Reif Larsen : L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hannah Pascal, Nil, 2010, 394 p, 21 €.
Livres pour enfants ? À moins qu’ils puissent captiver les adultes de bonne volonté aux capacités d’émerveillement intactes. Les romans de Selma Lagerlöf, Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, et de Reif Larsen, L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, bien qu’ils viennent d’horizons et de siècles différents, emmènent tous deux de jeunes garçons au travers de pays aux beautés et embûches dignes d’une initiation.
Pour la première fois en France, au-delà des versions abrégées et d’une traduction amputée d’un bon tiers parait une édition intégrale du mythique Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, que la romancière suédoise Selma Lagerlöf (1958-1940) publia en deux livraisons en 1906 et 1907.
Le roman ressortit au merveilleux, puisqu’à quatorze ans Nils, un « bon à rien », se retrouve « Poucet » à cause de la malédiction d’un « tomte » qui le punit pour s’être amusé à persécuter les oies. Mais ce désastre n’en est pas un si l’on considère qu’il lui permet de dialoguer avec les animaux et particulièrement les oies sauvages, par lesquelles il est entraîné dans un immense voyage aérien, au dessus des plaines, rivages et montagnes. À force d’amitié avec ces volatiles qu’il protège face à maints dangers, alors que lui-même subit quelques mésaventures, dont l’agression d’un serpent, la malédiction sera finalement levée à la fin du roman initiatique : qui aura fait d'un sale gamin un jeune homme instruit et plein d'amour pour le monde et l'humanité.
Autant que le charme du conte qui commence par la formule obligée « Il était une fois », que la dimension morale de l'apologue, c’est le guide de voyage au travers des provinces suédoises qui fait l’intérêt de ce récit. Selma Lagerlöf avait en effet reçu en 1902 une commande de l'Association nationale des enseignants suédois. Elle s’était engagée à écrire un livre de géographie destiné aux enfants de l'école publique. C’est ainsi que l’enthousiaste romancière dut avec plaisir se documenter en abondance, parcourir la Suède du sud au nord et d’est en ouest pour contempler et comprendre ses paysages, tant sauvages, ruraux et urbains, ses climats estivaux et enneigés, et recueillir de locales anecdotes et des légendes (comme « l’argent de la mer ») qui nourrirent sa rédaction, non sans se cacher elle-même en un chapitre, comme un facétieux lutin. Aussi la carte qui accompagne cette belle édition n’est pas inutile.
Il faut alors se rappeler que la dimension pédagogique de ce livre plus abondant et ravissant encore que son modèle, avait été inspirée par Le Tour de la France par deux enfants,ce manuel de lecture scolaire d’Augustine Fouillée, publié en 1877 sous le pseudonyme de G. Bruno. Ce qui menaçait d’être un pensum descriptif et didactique est sans cesse animé par la tendresse et l’humour de Selma Lagerlöf, par de nouveaux animaux auquels est dévolu le rôle de guide parmi des espaces qu’ils connaissent bien, comme lorsque « Bataki le corbeau » survole une ville.
Le succès fut vite au rendez-vous, au point que le roman fut de nombreuses fois réédité, abrégé à l’intention des plus petits, illustré, adapté en films, en bandes dessinées, au point que son héros, l’adorable Nils, ait figuré sur un billet de vingt couronnes. Nul doute que cette réussite ait contribué à son prix Nobel, en 1909, dont elle fut la première récipiendaire féminine, alors que son œuvre compte d’autres productions remarquables, dont La Saga de Gösta Berling[1].
Au-delà du merveilleux, voire d’une certaine imagination qui relèverait avant l’heure d’une accointance avec la fantasy, quoiqu’il n’y ait là rien de médiéval, peut-être peut-on considérer qu’il s’agit d’un des premiers romans écologiques, d’un éloge des capacités de l’homme maître de ses outils, et un plaidoyer pour le provincialisme, plutôt que pour le machinisme et le nationalisme…
Quoiqu’il n’ait guère la dimension pédagogique de Nils Olgersson, un romanesque descendant d’Huckleberry Finn et de Thomas Pynchon[2] enchante pour nous une étonnante et triple redécouverte de l’Amérique. Reif Larsen, dont il s’agit en 2009 du premier ouvrage, donne vie à un enfant de douze ans parmi son Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet. Grâce à lui, l’Amérique toute entière est prise en écharpe : l’éblouissante traversée d’un gamin prodige à travers les sciences et les Etats-Unis magnifie des pages à mi-chemin du roman et de la bande dessinée.
T.S. Spivet tient ses prénoms d’une tribu indienne et du sansonnet migrateur. Il vit sur la ligne de partage des eaux des Rocheuses, sur un ranch paumé où son père mutique élève du bétail. Sa mère, le Docteur Clair, est une entomologiste obsédée par une introuvable cicindèle vampire. Pour lui cependant ce ranch est un « temple de l’imagination », situé dans « l’Ouest, monde des mythes, de la boisson et du silence », alors qu’il rêve de se rendre dans « l’Est, monde des idées ».
