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13 juin 2020 6 13 /06 /juin /2020 09:27

 

Museo romano de Mérida, Extremadura.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Thierry Guinhut

 

Muses Academy

 

Show romanesque, policier et judiciaire.

 

Aux éditions de La Mouette de Minerve.

 

 

Synopsis, sommaire
 

& Prologue.

 

 

 

    Sur une île artificielle et lacustre, neuf jeunes gens sélectionnés par concours participent à un Jeu télévisé et internétisé… Pendant neuf jours, ils sont les Muses. Représentant chacune un art, elles doivent raconter leurs histoires policières, criminelles et judiciaires. Jugées par leurs pairs, avec indulgence ou sans pitié, elles le sont également par le voyeurisme et le vote du public aux conséquences peut-être dangereuses…

       Vices et vertus seront les mobiles des personnages des récits emboités, mais aussi de l’Historien, narrateur de toute l’aventure médiatique, du léger Comédien, de la fragile Terpsichore, du secret Astronome et Architecte Uranos, des sensuelles Erato et Euterpe, de l’impressionnant Tragédien Melpomos, de l’éloquente Polymnie ou de la mystérieuse Jeuvidéaste… L’intrigue qui les réunit devient peu à peu le miroir de leurs récits et celui de nos sociétés.

   Entrelaçant mythologie grecque, satire des médias et interrogations très contemporaines, ce roman palpitant offre un choix succulent, effrayant parfois, de contes fantastiques, d’enquêtes policières, d’apologues politiques ou de jeux vidéo épiques. Sans compter le suspense qui se noue entre les participantes. Qui seront les vainqueurs du Jeu ? Parmi amours et haines, la sanction de la mort ou de la gloire attend-elle nos Muses ?

 

« Mais la vérité est que, si répréhensible que puissent être per se un voleur et un ulcère, relativement aux autres membres de leur catégorie, ils peuvent présenter des degrés infinis de mérite. Certes, tous deux sont des imperfections ; mais l’imperfection étant leur essence, la grandeur même de cette imperfection devient leur perfection. »

Thomas de Quincey : De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, 1827.

 

« On appelle classique un livre qui, à l'instar des anciens talismans, se présente comme un équivalent de l'univers. »

Italo Calvino : Pourquoi lire les classiques, La Machine Littérature, 1981.

 

 

Aux éditions de La Mouette de Minerve,

septembre 2023.

 

 

I Prologue

II L'ouverture des portes

III Récit de l'Architecte : Uranos ou l'Orgueil Conte philosophique.

IV Première soirée : dialogue et jury des Muses

V Récit de la Danseuse : Terpsichore ou les noces de l'ardeur et de la paresse

VI Deuxième soirée

VII Récit de l’Historien : L'Hotel Monasterio Santa Cristina, Avarice, Réalisme.

VIII Troisième soirée

IX Récit du Cinéaste Thalios : L’ecpyrose de l’Envie Comédie, parodie.

X Quatrième soirée

XI Récit de la Musicienne : Euterpe ou la gourmande des sons  Conte Fantastique.

XII Cinquième soirée

XIII Récit de la Peintresse : La peintresse assassine, récit-d'Erato : Enquête, Ekphrasis.

XIV Sixième soirée

XV Récit du Tragédien : Melpomos Le Mal-spectacle Confession, Plaidoirie.

XVI Septième soirée

XVII Récit de la Juge : Polymnie ou la tyrannie politique Apologue, Anti-utopie.

XVIII Huitième soirée

XIX Récit de la jeuvidéaste Calliope : Civilisation ou la guerre des neuf planètes Science fiction.

XX Neuvième soirée

XXI Epilogue

 

Ostia antica, Roma, Lazio. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

I

 

Prologue

 

 

      Qui, parmi nos neuf artistes, sortira gagnant de ce jeu voyeuriste et cruel ? Tant et tant on a reproché à la télé la vulgarité et l’ineptie de ses Loft story et autres Star Academy, ces œuvres de peu d’art populaires entre toutes, que je me suis décidé à offrir aux spectateurs pas si hébétés un produit d’élite. Œuvre d’art cynique, comique, dramatique, pédagogique et par dessus tout policière, judiciaire : Muses Academy, ou le club des Muses du crime, moderne apologue s’il en fût !

      Bien sûr, il faudra que ça fasse du fric, que ça fasse spectacle, que ça fasse de l’art et de l’audience, du fric et encore du fric. Recettes pubs obligées. Pas question de voir un écrivain immobile sur sa page blanche rouvrir le capuchon de son stylo une fois par vingt-quatre heures. Ni une binocleuse peindre les poils de ses pinceaux conceptuels avec les soupirs de son absence d’inspiration. Ni, au-delà du stade oral de l’aède homérique et orphique, voir s’agiter le stade digital du narrateur adonné à la traite du texte esclave sur son clavier… Nous voulons le stade sentimental, les jeux du stade, l’acmé génitale, comme sur un nouveau cirque romain et sanglant où tous les arts doivent s’illustrer…

      Alors quoi ? Des crimes passionnels et politiques, du suspense, de l’émotion, du bruit, du sexe, des scandales, de la couleur et de la fureur ! Des gifles aux préjugés s’il le faut… Des vipères empoisonnées chez Cléopâtre et du suicide overdose pour Kurt Cobain. Des mangas bastons chez les nanas, des larmes Bovary chez les mecs. La totale indiscrétion des caméras, fics ou voyeuses au choix. Neuf Muses pour réjouir le chœur des dieux, des spectateurs et des pubs… Nos personnages, héros, acteurs, réaliseront-ils leur art, trouveront-ils le succès, l’amour ou la mort ?

      Une règle du jeu. Sur une île fermée, une structure de verre et d’acier. Des couloirs et des chambres, un grand salon. Des caméras partout. Histoire, Eloquence, Cinéma, Théâtre, Danse, Peinture, Chant, Architecture et Jeu vidéo : neuf disciplines, neuf histoires criminelles, policières et judiciaires obligées dont le film est conjointement diffusé. Chaque jour, un artiste, un homme, une femme, prendra le risque d’être éliminé par ses consœurs, et surtout par un public impitoyable qui veille aux performances, à la popularité, à la qualité universelle de l’action emportée par les récits, ce sans qu’il en soit informé. Devinez le classement final des neufs concurrents, eux-mêmes récompensés à prix d’or selon leur rang, et tiré au sort vous remporterez les 100 000 euros encore vacants. En dernier jour donc, ne triomphera qu’un couple de nos Muses. Lequel ? Ils ont intérêt à avoir de l’art sex-appeal. Au travail !

Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie

 

Muses Academy par Alexis Legayet : https://mouettedeminerve.wixsite.com/mouette-de-minerve/copie-de-nouvelle-page

Muses Academy sur Radio Courtoisie : https://www.radiocourtoisie.fr/2023/08/28/libre-journal-du-lundi-soir-2-2-du-28-aout-2023

Muses Academy sur Eléments : https://www.revue-elements.com/muses-academy-de-thierry-guinhut-loft-story-olympien/

 

Musa romana, Museo de Cuenca. Castilla La Mancha.

Photo : T. Guinhut.

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18 avril 2012 3 18 /04 /avril /2012 20:11

 

Palladio : Teatro Olimpico, Vicenza. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Muses Academy

 

Roman

La Mouette de Minerve,

septembre 2023.

 

 

II

 

L'ouverture des portes.

 

 

 

 

 

Le deux juin au soir, j’entrai dans Muses Academy. Les neurones à peine sortis d’une gluante confiture de passé mort, je n’avais plus rien à perdre. Je n’allais plus me confire l‘âme grâce à l’amour, du moins de celle que mes hormones et mes fantasmes avaient aimée, une ravissante dépressive qui avait fini par s’étrangler avec un foulard Hermès en se jetant du haut d’un plongeoir interdit. Ce qui m’avait fourni la matière de la nouvelle grotesque et piteusement adolescente que j’avais dû joindre à mon dossier de candidature. J’allais enfin me réaliser, du moins l’espérais-je, par le récit et l’analyse de notre temps. Car je suis un Historien ; et jusque-là le seul à le savoir, hors mes indulgents maîtres de thèse. Je tiens mes livres de compte, ceux de l’humanité, des hommes et des femmes, de leurs recettes et de leurs dépenses, de leurs crédits et de leurs dettes morales. J’avais été engagé divinisé dans Muses Academy pour délit de gueule canon, non sans fatuité. Mais aussi au moyen de mes travaux universitaires qui allaient d’Edward Gibbon à François Furet, posant la question du déclin de l’Histoire. Et surtout, je suppose, grâce à l’indispensable test ADN, de façon à départager ma condition humaine et ma dimension peut-être divine, ce qui devient la source générique de ma nouvelle corne d’abondance : après les fictions érotiques du jeune frimeur, l’histoire vraie de la Muse engagée. Avec un tel paquet de sottises, j’allais immanquablement subir les sarcasmes des télévoyeurs, sans que j’en sache rien ; mais baste ! Certainement mes huit consœurs avaient également été soumises, outre leurs réalisations concernant leurs arts respectifs, à ce même test biologique, sans compter des considérations qui m’étaient inaccessibles…

 

 

-Ciao bambino ! me cria Montaloti, notre vénéré producteur de Muses Academy, dont le visage anguleux, acéré, était tempéré par un perpétuel sourire.

Sous un coucher de soleil avorté, les caméras tournaient comme des aspirateurs à traîneau pour équipements collectifs. Je quittai mon air de petit con boudeur pour un instant de sourire radieux -dents blanches, mèches folles, yeux verts- adressé à la plus mobile d’entre elles. Démarche, mimiques, gestes et expressions qui tous avaient été préparés. Quoique je ne sache rien des autres concurrents. J’aurai tout le temps d’être spontané une fois la passerelle métallique démontée. La seule chose qui était vraie, c’était que je n’avais pas le moindre embryon d’avorton d’idée de qui étaient les huit autres élus coincés sur cette île artificielle abandonnée de Dieu et surfliquée par les hommes.

C’était un lac assez froid. Avec des vaguelettes virgulées de vent vinaigré. Vu la saison, je m’étais imaginé le ciel pastel, l’eau bleue, les vertes pelouses des versants, le sable blond des rives. Sans compter la tiédeur des plongeoirs, les maillots de bains aussitôt secs sur des peaux au goût de gâteaux sortis du four de l’amour… Au lieu de ça, ça caille moche, sous des parois grises tombant net sur trois côtés dans le métal instable du lac, et à peine un illisible fouillis de montagnes, balayé de brumes dégueues vers ce qui devait être le nord.

