L’aube est-elle proche ? Est- ce que je dors ? Si je me le demande, c’est que je ne dors pas. Parce que je serais moi ? Suis-je encore moi, Vivant d’Iseye, modeste écrivain de son état, dans cette couche nocturne, menacé, soumis et consentant aux trashentretiens de la grande prêtresse des médias, Arielle Hawks en personne, avant qu’à mon tour je sois radiographié sur le grill de sa tendresse prédatrice… Les draps sont durs. À moins que le cycle des réincarnations soit enfin achevé. Je serais sur le plongeoir du vide ? Je suis quelqu’un d’autre déjà ?
Un autre coup de dés ADN qui d’une seconde à l’autre va cesser de tournoyer chaotiquement pour se disposer en une figure imposée sur la tabula rasa de mon cerveau.... Et, aussitôt, la tumeur maligne d’une personnalité inconnue, prédatrice, se développera. Mais je débloque, je démone ! L’on dirait que je m’ennuie comme un raté traînant le vide de son moi qui n’a rien d’un moi, vivant pas grand-chose, un moine pointillé qui tire à la ligne blanche... Comme si, de tous les vœux secrets d’un moi translucide, j’appelais la défroque et la batterie rechargeable d’un autre, d’une autre pour m’exciter à vivre des fictions et des réalités abominables.
Je serais schizodépendant ? Possédé par l’addiction des masques délirants ? Non… pas cet électrochoc récurrent du traumatisme ! En tous cas, comme tous mes patients lecteurs de leur inconscient, je suis dans un lit. Dans un suaire où j’ai sué toutes les marques christiques de l’inconscient du sommeil. Non ! Je sens que je découche de mon corps, que suis tiré comme sur un toboggan de galets vers le bas, comme les règles rouges lentement dégoulinant entre les jambes, que la peau de mon enveloppe mentale crève et se vide, aspirée, non ! par j’elle ne sais quelle présence qui la remplit à son tour... La tâche que je remplis ne va pas sans résistances. Il me faut accoucher du nouvel ADN de l’humanité. Sexualité féminine : moteur ! Qui n’aurait pas vu dans ce sexe le bouton de départ du plaisir et l’enclencheur de l’indépendance serait vidé du tube vaginal, cathodique et d’éprouvette. Nous qui jetons le tampax de la nuit et nous masturbons pour l’ouverture de la rose du matin, pour la liquéfaction de ses pétales, sa jouvence, parmi les huit mille fibres nerveuses de ce clitoris, douce pine essentiellement féminine érigée... Brusquement, je ne serais plus moi ! Une fois de plus... Ad infinitum. Les mains dans la serpillère baveuse et vulnérable d’un exigent sexe de femme qui serait le mien. Quelle horreur ! Et je ne peux pas m’empêcher de me tripatouiller, de me suaver des doigts et de me peindre des filets de soie profonde dans la chair jusqu’à ce que ça m’irradie sans cesse et me secoue de frissons de neige électrique et d’Yquem... J’elle reviens à la conscience devant l’œil d’une caméra que je devine armée par la prédatrice des médias...
C’était une scène d’ouverture, Dame Démona Virago, comment dirais-je, alléchante. Pour nos showsectatrices, je suppose...
- Chère Mademoiselle Hawks, vos doigts n’auraient-ils pas aimé remplacer les miens dans ce crémeux et bienheureux séjour ? L’expertise de votre langue, chère Arielle, si habile à l’interview, n’aurait-elle pas aimé remplacer habilement ma main entre ces pétales rosés aux humidités complices ?
Puisque notre invitée, la tonitruante Doctoresse et biochimiste, n’a pas voulu nous recevoir dans le secret de sa Clinique Gynécéa, nous l’offrons ouverte à nos showsectatrices et showsectateurs sur le fond intime de notre boudoir-studio, crevés de soie rouge, canapé de fourrure châtain. Elle est habillée ce soir de velours noir, combinaison bustier pantalon d’une seule pièce, implants mammaires et labiaux, mèches frisées aux fer et teintes cuivrées, boucles d’oreilles serpentines de jade vert arsenic, chaussures à talon épées, l’ensemble réalisé par l’agence Des Femmes & Des Sens. Commençons.
- Avec volupté. Parlons de moi. Parlons de l’humanité.
- Qui était votre père, Démona Virago ?
- Question traditionnelle. Machiste abolue. Sachez que le référent paternel et masculin n’est en rien indispensable, superfétatoire en fait.
- Vous vous flattez d’appartenir au signe zodiacal de la Vierge, bien que vous soyez née un deux janvier. Pourquoi mentir ?
- Nous ne sommes pas ce que nous sommes. Nous sommes nos mythes et nos créations. Certainement mon père était une déesse. Une déesse du souffle dans l’oreille de ma mère qui eut avec moi le plus saillant nombril du monde sur le globe de sa grossesse.