C’est grâce à ses talents précoces de cartographe et d’illustrateur scientifique, et par l’entremise d’un proche, qu’il remporte le prestigieux prix Baird du Smithsonian Institute où il est attendu pour prononcer son discours de réception, alors que l’on ignore toute de sa jeunesse. Le voilà quittant de nuit sa famille, son chien « Merveilleux », sa sœur branchée pop, le souvenir de son frère mort… Un interminable train de marchandise, portant un accueillant « motor home » l’emmène jusqu’à Chicago où un illuminé de Dieu a failli le tuer. Un routier le dépose, ensanglanté, à Washington, où il étonnera ses pairs plus âgés et plus académiques, les médias, jusqu’au Président, quoique leur préférant le « Club du mégathérium » et ses rocambolesques aventures.
Il s’agit d’abord d’un voyage à rebours des conquérants de Far West, puisqu’il amène T.S. Spivet, depuis le Montana, jusqu’à la capitale fédérale. L’enfant des frustes espaces conquiert son identité en conciliant les deux volets de l’Amérique. La dimension géographique, gorgée des couleurs paysagères, se mêle à l’étrangeté temporelle du jour et de la nuit, de la vitesse et du sommeil.
Le voyage généalogique ensuite lui permet de découvrir son ancêtre du dix-neuvième siècle, Emma, dont il lit le récit de vie dans un carnet dérobé à sa mère. Dans un passionnant roman emboité, une mise en abyme, il s’identifie avec celle qui se découvre un mentor et un second père chez un naturaliste boulimique de collections, cherchant à rassembler « tout ce qui existe au monde », et qui devient la première femme géologue à participer à une expédition dans l’Ouest. Parcours à lire comme un miroir inversé de celui T. S. Spivet, tandis qu’il fonde chez lui une réflexion sur les devoirs et pouvoirs du romancier, entre les qualités d’ « empiriste stricte » de sa mère et sa capacité « d’inventer toutes ses émotions chez nos ancêtres ». Il s’interroge : « Etait-ce dans notre sang d’étudier la vie d’un autre et de négliger la nôtre ? »
Voyage enfin parmi les disciplines scientifiques, cartographie, botanique, médecine : celui de la curiosité visuelle, auditive et intellectuelle jamais rassasiée de ce jeune héros de la science. Ses croquis sont omnivores : insectes, wagons, « miracle du béton », ses cartes hallucinantes : du « champ de chauve-souris » au réseau de fibres optiques, en passant par l’implantation des Mac Donald. Il dessine également les « sons du silence », « les zones d’activité anormale chez les enfants prodiges ». Il réfléchit à la relativité, la physique quantique, la rémanence du passé, « les futurs possibles », les hypothèses sur le hasard, la destinée… Ce vibrant éloge de la science est également une plaidoirie en faveur des théories de l’évolution de Darwin, contre l’obscurantisme religieux. Il veut « comprendre comment tous les petits morceaux du monde tiennent ensemble » grâce à « une mine d’analyses projectives, d’études de cas, de métaphores ».
Le roman d’apprentissage se double entre nos mains ravies de nombreux et inventifs dessins, en noir et sépia, cartes et croquis, vignettes et frontispices, mais surtout dans les marges, comme autant de notes étoilant le texte, irradiations de la pensée et critique postmoderne du développement narratif. C’est simple et intrigant comme un roman pour adolescents, dans la lignée des fondateurs de la littérature américaine à la Mark Twain. Mais par la richesse thématique, quoique plus humblement, nous ne sommes pas loin du Mason & Dixon de Pynchon[3], l'ogresque surabondance stylistique en moins, dans lequel deux grands cartographes du XVIII° fondent une épopée, infiniment plus complexe sous la langue de cet ainé de Reif Larsen, qui n’a en rien à rougir de l’apparente modestie de son roman nourrissant, peut-être génial.
À cette œuvre pour le moins curieuse, infiniment attachante, il faudra adjoindre le second opus de Reif Larsen : Je m'appelle Radar[4]. Encore une histoire de petit garçon, qui nait « noir d'aubergine » à cause du noir d'une panne d'électricité, alors que ses parents sont aussi blancs que fidèles, qui aime les marionnettes et se rend à l'invitation de « Kirkenesferda », un groupe d'artistes-scientifiques du Grand Nord norvégien pour résoudre l'énigme de son identité. L'histoire se ramifie, emprunte les destinées de deux frères yougoslaves dont l'un s'engage dans la guerre et l'autre anime un théâtre de rue, parcourt le Cambodge et le Congo. Radar rejoint ce dernier pays en s'embarquant à bord de l’Aleph avec un professeur Funes, créateur d’une bibliothèque de plusieurs dizaines de milliers d’ouvrages au cœur de l’Afrique… Le roman, également illustré, quoique avec plus de parcimonie que dans le cas de T.S. Spivet, est curieusement labyrinthique, jouant avec les symboles bouddhiques, nourri d'allusions diverses, de Jorge luis Borges à Joseph Conrad.
Et comme Nils Olgersson, notre charmant T.S. Spivet, tout autant divertissant et didactique, eut bientôt les honneurs du cinéma, même s’il faudra probablement se confier de nouveau à la vérité et à la beauté de l’écrit…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.