-Hello friend ! m’encouragea d’un sourire Angelina…

L’attachée de presse paraissait ne pas avoir froid sous sa jupette miniature, son bustier rose palpitant aux ailes du soutien-gorge lors de la moindre respiration lacustre. Son évidente séduction ne masquait pas un instant l’acide détermination de son regard partout jeté et à soi gardé. Evidemment ses seins, ses lèvres, ses boucles de poupée intéressaient plus les caméras que ma déception pourtant soigneusement enregistrée sur un faciès que je sentais crispé, autant par le vent que par l’aspect de l’île qui allait être bientôt détachée de la rive, remorquée et ancré au milieu de ce trop vaste lac: un camp de tubulures et de verrières où la concentration des caméras au mètre carré, au sommet de pylônes, aux coins de miradors en balcons, sous l’eau peut-être au cas où un concurrent jouerait à la sirène, dépassait toute intelligence. Vous qui entrez, laissez toute intimité et chevillez vous à l’espérance.

Fini les clowneries. Je savais qu’une fois franchi la passerelle et ce portail de fer, j’allais devoir affronter la vraie vie. Vingt-cinq heures sur vingt-quatre sous les caméras, sans compter une première matinée et après-midi de solitude. Faire de mon étroite cabine un espace qui soit moi, avec mon corps et le contenu de mon vaste sac marin, puis commencer cet autoportrait et surtout le compte rendu exact des neuf jours de Muses Academy. Toutes choses précisées par contrat. Avant de pouvoir rencontrer mes huit codétenus. Trois garçons et cinq filles inconnues. De laquelle, ou duquel qui sait, pourrais-je devenir amoureux ? Ne tiendrai-je qu’une journée, chaussette fade virée par les votes du public ? Ou ferai-je l’amour, au neuvième jour, avec la plus grande artiste ?

Je voyais très nettement au bout du couloir de fer et au-dessus du sinistre clapotis, la placette aux neuf portes grillagées. Une seule allait pour moi s’ouvrir, allumant mon nom sur l’écran plat de sa vidéo. Le cœur battant, j’allai respectueusement frôler chacune des portes comme autant d’écrans tactiles pour neuf vies encloses. Demain, j’aurai droit au mystère des vies et des noms de neuf Muses probablement moins classiques que déjantées : « L’Eloquente », « Le Cinéaste », « La Danseuse », « Le Tragédien », « La Peintresse », « La Musicienne », « L’Architecte », « La Jeuvidéaste », « L’Historien ». La dernière porte était la mienne.

Encore un long couloir. Tournant. Une porte enfin. Plus blanche que la neige d’un écran. Etait-ce un lieu sans caméra ? Non, naïf… Parmi ces bulbes lumineux, il y en avait certainement une bonne douzaine qui ne se contentait pas de m’éclairer. D’ailleurs cette porte me sentait puisqu’elle s’ouvrit avant même que je l’ai touchée.

C’est donc ma chambre ! Une absence de décor assez zen. Une étagère de bois suédois supportant les œuvres de Plutarque et de divers historiens grecs, latins, jusqu’aux contemporains. Sans compter un exemplaire froissé (où ont-ils déniché ça, les inquisiteurs !) de ma thèse : Esquisse pour une Histoire de l’économie mondiale (Presses Universitaires de Lyon-Sorbonne, XXI° siècle) dans laquelle je comparais les mérites du capitalisme libéral avec le capitalisme non libéral et les économies dirigées, socialistes ou communistes. Un lit deux places (les salauds !) désert au carré. Un ordinateur portable fermé sur une table nue. A droite une salle de bain, vaste et claire, et un placard cuisine de poupée avec frigo garni et four micro-ondes. A gauche, la porte vierge qui allait rester fermée jusqu’à demain après-midi. Seule ouverture : une fenêtre sur gris absolu du lac. Mes draps sont bleutés, comme je l’avais demandé.

Qui sont les huit autres ? Comme moi, dans leur chambre vide, se regardent-ils dans la banquise de leur miroir, probable caméra sans tain… Assis, j’ai le choix entre cette vitre lacustre et l’écran ouvert de l’ordinateur aux fichiers encore vacants. En quelques minutes, je télécharge sur Internet une fille semi-nue depuis www.hotjapanesebeauty.com, qui, royale et sereine, trône maintenant en fond d’écran, histoire de pousser à ébullition les ragots. Dois-je feindre d’écrire ? Moi, l’Historien, l’adocrivain, dois-je penser, bien sûr, que tout mot joué sur le clavier soit lu par les télévoyeurs ? Ecrire en se sachant décrypté à la moindre touche caressée et meurtrie, jusqu’au moindre mot supprimé, jusqu’à la moindre faute de frappe aussi psychanalysable que le moins pervers des actes manqués. A moins que ce miroir puisse me permettre dès maintenant ou demain de voir dans chacune des huit chambres sûrement adjacentes, comme je me vois moi-même ? Ou l’un des programmes de mon ordinateur ? Non, il faudra attendre demain pour que les icônes des chambres des neuf Muses soient activées. Qu’attend donc ce bulbe collé au plafond comme une acné ? M’éclairer ? Me radiographier ? Espère-t--il que, convulsé sur mon lit, je me masturbe en gémissant un prénom fantasmé ? Celui d’Angelina, par exemple, si décorative et intérieurement calculatrice, inconnue en fait, et absolument hors-jeu puisqu’elle n’est destinée qu’à commenter hors île en compagnie de Montaloti nos mises en scène… En fait, je suis ici vide de fantasme comme la virginité d’une ramette de papier blanc. Aux comparses de la Muses Academy de la souiller ou de l’enluminer avec leurs autoportraits et histoires narcissiques : collection d’arts et d’égoïsmes, sauf celui du voyeurisme baveux de l’Académy des spectateurs téléphages et nouveaux anthropophages. Quelles amours et haines vont-elles naître, vivre, se combattre et mourir ? La sanction de l’humiliation ou de la gloire les attend-elles ? Et votre serviteur au milieu du maelström…

Chaque journée réglée comme dans une prison panoptique. Matinée dans sa chambre fermée, travail dans les disciplines respectives. Hors les heures de repas libres dans la cuisine collective, promenades si l’on veut sur les galeries. Après-midi de travail encore, et l’on a intérêt à produire ! Puis à 17 heures, un récit où chacun dit son moi, son monde et où son art est servi… Quant à la soirée, elle est destinée aux échanges inter-Muses. Où tout est permis, sous l’œil bienveillant et gourmand de nos caméras plus disséminées sur l’île que les boutons d’allergies sur un corps. Je ne suis même pas sûr que nos salles de bains échappent à leur sollicitude…

On m’avait prévenu. Montaloti, le premier. Quelques heures, minutes, secondes, et je risque de tournebouler dingue dans cette pièce, observé comme une bactérie sans défense immunitaire sous le balayage continu d’un microscomopolitique. Je n’ai plus qu’à me coucher sur le blanc du miroir, dans le drap mortuaire de l’îlienne autobiographie policière, comme les bras ouverts de ce lit au sommeil trouble, me coucher sur la page ouverte et polardienne de Muses Academy…

Forum, Roma. Photo : T. Guinhut.

 

Il était une fois 17 heures. Cela fait dix heures que je lis Adam Smith et Rousseau en prenant des notes aussi posées et furieuses que mon attente en vue de produire un essai ainsi intitulé : « Libéralisme et libertés : un moteur de l’Histoire ? ». Ce en alternant avec la composition de ce récit risqué dont l’enjeu n’est rien moins que l’oubli ou la reconnaissance, au moins par le Jeu. Enfin vient le moment orage et zen du thé aux épices. Dix-sept heures moins quelques secondes. Le cœur me bat comme un collégien devant son premier amour à petite culotte blonde. J’ai la paume droite et moite sur le corps de la porte pour entendre battre son ouverture : un fin déclic, ni musical, ni cérémoniel, décevant. Et elle s’ouvre, comme promis. Ce n’était donc pas un conte…

Un couloir semblable à celui que j’ai pris hier en entrant, désespérément anonyme et blanc, sans l’ombre d’une autre Muse promise. Je marche, comme sur l’eau un cygne qui n’en est pas à son dernier chant. Ce couloir serpente sans que je puisse discerner un horizon dans l’ombre de plus en plus gluante, tragique… Chers lecteurs, auditeurs et voyeurs, il y a comme un faisceau de lumière creuse et grise qui m’amène dans un fauteuil de soie Louis XV : un truc clinquant, pourri de dorures fausses, tapissé de grotesques violemment colorés comme un grand foulard Hermès. Sur la moulure supérieure et gonflée, une plaque de vermeil gravée à mon nom de Muse : Clios. Je m’y plonge, dans une sorte de pénombre qui peu à peu (quel talent les éclairagistes !) bruit de présences furtives et soyeuses. Je suppose que ce sont les fonds de culottes et de jupes de mes coreligionnaires et codétenus… Soudain, dans un silence large comme un tombeau gothique pour neuf ombres, tonnent les roulements de timbales et les premières mesures aux trompettes du TE DEUM H 146 de Marc-Antoine Charpentier (France Louis-quatorzième,  1643-1704) autrefois indicatif télévisuel bien connu de l’Eurovision, qui nous assourdit les fonds de tympans mal décrassés… La lumière lave enfin ses neuf projecteurs, pour dévoiler, à vous chers voyeurs, et les unes aux autres, nos neuf Muses, assises comme moi dans ces affreux fauteuils en demi-cercle, dans un salon au décor aussi discret qu’un bordel de luxe pour jeunes religieuses du désert. Ah, ils ont fait fort les décorateurs maison ! Tapis de haute laine pourpre dessinant à nos pieds les créatures du zodiaque parmi la voie lactée, plafond grandiose peint comme chez Louis Versailles par un adepte de la post-figuration libre qui aurait copié en ébriété l’assemblée des Dieux en un Olympe somptueux sur un redoutable catalogue des Musées Nationaux. Caméras bien sûr invisibles, parmi bougeoirs, flambeaux et lustres, dressoir aux verres et carafes de cristal, seaux à champagne, brut impérial Moet et Chandon rosé qui mousse dans les flûtes à nos dix-huit pieds.

