abord, le trou formé par l’holocauste au cœur du XX° siècle ensuite et l’avancée, le commentaire de l’écriture. Et encore ce ne sont que les niveaux les plus apparents. Notre tunnelier explore les sous sols de la condition humaine et de l’Histoire avec une richesse lexicale et sémantique telle que l’on a pu faire pavoiser ce roman au pinacle de la littérature, aux côtés d’Ulysse et de La recherche du temps perdu. Mais on a été jusqu’à le traiter de « tas de merde ».
Presque un double de l’auteur, le narrateur, William Frederick Kolher, écrit « pour accuser le genre humain ». Il achève une énorme thèse sur « Culpabilité et innocence dans l’Allemagne de Hitler ». Parallèlement, il se livre aux délices rouspéteurs de l’introspection - même si le mot est récusé - en entreprenant la cinquantaine venue, une remémoration autobiographique : le récit par bribes de son enfance dans le Midwest des années de la crise de 1929, entre ses parents râleurs et alcooliques, est une deuxième facette de « ce siècle désastreux ». Peut-être est-ce cette dernière qui convaincra le plus, entre un catastrophique goûter d’anniversaire, l’érosion acide de la relation conjugale avec Martha et la séduction d’une étudiante. Alternant la lecture des poèmes de Rainer Maria Rilke et des « journaux intimes de tous ceux qui finiraient gazés », pour qui il imagine cent destins possibles et brisés, il « compose des culpagrammes », sans épargner personne. Mais en tentant de se disculper, autant qu’il l’a fait pour les nazis, il montre son « fascisme du cœur » (et le nôtre peut-être). Car il a à la fois participé à des manifestations antisémites pendant qu’il étudiait en Allemagne sous la férule de l’historien Magus Tabor (surnommé « Margot la folle ») et au procès de Nuremberg comme soldat américain.
C’est un essai polymorphe autant qu’un roman, sans guère d’action. En quelque sorte un « tunnel » en argot théâtral, soit une fort longue tirade à charge pour l’acteur, si l’on veut nous pardonner le jeu de mots. Le contrepoint entre tunnel dans la mémoire personnelle, dans l’Histoire, et celui creusé dans la cave à l’insu de Martha qui découvre avec horreur les décombres dans son tiroir est intellectuellement brillant. La narrativité est remplacée par la virtuosité thématique et d’écriture. Et, malgré une typographie ludique, si l’on goûte et admire nombre de pages - voyez l’étonnante invocation aux Muses -, sans compter la puissance de la conception, comme lorsque l’on lit les œuvres de quelques indiscutables grands, de James Joyce à Thomas Pynchon[3]ou William Gaddis[4], l’on bute parfois sur le sentiment que le monstrueux chewing-gum remâché est boursouflé, étiré au point que l’attention se perdre parmi l’excès de richesse et les trous ainsi creusés. Une dynamique narrative passablement brillante ne serait pas de trop. Néanmoins, il serait dommage de ne pas plonger dans cette lecture au long cours, tant les lumières qui jaillissent dans ce bavard, délirant et sombre conduit sans issue sont éclairantes, tant il se révèle prodigieusement intéressant. Voici donc un des fleurons de l’une des plus belles idées de l’édition française : la collection « Lot 49 » qui publie les « baleines blanches » de la fiction en langue anglaise.
Après son monstrueux Tunnel qui longtemps fut un mythe, un « work in progress » de plus d’un quart de siècle, William Gass nous livre avec une étonnante rapidité sa Sonate cartésienne, au fronton d’un recueil de quatre récits. Les trois premiers ont un commun des personnages solitaires, usés. La « voyante extra lucide » disparaît en elle-même, « malade » de l’incompréhension de son mari. Car loin de « l’essence astrale », « la matière seule n’avait aucun sens ». Autant le portrait de la pauvre hallucinée est ici pathétique, autant la dénonciation des illuminismes qui s’emparent des esprits faibles est cruelle. Autre délaissée, Emma veut fuir la réalité sordide et « s’ensevelir », moins dans l’anorexie, que « dans un vers » de la poétesse Elizabeth Bishop. La tragique créature, acculée par sa folie au parricide, est un peu la sœur, également incomprise et incompréhensible, de la précédente anti-héroïne du nouvelliste. Quant au comptable du troisième récit, lui aussi délaissé, un brin déglingué, il va parvenir à trouver une assomption plus modeste et moins dangereuse, quoique trop passagère. Examinant la bibliothèque d’un motel, il y trouve la vacuité d’une littérature jadis à la mode, avant de rencontrer une « Chambre d’hôtes parfaite ». L’une a trouvé des poèmes idéaux, l’autre un lieu qui donne un sens ultime à sa vie par sa qualité d’œuvre d’art aux détails nombreux. En effet, au réalisme cartésien répond la sonate (en trois mouvements) de l’écriture postjoycienne. Monologue intérieur et courant de conscience balisent la découverte du personnage par son créateur qui en affirme la fiction. Au-delà de la satire du vulgum pecus américain, l’œuvre d’art est le moyen et la fin. N’en doutons pas, les épiphanies des deux derniers personnages sont aussi les reflets de l’esthétique littéraire de l’auteur.