- Et du point de vue purement factuel et scientifique qui devrait être le vôtre ?
- Nous admettrons que le spermatozoïde qui a vaincu ses concurrents dans la course à l’ovule était le seul élément virtuellement lesbien qui put rendre possible le développement du fœtus que je fus dans l’utérus de ma génitrice.
- Vous n’avez pas dit que votre père était chirurgien au Central Hospital de Philadelphie. Un expert du cancer du sein, a-t-on dit. Il est mort d’un cancer du scrotum dont il a refusé l’ablation. Un cancer foudroyant, alors que vous aviez quinze ans. Doit-on voir là une explication, en quelque sorte psychanalytique, à votre vocation ?
- Irrecevable. Seul l’alcoolisme l’a tué. Et à grand feu encore.
- Parlez-moi de votre mère. Qui sûrement ne manque pas le direct de notre massacrentretien.
- Une femme sage et patiente, trop patiente. C’est à dire une opprimée. Des millénaires de culture mâle pèsent sur le cliché de ses frêles épaules et de son teint blanc d’avant les suffragettes. Sur ses thés à la bergamote et son panier à broderie d’avant Le Deuxième sexe. No comment.
- Démona Virago, vous vous êtes rendue célèbre grâce à l’insémination artificielle d’une ovule étrangère sur une Romaine de soixante-cinq ans. Elle put devenir mère d’un beau bébé. La presse mondiale s’en est fait l’écho outragé. Scandale et émerveillement. Applaudissements et pouces tendus vers le sable de l’arène médiatique. Ironie et apitoiement. Que leur répondez-vous ?
- Hélas, c’était un garçon.
- Vous avez repoussé les limites de la maternité, en dépit de la nature.
- J’ai permis aux femmes du troisième âge, qui sont déjà les plus nombreuses, de passer outre leur infertilité.
- Parce qu’elles représentent un formidable marché potentiel ?
- Parce qu’être grand-mère est une frustration que mon expertise technique permet de franchir, de rédimer. Parce que les femmes prennent en main leur destin de post-femme active, leur descendance enfin, pour que la sélection genrée, en une seconde étape de ma démarche, permette l’essor de la gynécratie.
- Mais pour quelle espérance de vie ? Quand cet enfant aura vingt ans, sa vieillarde de mère, si elle n’est pas déjà cadavérée, en aura peut-être fait un jeune vieillot à la mentalité défraichie. Ou un révolté d’un conflit de génération sans précédent. Un tueur de vieilles...
- Ce pourquoi je ne conçois plus que de concevoir des filles.
- Revenons à votre époustouflante carrière. Vous avez ensuite défrayé la chronique en cultivant des spermatides humaines destinés à mûrir dans des testicules de rats. Pourquoi ?
- Tout simplement, dans un premier temps, pour suppléer à une impuissance masculine.
- Bientôt les résultats furent si concluants que vous parveniez à reconstituer biochimiquement ces testicules animaux et réaliser ce mûrissement in vitro.
- La seconde étape destinée à pouvoir se passer de l’intrusion des hommes était en voie d’être définitivement franchie.
- Est-ce à dire que cette production artificielle des spermatozoïdes figure parmi les prémices de la disparation programmée de l’humanité masculine ?
- Oui, sans aucun doute. Sous peu, nous manipulerons les éléments suffisants de la vie, y compris l’ADN et les chromosomes, pour reproduire et modifier comme un légo la structure intime du spermatozoïde, strictement programmé pour n’engendrer que des fœtus féminins.
- De telles conquêtes et autres déclarations vous ont valu les foudres du Pape. “Seul Dieu est maître du dessein de ses créatures”, soulignait l’encyclique de Bologne.
- Voilà l’inquisition qui a pris son Viagra et relève la tête violette de son pénis épuisé... Les femmes ont toujours été des sorcières pour ce genre de religion monothéiste mâle. Ne me dites pas, Miss Arielle Hawks, que vous cautionnez ce genre d’archaïsme !
- On a vivement critiqué vos prélèvements ovariens, vos congélations d’ovocytes immatures bientôt fécondés afin d’obtenir une réserve d’embryons humains. Qui sont ces embryons ? Sont-ce déjà des personnes humaines ? Vous les avez peut-être fait naître. Les ferez-vous mourir aussitôt ? À quels trafics vous livrez-vous ?
- Aucun. Ils me permettent seulement, chez une femme aux ovulations paresseuses, d’obtenir une alternative à la stérilité. Il y a peu, avec une fécondation in vitro, l’on n’avait qu’une chance sur dix de voir naître un bébé. Bientôt les embryons obtenus n’auront plus qu’à être sélectionnés grâce aux biopuces à recherches ADN pour leurs performances sanitaires afin de les transplanter dans l’utérus de la future maman à chacun de ses cycles jusqu’au développement de l’heureux élu.