Je sais que je suis numéro un (mais très provisoirement hélas) et huit Muses me regardent toutes avec des regards d’ennemis au curare ou de complices matois à crever, depuis mes chaussures de tennis explosées bas de gamme, jusqu’à la racine de mes cheveux empétardisés, en passant par mon jean javelisé et ma chemise bleu gendarmerie nationale, col largement ouvert sur un torse imberbe… Je me racle la gorge en sourdine, et je chante, peut-être croit-on tout play-back dehors, mais de ma véritable voix de tête, nanti du don sacré, la bouche pleine du miel des Dieux, comme un haute-contre rock, le tube bien connu de la Théogonie d’Hésiode :

« Filles d’harmonie ou de Terre et de Ciel

Nées des neuf nuits où Zeus s’unit à Mnémosyne

Qui enfanta l’Oubli des maux et les Trêves des Soucis »

Illico, quoique je ne sache pas si voilà le commencement des maux et des soucis, je dois me présenter. Haut et clair comme la trompette guerrière que j’emploie à célébrer les hauts faits (et qui m’encombre les mains, avec ce gros livre relié encore à peu près vide sur mes genoux dans lequel est et sera consigné tout ce qui doit passer à la postérité): -Clios, l’Historien.

La seconde Muse, commençant pieds nus et cambrés et finissant par un chignon sur un corps filiforme de flamand rose en tutu, les seins en pépins de raisin, tient négligemment à la main une paire de ballerines aux rubans bleu pastel. Elle hésite un instant lorsqu’il s’agit de susurrer d’une bouche exagérément fine, dessinée au ciseau et peu voluptueuse, d’une voix de pépiement d’oiseau fatigué, sous un petit nez mutin, parfait, et des yeux bleus ensommeillés, ses noms et qualités : -Therpsichore, que le chœur réjouit, la Danseuse.

La troisième Muse, en santiag noir et argent, pantalon à franges de cuir façon cow-boy de série B, veste de veau pie à l’avenant, nez un tantinet batracien, est visiblement homosexuelle, ou plutôt fétichiste de je ne sais quoi, l’œil gris mobile comme une mobylette folle dans une banlieue multiethnique, maigre comme un coup de fouet, les cheveux châtain grisé tenus par une queue de cheval de frimeur, un masque rieur et blanc sur les genoux, un tas de DVD clinquants de théâtre, de cinoche et de séries tévé à ses pieds, ouvre sa belle gueule d’ironie: -Thalios, l’abondant, Cinéaste et Comédien.

La quatrième Muse porte une belle trentaine épanouie au-dessus d’une gorge blanche et moulée de noir à faire s’essouffler les anges d’Eole. Elle semble tenir entre ses tempes et entre ses chairs les rênes et les appâts d’une sensualité réservée. Au pied des volutes nombreuses de sa robe de soirée, s’élève un triple concerto de partitions ouvertes. Un archet de violoncelliste menaçant de tomber de ses doigts potelés, chevelure brune abondamment rejetée sur une épaule, yeux noirs comme les pépites de la nuit, demi sourire sûr d’elle, une pointe de langue gourmande passe furtive entre deux lèvres Estée Lauder prune, deux canines ivoirines comme un bijou, avant de parler chantant comme on râpe l’âme avec une Suite de Bach ou de Britten: -Euterpia, la bien plaisante, Musicienne et Chanteuse lyrique.

La cinquième Muse a les cheveux courts, poivre et sel, des bottes gothiques vernies noires à lacets aux nœuds nombreux, un smoking de ville, avec polo anthracite à col roulé fin, des rides d’expression marquées autour des yeux noirs comme la violence et des commissures aigres comme le cancer, la ride du lion entre les sourcils arqués, une barbe de trois jours entretenue, un air noblement austère de Méphistophélès des grandes nuits. Sa peau est également noire. Qu’on ne s’y trompe pas, il pue le flic converti au FBI méthodiste à plein naseaux. Plutôt qu’un holster chargé, il tient dans sa main gauche un poignard ensanglanté et contre sa hanche un énorme masque d’Hercule en stuc, les yeux révulsés, la bouche démesurément ouverte vers le bas et évidée, comme un entonnoir, ou une caverne. Et l’on dirait que c’est de cette bouche que résonne sa voix de basse profonde : -Melpomos, le Tragédien.

La sixième Muse joue de vivacité piquante avec ses yeux asiatiquement fendus en quarts de lune. Robe fourreau rouge. Corps petitement moulé à faire vibrer un sourd. Tresses de roses en bouton et épanouies dans les cheveux dressés à la punk. Nez légèrement retroussé, mascara violet et bouche cerise sous une voilette noire. Elle tient d’une main une palette aux touches de couleurs luisantes et variées, et de l’autre un pinceau démesuré terminé par un sensuel bouquet de poils d’écureuil. Sa langue couleur de clitoris s’élance : - Erato, la Peintresse et Sculptrice Erotique.

La septième Muse sent la chieuse de haut-vol. Elle tient par la pointe et sans l’apparence du moindre effort un lourd glaive. Une balance est saccagée sous ses pieds, un code pénal multilingue gros comme un camion à ordures se déverse contre son accoudoir menacé ; elle soupèse de l’autre main manucurée à l’impeccable son menton d’une sécheresse rédhibitoire. Mince et souple, elle porte la toge d’hermine de la magistrature et son pâle visage farouche aux abondantes boucles brunes tortillées emprunte néanmoins la difficile séduction de l’irrévocable. Elle parle d’une voix rauque de grande fumeuse : -Polymnie aux cent hymnes, la Juge éloquente.

La huitième Muse a une magnifique tronche de faux cul. Il est fringué comme l’as de pique, avec un blouson de motard en cuir noir rembourré, un bas de jogging pyjama, les joues verdâtres du mec qui carbure au whisky et qui ne dort pas parce qu’il crée. Il a un regard vert à clouer les poulettes au pilori du désir. Car sa gueule émaciée paraît plus inspirée qu’un Christ en croix. Il tient un globe terrestre dans le creux de sa main pendant que l’autre pointe une baguette de coudrier vers les figures astrologiques du tapis encombré à ses pieds de compas, mètres ruban et autre fils à plomb. Il récite d’une de ces voix ennuyées, quoique insinuantes, qui regrettent le silence : -Uranos, le Céleste : Astronome, Architecte et Installateur.

Enfin, la neuvième Muse, métisse caraïbe chocolat au lait, est absolument époustouflante. Une robe mouvante moire sur son corps de gazelle dangereusement intelligente tous les oiseaux babillards de la création. Une couronne d’or Cartier ceint son front aussi libre qu’un grand écran. Elle tient un ordinateur portable avec webcam sur ses genoux dont elle paraît capable, au vu de la vélocité et de la finesse de ses doigts, de tirer les plus beaux visuels d’un space opéra. Quant à sa main gauche, elle serre sans effort un éclair laser qu’on dirait emprunté à Zeus son père ou à La Guerre des étoiles. D’une voix flûtée qui paraît s’excuser d’une telle perfection enjouée, elle annonce : -Calliope, la poète épique, la Jeu-vidéaste.

-Cinq femmes et quatre hommes donc, concluai-je alors, tranquilles et muets pour un moment sur leurs fauteuils de soie ornée qui s’observent en chats et tigres de faïence… Neuf Muses aux pouvoirs créatifs hors du commun qui vont se dissimuler, se déchaîner, en racontant chacune leur histoire, une par jour, en nouant et brisant des intrigues policières, délictueuses et criminelles afin de l’emporter. Et ce soir, c’est à toi, Uranos, ma sœur, d’inaugurer cette exhibition auto-narrative que vous attendez toutes et tous…

Thierry Guinhut

Voir le sommaire : Muses Academy

Une vie d'écriture et de photographie

 

Spitalskirche, Innsbruck, Tyrol, Österreich. Photo : T. Guinhut.

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17 avril 2012 2 17 /04 /avril /2012 19:23

 

Parador de La Seu d'Urgell, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Muses Academy III

 

Récit de l’Architecte : Uranos ou l’Orgueil.

 

 

 

       Uranos le céleste était un architecte réputé autant pour le génie inventif de ses constructions que pour l’étrangeté de ses comportements. Etrangeté que d’aucuns qualifieraient de visionnaire. Jusqu’au crime…

        Il s’était fait connaître alors qu’inconnu parfait, jeune tige imberbe fraîche émoulue de l’Ecole d’Architecture de Milan, il avait été tiré comme d’un chapeau du prestigieux concours de Stuttgart. Il s’agissait, justement, d’édifier une école d’architecture. Vous pensez, amis et ennemis auditeurs, combien un tel concours était couru, rêvé, épié, discuté, jalousé par les plus grands, par les aînés aux maturités et réputations solidement assises. Et lorsque le jury -composé entre autres, excusez du peu, du Secrétaire Général de l’Europe des 25, de Norman Forster, de John Utzon, de Renzo Piano, de Scarpa, de Ricardo Bofill- extirpa d’une main leste et certainement innocente de toute corruption le projet de l’inconnu, jusque là oublié, sinon infeuilleté, parmi le fatras de ceux qui savaient ici concourir en pure perte, le seul qui parut dénué d’émotion, pas le moins du monde effleuré de la conflagration de l’étonnement, fut, bien sûr, notre Uranos.

        C’était en effet un projet tourneboulant, quoique savamment adapté aux desseins d’une école d’architecture. Quand les plus grands et les plus humbles, tous, avaient imaginé de mettre en avant le fin du fin de leur technique, de gréer un bâtiment exprimant à lui seul la proue de l’architecture contemporaine, voire, plus que jamais, futuriste -lames de béton et d’acier plantées dans le ciel, dé de verre alvéolé semblant léviter par la grâce de tubes ascensionnels translucides ou nid suspendu de granit aux meurtrières calligraphiques- Uranos, lui, concevait un bâtiment dont l’intérêt ne s’arrêtait pas à l’esbroufe extérieure. Certes son projet, un téléviseur écran plat, verre et acier, de cinq mille mètres carrés, debout vers la campagne et dont les portes à entrées sensitives n’étaient rien moins que les récepteurs lasers de la télécommande qui, à l’avant, abritait l’accueil et la direction, avait de quoi offrir un impact visuel aussi sculptural, novateur que symbolique. Mais la surprise, la qualité particulière du projet résidait à la fois dans l’aménagement intérieur et dans la capacité nombreuse d’animer l’immense écran par des images renvoyées depuis chacun des ateliers. En effet, chaque salle de travail, de conférence, de dessin, de modélisation des matériaux, reprenait, enchâssé dans le verre et l’acier des citations architecturales venues de temps et d’espaces nombreux. Stèles mayas ou chapiteaux corinthiens, colonnes thébaines ou voûtes gothiques, modulor de Le Corbusier ou cryptes romanes, temple shintoïste ou dolmen celte, halle métallique ou travée de béton, chaque pièce du puzzle scolaire jouait avec ces éléments parmi des parois en voile de granit rose. Enfin, selon une succession aléatoire, l’école entière proposait sur son écran la vision d’un mur, d’une salle, ainsi exposés aux yeux curieux des spectateurs… Une telle vocation, à la fois décorative et pédagogique, une telle invention et mobilité ne pouvaient passer inaperçues. Bien sûr, une fois le lauréat nommé, sa maquette montrée, son projet publié, on cria au postmodernisme outrageux.

