traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry,
Métailié, 2022, 192 p, 19 €.
Santiago Gamboa : Prières nocturnes,
traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry,
Métailié, 2014, 312 p, 20 €.
Une maison ne devrait-elle pas être un cerveau réalisé, une personnalité à l’égal de son propriétaire ? Il s’agit bien là de « la demeure idéale » du professeur de philologie qu’un prix a honoré, lui permettant cet achat depuis longtemps convoité. Avec sa vieille tante, gloire ancienne du combat contre l’extrême droite et admiratrice de Castro et de Mao, dont le handicap est peut-être la métaphore de la faillite des idéaux marxistes et communistes, il emménage avec « quatre cents caisses de livres » dans l’immense maison de Bogota pour une étendue de bonheur et de travail sans faille. Ainsi se déploient les cercles d’une vie et d’un monde autour d’Une maison à Bogota, sous le clavier du Colombien Santiago Gamboa. Plus éclatées encore sont ses Prières nocturnes entre les mondes vénéneux du sexe et de l’argent, peut-être de l’amour. La maison politique du romancier va-t-elle exploser sous les coups de boutoir de la réalité sud-américaine ?
Dans la maison du narrateur, le cercle s’élargit avec la cuisinière nommée Transito. Car partout le passé politique s’ensanglante de tragédies à cause des FARC (Forces Armées Révolutionnaire de Colombie). L’assassinat du frère de Transito par ses camarades est retranscrit grâce à sa voix bouleversée. Quant à la vie du chauffeur et son travail harassant à peine payé dans une mine d’émeraudes, cependant récompensé par un « caillou miraculeux », ils font l’objet d’un autre récit emboité. De même pour l’infirmière Elvira, maîtresse sensationnelle, dont le mari succombe aux ravages de la drogue. Les maux de l’Amérique latine étant ainsi concentrés dans cet « espace dominé par la mémoire ».
Et comme les personnages, chacune des pièces de la maison, en autant de chapitres, permet à d’autres histoires d’affleurer, à d’autres lieux d’être évoqués, comme à l’occasion de la salle de bain, des hammams et saunas sur d’autres continents. L’immense mansarde est musicale et enfantine, où sont rangés disques et illustrés pour adolescents. Plus loin, les quartiers pauvres pourrissent de délinquance et d’enfance maltraitée, de crack et de colle, alors que dans la « ville nyctalope » l’on trouve une « fête nazie » et autres orgies sexuelles que l’on épargnera au lecteur sensible…
Le narrateur - qui sait s’il s’agit de l’alter ego de l’auteur - développe ainsi des facettes de sa vie, depuis son enfance et ses parents cultivés hélas morts dans un incendie, jusqu’à son développement intellectuel. Comme en une spirale à la fois centrifuge et centripète, les événements, les convictions et les menaces se multiplient, ouvrant leurs portes aux aventures sexuelles, aux étudiants révolutionnaires et tyranniques, non sans un humour parfois mordant et un pessimisme peu amène : « les relations humaines sont condamnées au désastre ».
Le tout forme un autoportrait du narrateur en cynique, dézinguant au passage un écrivain plagiaire, déballant pêle-mêle la cuisine locale, l’Histoire du dernier siècle, car « la politique était la maladie vénérienne du pays ». Ou convoquant l’écrivain français Echenoz, qui entonne un hilarant éloge de la vulve ! Tout cela au risque de voir surgir d’anciens et nouveaux démons : la tante, aux journaux intimes scellés était-elle complice des FARC ?
Au-delà du roman de société, du tableau politique, l’apologue du Colombien Santiago Gamboa est le théâtre explosif de la confrontation entre l’idéal et le réel. Si la maison de Bogota est une sorte de paradis, les alentours peuvent ressembler aux cercles de l’Enfer de Dante. Sans temps mort, le récit s’élargit, bouillonne, sa prose est effervescente, l’intertextualité innerve un pandémonium de situations, de registres, lyrique, élégiaque, tragique, sans exclusive. La composition romanesque s’enrichit de l’intérieur, à l’image des pièces de la maison, « faite de plusieurs strates, avec des galeries adjacentes », destinée à aboutir à un éloge de la bibliothèque, de « l’air et les nuages », pour reprendre le titre du terrible et ultime chapitre, en une réelle ode à la littérature : « Constituer une bibliothèque est un acte de foi en l’avenir ».
