traduit de l’anglais (Nouvelle Zélande) par Erika Abrams, Denoël, 448 p, 22 €.
Eleanor Catton : Les Luminaires,
traduit de l’anglais (Nouvelle Zélande) par Erika Abrams, Buchet-Chastel, 992 p, 27 €.
Pour assurer un minime succès de curiosité au roman de mœurs contemporain, il faut au moins pointer l’un des tabous les plus puissants. Ce sera celui de la pédophilie, du moins celui de la sexualité des adolescentes confrontée à la sujétion des adultes dans l’univers d’un lycée. Pourtant, Eleonor Catton, dès ses 23 ans, a su aller au-delà des clichés moralisateurs comme de la seule provocation en proposant un roman aussi dynamique que d’analyse, intitulé La Répétition. Après cette réussite aux allures fort contemporaines, la jeune néo-zélandaise née en 1985 retrouve les fondamentaux des romanciers victoriens. La surprise est alors grande de lire avec Les Luminaires un pastiche des grandes narrations anglaises du XIXème siècle. Avec sûreté, à l’aide de narrateurs à la douzaine, la romancière de 30 ans est aux commandes d'un vaste puzzle de voyage et d’investigation parmi les mers et les terres lointaines de l'Océanie.
La Répétition est fait de deux intrigues qui courent, finalement se rejoignent et dont la seconde est la « répétition » de la première, au sens propre et au sens théâtral. D’abord, l’histoire de Victoria, enregistrée par une étrange professeur de saxophone qui recueille les commentaires et impressions de ses élèves et de leurs parents ; ensuite, celle de l’école de théâtre dont le concours et le cursus sont le centre de l’univers du jeune Stanley.L’on devine que les ados et les profs sont peu conventionnels, que la problématique de la pédophilie y était traitée avec audace, en y mêlant d’habiles masques théâtraux.
S’il ne s’agissait que de la relation sexuelle entretenue par Mr Saladin et Victoria, son élève mineure, l’anecdote vaudrait à peine la peine d’être rapportée. Mais Eleanor Catton sait donner un relief, une incroyable épice de vérité à ses personnages. Elle les fait parler avec une langue acérée, sans concession, nourrie d’images coruscantes, en particulier cette prof de saxo dont le franc parler, les qualités d’analyse voisines du cynisme ne s’embarrassent pas de politiquement correct : elle enseigne « la langue du saxophone » comme celle « des orphelins et des bâtards et des putains », elle veut des élèves « duvetées et pubescentes », elle voit le « péché » de Victoria comme « un état, une maladie fourrée tout au fond d’elle », conception certes discutable. Elle va jusqu’à comparer l’initiation de Victoria avec celle par « un copain », « un garçon sans caractère », et pas au bénéfice de ces derniers. La dimension provocatrice pourra choquer…
La satire du monde des adultes est criante En particulier le grotesque psychologue qui fait subir à la classe de Terminale des séances moralisatrices bêlantes d’ennui, parfois dynamitées par l’ironie de Julia, l’élève hors normes. Ou encore le père de Stanley, également psychologue et amateur de blagues lourdement scabreuses ; sans compter les mères abusives. Mais elle est dépassée par un tableau sans fard de la perception des adolescentes assez peu horrifiées, surtout curieuses, voire jalouses de l’expérience menée par le trentenaire et sa tendre élève. D’autant que cette dernière continue, après l’éclatement du scandale, de voir en cachette son amoureux renvoyé du collège, à qui Julia ne reproche que de n’avoir pas su attendre les quelques mois qui la séparaient de ses dix-huit ans.
Certes, ce chiffre est arbitraire. Mais il en faut bien un, d’autant plus que la séduction, si apparemment consentie, s’accompagne d’abus de pouvoir : « Monsieur Saladin, en tant qu’enseignant, a abusé de son autorité en cherchant à nouer une relation avec une élève », requiert avec justesse le psychologue, malgré l’hypocrite euphémisme, même si l’analyse du « risque » proposée par Julia le dépasse visiblement.
Il est indéniable que ce livre, s’il n’avait été écrit par une femme, aurait pu valoir à son auteur quelque soupçon de complaisance envers la pédophilie. Eleonor Catton vient cependant dénoncer le « culte de la victime », cette « rumeur » infondée selon laquelle Victoria « finira en sérial coucheuse » en « loque émotionnelle ». De plus, son sens de la suggestion fait merveille. Elle sait nous faire deviner une tendresse à tous inconnue entre Victoria et Mr Saladin, ainsi que l’émotion de Stanley, brisé par le double jeu de la petite sœur de Victoria, cette trop jeune Isolde (pour les dix-huit ans passés du garçon) qui ressent « cette panique écorchée du désir en abysses » qui lui aura permis de réaliser le rêve lesbien de Julia.