     Uranos devint, du jour au lendemain, célèbre. Trois ans plus tard, la Nouvelle Ecole d’Architecture de Berlin, « l’Uranécran » disait-on, accueillait ses premiers étudiants. Les commandes affluèrent. Il se fit une spécialité des pont-volutes. Il érigea l’Opéra de Phoenix, dont les colonnes de verre, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur contenaient chacune un personnage du répertoire, de la Poppée de Monteverdi au Saint-François d’Assise de Messiaen. Quant à l’immense perron, il était lui-même la réécriture postmoderne de la traditionnelle scène à l’italienne. Il offrit à la Banque Mondiale son nouveau siège, immeuble de bureaux, ressemblant à un coffre-fort digne des Mille et une nuits, mais la richesse paraissait exhibée par et sur les formes des murs extérieurs, quand l’intérieur luisait par sa monacale austérité… Il imagina une trentaine de villas dont l’étonnant mimétisme paraissait transcender le paysage alentour, qu’il soit urbain ou naturel, désertique boisé ou marin… Uranos était la coqueluche des revues d’art, la grippe aviaire des concours d’architecture, le sida sempervivens des élites mondiales, mais aussi le cancer de la gorge des bâtisseurs jaloux étranglés en sa présence…

      Or Uranos, quoique dessinant aux firmes, aux administrations, aux particuliers, des habitations à la mesure de leurs ambitions et vanités, n’habitait, lui, rien. Il louait un loft vide, mangeait dehors à la terrasse de restaurants anonymes, dormait dans des sacs de couchage roulés en boule aux cinq coins de l’espace… Etait-ce possible ? Les chroniqueurs aux dents venimeuses y voyaient une contradiction, un paradoxe de m’as-tu vu. Les journaleux papier ou tévé rêvaient du jour où serait publié leur reportage, scoop suprême s’il en fut : la maison que se bâtirait Uranos.

       Il fut quelques années encore, sans travailler pour lui, plaçant probablement son argent dans de judicieuses opérations bancaires. Du moins le laissait-il croire. Car lorsque l’on abordait devant lui le sujet ô combien tabou -sa maison- il se propulsait dans des colères jaunâtres, giflait le curieux, boxait l’indiscret. D’où l’étrangeté de son comportement. Policé toujours, réservé plus encore, quoique hautain, il devenait alors paranoïaque au carré. Monsieur ne supportait pas les violations de domicile…

       Quand Helfer Krenetz, un journaleux à deux sous, employé par un torchon de province, fit une révélation en première page de son baveux : Uranos avait, sous couvert d’un homme de paille, acheté un terrain dans la lointaine banlieue de Bruxelles. Deux jours plus tard, Helfer Krenetz put lui-même publier son autoportrait photographique en première page du Frankfurter Allgemeine Zeitung : une joue plus sanguinolente qu’un steak de kangourou, un œil poché, un autre au beurre noir, sa face de merlan frit cuisinée aux câpres et ketchup pour la postérité et par les bons soins d’Uranos qui avait bien les moyens de payer de confortables dommages et intérêts à qui avait conquis les moyens et les médailles de son ambition.

      A cette époque troublée, Uranos travaillait sur le décor d’une douzaine de barrage-voûtes chinois. Pourtant, on le vit régulièrement fendre le respect des foules et des caméras cantonnées autour d’une provisoire coque de béton nauséeux qui voilait le chantier des alentours de Bruxelles. La nouvelle était confirmée : Uranos bâtissait sa maison.

      On publia des plans, des dessins, des maquettes. Tous faux. Les dents serrées à s’en faire éclater les gencives, Uranos avait compris : il laissait dire et laissait faire ; il ne réagissait plus en rien. Finalement le mystère lui seyait bien. Voilà qui maintenait sur lui les projecteurs et ne fut peut-être pas sans relation avec la fabuleuse commande qui lui échut : construire une île artificielle et résidentielle à l’épreuves des typhons tropicaux au large de Miami, nommée Utopia Island.

      Un an plus tard, la coque de béton fut démontée par les hélicoptères. Mais pas les grilles, ni les vigiles. Foule, journalistes et caméra purent enfin se remplir les panses oculaires d’un spectacle on ne peut plus décevant. La maison d’Uranos était bien d’un matériau noble, immense, en marbre blanc de Carrare, férocement éblouissant, au point de pâlir la clarté du soleil. Les murs étaient lisses, très vaguement courbes, sans ouverture, au point de paraître ignorer la possibilité même de ménager une entrée. Seules les vues aériennes tant espérées révélèrent de maigres indices : forme ovaloïde avec décrochement, nombreux panneaux lumineux distribués aléatoirement, des taches de blanc dans le blanc.

       Qu’était-ce ?

       Le mystère resta un moment entier. Quand un astronome chilien pensa le premier à ce à quoi tous auraient dû penser : il s’agissait, posée sur le sol belge, d’une galaxie-spirale.

      « Mégalo ! » cria-t-on. Il ne pouvait imiter l’univers, dont la forme n’était pas exactement connue, alors il se rabattait sur une galaxie. Monsieur Uranos se payait son brin de cosmos, la privatisation de l’univers était en marche. On l’avait adoré. Et parce qu’il ne se livrait pas, parce qu’il affichait une ambition inaccessible à ses concurrents et spectateurs, on le conspuait. Les envieux salivaient leur fiel et s’en délectaient sous les déglutitions morveuses du vulgaire. On comprit que chaque contremaître, chaque ouvrier n’avait travaillé que sur une pièce nue aux dimensions aléatoires en ignorant les autres et, de plus, sans percevoir en rien l’agencement labyrinthique, parfois souterrain, des couloirs. L’aménagement intérieur, le décor, ne put être déduit des colis plus ou moins volumineux qui étaient livrés par d’ignorants transporteurs, depuis des ateliers ou des centres de stockages anonymés. Visiblement, tous étaient aveugles devant le sens interne de la maison d’Uranos.

       Longtemps son palais resta infoulé. Pas la moindre information ne filtra. Il n’avait pas -à moins qu’il ne l’eût enfermé depuis les fondations- de domestique qu’on eût pu corrompre. Ce qui se passait à l’intérieur, s’il se passait quelque chose, lassa bientôt la curiosité. On suivait Uranos sur ses chantiers extérieurs souvent nombreux. On oublia la maison-galaxie d’Uranos. Jusqu’à ce que le scandale de sang arrive…

        A ce stade de mon récit, le narrateur que je suis doit laisser là ce qui était le mouvement de caméra du narrateur externe suivant son personnage comme un miroir aveugle. Il me faudrait, pour pénétrer dans cette maison, et dans le sens de la maison, acquérir soudain le statut du narrateur omniscient. De façon à pénétrer dans l’impossible cerveau d’Uranos, dans l’impossible maison dont l’intérieur, cet objet fétiche du célébrissime architecte, n’était livré alors qu’aux conjectures, des plus nihilistes aux plus baroques, en passant par les plus décevantes. Il me faut donc, frustré que je suis de l’indispensable contemporanéité narrative, me projeter depuis la toute conclusion de mon récit, et ainsi, comme l’ont fait les enquêteurs, reconstituer le déroulement chronologique d’un des plus beaux dossiers criminels de l’histoire de la police et de l’humanité.

       Uranos était le seul dieu de sa galaxie-maison. Le seul à en connaître toutes les encoignures, tous les faux plafonds, les salons de réception, les tiroirs secrets, les plus invisibles à l’examinateur le plus sagace, au destructeur le plus minutieux. Il vivait -de sa vie corporelle, buccale, stomacale, excrémentielle- dans un simple cabinet-cuisine, douche, wc, entre une poêle pour deux œufs frits et un frigo pour trois surgelés, entre un lit de camp replié et un tabouret de bar, dans un coin reculé, obscur, négligeable de sa galaxie spirale. Et cependant non loin d’un lieu approximativement central où il avait installé un bureau pantagruélique, aux tables encombrées d’avalanches de papiers, de séismes livres, de Babels de cartes et plans… Les étagères qui entouraient les alvéoles murales étaient moins une bibliothèque qu’un fatras de catalogues empilés à la va-comme-je-te-pousse : catalogues d’usines, de grands magasins, de fournisseurs, généralistes ou spécialisés, par correspondance, luxueusement reliés ou approximativement brochés et imprimés depuis des sites de commerce en ligne. C’est ainsi que tout, absolument tout pouvait être commandé, livré : tondeuse à gazon, aiguille gynécologique, parapluie auvergnat, maison tropicale en kit à monter dans un arbre, pelle à gâteau, maquette géante d’un ADN de rouge-gorge, globe terrestre du XVII°, fruit déguisé, grand classique du cinéma, incunable italien, puce électronique, ciboire, sous marin à hydrogène, souris grise et léopard des neiges… Devant une telle accumulation de possibilités, largement exploitée par l’imagination et les moyens financiers de l’architecte, on ne peut que se voir réduit à donner une faible idée de l’univers dans lequel vivait Uranos.

       Sans cesse, les pièces, les cours, les jardins croissaient et se multipliaient de l’intérieur. L’aménagement pléthorique et cependant minutieux, était la marotte obsessionnelle d’Uranos. Sauf lorsqu’il consentait à provisoirement quitter sa galaxie-maison pour enfanter un projet à Singapour ou Atlanta et ainsi apporter de nouvelles énergies en dollars, yens et euros au service de son inhumaine passion. D’autres, on ne lui en connut pas. A moins qu’elle les contînt toutes.