Il n’y a pas de tourbillons de saints, d’anges ni de Saint-Esprit lumineux en ces Prières nocturnes ; pourtant leur composition est fondamentalement baroque. Cosmopolite est ce roman, entre Colombie, Inde et Thaïlande où le nœud de l’action se déroule. Santiago Gamboa, né en 1965, dont on a ici traduit une demi-douzaine de livres, joue avec brio des récits alternés. D’une part ceux, autobiographiques, de Manuel et de sa sœur Juana, d’autre part celui du Consul colombien à New Delhi qui se voit chargé d’une triste affaire : veiller au destin du premier héros qui, soupçonné à Bangkok d’un lourd trafic de drogue, risque la peine de mort, au mieux trente ans de prison. Mais au-delà de l’intrigue policière exotique, satire politique et poétique romanesque jouent un feu d’artifice troublant…
Rien de religieux en ces Prières nocturnes. Tout y est profane ; y compris les « prières » adressées à une vie espérée meilleure par les protagonistes. Brossé avec allant, vigueur et réalisme sans apprêt, le portrait du jeune Manuel est éblouissant : de la tyrannie familiale aux esprits étriqués (« droite minable, mesquine et patriotarde ») de son enfance à la philosophie de Deleuze dont il devient un spécialiste, il se déploie entre les plaisirs précieux de la lecture, du cinéma d’auteur, la peinture de graffs sur des murs de béton, qui est son « art d’évasion » ; et l’amour protecteur de sa sœur Juana au point de travailler pour lui, par tous les moyens, à préparer son avenir, son évasion hors d’un pays dangereux et étriqué. C’est ainsi qu’en sa prison il confie son histoire au Consul écrivain et « chasseur d’histoires », lui promettant, non « un roman noir », mais « plutôt un roman d’amour ». Où la disparition de Juana est l’élément déclencheur. Disparition volontaire, dans le cadre d’une lucrative agence d’escort-girls, vers le Japon. C’est alors que Manuel se lance dans la piteuse aventure pour tenter de la retrouver, et convoyer une valise qui sera sa perte. Jusqu’à ce que le Consul et narrataire se lance à son tour dans la quête…
L'on trouve en ce roman existentiel et psychologique, quoiqu’à demi policier, des facettes parfois déjantées. Au choix, une autre narratrice, transsexuelle spirituelle, et bien des personnages hauts en couleur dont l’un se prend pour « un Rastignac créole ». Mais aussi, parmi cette composition transgenres littéraires, un colloque à Tokyo sur la littérature colombienne, un chapitre en forme d’éloge du gin et des alcools, parmi lesquels « le martini était la seule invention nord-américaine aussi parfaite que la forme du sonnet ». Plusieurs pays sont également portraiturés avec les dents de l’impitoyable satire : la Colombie déchirée entre dictatures nationalistes, crimes d’état, mafia friquée et sans la moindre dimension intellectuelle, préjugés réactionnaires, corruptions et guérilleros des FARC ; la Thaïlande, croupie de chaleur, de pollution et de prostitution. Plus indulgente est la radiographie du Japon, malgré le luxe sévère de son milieu prostitutionnel. Les tableaux de mœurs font mouche, même si le lecteur peut se sentir étourdi de la fureur et de la vanité de ces mondes où drogue et sexe tiennent lieu de vraie vie.
Santiago Gamboa mène son intrigue bien rocambolesque avec feu, maîtrisant les points de vue complémentaires des personnages qui livrent leurs versants de l’histoire. Parfois avec humour pour des sujets graves, comme lorsque Juana fait sa confession, s’adressant à sa « chère Inter-Nette ». Entre fuite à Téhéran auprès d’un mari jaloux, puis évasion par les soins du Consul, Juana, dont la beauté est une arme fatale, nous révèle les rouages de la prostitution internationale. Malgré sa détermination d’amasser une fortune pour pourvoir à l’éducation et au destin de son frère tant aimé, elle dit son « mal aux articulations et aux lobes de l’amour ». Avant de livrer au lecteur son corps aux tatouages venus de vagues et de naufrages célèbres, dont « La grande vague » d’Hokusai, corps devenu une œuvre d’art splendide et cruelle, figurant une mise en abîme du roman.