Plus ambitieux encore, le dernier récit, Sonate cartésienne, bien qu’animé par un personnage fondamentalement malheureux, est très différent. Un jeune homme devient « Le maître des vengeances secrètes », jusqu’à imaginer, dans un « pamphlet », une fosse où enfermer délinquants et criminels pour que le public les arrose d’urine. Cette « modeste proposition » (notons l’allusion à Jonathan Swift[5]) permettra d’effacer « les taches maculant leurs âmes morales ». L’angoisse sexuelle, la religiosité obscurantiste et le ressentiment se parent de philosophie sur les justiciables et le châtiment, faisant du personnage un artiste de la vengeance, un « gourou » inventeur de religion vengeresse. L’infamie régressive du justicier dépasse alors celle du criminel, dans un égarement moral pire que l’immoralité de ceux que l’on punit. L’ironie de la satire politique ne peut que dévaster la dimension cartésienne de cette proposition judiciaire.
Fort heureusement, depuis la vengeance primitive biblique (sept fois le prix du sang) en passant par le talion (œil pour œil et dent pour dent) la justice moderne a progressé jusqu’à la capacité de comprendre et de pardonner pour rédimer, si possible, jusqu’au plus infâme. Une Amérique aux pulsions bestiales intellectualisées et sacralisées est ici dépeinte, quoique sans préjudice pour une Amérique éclairée que William Gass prétend bien incarner. Non sans cohérence avec son Tunnel, dont le narrateur rédige un opus monstrueux destiné à dresser le mémorandum d’un procès de Nuremberg que n’aurait peut-être pas désavoué Hannah Arendt en son Eichmann à Jérusalem[6]… Après un pavé que les lecteurs hésitent à ranger entre le rayon de l’étouffant illisible et celui de l’œuvre géniale, l’écriture virtuose des récits du vieil écrivain permet alors l’assomption d’un conte philosophique inquiétant, d’une « sonate « puissamment discordante, d’un apologue politique des plus brillants.
S’intronisant juge de l’humanité, Joseph Skizzen a l’impudence de régir un Musée de l’inhumanité. Mais il en est le seul juge et partie, le seul créateur et spectateur, puisque par discrétion, peur de se faire remarquer, il ne le construit et ne l’enrichit que dans son grenier. Il faut dire qu’il a une généalogie suspecte : ses parents, Autrichiens, sont parvenus à se faire passer pour Juifs afin d’émigrer aux Etats-Unis. Voilà pour l’écho au Tunnel, mais un autre écho s’entend depuis la Sonate cartésienne : Joseph Skizzen est professeur agrégé de musique de son état, avec une préférence pour Chopin, au détriment de Schönberg. Où l’on devine que la satire du milieu universitaire ne perd pas son temps… La biographie fictive de Joseph emprunte un lent cheminement, depuis son enfance où il dévore maints livres et partitions, fréquentant la bibliothèque locale au rangement peu cohérent, jusqu’à ce que mûrisse « l’idée d’un musée qui rappellerait à ses visiteurs la vilénie de l’humanité - non sa noblesse et ses triomphes mais sa vulgaire cupidité ». Peu à peu, il accumule des fiches, non pas sur des objets, mais sur des événements de l’Histoire : guerres, massacres, d’Athènes à la Vendée, de l’Arménie à l’Ukraine, en passant par Gengis Khan. La conclusion du personnage testamentaire de notre romancier des culpabilités est amère : « Je ne sais pas si la beauté est encore possible ici-bas ». Il n'est pas certain que l'on doive adhérer en tous points à cette sorte de défaitisme où l’inhumanité l’emporte sans distinction...
