traduit du chinois par Camille Loivier, Zulma, 2003, 224 p, 15 €.
Dai Sijie : Les Caves du Potala, Folio, 2022, 226 p, 7,60 €.
Sheng Keyi : Un Paradis,
traduit par Brigitte Duzan, Philippe Picquier, 2019, 178 p, 17 €.
Chen Lemin : Le Dernier lettré,
traduit par Jean-Claude Pastor, Picquier, 2021, 176 p, 24 €.
Yu Xiuhua : La Femme sur le toit,
traduit par Brigitte Guilbaud, Picquier, 2021, 112 p, 18 €.
Considéré comme une fierté de la Chine, y compris par Mao Ze Dong en personne, Le Rêve du pavillon rouge[1]fut écrit au XVIII° siècle durant la dynastie Qing. L’on parle même à son égard de « rougeologie ». Cependant, depuis un demi-siècle, les Chinois, bien qu’aujourd’hui la plupart se satisfassent de la prospérité économique, vivent le cauchemar du pavillon rouge. Aussi faut-il se demander comment être encore un lettré sous le couvercle communiste chinois… Comment garder sa liberté impossible d’écrire, de peindre, sa liberté religieuse ? Chen Ming connut le pire des années Mao : le goulag et le harcèlement. Son récit, à la plume tremblante et digne, est inoubliable. Sous l'euphémisme du titre, sous sa douce qualité poétique bien chinoise, se cache l'horreur. À l'enfer des Nuages noirs s'amoncellent de Chen Ming, Sheng Keyi prétend préférer Un Paradis, évidement un apologue satirique. Alors que Dai Sijie narre l’écrasement du Tibet et de son peintre par les gardes rouges dans Les Caves du Potala, un lettré tel que Chen Lemin se raconte, confiant sa fidélité à la tradition. Quant à la recette pour être poète à succès sans ennuis, elle est claire : Yu Xiuhua n’évoque rien d’autre que des sentiments quotidiens. Ecrivains, peintres, poètes, ils sont tous affectés, détruits par le communisme, à moins d’avoir pu fuir le pays ou d’éviter tout ce qui peut être politique.
Deux parties composent le récit autobiographique de Chen Ming, simplement écrit, sans afféteries stylistiques : l'une consacrée à l'ascension sociale d'un pauvre, l'autre à la machine à broyer du communisme chinois dans laquelle tombe et tourne le malheureux Chen Ming, en compagnie de milliers de semblables qui n'auront pu comme lui survivre et être libérés, puis réhabilités. D'autres, s'ils ont écrit, ne verront jamais leur livre ; ce genre de révélation sur la réalité d'un demi-siècle de tyrannie est évidemment interdit. Seul le hasard de la rencontre avec une étudiante française lui permit d'espérer une publication grâce à sa traduction, mais après la mort de Chen Ming en 1996.
Né dans la Chine des Empereurs, en 1908, il voit passer la république, la guerre sino-japonaise. Par des prodiges de courage, de labeur, d'étude, il s'arrache de la dégradante pauvreté familiale jusqu'à devenir professeur. En 1949, Mao instaure le communisme et son cortège de répressions : « mon corps serait moulu comme du grain et mon esprit cuit à petit feu par les interrogatoires répétés. Je ne pouvais non plus imaginer que ce cauchemar allait durer plus de trente ans. » Intégré au laogai (le goulag chinois), il pourrit dans des prisons collectives infectes, avant de participer à des chantiers où l'on fend à mains nues la montagne pour creuser des canaux. Autour, on meurt, on dénonce ses camarades en mendiant un recours auprès des autorités, on se suicide ; les gardiens rivalisent de sadisme. Il est littéralement « transformé en homme-merde ». Les détenus doivent « chanter les chants maoïstes, puis faire leur autocritique ». Libéré, il lui faut, comme un intouchable, rester balayeur, alors que les jeunes gardes rouges, dont le régime encourage la délinquance, répriment les « péchés bourgeois » de « l'intello puant », harcelant sa femme, pillant leur maison. Il fallait alors « trouver 900 000 vermines droitières ». « Un de mes amis qui avait simplement dit que les produits américains étaient de bonne qualité fut condamné à dix ans de camp ». Chen Ming démonte ainsi l'idéologie et ses perversions, pointant du coup les aberrations économiques : « l'idéal de vie communautaire » du Grand Bond en avant : « la multiplication de campagnes absurdes en vue de l'amélioration de la production réduisirent bientôt villes et campagnes à la misère et au désarroi »... Il ne s’agit pas là, admet l’auteur, d’ « une œuvre littéraire » impérissable, elle est certes bien moins diffusée que le livre rouge (« il n'y avait que ça dans les librairies ») mais le récit-témoignage, bien monté, efficace, est inoubliable.