Le réalisme est vigoureux, oscillant entre vie contemporaine, tour à tour sordide et clinquante, et intrusion des allusions passionnées à la littérature, comme si l’on était autant en pays de roman que de métalittérature. L’écriture est évocatrice, rapide et sensuelle, aussi riche qu’efficace ; on y trouve des « glaçons comme rapportés de la caverne de Platon », des touches de roman-feuilleton et de haïku. De par et malgré les mondes traversés, paisibles, chaotiques, terribles, une certaine mélancolie, une inquiétude métaphysique sourdent inévitablement. De plus -et ce n’est pas une moindre qualité- les lieux communs familiaux et politiques sont pourfendus par les maximes du mentor de Juana, le vieux Monsieur Echenoz…: « Le pire pour une jeune fille c’est de se marier avec un jeune homme, c’est l’union de deux stupidités », ou « Sais-tu quel est le nom contemporain de la démocratie ? La perversité. Si un chimpanzé avec un tambour devenait populaire et amusant, il pourrait être élu président », ou encore : « Je déteste les écrivains qui défendent de nobles causes ». En ce sens, Prières nocturnes, ode à l’amour contrarié entre frère et sœur - mais sans rien d’incestueux - initiation à la richesse financière et intellectuelle, à l’effroi et à la sagesse vaut bien un vade-mecum, hélas bien douloureux. Comme un portrait-charge, un Colombian Psycho, jeté à la face de la Colombie, voire de l'Amérique latine...
Homme-orchestre dans le parc d’attraction de la littérature baroque latino-américaine, Santiago Gamboa n’écrit pas sans grave sérieux, entre roman d’initiation psychologique et politique, ni sans ironie envers les clichés de l’aventure et du policier. Si, comme pour un de ces personnages, « être écrivain était le maximum de ce que pouvait espérer un être humain », nul doute que Gamboa, et le Consul son double, atteignent ce maximum : celui d’un édifiant divertissement haut en couleurs, aux qualités sociologiques, poétiques et tragiques… Aussi tragique finalement que le sort réservé à sa maison, témoignant peut-être d’un certain goût mélancolique, voire nihiliste…
Journaliste, diplomate, Santiago Gamboa né en 1965 est un romancier nombreux, dont on a ici traduit une demi-douzaine de livres. Des Hommes en noir[1] révèle un roman policier fort noir. Le témoin n’est autre qu’un jeune garçon, du haut de son arbre. Les trois véhicules aux vitres teintées attaqués à l’arme lourde, les échanges de balles et les cadavres, un hélicoptère évacuant les passagers. Malgré les traces effacées, ses yeux et sa mémoire en gardent la trace. La chose pourrait rester inaperçue. Sauf pour le procureur Edilson Jutsiñamuy, qui s’adjoint une journaliste d’investigation, Julieta, et son assistante Johana, une ex-guérillera des FARC, toutes plus incorruptibles les unes que les autres.L’enquête parcourt les réseaux de la Colombie, du Brésil et de la Guyane française, jusque parmi les Églises évangéliques.Voici à la fois un thriller violent et un documentaire sur la guerre civile. Le rôle du romancier restant celui de la dénonciation des tyrannies criminelles et politiques.
Plus excitant et fou est Retourner dans l’obscure vallée[2]. Ils ont fui la Colombie, vers l’Europe, et ne peuvent qu’y retourner. Manuela tente d’oublier les traumatismes de son enfance grâce à la lecture, la poésie, Tertuliano imagine une théologie de « l’harmonie des Maîtres anciens », empreinte de messianisme et de violence, le prêtre Palacios rêve d’être pardonné de son passé paramilitaire. Et parmi eux le consul et Juana, dont les amours sont en demi-teinte et cependant peut-être secrètement ardents. Et enfin le Consul et Juana, qui se poursuivent, se désirent, liés par des sentiments indéfinis. Parmi eux, l’ombre de Rimbaud, poète précoce et génial qui marche et se cherche dans des voyages sans répit. Qui sait si la solution est à Harar, au pays fantasmé d’un aventurier Rimbaud ? La narration polyphonique est vigoureuse, entre roman de société et enquête psychologique. Et si l’on veut découvrir comment un jeune écrivain latino-américain vient à Paris pour être au plus près de la littérature, mais auprès de la pluie froide, de la pauvreté des immigrés mais aussi des aventures érotiques, lisons Le Syndrome d’Ulysse[3], pour savoir comment retrouver son Ithaque…
La « maison » politique de Santiago Gamboa est à la mesure de sa psyché, mais aussi de son pays. Rêve-t-il d’une parfaite et paisible demeure où l’art et la littérature vivraient en toute sérénité, alors que les tempêtes révolutionnaires et criminelles le cernent ? Probablement sait-il sa tour d'ivoire impossible. À l’image de la condition humaine…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.