Comme Eve sur la prometteuse pomme du Jardin d'Eden, c’est la ruée sur Facebook… Des millions de membres de par le monde, nos ados scotchés comme des larves sur leurs murs et en attente du message fun ou de la notification salvatrice, nos papys et mamies bientôt entraînés dans leur sillage… En être ou ne pas en être ; pire, afficher moins de 130 amis, sous-borne fatidique de l’impopularité. Nos moralistes sérieux ont-ils bien raison d'assimiler au serpent tentateur l’invention géniale de Mark Zuckerberg ? La parution d’un petit pamphlet, Petit dictionnaire énervé de Facebook d’Eliane Girard, vient à point nommé pour achever le monstre. A moins que la bête soit plus fine qu’il n’y parait et révélatrice des résistances et des ringardises de nos censeurs d’opinion parfumés aux saveurs d’une éthique hautement responsable… Mais il faudra de deux jouets faire bonne mesure si l'on y ajoute un IPhone qui aurait lui aussi un projet totalitaire...
Même si cet instructif et divertissant opuscule mérite d’être pris fort au sérieux, tempérons d’abord notre adhésion : s’inscrivant dans une collection qu’on pourrait presque dire d’utilité publique, il côtoie d’autres « Dictionnaires énervés », sur le foot, sur les profs et l’école, sur la politique… Ainsi il obéit à la loi du genre, à charge pour l’auteur de trouver les failles, les perversions, les ridicules de la chose. Il faut admettre que Facebook peut prêter le flanc à une critique qui s’en donne à cœur joie.
Que valent en effet 543 amis, quand Cicéron associait un ami « à l’honnêteté et la vertu », quand l’ami est celui qui essuie vos larmes et vous prend dans ses bras, quand l’ami est fidélité et horizons partagés ? On assiste en effet avec Facebook à une déperdition du vocabulaire. Y compris de la confidentialité. Que penser de ses conditions, des difficultés à se désinscrire, voire à se dépêtrer d’un malveillant qui usurperait votre identité, qui publierait sur votre mur des insultes et des mensonges, du plaisantin ou de l’indiscret vous entraînant, via la surveillance du conjoint ou du patron, à des désastres conjugaux ou professionnels ? Fini le confidentiel ami. Sans compter sa propre maladresse, en postant sa photo en tenue débridée, en fumeur de ganja, en bébé avec tétine aux lèvres…
On peut également pointer la vulgaire ineptie de la plupart des échanges facebookiens, l’addiction à cet écran anti-solitude illusoire, l’exhibitionnisme et le narcissisme ineptes des selfies, les pseudos grotesques, les yeux caves de nos gosses facebookés pendant la moitié de la nuit et surpris à poster par mobile pendant les cours une gracieuseté du type : « Le prof de maths est naze ». Et encore nous sommes restés corrects en termes d’orthographe, de langage SMS et de vocabulaire… Sans compter les jeux et questionnaires puérils (qui n’attirent pas que les pré-pubères), les apéros Facebook déchirés à l’alcool, les appels aux blocages des lycées, les fans de mille niaiseries ou autres produits commerciaux. Tout cela au service de la publicité invasive qui s’empare de nos hobbies, de nos goûts et nos convictions pour nous mitrailler d’annonces ciblées, tout cela au service du portefeuille financier de notre ami Mark, de ses associés et actionnaires. Quant à ces textes, ces images que nous y postons généreusement, que deviennent-ils, empruntés, volés, sans respect aucun de l’intimité, du droit d’auteur… Au point qu’une « licence de propriété intellectuelle » accorde l’utilisation de nos productions « sans redevance et mondiale » à l’ogre géant Facebook !
C’est à tous ses travers, et bien d’autres, qu’Eliane Girard s’attaque, non sans humour et causticité. En ce sens, elle fait œuvre morale. Mais ne jette-t-elle pas le bébé avec l’eau du bain ? La malheureuse, elle ne consacre que trois pages à l’éloge de son sujet d’élection : l’un est sauvé de son suicide grâce à son message, l’autre trouve des donneurs de sang, une autre encore a vu son cancer de l’œil repéré et guéri grâce à une photo de profil. Elle rappelle également le rôle positif de notre réseau social dans la révolution tunisienne, à laquelle il faut ajouter l’Egypte, voire d’autres pays muselés par des dictatures, en espérant que les promesses n’avortent pas devant un nouveau socialisme clanique et autoritaire ou devant un islamisme qui pourrait lui aussi user de Facebook.