L’on a beau penser avoir été vacciné par la lecture de Si c'est un homme de Primo Levi[2], de L'Archipel du goulag de Soljenitsyne[3] et des immenses Récits de la Kolyma de Chalamov[4], des écrits des camps nazis[5], l’on est saisi de frisson à l'idée que chacun d'entre nous aurait été à la place de Chen Ming, que notre sens de l'individualité, notre innocence, notre intellect auraient été à ce point bafoués, humiliés, martyrisés. Une fois de plus la littérature concentrationnaire voit s'allonger son catalogue. Nous savions, grâce aux 100 pages (sur 850) de la somme incontournable du Livre noir du Communisme[6] consacrées à la Chine, que des dizaines de millions de gens avaient été sacrifiés par le totalitarisme communiste, qu’aujourd’hui encore, dans des centaines de laogai, des esclaves fabriquent des produits que l'Occident achète à bas prix... mais le lire sous la plume tremblante et si digne de qui l'a vécu dans sa chair reste une épreuve émouvante. C'est avec une humilité sans borne que nos anciens maoïstes des années 1968 doivent lire Chen Ming. Quelle que soit notre sensibilité politique, rabattons notre enthousiasme devant tout régime, tout mouvement, qui paraîtrait promettre l'utopie sur terre.
Cao Xueqin & Gao E : Le Rêve du pavillon rouge,
Bibliothèque de l’image, 2017.
Photo : T. Guinhut.
Suffisamment imbu de sa superbe, le communisme chinois, en quelque sorte héritier de l’anti-individualisme confucéen, ne peut que se comporter en tyran non seulement à l’égard de sa propre population, opprimant tout ensemble les bourgeois, les Chrétiens et les Ouighours, mais encore à l’égard de ses voisins, qu’il s’agisse de l’insupportablement libre Taiwan ou du Tibet.
Avec le romancier Dai Sijie, que l’on connait pour être l’auteur de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise[7], l’on assiste à la profanation du palais du Potala au Tibet, en 1968. La demeure ancestrale du Dalaï-lama est soudain assaillie par une poignée de très jeunes gardes rouges, le cerveau farci du petit livre rouge de Mao. Qu’ils soient étudiants à l’école des Beaux-arts ne les empêche en rien d’être de grossiers fanatiques, sous la gouverne du « Loup», un garçon dont la cruauté dégorge par tous les pores de la peau. Le drame s’enroule autour du vieux Bstan Pa, ancien peintre de « tankas » au service du Dalaï-lama, incarcéré dans les écuries du palais. Résolu à faire avouer le forcément fauteur de « crimes contre-révolutionnaires », Loup se gargarise des tortures infligées à notre peintre. Que reste-t-il à l’artiste, alors que les vainqueurs pillent et salissent les œuvres d’art bouddhiques, sinon reprendre le fil de sa mémoire pour se plonger dans son apprentissage pictural auprès de son maître, dans les étapes initiatiques franchies à la mesure de son talent croissant qui lui permit de côtoyer les plus hautes autorités religieuses et, honneur suprême, de participer au voyage à la recherche du nouveau « tulkou », l’enfant de deux ans destiné à devenir le nouveau Dalaï-lama.
Le récit commence in media res, sans concession, le joug de la Révolution culturelle s’étant abattu : « À coups de marteau, les gardes rouges avaient crevé les yeux du vénéré Bouddha […] ces « artistes révolutionnaires » avaient pas hésité à mutiler de précieux tankas que se seraient disputés les plus grands musées du monde ». En progressant au cours de successifs tableaux narratifs, le romancier entrelace les méfaits du tortionnaire avec une initiation culturelle, ce dernier adjectif devant être cette fois pris au plus noble sens du terme, comme « l’ouverture des yeux d’un tableau », lorsque celui-ci est achevé. Ce qui est un souvenir magique et coloré se voit ironiquement détruit par l’énucléation de Bstan Pa.