- Et ceux qui ne sont pas élus ?
- Ils n’existent de toute façon pas. Comme toute femme a droit à l’interruption de sa grossesse si elle n’a ni les moyens ni le désir de mettre bas, pour des raisons sentimentales ou techniques, ou si le fœtus est trisomique, la mère a droit de disparition sur les embryonclones non utilisés, comme sur ceux non souhaités pour des raisons génétiques et sanitaires.
- Peut-on vous faire confiance quant au nombre des embryons ? N’avez-vous pas une sorte de copyright, un droit d’expérimentation sur vos embryocréatures ? Qu’en ferez-vous ?
- C’est beaucoup trop de questions à la fois, Mistress Arielle... Vous allez embrouiller vos, comment dites-vous, “showsectateurs”...
- Répondez.
- Vous savez, si l’on transporte des cellules adultes de la patiente dans un ovocyte énucléé, cet embryon n’en est pas vraiment un. Seulement une virtualité aux fins d’étude. Pour, par exemple, imaginer de recréer des tissus aisément greffables sur le sujet elle-même. Comme des pièces de rechange que son propre corps aurait produit.
- Des clones à la merci de leurs propriétaires.
- N’abusons pas des mots, Mistress Arielle. Des cultures de laboratoire, voilà tout.
- En somme, une technologie médicale moralement anodine aux potentialités inouïes, n’est-ce pas...
- Merci de le reconnaître sans ironie.
- Sur laquelle vous conservez le copyright, les droits de reproduction, y compris dans les deux sens de ce dernier mot...
- Comme tout créateur. Comme vous-même sur vos entretiens qui sont vos créatures.
- Est-ce un droit faustien de reproduction de vos clonéatures ? Que dites-vous, Doctoressa Démona, de ce bocal à cornichons dûment étiqueté par les soins de votre établissement ?
- Qu’il ne s’agit que d’une culture organique... Comment avez-vous eu cela ? Qui vous a permis de violer nos locaux ? Dois-je porter plainte pour vol, Miss Charognarde ?
- Tout doux... Culture oui, mais dans cette apparence anodine d’eau salée, dans ce jus d’huitre au gorgonzola, ce sont ni plus ni moins que des embryons humanoïdes... Si nos experts le certifient, ils n’ont pu en dire plus sur l’opération étrange qui était là en cours... Cette éprouvette pot à moutarde aurait du mal à passer pour un vase zen. Prenez-le, Démona Virago, et dites nous qui sont les gentils garçons et filles aux ADN coupés collés qui s’ébattent dans ce placentaire liquide… Voire de gentils monstres femelles nantis de la force musculaire d’un mâle…
- Oh, pardonnez-moi !
- Vous aviez un bien beau bureau de marbre rose italien... J’espère que ces éclats de verre et la solution qu’ils contenaient n’ont aucun pouvoir corrosif...
- Dois-je supposer que par un faux-mouvement savamment conçu vous avez délibérément éclaté cette pièce à conviction ?
- Pour vous éviter d’être ridicule. Vos admirateurs achètent-ils vraiment de tels échantillons de l’eau de votre bain ? Poueurk...
- Chers showsectateurs, c’était notre séquence “Meurtre en direct. Vingt-huit féminhomoncules aquatiques balancés sur le sol aride du bureau des dépositions. Vingt-huit bébés innommables privés de toute possibilité de vie. Notre chère invitée est-elle coupable d’assassinat, d’avortement, de distraction de preuve tératologique ? Laissons s’égrener une minute de silence, sans même le ressac de la publicité, pour qu’en contemplant ce gros plan des marbrures du liquide sur fond de coquillages fossiles où agonisent nos embryons orphelins, nos showsectateurs puissent plonger dans les abysses de leur conscience et nous donner en temps réel leur verdict...
Oñati, Gipuzkoa.. Photo : T. Guinhut.
- J’elle est pire que je le pensais... Avoir jeté toutes mes créatures ! Le sperme de mon scrotum, le feu de mes reins, mes enfants romanesques, les personnages en gestation de mes livres... C’est comme si, éjaculant dans les draps froids de la solitude, j’imaginais que l’âme d’une femme, Ariellepeut-être, vienne féconder mes vies avant qu’elles se dessèchent. Les enfants que je n’ai pas eu, où seul ceux livresque dont mon état d’écrivain m’autorise. Où cette vieille bique de Virago est-elle allée pêcher ces graines de bébés condamnés ? Ne m’a-t-elle investi l’intérieur que pour me voler mes jus orgasmiques, me castrer ? Oh, je suis mal... Tous mes fantasmes me vomissent sur cette table de talk-show, table d’opération, table de jugement dernier... Dire que je suis bloqué dans les maxillaires ironiques de cette maîtresse femme immobile. Je sais, dès que la minute de silence sera achevée, j’elle...