Il y a en effet en cette affaire un défaut de raisonnement. Faut-il reprocher au couteau les meurtres qu’il a causés, ou le remercier pour sa capacité à peler les légumes et assurer sa survie ? En ce sens Facebook est neutre : vous n’en ferez que ce que vous voudrez en faire. Soyez intelligents, courtois, prudent ; proposez des contenus sans violence ni vulgarité et vous aurez un bel et bon réseau social. Il ne s’agit pas là de censure, mais d’éducation. Quant à l’argument qui consisterait à dire que le virtuel nous coupe des relations réelles, invalidons-le à l’instant. Qu’étaient les relations humaines concrètes avant le livre, la radio, la télé, internet et Facebook : la plupart du temps, l’ennui, quelques pelés, toujours les mêmes, autour de nous répétant les mêmes histoires, les mêmes vulgarités et préjugés… Le bon vieux temps des soirées culturelles au coin de la cheminée auprès de brutes tyranniques, quelle merveille ! Ainsi, retrouver de semblables stupidités sur les murs et profils n’a rien d’étonnant. Cependant, élargir son horizon d’amis, même au sens facebookien, ne peut être qu’ouverture d’esprit. Il y a de très beaux et bons murs, des amis que l’on a plaisir à retrouver et encourager d’un petit mot, et des réseaux d’intérêts et de pensées particulièrement vivifiants… Quand à nos ados, n’ayez crainte. Si les paresseux le resteront en se dispersant en niaiseries, les autres sauront être sur Facebook en travaillant, comme votre serviteur en écrivant cet article…
Et faudrait-il avoir été naïf au point de croire que notre Mark Zuckerberg ait imaginé ce concept pour les seuls beaux yeux de l’humanité ? Certes, une part d’idéalisme pouvait l’animer en ce dialogue festif entre les individus du monde entier. Mais on se doute bien qu’il en retire une fortune grâce à la publicité et la gestion de nos informations. Bravo ! Ne soyons pas jaloux. Rien n’interdit d’adhérer, de le quitter, d’imaginer un autre concept de réseau social : au travail ; la critique est facile, dit-on, et l’art est difficile. Rien n’empêche d’opposer à ce fleuron du capitalisme libéral, un outil de libertés plus libéral encore.
Il ne s’agit ni de s’extasier béatement, ni de ronchonner contre les innovations. Gardons notre esprit critique, sans choir dans la moralisation hautaine et désuète. Etre contre les OGM, contre les nanotechnologies, contre les mères porteuses et les expérimentations génétiques, contre Facebook, c’est trop souvent se donner une posture éthique de sage, mais la sagesse n’est en rien l’immobilisme. A chacun de consommer Facebook, comme la pomme d'une connaissance ouverte, sans être consommé. Et si nous publiions cet article sur… Au fait, quoi donc ?
Je ne suffirai pas à faire l’éloge de mon IPhone… Si belle et cristalline miniature que n’ont pas même rêvée Les Mille et une nuits. M’offrant messages, sites internet préférés, conversations téléphoniques et vidéo conférence Face Time, toujours j’emporte avec moi mon Schubert et mon Jean-Sébastien Bach préférés, toujours je peux fournir mon blog en chroniques, sonnets ou fragments de roman-feuilleton, toujours je consulte dans le désert de la solitude ce profil Facebook qui eût enchanté le troubadour de l’amour courtois et lointain… Quand soudain j’apprends que je suis filé, traqué, localisé, piégé, bombardé de pubs, qu’Apple sait tout de mes déplacements (d’autant plus que j’ai téléchargé ce merveilleux Google Earth), que ma vie la plus privée est mémorisée, fichée, pillée, revendue, utilisée à charge contre moi, contre vous. Pauvre pomme je suis. Heureusement la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés) veille, sans compter Monsieur Daniel Kaplan qui vient à point pour nous alerter avec son livre : Informatique, libertés, identité. Ouf, je l’ai échappé belle ! Vite, poubelle pour l’IPhone ; et me voilà retrouvant liberté, sérénité et privacy, hors de toute ingérence totalitaire. Mais est-ce si simple ? N’y a-t-il pas pires totalitarismes ?