Même si son goût de l’ambiguïté peut laisser perplexe, rien d’obscène en ce roman aux fines analyses psychologiques. Sauf peut-être les franges de la perversion et de la manipulation mentale exercés par les maîtres de théâtre qui n’hésitent pas à laisser leurs élèves s’aventurer sur le territoire dangereux de la représentation du scandale, autre « répétition » de la manipulation de Saladin, au nom venu des troubles magies des Mille et une nuits…
Car les « Maître d’Interprétation » et du « Mouvement », la « Maîtresse d’improvisation » règnent sur cette école extrêmement sélective où ils forment des acteurs, comme d’étranges gourous, semi-sensés, semi-hallucinés : « Le théâtre est un concentré de la vie ordinaire », « Il acceptera d’être laid si son art l’exige », « Nous vous encourageons à soigner votre condition physique, à tomber amoureux, à vous masturber. » Quant à « l’exercice inspiré du Théâtre de la Cruauté », il franchit les bornes de la violence et de l’humiliation publique…
Ainsi, les coups de griffe contre les systèmes éducatifs sont nombreux. En témoigne cette diatribe de Julia à méditer : « ce n’est plus le meilleur qu’on distingue. Au contraire, il n’y en a que pour les classes de rattrapage et de soutien, l’enseignement spécialisé et les enfants à problèmes… »
L'on pourra reprocher à ce parti-pris narratif de n’avoir qu’une fin partielle. Ou apprécier au contraire sa conclusion ouverte qui laisse toute liberté aux personnages de se développer selon leurs choix et nos imaginaires. En ce roman de formation en forme de points de suspensions, on choisira le point de vue du lecteur adulte à moins de celui des adolescentes effrayées ou séduites jusqu’à la jalousie par l’expérience hors-normes vécue avec audace par leur consœur… Quel jugement moral la romancière veut-elle porter sur ses personnages ? Au lecteur de répondre par son propre verdict, s’il peut être nuancé.
La richesse stylistique, même si les parties consacrées aux leçons de théâtre ronronnent parfois dans la facilité d’une narration factuelle à l’intérêt discutable, l’angle d’attaque de son sujet -les analyses des adolescents et celui de profs non conventionnels- nous laissent espérer que ce jeune roman n’est que le premier d’une longue chaîne de surprises. Surtout, qu’Eleanor Catton n’abandonne pas son exigence de vérité intérieure, la vigueur déstabilisante de son regard sur nos motivations secrètes et les failles de nos sociétés. Que notre néo-zélandaise demeure, en gagnant encore de la puissance, une réelle romancière. Qu’elle nous épargne de devenir une faiseuse de scénarios convenu à l’écriture neutre…
Un séduisant roman d’aventure, où « le châtiment est à la mesure du crime », s’ouvre sous nos yeux ébahi par ces Luminaires. À mi-chemin des traversées maritimes et exotiques de Stevenson[1], des quêtes minières de Jack London et des investigations de Sherlock Holmes… Le voyage narratif est traversé de pluviosités record, de tempêtes et naufrages, de bars appelés « La Poudre et la Pépite », d’escrocs et de courtiers, d’espérances mirifiques. La côte sud-ouest de Nouvelle-Zélande, assaillie par les chercheurs d’or, voit se multiplier « les fortunes montantes ou déjà au faîte du succès, les fortunes déclinantes, tombées, en suspens ». Le capitalisme en accéléré donc. Or, au cœur de cette suractivité, un nœud de mystères réunit une douzaine de personnages dans le fumoir d’un hôtel ; au premier chef Balfour, menacé de chantage, environné de « scélérats ». Autour de lui, un révérend, un politicien, un prospecteur, un trafiquant d’opium, un Maori évidemment tatoué… On y évoque Anna, une prostituée qui s’adonne à l’opium et manie un pistolet pour dames, un capitaine Carver à l’identité fluctuante. Des malles égarées, un notable fortuné disparu, un trésor en or dans une cabane perdue où meurt un ivrogne, et l’enchaînement des péripéties devient vertigineux, malgré les efforts des tenants de la loi : « où peut-on mieux cacher un cadavre que dans la tombe d’un autre ? »
En ce roman historique, situé autour de 1860, la sagacité psychologique est sans faute lorsque l’on sonde son narcissisme, son estime de soi, ses interrogations, ses travers ; comme le Maori Te Rau qui « se mit en quête de la sagesse, afin d’apprendre à douter de lui-même ». Le narrateur omniscient se charge de nous guider parmi les protagonistes de l’intrigue, ménageant les fils de son labyrinthe, les ressorts du suspense, en cette « quête de la vérité »…
L’on devine que l’indubitable talent d’Eleanor Catton a séduit les lecteurs d’un pays aux deux îles australes, grâce auquel ils retrouvent, magnifiée, l’Histoire de leur nation, ses paysages marins et montagnards, ses habitants, colons et Maoris. Au point que la réputation de ce modèle romanesque à l’ancienne se soit répandue parmi les contrées anglo-saxonnes, qui lui ont attribué le prestigieux Man Booker Prize. Notons d’ailleurs qu’elle en est la plus jeune récipiendaire avec le livre le plus volumineux : un roman écrit « par déférence pour l’harmonie des sphères tournantes du temps ».
Car au-delà de cette histoire aux facettes nombreuses, chacun des personnages, tour à tour prenant en son chapitre le fauteuil du conteur, se voit affublé d’un signe du zodiaque : Thomas Balfour est le Sagittaire, Te Rau est Aries. Ils sont douze à être figurés par des constellations, sans compter les sept planètes associées aux acteurs des machinations criminelles : Vénus pour Lydia Wells-Carver, Mars pour le martial Francis Carver, escroc et peut-être meurtrier… La composition est cosmique, habile et curieuse.
Au-delà de l'indéniable réussite de la distribution et du drame romanesque, l’intermittente ironie du narrateur, qui chapeaute l’ensemble, et cette construction zodiacale et planétaire qui explique les Luminaires du titre, suffisent-elles à assurer à ce vaste et ambitieux roman une aura postmoderne parfaitement convaincante ? Le risque étant d’associer à la rigueur compositionnelle de ce beau volume les séductions artificielles de la superstition. Aussi l’on est en droit de préférer La Répétition : quoique écrit par une plus jeune écrivaine, le roman révèle une fraicheur, une acuité plus révélatrice des psychologies humaines, de leurs beautés et de leurs travers.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.