Dépassant sa dimension historique, le roman repose sur l’antithèse entre l’univers paisible du palais du bouddhisme et les bassesses de la violence infligée au sacré et à l’humain par la meute des gardes rouges. L’élévation d’un art raffiné dédié à la spiritualité et à la beauté semble néanmoins éternelle face à la bêtise criminelle. Le tableau d’un univers millénaire de méditation et de créativité est aussi envoûtant esthétiquement que résilient face à la laideur vulgaire du monde. Même si l’on n’est pas sûr que le palais du Dalaï lama soit un havre de liberté, il n’en reste pas moins un symbole de résistance face au communisme prédateur.
Né en 1954 à Putian, où il a vécu l’emprisonnement de ses parents et le camp de rééducation, Dai Sijie maîtrise le français au point d’écrire un livre expressif et pur, tragiquement beau, une ode au raffinement et à la sérénité, en même temps qu’un réquisitoire contre l’abjecte veulerie de bien des prétendus artistes et contre un totalitarisme, dont seule la couleur parvient à le différencier des autres.
Cette fois c’est la satire qui vise avec Sheng Keyi la Chine communiste. Evidemment le titre paradisiaque est une antiphrase. Car une telle clinique, illégale de surcroît, à la lisière de la détention militaire et du bordel, n’a rien du Paradis. C’est grâce à une narratrice plutôt idiote que le tableau est peint, non sans un réalisme crû. Elle s’appelle Wenshui ou « Pêche », elle n’est pourtant qu’un numéro parmi ses camarades aux yeux de l’institution et du chef Niu, dont la corpulence lui vaut le surnom de « Boulette de Bœuf ». Les pensionnaires, apparemment gâtées, ne manquent de rien, sauf de liberté. Aussi « Clémentine », « Fraise » bavardent, complotent, se chamaillent, se soutiennent…
Pour l’une ce n’est que « louer son utérus », pour Niu elles n’offrent « qu’un hébergement ». L’on ne s’embarrasse pas de viols en guise de sélection génétique. Il est « interdit de parler de sentiments et d’amour maternel ». Néanmoins tout ne se déroulera pas comme prévu, car la production capitaliste, « avec le corps comme capital », ne sera pas aussi juteuse que prévu ; il fallait s’y attendre : « Boulette de bœuf a révisé la ligne politique ».
Malgré son apparence parfois burlesque, un tel récit vigoureusement satirique ne peut manquer d’apporter une lourde pierre parmi les débats autour de la Gestation Pour Autrui. Il n’est pas impossible que dans une bibliothèque féministe il puisse être posé non loin de La Servante écarlate de Margaret Atwood[8].
Sheng Keyi est une romancière confirmée, née en 1973 dans le Hunan, puisque l’on connait d’elle La Fille du Nord[9], en partie autobiographique, dans lequel elle prend fait et cause pour la condition féminine chinoise. Car la femme ne pouvant avoir plus de deux enfants, elle est opprimée. L’on se doute que la censure a œuvré, la contraignant à publier Death fugue[10] à Taïwan et en Australie. Ce Paradis, qui n’honore pas la Chine communiste, également illustré par les aquarelles de l’auteure, peut de toute évidence être lu comme un apologue satirique dénonçant la politique chinoise de l’enfant unique et ses conséquences, soit une démographie déséquilibrée, faute de filles, puis faute d’enfants, ce qui, à plus court terme que l’on pourrait l’imaginer, pourrait faire de la Chine un géant aux pieds d’argile.
C’est en quelque sorte un testament pictural, poétique et intellectuel que nous offre Chen Lemin (1930-2008) de manière posthume. Lui rendant un émouvant hommage en postface, sa fille, Cheng Feng, a veillé à la publication de ce Dernier lettré. Lui aussi a vécu le siècle de la Révolution culturelle, du maoïsme et de son avatar le communisme capitaliste. « Funambule » parmi les cultures, Chen Lemin fut directeur de l’Institut d’études européennes de l’Académie chinoise des sciences sociales et président de l’Association chinoise des études européennes. La calligraphie et la peinture traditionnelles n’avaient pas de secret pour lui. Aussi ce volume se déploie selon trois axes, une autobiographie intellectuelle née dans les tourmentes de la guerre sino-japonaise, poursuivie tant bien que mal au travers d’une tyrannie communiste qui envoya l’intellectuel honni aux champs, enfin, en un dialogue incessant avec une culture poétique au long cours, une peinture qui ne cède en rien aux sirènes de l’art contemporain mondialisé.