Il faut admettre que la menace n’est pas totalement infondée. Tant d’informations dans une seule main est évidemment potentiellement dangereux. Sans compter que lorsqu’aux dépens des individus, Google Street View collecte des images et les données des réseaux wifi privés (y compris des mots de passe et des informations liées par exemple aux orientations sexuelles) à l’insu des personnes concernées qui ne s’étaient engagées en rien à l’égard de Google. La CNIL a joué son rôle en prononçant en 2010 une sanction de 100 000 euros à l’encontre de cette société. Ainsi tout (ou presque) savoir sur des individus libres, à leur insu, dans le but d’une exploitation commerciale est évidemment moralement, et judiciairement, répréhensible. Mon cher IPhone serait donc dans le même cas.
Pas si simple. Je ne l’ai pas acheté en toute naïveté. Ne savions-nous pas déjà que nos cartes bancaires et nos téléphones portables répertorient nos déplacements et nos achats ? Ainsi, avant même d’avoir acquis mon bijou, ma banque, mon opérateur téléphonique, la police, si lui était nécessaire de se renseigner, savaient que j’ai dîné dans le restaurant La Lucana (je vous le recommande) à Vielha, dans le Val d’Aran espagnol le mercredi 2 mars dernier. Hélas la facturation électronique pas encore au point ne vous dira pas que j’ai goûté la délicieuse bière « Inedit » d’Estrella Dam, crée avec le concours du fameux Ferran Adrià (page de publicité non sponsorisée), ni si dans une librairie j’ai acheté un volume du « Sonriso vertical » (fameuse collection littéraire érotique) ou le dernier Arturo Bolano… Mais cela ne saurait tarder. Il m’aurait suffi de payer en liquide pour être protégé de toute indiscrétion. On savait également que j’ai téléphoné depuis les hauteurs enneigées de la cabane d’Antignac, le 26 février, où le recours à la solitude des forêts[1] et des montagnes n’était ainsi plus protégé.
Ainsi, achetant mon compagnon fétiche, j’étais déjà prévenu. Je n’ai franchi qu’un pas qualitatif et quantitatif, en échangeant, par une sorte de contrat à la fois financier et tacite, un bouquet de services contre la couronne d’épines de la captation d’informations… Goole Earth saura sur quelle crête orageuse je marche, sous quel rocher je dors, parmi quelle terrasse de café je lis El Pais ou les Sonnets de Shakespeare (gratuits sur Ebooks). Répondre non à la demande d’autorisation de divulguer mes coordonnées, suffira-t-il à me protéger de cette télédétection ?
D’après Daniel Kaplan, il est indispensable de nous alerter et de nous protéger de ce que d’aucuns appelleraient un totalitarisme rampant. La publicité ciblée est un exemple de l’efficacité de cette traque de l’information privée. Vous voyez bientôt Facebook vous proposer des pubs régionales (un hôtel local), des pubs afférentes aux loisirs qui sont les vôtres. Votre patron ou votre professeur épier les joies et les travers de leurs employés et élèves (mais aussi bien l’inverse), la police bientôt lire les réseaux sociaux et téléphoniques pour répertorier les fumeurs de joints, leurs dealers, les revendeurs et recéleurs, voire les menaces de mort, si vous avez la stupidité de les y publier.
Car le coupable n’est-il pas soi-même d’abord, si l’on a la bêtise d’exhiber ses vices, ses vulgarités, ses insultes, ses crimes ? Ni Facebook ni IPhone ne sont responsables des délits que nous y avouons, de la géolocalisation qui aura permis de constater que nous étions bien sur la scène de crime à l’instant t. En ce sens ce n’est pas Facebook ni IPhone qu’il faut changer mais nos comportements.
Reste que c’est n’est pas parce qu’à côté des infos sur mes marches en montagne que je publie sur mon mur apparaissent des promotions pour des chaussures de randonnée, que je vais cliquer aussitôt sur le lien et acheter. Je ne suis pas assez niais pour cela. Et si j’achète, ce sera en connaissance de cause, d’autant plus que la recherche informée sur internet précède maintenant l’achat ciblé en magasin.
Mais heureusement Daniel Kaplan ne s’arrête pas à la plainte et à la récrimination, il propose des solutions. D’abord un encadrement législatif qui permettrait de protéger les citoyens contre les intrusions abusives, les rétentions d’informations confidentielles, leurs utilisations par des états, des entreprises, des réseaux mafieux… Ensuite, sa réflexion devient proprement stimulante. En effet, dans la mesure où ce dévoilement des vies privées vient d’abord des citoyens eux-mêmes, il encourage à la fois l’expression, donc sa liberté, et la tolérance.