      Si l’on n’a pas terminé -et de longtemps- à dresser l’inventaire des objets et des aménagements contenus dans la démiurgique sculpture-installation uranienne, sachez évidemment qu’il s’agissait d’y trouver les reflets plus exacts de la réalité, de toutes les époques historiques et préhistoriques, de tous les styles, de mobiliers, d’accessoires et de décorations, de tous les peuples, non seulement de la terre, mais encore de tout l’univers imaginable, espace et futur compris. On comprendra qu’une telle démesure ne pouvait trouver sa source -et ne mener- qu’en la folie.

 

Parador de La Seu d'Urgell, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

 

Car une fois que tout, ou presque tout, un presque tout immense qui confine à l’infini en voulant le dépasser, fut posé dans la maison, chat égyptien momifié, Panhard 1953, vaisselier campagnard et haïkaï de Bashô, ne manquait-il pas, parmi les choses inanimées, les automates, les robots les plus sophistiquées, les créatures ?

     Dans cette galaxie cervicale solidifiée par le génie créateur -ou du moins d’imitation de créateur s’il en fût- d’Uranos, on avait beau faire parler des logiciels vocaux, chanter des cantatrices verdiennes sur le miroitement d’un disque, y compris grâce à d’aléatoires, surprenantes, charmantes et terrifiantes combinaisons, il manquait le libre arbitre d’une vraie voix, des sentiments et des désirs qui ne soient pas ceux prévus, même par une imprévisible combinatoire, par Uranos. Au septième jour, il lui fallait impérativement son Adam, son Eve… son serpent !

      Il lui suffit alors de commander à l’agence de mannequins Elite la prestation esthétique et déambulatoire d’un jeune homme et d’une jeune femme à la Dürer. Ce qui fut fait. Mais dans des salons éloignés du centre de gravité de la galaxie-maison. Sans qu’ils s’en doutassent, ils étaient le premier couple de cet univers en voie de complétude. Mais il fallut se rendre à l’évidence, il ne pouvait les louer pour leur vie entière. Il aurait voulu les voir copuler et, peut-être, développer une grossesse… Une agence de prostitués de luxe parvint à solutionner le problème : Uranos put effectivement voir, dans la chambre aux chintz roses représentant une verdure idyllique, un jeune mâle noir exhiber son serpent tentateur et régler avec une femme blanche, que le maître de cérémonie appela Gaïa, la question du péché originel, cet emmêlement concerté des membres et des fluides qui aurait pu présider à la naissance, huit ou neuf mois plus tard, si l’on imaginait des combinaisons ADN probables, d’un enfant jaune, ou d’une paire jumeaux fraternels ou des deux sexes…

      Hélas pour Uranos, les acteurs rémunérés, et pour trop peu de temps, avaient pris des précautions. Il lui fallut imaginer une mère porteuse qui consentirait à accoucher dans la microclinique de la galaxie-maison. Il la trouva. Mais une question cruciale se posait. Fallait-il qu’il soit le géniteur de cet enfant ? Devait-il conserver l’impersonnalité du créateur, confier ce rôle à quelque acteur de passage ou pratiquer une insémination artificielle ? La première hypothèse lui répugna. La troisième emporta son suffrage : on créait bien plus avec le pouvoir organisateur de l’esprit qu’avec quelques gouttes séminales qui ne tenaient qu’à une commune et vulgaire biologie naturelle.

         Déjà la future mère -qu’il avait choisie jolie, blonde et souple, mais aussi parce qu’elle aimait se vêtir d’azur, et qui allait rondement payer ses études de médecine et son futur cabinet- s’arrondissait. Pendant neuf mois, elle était la vierge d’Uranos qui ne l’avait pas touchée et qui lui permettait d’enfanter par sa seule volonté, la mère d’un enfant uranien. Quant au Joseph qui n’avait fourni qu’un sperme de hasard, introduit sans blesser la virginité maternelle, il n’était qu’un pseudo confidentiel, une pure émanation spirituelle du grand architecte.

      Mais Uranos avait compté sans justement le libre-arbitre, sans l’ennui. Cette femme, qu’il avait nommée Marine, avait beau avoir la galaxie-maison à son entière disposition, mis à part le sacro-saint bureau central du Père, des milliers d’objets et de services de luxe qu’elle ne finirait jamais de découvrir et d’exploiter, généreusement fournis par une domesticité invisible ou robotique, elle avait beau pouvoir étudier, visionner des films, lire des magazines et des romans, converser avec des voix capables d’interagir avec la multiplicité des réactions humaines, elle s’ennuyait.

       Elle avait pourtant signé un contrat. Se retirant du monde et intégrant l’univers, elle avait fait vœu de silence et de chasteté. Rien n’y faisait. Comment pouvait-elle être dépourvue de raison à ce point ? Elle harcelait Uranos malgré le labyrinthe ingénieux qui le séparait d’elle. Comme la Mégère des Enfers, elle criait dans les couloirs, pleurait dans les conduits d’aération, enregistrait des suppliques, urinait sur les claviers, quémandait de l’amour à Uranos, couvrait Uranos de haine et d’insultes ordurières, visqueuses, nauséabondes. Il avait beau s’isoler physiquement et phoniquement, il l’entendait. En lui. Obsédante comme une culpabilité.

       Il se rasséréna cependant. Ne lui avait-il pas manqué jusque là la faute, le désordre mental, l’infecte médiocrité de la nature humaine, dans le cadre splendide de sa création ? Sa création dépassait ses espérances, elle vivait de sa vie propre…

       Jusqu’à ce qu’il découvre cette Marine -grâce aux multiples écrans de surveillance dont était truffé son bureau- en train de se pendre dans une salle de bains proche, avec un rideau de douche infâme, orange et vert, qu’elle entortillait et nouait autour de son cou, tombant du rebord blanc de la baignoire… In extremis, Uranos parvint à la décrocher, non sans qu’en glissant sur la porcelaine trempée, son ventre bulbeux heurtât un coin de carrelage sans pitié. Rauque et verdâtre, elle respirait. Mais après examen, la créature fœtale ne bougeait plus. Inévitablement le têtard humain, qui aurait pu devenir architecte, écrivain, prophète ou employé de zoo, était mort. Quant à la mère manquée, elle vagissait d’idiotie. Un moment Uranos se désola. A cause d’une immature femelle, son plan avortait.

      Quoique à la réflexion, son univers y gagnait. Il trouverait sans peine une candidate plus placide. Probablement n’avait-il pas suffisamment sondé le profil psychologique de la précédente. Il ne manquait plus à la galaxie-maison pour être l’équivalent de l’univers, qu’un geste. Le meurtre était humain, le crime nécessaire dans un monde parfait. Comment n’y avait-il pas pensé ? D’un coup de marteau d’acier, il brisa la nuque gracile aux tempes blondes. Ainsi exposée, inimitable gisant marmoréen, elle redevenait belle. Ce qui avait été une double vie rejoignit en une brève cérémonie, ponctuée par un kaddish et un choral de Bach, le vaste incinérateur à ordures, confirmant qu’Auschwitz et la Kolyma (il avait fait livrer à cet effet de la neige sibérienne) avaient bien eu le devoir de faire partie de l’univers. Le compost n’avait jamais aussi bien été nourri au service des jardins anglais, zen et à la française.

      Ce geste infiniment criminel le remplit, à sa grande surprise, d’une jouissance délicieusement absolue. Il avait donné la vie ; à des minéraux, des plantes, des animaux, à un avorton d’homme qui ne demandait qu’à être remplacé par une seconde création qui pallierait aussitôt et sans inconvénient à l’incomplétude de la première ; il venait de donner la mort. Il avait créé la mort après la vie.

      Il lui suffisait alors, le plaisir conceptuel de ce meurtre s’épuisant comme la pente descendante d’un orgasme brusquement achevé, de racheter ce léger frisson de culpabilité, là encore seulement pour assurer la complétude de sa galaxie-maison. N’ayant ni la patience ni les moyens humains d’attendre trente trois ans, il trouva bientôt un jeune et beau prostitué dont il baisa la barbe blonde et que sa ration de LSD enfin offerte permit de clouer dans un état second et déjà digne du firmament, sur une haute croix de bois que, faute de soldats romains inutiles, un palan, des cordes et des poulies permirent d’élever là où la femme et son enfant, désormais endormis dans le chaud berceau utérin de la terre, avaient été tués. Cette immense, luxueuse et lustrale salle de bains devenait un Golgotha hollywoodien qu’Uranos filmait comme tous les moments d’importance, pour les archiver dans une immense bible vidéo. Ce qui résolvait du même coup l’épineux problème de la résurrection, alors que l’éternité des boucles filmiques diffusait sur un triptyque d’écrans holographiques le spectacle de l’extase chorégraphique du garçon : le bonheur de la pâte verte haschichine et du crack l’exaltait jusqu’à l’irremplaçable sensation de la divinité, jusqu’à l’ascension. Sensation que la conceptualisation, l’action et la contemplation permettaient à Uranos de ressentir en toute trinité.

      C’est ainsi que, le corps rejoignant le tombeau du crématoire, puis la fumée résurrectionnelle du « Todesfuge » du poète Paul Celan, le catalogue des crimes de sang d’Uranos continua sa prometteuse carrière…

    Complétant son vivant catalogue, il dut immoler un vieux bouddha plissé, l’amenant à l’extinction salutaire du nirvana, réduire la tête d’un guerrier Jivaro, voler un pauvre dans une ruelle de Bombay, piller une agence bancaire de Manhattan, pratiquer, dans la foi incommensurable qu’il avait en son œuvre, toutes les charités, mais aussi tous les délits, tous les sadismes, tous les cannibalismes, pour avoir l’espérance de parachever dans sa galaxie-maison la totalité de l’univers mortel et immortel. Il lui fallut enlever Jarmin Nagasaki, Prix Nobel japonais de physique pour lequel il envisagea de construire un accélérateur de particules plus vaste que celui de Genève, kidnapper Houston von Brown, Prix Nobel de littérature pour tenir l’abondante chronique de cette œuvre-univers… Son zoo de bêtes et d’humains vivants était aussi un muséum de corps flottant dans le formol, présentant toutes les beautés, toutes les pathologies physiques et mentales, toutes les cicatrices et les mutilations de la chirurgie réparatrice et esthétique, tous les mélanomes des criminalités les plus imaginatives… Il lui faudrait bientôt s’approprier chaque être humain, dont la seule banalité serait représentative et symbolique, chaque milligramme chimique de sentiment inexprimé, chaque goutte de sang.