- 51 % de vos showsectateurs sont donc d’affreux rétrogrades.
- Démona Virago ici présente, est-elle coupable de fomenter des naissances monstrueuses ? Oui, répondent à 89 % nos showsectateurs. Qui ne sont cependant pas des juristes.
- Auriez-vous demandé si j’étais innocente de la non évolution d’organismes pluricellaires d’origine humaine que vous auriez obtenu un chiffre nettement plus favorable.
- Eh bien ! essayons. Laissons à nos showsecteurs plus ou moins incultes et doués de raison quelques instants de réflexion pendant que défile sur votre écran cette publicité pour l’Abortion Clinic de Nice & Sans Remo montrant l’avant et l’après d’une jeune fille de quinze ans engrossée puis débarrassée... Voyez combien le rythme lourd du début de la séquence devient léger, allègre... Je suis certaine, Miss Virago, que vous adorez. Que vous appréciez l’esprit d’à-propos qui fait répondre au besoin d’enfant chez les couples stériles, ce désir d’éliminer un bébé non désiré, handicapant, voire venu d’un viol. Cherchez l’erreur. Ah, voilà votre réponse. Vous aviez raison : 51,5%. Comme l’opinion est versatile, n’est-ce pas ?
- À moins que mon succès ait été amoindri par la tournure partisane de votre première question…
- Oubliez-vous que la règle d’or du journalisme est de ne faire montre d’aucune opinion quand il ne s’agit que d’information ?
- Je n’ignore pas que choisir une information, sélectionner un adjectif et un talent rhétorique sont déjà des choix idéologiques et sexués.
- Pour que nous en tirions toutes les deux des retombées financières. Et une gloire, même et surtout digne de notre sorcellerie.
- Revenons à vos manipulations génétiques sur l’embryon.
- Pourquoi une femme devrait-elle se contenter de se reproduire en concevant un individu dont elle ignore tout, dont elle ne peut maîtriser aucun paramètre ? Physique, sexuel, mental, prédispositions aux maladies, traçabilité de la réussite, de l’insertion sociale et de l’équilibre affectif, de l’idéologie enfin. Chaque mère joue aux dés avec sa généalogie, avec celle de son machiste instrument reproducteur, pour être livrée au tirage sous les traits d’un strict inconnu fort risqué. Sans aucun recours au grattage. Nous n’acceptons plus d’être les esclaves de nos gènes. Encore moins de jouer à la loterie en introduisant un spermatozoïde étranger, et qui plus est forcément masculin, totalement incontrôlé.
- Vous allez faire hurler ceux pour qui les desseins de Dieu sont impénétrables.
- Je suis de celles pour qui les desseins de ce dieu patriarcal, ou plus exactement de la seule nature, sont troués de caries.
- Notre ADN, notre biochimie, véhiculent donc des caries. Comment les reconnaîtrez-vous ?
- La cartographie totale du génome humain est un jeu d’enfant. Comparez deux, trois, cent, mille portraits ADN. Connaissez les profils sanitaires, psychologiques et psychotiques de leurs propriétaires. Et vous isolez les gènes de l’obésité, de la maladie d’Alzheimer, de la myopathie, du crime, de la masculinité !... Il suffit de délivrer l’embryon des gènes nuisibles pour s’assurer un capital infante sain.
- Certains de ces gènes, si tant est qu’ils existent tous, ne sont-ils pas que des prédispositions, non des certitudes, des phénomènes multifactoriels, liés plus à des comportements sociaux et privés qu’à des déterminismes imparables ? Et que faites-vous des interactions complexes, chaotiques, non prédictibles ?
- Ce ne sont que les limites actuelles, provisoires et dépassables de notre science.
- Ne risquez-vous pas deviser des gènes fantasmatiques : gène du divorce, de la trahison, de la paresse, de l’agression, de la bêtise ? De confondre démarche scientifique et morale partisane, voire totalitaire ? Ferez-vous de celui dont vous avez dressé la carte d’identité ADN, un paria des Assurances, un exclue du marché du travail, un veuf de l’amour? On a dit qu’une grande société d’assurances, la Cosmos Destiny Trans Life dont vous voyez les images et récits hypocrites se dandiner sur notre fenêtre pub, vous a proposé un vaste contrat d’exploitation ?
- Non... Puisqu’il aura déjà été sélectionné pour son zéro défaut avant d’avoir obtenu l’autorisation de se développer et de naître. Et de surcroit, pour moins de risque, sélectionné uniquement féminine.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.