Allons plus loin. Entre désir de reconnaissance et connaissance de l’autre, les moyens facebookiens et iphonesques sont absolument vertigineux et sont des gages de créativité, malgré le risque de voir chacun de nous se diluer parmi des milliards d’individualités concurrentes et finalement banales. Il reste à chacun la responsabilité de se faire individu unique et remarquable, qu’il s’agisse de son moi urbain, concret, quotidien, ou de son moi virtuel, sur les murs, dans les fichiers, parmi les blogs, tout ce dont fourmille notre IPhone, nouvel Iris, cette messagère des dieux qui, au moyen de l’arc-en-ciel reliait le ciel à la terre, et aujourd’hui relie l’humanité en sa multiplicité.
Rassurons-nous, il reste toujours d’excellents moyens de recourir à l’anonymat et à la liberté : payer en liquide, acheter un timbre pour poster une lettre, éteindre son IPhone le nombre d’heures et de jours souhaités. Aucun contrat ne m’oblige à l’allumer. De plus le monopole, qui serait effectivement une condition sine qua non d’un totalitarisme mineur, n’est en rien assuré à Apple. Vous pouvez-être BlackBerry, vous pouvez aussi, si le capitalisme de votre contrée est assez libéral, créer et vendre votre ordiphone, propager votre réseau… Si vous êtes jaloux, qui vous empêche de devenir le prochain Steve Jobs, sinon vous-même ?
Sans compter que, selon l’idée de Kaplan, il suffit, sur nos instruments internet, de pratiquer l’hétéronymie : se créer des avatars, des pseudos, en développer les personnalités, les goûts, sans qu’ils soient tatoués avec l’identité réelle. Et si la police vient y lire nos travers, c’est à la loi de déterminer dans quel cadre elle est autorisée à fouiller nos Facebok et nos IPhone, à décrypter ces hétéronymes, au service d’un état attaché à la sécurité et aux libertés et non à la tyrannie inspirée du « Big brother » d’Orwell[2].
Il s’agit là non seulement de la légitimité de notre appareil législatif, mais également d’éducation. Dès l’école, il faut apprendre à se prémunir des dangers d’internet, certes, mais aussi à utiliser nos nouveaux outils au service de la construction du moi et de la socialisation dans une république des droits et des devoirs, des libertés enfin. De plus, la vie privée qui avait tendance à se rétracter, par pudeur, parfois excessive, par peur du regard des autres, voire par égoïsme, se voit grâce à ces outils, et plus encore par l’IPhone, ce tout en un éminemment portatif, devenir infiniment décomplexée. Et l’individualisme se voit devenir ouverture et communication. Plus encore qu’avec l’individualisation de l’humanisme et des Lumières, l’individu peut non seulement prendre en charge son propre développement, mais aussi accepter la singularité de celui d’autrui. Rien donc ici de totalitaire, tout au contraire.
Quant à l’accusation de totalitarisme que d’aucuns jetteraient sur le dos de Microsoft (certes attaquable de par sa situation frôlant par occasion le quasi-monopole) de Google ou d’Apple, il faut la contrer hardiment, malgré cette collecte d’informations tentaculaire. Outre que nous devons nous éduquer nous-mêmes à nous échapper, à légiférer avec circonspection, et se moquer d’une telle pêche au gogo, il faut se méfier de l’anti-américanisme sous-jacent à cette diatribe. D’autres totalitarismes plus délétères et moins voyants, occultés, nous menacent, voire nous tiennent déjà entre leurs griffes. Sans parler de la chape de plomb fondu que représente l’islamisme à l’assaut de la Méditerranée, sinon de l’Europe, nous avons notre état français qui pétille, comme un mauvais mousseux trop gazeux, de règlements, de lois, de décrets, de directives administratives qui freinent l’initiative entrepreneuriale, qui réduisent la liberté d’expression. Ils sont les marques d’une tentation totalitaire, partagée autant par les Le Pen que les Mélanchon, les donneurs de leçons communistes et écologistes aux pensées globales et salvatrices, les thuriféraires roses de l’état providence aux impôts confiscatoires et aux fonctionnaires pléthoriques, voire l’UMP colbertiste. Sans parler de ces euphémismes, les « zones de non droit », qui sont de petits états totalitaires bien réels, aux mains du crime et du délit, de tyrannies ethniques, religieuses et mafieuses… Il est certes éminemment nécessaire de veiller aux libertés informatiques, mais il ne faudrait pas que la critique de l’IPhone nous détourne de son utilisation par les bandes violentes des quartiers dit « sensibles ». Et dans ce cas-là, ce n’est pas le couteau qu’il faut conspuer et enfermer, mais la main qui le tient. Y compris si la main régalienne de l’état, empêtrée par des lois qu’elle ne fait pas appliquer, n’est pas en mesure de retourner le couteau de la justice contre la main du crime impuni. Qu’on se l’IPhone…
PS : L'on apprend (le 29 04 11) qu'Apple, devant les protestations, vient d'attribuer cette collecte de données à un "bug". La mémorisation des informations liées à la géolocalisation devrait être bientôt désactivée. Ce qui montre que les entreprises capitalistes, si tentaculaires qu'elles soient, sont plus sensibles que les états aux protestations du public, c'est à dire de leurs clients libres d'aller se fournir ailleurs si le service accuse un dysfonctionnement.