      Mais la trace dégoûtante de ce sang ne pouvait pas ne pas filtrer un jour à l’extérieur. Certes, chaque crime trouvait sa réalisation et l’absorption de tous ses indices dans l’enceinte omniphage de la maison d’Uranos. Si les disparitions, à peine plus pléthoriques que celles de l’actualité invisible et courante paraissaient ailleurs n’avoir aucun lien, celle de deux Prix Nobel alarma des intelligences qui n’appartenaient pas au monde de notre infaillible architecte et démiurge. Pourtant, aucune solution n’apparut aux enquêteurs. Comme si l’énormité, la publicité et le secret de la maison d’Uranos la leur rendait invisible. En quelque sorte, notre homme avait produit une réplique fabuleuse de la « lettre volée » d’Edgar Allan Poe. Quoique choyés, nos deux Nobel, qu’il fallut bien se faire rencontrer puisque le littérateur devait tout observer, même si ce dernier, autant émerveillé qu’horrifié jusqu’au traumatisme par la confession hallucinée de son Maître, appréciait ce temps imparti à ce qui serait son œuvre-maîtresse, aspiraient à la liberté. Leur rencontre, on l’imagine, brève et surveillée, ne leur permis d’échafauder aucun plan d’évasion. Avait-il échappé à Uranos, dans son omniscience, que le physicien aux traits démesurément aquilins, était également un fin informaticien, qu’assez vite il pourrait déjouer la barrière informatique incommunicationnelle établie autour la galaxie-maison ?

      Un courriel totalement ruiné, comme ces ruines précolombiennes ou romaines dont Uranos avait aimé semer son palais, parvint au FBI. La signature était évidemment atomisée. Mais Isabelle Manaus, à Washington, savait lire les cendres. Cette pythonisse des textes informatiques fut alertée par ce « jardin » seul resté brutalement lisible. Un tel détail originel permit à l’experte de s’acharner trois jours durant à la restauration de ce papyrus gisant dans la mer Morte de l’information. Soudain, grâce à la combinatoire Ezechiel inspirée de la théorie du chaos, Isabelle Manaus put lire le tiers du courriel qui n’excédait pas dix lignes. Une rapide triangulation avait déjà encerclé la zone d’émission. Voilà qui suffit pour qu’une commission rogatoire soit accordée par la justice belge, pour que la porte close, muette et sourde de la bâtisse d’Uranos soit interrogée en vain par deux inspecteurs, soit assiégée par les forces spéciales d’Interpol, brisée.

    Excédés par les innombrables alvéoles et grands salons du labyrinthe uranien, tant en longueurs et largeurs, qu’en étages successivement souterrains, parfois vides, à peine esquissés, parfois plus brillants que le château d’Herrenchiemsee, lorsque Louis II de Bavière imita Versailles, parfois plus bordéliques que la collusion de la cave et du grenier d’un brocanteur, d’un Léonard de Vinci des technologies avancées, d’un vidangeur, d’un confiseur ou d’un fossoyeur, les enquêteurs fatiguèrent longtemps la demeure fantomatique avant de libérer les deux Nobel, de recueillir quelques victimes que la cendre ou le formol n’avaient pas eu le temps de sanctifier, et plus longtemps encore avant de trouver Uranos.

      Il était au fond d’un couloir de la mort texan. Du moins son cadavre. Sur une chaise électrique qu’il avait lui-même fait fonctionner, déjà soumis, par d’ingénieux procédés informatiques, mécaniques et chimiques, à une momification en règle. Il était là, assis sur son trône, comme une momie péruvienne, enturbanné de bandelettes de lin pur (sur lesquelles, en micro caractères, son histoire - du moins celle que vous, auditeurs choyés, entendez là - avait été recueillie par notre Prix Nobel de littérature) destiné à perdurer dans le vide siliceux du grand désert des sépulcres, au centre de ce qui n’était plus qu’immense monument funéraire de l’art et de son concepteur.

      La vie, l’expérience et la mort démoniques d’Uranos était-elle cette preuve de l’existence de Dieu ardemment réclamée par les théologiens ? Quant à la galaxie-maison d’Uranos, on pensa en faire un musée pour la postérité. Mais un musée où le misérable et le dérisoire l’emportaient bien largement sur l’exception… Une conclusion s’imposait à l’esprit des enquêteurs et de l’écrivain : si Uranos le céleste avait créé le meurtre, Dieu avait-il créé le meurtre ?

 

Thierry Guinhut

Extrait du roman : Muses Academy, sommaire et synopsis

Une vie d'écriture et de photographie

 

Museo de Siguenza, Guadalajara, Castilla y Leon.

Photo : T. Guinhut.

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17 avril 2012 2 17 /04 /avril /2012 14:22

 

Museo del vetro, Murano, Venezia.
Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Muses Academy

 

IV

Premier dialogue & jury des Muses.

Aux éditions de La Mouette de Minerve.

 

 

 

      (…[1]) La vie, l’expérience et la mort démoniques d’Uranos était-elle cette preuve de l’existence de Dieu ardemment réclamée par les théologiens ? Quant à la galaxie-maison d’Uranos, on pensa en faire un musée pour la postérité. Mais un musée où le misérable et le dérisoire l’emportaient bien largement sur l’exception… Une conclusion s’imposait à l’esprit des enquêteurs et de l’écrivain : si Uranos le céleste avait créé le meurtre, Dieu avait-il créé le meurtre ? »

      - Hum, j’adore ton histoire d’architecte orgueilleux, Uranos ! Je suppose que tu aurais envie de me la dédicacer… Foi de Melpomos, quoique prisonnier dans le vivier aux poissons rouges et aux pieuvres de Muses Academy, je te propose mon amitié, pleine et entière ; que dis-je, complice.

      - Désolé, cher confrère. Et néanmoins concurrent… Les mots semblent jetés sur le sol par l’ironie solitaire et laconique d’Uranos.

      - Uranos l’orgueilleux, qui es-tu ?

      La question est fichée entre les yeux de l’interpellé comme un dard au curare. Euterpia avait-elle senti en lui un concurrent redoutable, une bête à abattre… À moins que ce ne soit un homme à clouer par le désir, par l’amour…

      - Oui, reprend Polymnie, glaciale, ta présence ici et ton récit sont pour le moins incohérents. Un petit réquisitoire bien senti ne va pas faire de mal à celui qui parle de lui-même à la troisième personne, comme un divin Jules, un roi Soleil. Ou tu n’es pas cet Uranos dont tu parles, ou c’est une fiction…

      - Une hallu, un mytho, l’interrompt Thalios avec le coup de balai de la galéjade…

      - Qu’importe, intervient l’apaisante Calliope, nous sommes tous et toutes des Muses, n’est-ce pas…

      - Soit, insiste Polymnie, tu n’es pas cet Uranos que tu prétends être, et que tu ne peux être, si l’on en croit ton histoire à dormir assis, car je ne vois guère comment un architecte réduit à l’état de momie péruvienne peut venir respirer parmi nous. Soit tu es un délirant qui nous sert un conte faisandé.

      Le silence blafard du visage d’Uranos n’avait pas faibli pendant ces attaques…

      - Il y a une autre hypothèse, propose Calliope : notre Uranos serait bien celui du récit, mais à un stade quelconque de son développement. Il ne serait que le vainqueur de ce fameux concours d’architecture, ayant acquitté seulement deux ou trois commandes… A moins qu’il ait déjà bâti la coque encore balbutiante de l’œuf, le modèle réduit de cette galaxie-maison. Voulant par là nous avertir par avance des dangers de la démesure architecturale, de l’appétit meurtrier inhérent à…

      - Pensez-vous, la coupe Thalios en verve. Ce glaçon verdâtre n’est qu’un rigolo, un frimeur, qui a barbouillé deux croquis d’archi et se prend pour le Niemeyer, non pas du Brésil, mais de l’univers entier. Foutaises et boules de gomme à souffler dans la disparition de l’air…

      - Réponds, Uranos !

      - Calliope a dit vrai. Ma maison est en cours.

      - Combien de crimes ? Lesquels ?

      - On peut les représenter sans les commettre.

      - Non sans l’intention de les commettre, le chagrine Polymnie. Un innocent parmi nous ! Je rêve… Ne sais-tu pas que le péché d’intention est le plus grave de tous ? Désirer la présence du crime dans sa maison, n’est-ce pas le rendre plus sanglant, le légitimer…

      - Non, l’intention n’est pas le crime ! s’insurge Clios.

      - Et toi, Polymnie, se lance doucement Erato, qui es-tu pour condamner à tous bouts de chants héroïques ? Le pire des crimes reste la condamnation sans humilité, sans indulgence, sans charité.

      - L’indulgence ne sert qu’à se faire manger. De la lunule de l’ongle jusqu’au bras, de l’omoplate jusqu’au cœur. Si l’on ne purifie pas totalement les eaux du crime, du moins peut-on les contenir. Je propose donc d’enfermer le pire de tous, j’ai nommé Uranos, ici présent, dans la geôle qui s’ouvre au milieu de nous, sous le tapis…

      Une cascade de rires accueille alors cette proposition.

      De sa voix sépulcrale, Melpomos rabroue l’assemblée :

      - Oui, qu’il pourrisse, qu’il crève comme un rat blanc gonflé de bubons rouges dans l’humidité crasseuse de nos oubliettes… Et si vous ne voulez pas l’accompagner…

      - Qu’il est attendrissant dans sa sincérité, sa candeur, son exaltation, notre juge des Enfers ! Retenez-le, il va se prendre les pieds dans le tapis.

      On aura reconnu Thalios, qui se tient les côtes de rire…

      - Le vote est d’abord entre les Muses, en cas d’égalité de voix pour ou contre, celle qui est l’auteur du récit fait balancer le verdict, rappelle Calliope. Qui est favorable à Uranos ? Melpomos bien sûr, son fan. Ah, Clios, très fair-play, je vois. Euterpe qui je le sens, peut y voir un sujet d’opéra. C’est tout. Et moi ! Pour sa dimension d’univers. Donc quatre voix, puisque visiblement Uranos ne peut consentir à voter contre lui-même. Cela suffit tout juste à lui conférer la majorité, mais en rien une position avantageuse, je le crains… Nous pouvons disposer pour ce soir.

      Je me faufilai entre les fauteuils et les corps remués pour regagner la sérénité précaire de ma chambre. J’avais bien à méditer de ce récit et de ces événements…

 

Sarcophage. Ostia antica, Lazio.