L’on commence par la chronique d’une famille riche qui sombre peu à peu dans la pauvreté, le portrait d’une mère admirable, puis les études de langue et de littérature. En un pays troublé, le Kuomintang et le Parti communiste s’affrontent : « mon attitude soit-disant apolitique était illusoire », confie Chen Lemin. Il ne néglige pas de rendre hommage à ses professeurs, balayés par l’Histoire, et cependant garants de la culture classique, grâce auxquels il parfait son « éveil aux civilisations chinoises et occidentale », tout en apprenant l’anglais et en s’initiant à la calligraphie et à la peinture de paysage. Hélas son « engagement politique et révolutionnaire » sur lequel il reste discret, le conduit à un immense regret : « J’ai été pris au piège de l’Histoire pendant trente ans ! ». Ce qui lui permit peut-être de survivre l’éloigna longtemps du pinceau ; pour le retrouver à la fin de sa vie…
Comme des carnets de notes, les pages de journal, les poèmes, les propos sur la « peinture lettrée » côtoient les traces du pinceau, parfois à la limite de l’abstraction, cependant fort évocatrices des paysages chinois intériorisés. Les récits et poèmes de maîtres anciens sont ici traduits en français face à leur calligraphie précieuse et leur illustration où les branchent de pins frémissent au contact de la brume : « Vent violent, nuages endiablés, pins fous ». Le noir et blanc accueille parfois la légèreté de la couleur, des feuilles rousses et des fleurs roses, parfois jusque sur des éventails. L’on devine que face à la déferlante de la modernité, l’obsolescence de l’espace et de la pensée chinoise ancestrale doit résister vaillamment au service de la plus grande sérénité : « L’espace d’un instant, je deviens immortel ». La maîtrise de Chen Lemin est telle que dans le cadre d’une tradition respectée il sache imprimer sa marque toute personnelle, comprise comme une respiration spatiale ample, sans oblitérer les détails, avec « dix mille montagnes comme compagnes ».
Etonnante Yu Xiuhua ! Ne fut-elle pas née en 1976 de parents ouvriers agricoles, handicapée, mariée de manière arrangée à un maçon plus âgé ? Pourtant, jetant un bref poème sur son blog, elle est remarquée par un éditeur qui permet à son livre un succès hallucinant : avec quatre recueils, elle a des millions de lecteurs. Et hop, elle vire le mari (en lui payant une maison) !
Bien entendu, pas l’ombre d’une allusion au totalitarisme communiste dans la centaine de poèmes de La Femme sur le toit : « elle ne se soucie pas de politique », écrit-elle d’emblée, mais d’un « vieux papier dans la corbeille / quelques traits de couleur / des caractères / tout chiffonné / comme si ce papier jamais / n’avait été immaculé », ce qui est une métaphore de sa poésie. Dans la nature, elle choisit « des éclats de mots à la pointe des herbes ». Parmi les relations humaines, elle rencontre l’amour, éphémère, et « l’hôpital du cancer », où elle accompagne sa mère. Malgré la fragilité, cette « Femme sur le toit » est comme l’oiseau prêt à s’envoler, à tomber.
Souvent intimistes, souvent élégiaques, voire un brin tragiques, ses vers où passent des corbeaux naissent avec pudeur : « je suis gênée d’écrire ce que je ressens ». Est-ce le voyeurisme qu’elle dénonce, ou met-elle en valeur la conscience d’une communauté de souffrance avec l’humanité ? « C’est par la douleur que je plais à ce monde ». Il y a cependant une dimension morale : « dans ma sauvagerie / je suis plus forte que tous les hypocrites ». Quoique d’une apparente simplicité, la poésie de Xu Xiuhua est toujours essentielle, en une acmé fragile de la condition humaine : « serais-je morte, une chanson tournoierait-elle toujours ? »
Au travers des mailles du filet communiste, quelques écrivains, poètes, peintres ont réussi à sauvegarder leurs mémoires. Qu’en sera-t-il avec un totalitarisme qui n’en finit pas d’étendre ses tentacules, tentacules de surveillance[11] aujourd’hui numériques ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.