[1] Voir : Le Traité du rebelle ou le Recours aux forêts d’Ernst Jünger, Bourgois, 1981, dans lequel la forêt est le refuge de la dissidence.
Rédigeant Mein Kampf, Hitler était un écrivain engagé. En faveur d’une « grande Allemagne », d’un « Reich de mille ans ». Hélas, ces splendides perspectives passaient par la guerre, le meurtre de masse, le totalitarisme. Il était bien plus moral, quoique infiniment dangereux, de s’élever contre la tyrannie nazie au moyen de l’écriture. C’est que fit Heinrich Mann dans La Haine, dès 1933, en dénonçant « leur méprisable antisémitisme ». Malgré les infects pamphlets anti-juifs de Louis-Ferdinand Céline, les Français ne laissèrent pas s’endormir leur plume. C’est ainsi qu’en 1943, dans un recueil clandestin, L’Honneur des poètes, où il côtoyait Aragon et Desnos, Paul Eluard publia le poème « Courage ». Ce poète autrefois surréaliste, né en 1895 et mort en 1962, veut ici insuffler l’espoir de la libération à la ville de Paris, occupée par l’armée allemande. Comment Eluard met-il ses talents poétiques au service de la lutte contre le nazisme ? Nous étudierons d’abord l’allégorie de Paris, ensuite la relation entre révolte et espoir de libération, pour aboutir à la dimension argumentative au service de la poésie engagée.
Paris, à l’anaphore de ce poème en vers libres, est allégorisée. A travers sa « faim », ses « vieux vêtements », sa « maigreur », la ville devient une personne symbolique aux attributs nombreux. Pensons ici à Marianne, allégorie de la République française. Désignant par métonymie ses habitants et la France toute entière, elle est d’abord présentée avec des termes péjoratifs, dans un registre pathétique, de façon à attirer la pitié du lecteur et son attention sur les conséquences de la Seconde Guerre mondiale.
Mais cet apparent blâme de Paris est bientôt rédimé par l’éloge et les termes mélioratifs : « belle ville », « fine comme un aiguille et forte comme une épée », antithèse montrant l’intelligence et la puissance militaire de cet instrument de justice, ou « le matin de Paris »… Il s’agit d’une plus vaste antithèse parcourant tout le poème pour rendre sensible le contraste entre l’état désastreux où l’a rendue l’occupation et le potentiel magique de cette ville célèbre entre toutes.
A l’anaphore encore, le poète tutoie Paris, la plaint, la couvre de tendresse, l’encourage (pour reprendre le titre) à se libérer. Tout cela au moyen d’un registre réaliste (ses « travailleurs affamés ») et aussi lyrique, non pas seulement parce que l’auteur fait part de ses sentiments à son égard, mais parce qu’il lui adresse un chant émouvant et admiratif à travers des comparaisons : « Paris tremblant comme une étoile ». L’allégorie est donc au service de la passion de son peuple qui ne peut que se révolter et doit avoir à cœur de libérer sa ville symbole.
Le spectacle de ce « Paris outragée », pour reprendre les mots du général de Gaulle, joue en effet le même rôle que son fameux appel du 18 juin 1940. Paul Eluard veut susciter la révolte de « tout ce qui est humain en [ses] yeux ». Le tutoiement de la ville alors est remplacé par « notre », « ayons », de façon à rassembler une émotion collective. La conscience de l’intolérable a enfin saisi les Parisiens qui reprennent foi en l’avenir : « l’espoir » de la libération est associé aux métaphores du « rayon », de la « lumière » et du « printemps ». Non seulement la promesse du retour au paradis perdu éclaire la fin du poème, mais le nazisme « a le dessous ».