Photo : T. Guinhut.

 

      Historien, me voilà bombardé Tite-Live de la Muses Academy. En quelle langue, nous Muses, parlons-nous ? Si vous m’entendez ou me lisez en français, ce n’est qu’une apparence. Il vous sera passablement aisé de nous traduire en anglais, en japonais, en espagnol, en finnois ou en hindi, mais pour vous impossible de chanter en langue des Muses… Car, en vérité, à ceux que nous inspirons, nous parlons en une langue à eux inconnue, une langue originelle venue des dieux, qui est à la fois pureté essentielle et glossolalie. Chacun nous entend et nous traduit instantanément dans son arbitraire langue créatrice, qu’elle soit récit, musique, sculpture ou danse…

      Et pourtant, suffit le baratin prétentieux ! Nous le savons avec autant d’humilité que de forfanterie, nous ne sommes que des acteurs d’occasion… Des post-ados qui ont révisé pour le concours d’entrée à Muses Academy et qui jouent aux cracks pour s’exhausser dans la fiction.

      Je m’étais surpris à regarder le silence de cette Muse nommée Calliope. Ou de cette femme. Réalisant que j’étais en train de coller mes yeux sur elle comme une affiche sur un panneau publicitaire pour un parfum féminin aux pouvoirs corporels, esthétiques et synesthésiques inconnus, je baissai soudain le charbon de mes cils comme un fautif lorsque sa vigilance me surprit. L’éclair ocre de son regard, venu de la courbe violence d’une faunesse, me lava jusqu’à la blancheur de la moelle. Si la Beauté avait jusque là porté un nom commun, à cet instant il s’était pour moi incarné. Des psychologues de courrier des lecteurs y verraient une passion amoureuse d’abord inconsciente et secrète de votre serviteur Clios devant une Calliope qui l’ignore ou le traite avec ce qu’il faut de condescendance, maternelle et lointaine, comme pour un bébé étranger. Il est vrai que j’ai fort à grandir pour ressembler à Plutarque ou Gibbon.

      S’intéressait-elle à moi ? Auquel cas, fort improbable, qu’est-ce qui pourrait l’expliquer, me demandai-je de retour dans ma chambre en fixant le miroir, aussi vaste et précis que le lisse de la surface de la caméra qu’il dissimulait peut-être, ou plus exactement le reflet que mon visage me renvoie. Muses Academy ne mérite sûrement pas de recueillir mon autoportrait… Je ne sais pas à vrai dire à quoi je ressemble. Jeune homme banal, cheveux courts châtain avec l’indomptable épi, œil châtain et vif, bouche assez bien dessinée, nez droit et pommettes creuses, oreilles un peu décollées, rien qui, au-delà du stéréotype et de l’inévitable et méprisable narcissisme, mérite l’éloge ou le blâme. Sauf que dans le miroir, je vois flotter à ma place la beauté chocolat, aussi suave qu’incisive, de Calliope, comme si elle m’effaçait… J’imaginai un instant qu’elle était derrière ce miroir sans tain, devant son écran d’ordi cliquant sur mon auto-caméra, et pris peur.

Je jetai alors dans la corbeille l’image de la choupette asiatique nue qui rosissait mon fond d’écran et la changeai pour une série de dos reliés maroquin rouge de Plutarque. Aussitôt, je me mis à fatiguer mon clavier au profit de l’Histoire de la Muses Academy et de sa première journée. Car il ne me suffit plus, comme mes consœurs, d’être une Muse, mais d’être également fille de Mémoire, et donc de travailler, plus acharnée que l’attente du miracle… Tout en me demandant, maintenant que nous avons le récit d’Uranos, quelles histoires sont encore cachées dans le ventre d’Euterpe, de Terpsichore et d’Erato, de Thalios et de Melpomos, de Polymnie, et surtout, reine entre toutes, de la belle Calliope, si la chose dont elles vont accoucher va avoir une influence sur ma vie, qui en eux préside au choix et au sens de leur histoire…

      Soudain, la tranquillité de ma chambrette fut troublée par cette arrivée impromptue des feuilletonistes en mal d’intrigue. La porte grinça doucement, et longuement, comme complice de l’intrus qui me laissa le temps de m’interroger sur son identité. N’avait-on pas appris à des rustres comme Melpomos ou Polymnie - mais je les connaissais trop peu, ces deux là et les autres, pour qualifier avec certitude leur psychologie, sinon leur psychose - à respecter la solitude de l’Historien… Quand une joue chocolat au lait apparut. Cette Calliope n’avait-elle pas tous les moyens de me voir et de me lire ? Fallait-il qu’elle me surveille plus étroitement ?

      - Clios, je t’ai apporté un oiseau.

      - Un oiseau ? Mais pourquoi… Elle avait en effet à la main une cage d’or en forme de pagode contenant un plumitif bleu et jaune. Etourdi, il me sembla qu’il manquait à sa robe…

      - Parfois, seulement parfois, s’il t’aime bien, il chante. Il te suffira de changer l’eau, de débarrasser ses rares déjections. Je viendrai chaque jour t’apporter ses graines.

      - Merci. Et s’il ne m’aime pas ?

      - Il se taira pour toujours, voilà tout.

      - Que dois-je faire pour en être aimé ?

      - Être toi-même. A lui seul de décider de son amour. Mais… je manque à tous mes devoirs, as-tu besoin de quelque chose pour ton travail ?

      Je n’avais que deux réponses à cette question. Qu’on me fiche la paix avec cette puérile histoire d’oiseau générateur de saletés et qu’on me laisse travailler, ou qu’elle approche son visage du mien pour je puisse lui consacrer ma libre et pleine attention. Mais aucune que je pusse dire.

      - Non, merci. Je suppose que les frigos étant pleins, je n’ai aucun besoin de demander le room service.

      Son sourire se ferma aussitôt. Elle tourna les talons. « A plus tard », entendis-je comme résonne un verdict.

      Quel butor je venais d’être ! Mais comment peut-on être aussi bête, macho, maladroit, timide, à couvrir de ronces et d’excréments pour m’en faire un chapeau de fou !

      Ouf, il me restait une chance : l’oiseau. J’osai le regarder avec libre et pleine attention. Il parut me considérer de même, avec trois quart de méfiance et un quart de ce que l’on pourrait appeler chez les volatiles, aménité. Mais avec un silence contraint.

 

Sarcophage. Ostia antica, Lazio.

Photo : T. Guinhut.

 

 

      Pour me distraire de ma bêtise proprement abyssale, pour agiter mes doigts et mes yeux, sinon mes pensées, j’allais sur la page téléréalité de Muses Academy. Parmi la trentaine d’icônes, neuf permettaient d’accéder aux images venues de chacune des chambres… Vous vous en doutez, je cliquai d’abord, sur celle de Calliope. Elle était vide. Où boudait-elle ? Encore aurais-je de la chance si c’était le cas. Probablement avait-elle déjà remisé au garage du néant mon indélicatesse. Mademoiselle son Indifférence était où je ne la trouvais pas, si belle, précieusement orfévrée dans la goutte de ma larme perdue…

      Chez Erato, le vide également, hors un bric à brac d’atelier, de toiles, de seaux, de tubes et de palettes, des couleurs encore incompréhensible sur un chef d’œuvre inconnu où seul était reconnaissable parmi l’abstrait chaos, un œil grand ouvert. Les internautes devaient trouver le programme rasoir.

      Je trouvai Erato chez Euterpe. Car au-delà du pupitre à la partition abandonnée, le mouvement circulaire de l’indiscrète caméra me jeta devant un lit aux draps explosés, sur lesquels ces deux Muses, plus nues que la paume de ma main, jouaient à des jeux qui devaient réjouir des milliers de télévoyeurs : l’une passait et repassait en douceur l’archet d’un violoncelle sur la cuisse et le ventre de sa consœur, tandis l’autre peignait d’un coquin pinceau au manche démesurément long une ligne qui alla lentement, mais avec une précision anatomique et sensuelle, que je ne saurais décrire sans me ressentir une érection déjà menaçante, du talon d’Achille à ce creux parfumé qui est sous l’oreille, en passant par des monts galbées et des vallées intimes joliment frissonnées… Ces deux là allaient sûrement se garder pour longtemps l’estime de fans inconditionnels. À moins que quelque ligue de vertu vaticane ou coranique ne leur tombe sur le poil que l’une avait fort fourni.

      Chez Thalios, je vis un acteur grimé en Buster Keaton faire ses gammes gestuelles devant une monstrueuse caméra à l’ancienne, aux rouleaux ronronnants, probablement venue d’une brocante spécialisée. Ce ne pouvait être que lui. Comme si les œilletons de Muses Academy ne suffisaient pas à séduire son narcissisme ! Soudain, il se déshabilla, jetant ses vêtements sur les meubles - ouf, il lui resta un caleçon à fleurs de courgettes- pour enfiler la chemise et le bonnet de nuit du Malade imaginaire, se mettre au lit comme un arthritique, brasser les bras et la tête sur son oreiller bouffant, appelant « Toinette ! » et agitant en forcené une clochette de cuivre…

      Terpsichore ayant dansé toute la journée, dormait déjà toute alanguie dans ses draps remontés jusqu’au menton, un chou à la crème sur sa table de nuit, une paire de chausson de danse contre sa joue, un léger filet de salive de bébé souillant le satin pastel… Je ne savais si une telle vision attisait les fantasmes des internautes scotchés à Muses Academy, mais j’imaginai qu’ils auraient préféré la voir danser en tenue plus légère…

      Il n’y avait qu’un visage, crispé d’attention pour illustrer le travail acharné de Polymnie, penché sur l’ardeur absconse de son clavier cliquetant, les émotions, s’il elle en avait, claquemurées derrières ses paupières… On pouvait lire si l’on voulait sa savante analyse en cours de la rhétorique de charmants personnages, d’Hitler à Marx, en passant par le Christ…

      Melpomos, lui, était plus impressionnant, voire effrayant. Dans une sorte de caverne illisible, il brouettait des livres en charpies, comme venus des fosses communes de la tragédie, des livres par centaines, par milliers, ou plus exactement des fagots de papelures, noirâtres, verdâtres si un surplus de lumière consentait à caresser cette marée temporelle et sans cesse renouvelée… Il essuyait la sueur qui le maculait, comme un pelleteur de diamants dans une mine sud-africaine, avec le torchis venus des recueils de destinées perdues qu’il rangeait sur des cases pariétales. Bientôt, il parut s’effondrer sur les déjections de son art. Tout cette pantomime emphatique pour rêvasser en fumant un cigare gros comme le poing et que l’on pouvait supposer puant comme l’enfer. Les traînantes volutes d’une fumée violacée avaient peine à s’élever, tels de lourds phylactères au-dessus des saints des retables gothiques, masquant peu à peu toute visibilité dans ce que l’on hésiter à appeler encore une chambre.