Les tyrans en effet sont ici violemment blâmés : « Nous qui ne sommes pas casqués / Ni bottés ni gantés ni bien élevés » est une charge ironique contre la proverbiale tenue de la Wehrmacht et des SS, qui sont des « esclaves nos ennemis », c’est-à-dire victimes eux aussi de la dictature hitlérienne, et sont désignés comme les ennemis à abattre, tout cela dans une foi indéfectible en l’intelligence puisque « La force idiote a le dessous », façon implicite de dire que Paris aura le dessus. Reste que leur humanité peut leur permettre de « comprendre » et de « se lever », façon de dire que le poète et la France peuvent et doivent pardonner les repentis. En ce sens, la dimension épique et humaniste du poème a pris la place du surréalisme auquel était attaché Eluard. Et une fois de plus le registre épidictique est au service de l’engagement…
Le poème engagé s’appuie sur une argumentation. Blâme et éloge sont les registres de l’argumentation qui s’appuient sur le présent, quand le délibératif manie le futur. En conseillant, ordonnant et prophétisant, le poète guide, comme la Liberté de Delacroix, les peuples vers un avenir radieux de liberté. Ainsi « Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde » pour reprendre la conclusion de Shelley à sa Défense de la poésie.
Ecrivant en vers libres, sans ponctuation, dans un libre élan poétique, Eluard, donne l’exemple de cette liberté promise. Les poètes ici, comme le souligne Pierre Seghers dans La Résistance et ses poètes (un essai de 1974), « ne sont pas d’éternels rêveurs ». Ils doivent s’engager : « la politique les concerne puisqu’elle les protège ou qu’elle les broie ». Leur lyrisme, leur talent musical et de créateur d’images se doivent d’être au service de la lutte contre la tyrannie. Ainsi, dans ce même recueil L’Honneur des poètes, Eluard, Aragon et Desnos, tous sous pseudonymes, plus que pour éviter la censure, pour éviter l’arrestation et la mort, en 1943, publient « Courage », « Ballade de celui qui chanta sous les supplices » et « Ce cœur qui haïssait la guerre », pour exalter les héros de la Résistance et le sentiment patriotique. Rappelons-nous qu’Aragon publia « La Tapisserie de la grande peur » pour évoquer l’horreur de la débâcle de 1940, dans Le Crève-cœur, aux éditions La France libre à Londres, en 1944. Qu’Eluard écrivit « Liberté, j’écris ton nom », poème qui fut parachuté sur la France par des avions anglais. Ce qui prouve bien l’impact réel de la poésie non seulement sur les cœurs mais les mains de ceux qui se dressent contre les totalitarismes…
Ainsi, Eluard se place dans le fil d’une grande tradition : d’Agrippa d’Aubigné qui au XVI° dénonça les guerres de religions dans Les Tragiques, en passant par Voltaire s’attaquant au fanatisme dans La Henriade, jusqu’à Victor Hugo conspuant le second Empire de « Napoléon le petit » dans Les Châtiments, la veine engagée n’est pas prête de se tarir…
Le « courage » d’écrire est alors bien proche du courage de combattre les armes à la main. Lyrisme, pathétisme, éloge et blâme, délibératif et persuasion, car ici l’appel aux sentiments du lecteur pour Paris allégorisée est intense, sont les moyens que se donne le poète pour faire adhérer les Français à sa révolte, à sa volonté de libération. C’est ainsi que l’on contribua, aux côté des libérateurs américains, à chasser la tyrannie. Hélas, Eluard et Aragon, s’ils luttaient contre le nazisme, adhéraient au communisme soviétique stalinien, écrivaient des textes à la louange de Staline. Si Aragon, plus tard, a pris un peu ses distances avec cet aveuglement, il n’en reste pas moins que lutter contre un totalitarisme n’oblige pas à en glorifier un autre. S’engager, oui, mais avec discernement, ce qui n’est peut-être pas aisé. Dans Le Royaume du fruit-étoile, le poète caribéen Derek Walcott[1] rendait hommage, grâce aux vers de « Dans les forêts d’Europe » à son ami Joseph Brodsky, poète russe qui passa quelques années au goulag pour s’être livré à une activité anti-sociale : écrire des poèmes. En ce sens la tour d’ivoire du poète lyrique qui chante ses amours personnelles est un engagement plus vivifiant que tous les engagements politiques : l’engagement pour le caractère irremplaçable de la liberté individuelle.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.