 

 

      Un signal clignotant et pépiant m’annonça un message urgent. Comme il ne pouvait venir de l’extérieur, il émanait forcément d’une de mes consœurs : c’était Calliope. M’avait-elle pardonné ce pourquoi je ne m’étais pas donné la peine, certes délicate, de m’excuser ? Non, plus simplement, d’une manière assez raide, comme une lettre officielle, elle accusait réception de mes travaux, et me félicitait (était-ce mérité ?) de la bonne tenue de mon journal de Muses Académy. Je la remerciai sur le même ton emprunté, espérant que quelque implicite de l’écriture dirait combien je me sentais penaud, combien j’aimerais retrouver le bonheur confiant de sa présence… Même au prix d’un oisillon chassieux qui dormait, recroquevillé, petit comme un sexe que l’érection, dans le froid nocturne, fuyait. Pauvre bestiole. Soudain, je m’ébouriffai la tignasse : Bon sang, mais c’est bien sûr, elle est le rouage intérieur entre Montalotti,  Angélina & consorts et nous. Le comité de surveillance à soi seule de Muses Academy. Qui se prenait pour une maîtresse d’école et qui me corrigeai comme un élève studieux, mais désastreusement maladroit. La traîtresse !

      Je cliquai sur l’icône de sa chambre. Comment faisait-elle cela ? Je la voyais de dos, son chignon serré jusqu’à l’étranglement, une nuque chocolat à se damner… Pouvait-elle couper le contact de la webcam de son ordi, sachant que je la regardais ? Ou alors elle boudait ! Je déteste les boudeuses. A moins que ce soit à cause de ma vilaine personne… Oh, Calliope !

      Aï, et si elle était en train de me lire ? Inutile, impossible même, d’effacer. De dépit, je fermai l’ordi. Je me jetai sur mon lit.

      C’est ça, le boulot d’Historien ? Se débattre dans le bocal aux poissons rouges et aux méduses de Muses Academy ? Là où la télévisuelle surveillance ne cesse pas un instant au-dessus de moi et des Neuf Muses que nous sommes…

      Je dois supposer que l’on m’a observé, commenté, moqué au travers des caméras et des liens internet, que ce soit mes huit consœurs après tout dans le même bateau que moi, ou la foule des télévoyeurs qui moins que l’art et la pensée cherchent parmi nous les maladresses, les fautes et les vices. J’avoue que je croyais un peu la chose. Mais je ne vois pas ces regards collés sur moi, je n’entends pas ces commentaires sarcastiques. Alors pourquoi s’en inquiéter Pour vivre heureux vivons cachés, y compris dans l’inconscience des yeux qui nous visent comme des fusils lasers. Après tout ils peuvent bien me placarder sur leurs écrans, me démonter par leurs sarcasmes. Je les laisse braire les ânes et suis ce que je suis. Tout ça parce que j’ai été plus goujat qu’il n’est permis. Ce que les ânes regardent et conspuent est leur miroir. Je ne vis rien que de normal. Qu’importe d’être épié. On verra bien s’il y a retour de bâton après muses Academy. Mais l’indifférence sera si rapide après le rouleau d’une autre émission et d’une célébrité plus éphémère encore. Le problème n’est pas d’être regardé par une omniprésente vidéosurveillance mais les lois qui y sont attachés quant à l’utilisation de la vie privée. Je suis ce que je suis et que j’assume froidement. Et je ne sache pas que le délit de vie privée soit à l’honneur, du moins pas encore.

      C’est ça, le boulot d’Historien ? Pas si facile que je le pensais. Peut-être déjà la vérité - quelle vérité ? - me bouche-t-elle la vue ?

 

[1] Voir : Muses Academy III Récit de l'architecte : Uranos ou l'orgueil

Thierry Guinhut

Extrait du roman : Muses Academy, synopsis et prologue

Une vie d'écriture et de photographie

 

Pictura romana antiqua, Ars Latina, 2001. Photo : T. Guinhut.

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17 avril 2012 2 17 /04 /avril /2012 12:19

 

Grand'Rue, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Muses Academy V.

Récit de la danseuse :

Terpsichore

ou les noces de l’Ardeur et de la Paresse.

 

 

      À l’idée d’entreprendre ce récit de la jeunesse de ma sœur terrienne… la fatigue et le sommeil me prennent. Que ne puis-je laisser raconter, en digne Muse Terpsichore revenue un moment du royaume de notre confrère Hypns, ce rêve nocturne salement brumeux, aux noirceurs confuses, son inconscient qui, sûrement, a enregistré cette vile histoire criminelle, cette séquestration d’une danseuse, ces viols ? Et ainsi nous éviter la peine des longues phrases aux subordonnées complexes, aux assommantes causalités, aux délibérations impuissantes… Puisque hélas il me faut bien relater cet épisode répugnant de sa vie artistique, mais aussi ce collant tremplin vers sa gloire professionnelle, je vais en quelque sorte mettre sa conscience en sous régime. Comme sous l’auto-hypnose du sommeil, je vais laisser sa peu musculeuse bouche parler pour elle. Ainsi, en digne Muse, j’infuse ce terrible poème sur la scène sonore d’une mortelle. Voici ce que son cervelet n’a pu oublier, ce que lui ont patiemment arraché, avec mon captivant concours, et avec le scalpel de leur sollicitude envahissante, les juges d’instruction. D’un souffle, je lui verse le don du récit, et pendant que devant vous je danse, chaussons et tutus comme pour un Lac des cygnes tempétueux, écoutons la parler :

      Je m’appelle Ophélie. J’avais seize ans. J’étais une petite danseuse niaise avec la goutte de lait encore sur la lèvre supérieure qui donne à tant d’hommes encore l’envie de téter cette minime excroissance pulpeuse sur mon visage maigre, comme sur la minceur sauvage de mon corps la lourdeur de mes seins que vous avez sûrement la discrétion de trouver petits. Je dormais devant mes cahiers de cours ; je dormais devant mon assiette ; je dormais dans mon lit. Ma mère m’habillait, mon père me transportait. Mes résultats scolaires étaient médiocrement passables, sans rien faire. Ou je faisais le minimum pour éviter la peine d’être grondée, remise en question. De même, aucune amitié, je n’en avais pas l’énergie. Une zombie, portée, effacée par la vie…

      Paresseuse et molle, avec le culte de l’oreiller, figurante dans un ballet pour le palais du Dieu du Sommeil, où seuls Morphée, Phantasos et Phobétor, ses trois aides, l’un pour le pouvoir de se transformer en qui l’on voudra, l’autre pour les fantasmes imagés, le dernier pour la peur et les cauchemars épuisants, mettent pour moi en scène, à travers le tuyau vide de ma bouche, la fatigue de ma non-vie…

      Oui, paresseuse en tout, en gestes et en pensées, sauf la Danse. Pourquoi avais-je et ai-je toujours cette énergie furieuse de danser ? Sûrement parce que ma mère, elle-même danseuse ratée, qui ne travaillait plus qu’en danseuse sur le clavier de sa dactylo - elle était la secrétaire du Président de l’Opéra-Ballet-Rivoli - m’avait poursuivie d’un rêve et d’une intransigeance auxquels je ne devais à aucun prix résister sous peine de haine éternelle, de damnation, d’être déshéritée, reniée, ravalée dans le sperme de mon père, être sans personnalité qui ne pouvait en rien contrebalancer sa peu tendre moitié. Je compris très vite que correspondre à cette image de photo sous verre et sur guéridon, petit fille en tutu blanc et chaussons roses, et glisser dans le pilotage automatique d’une énergie plastique toute entière dévouée à la danse, me permettait le pardon, mieux la bénédiction pour l’absence d’autres activités qu’on dit vitales, jouer, travailler, ranger ses affaires, et j’en passe, faute de courage pour une telle fastidieuse énumération.

      À huit ans, comme d’autres petites filles couvraient les murs de leur chambre de posters de dauphins ou de chevaux et leurs étagères de poupées Barbies, je vivais dans une boite à petits rats et danseuses étoiles. A neuf ans j’étais moi-même un de ces petits rats, à douze ans, première des rats, j’allais bientôt pouvoir espérer devenir une de ces étoiles naines qui gravitent autour de la constellation originelle des géantes roses… Quand ma poitrine se mit à pousser. D’abord discrète, boutons de roses sur la grande tige que je devenais, de plus en plus élancée, plume éthérée vers l’espace, puis très vite énorme, bubons de roses transgéniques gonflés et lourds, tirant vers le bas, vers le poids du sol, mon corps aliéné, massacré. Il me semblait également que mes hanches s’arrondissant, j’allais être une boule de plomb collée à la terre. Je me mis à haïr la puberté, haïr la part physique de mon corps, abhorrer la masse graisseuse qui, comme aimantée, s’était précipitée sur ma légèreté pour s’y coller, comme un quatuor de mammouths sur le stradivarius de mon art à jamais alourdi. Deux seins et deux fesses comme quatre pneus de bulldozer, un nez devenu monstrueusement aquilin et aussi disgracieux que le bec d’une pelleteuse. Toutes caractéristiques venues de mon père, gras, mou, et au nase d’aigle qui n’a jamais su voler. Il m’avait charmé quand petite il me lisait des histoires avec son after-shave, il m’était indifférent, il me devint haïssable. Sans pourtant avoir l’énergie de le lui faire voir. Comment ma mère, ce modèle de minceur aux seins absents et aux traits légers, avait-elle pu consentir à s’accoupler avec un tel verrat sans caractère? Sûrement c’était de ma faute si je n’étais pas assez ma mère et l’idéal qu’elle attendait de moi. Elle réduisit cette nourriture que jusque là elle m’encourageait à prendre pour le bien de ma vigueur musculaire. Je l’aidais en allant me faire vomir dans les toilettes et en doublant mes exercices à la barre, aux chaussons. Sur mes pointes, et sur mes pointes seulement, j’avais accès à la légèreté, à l’euphorie de la vigueur, comme le départ d’une aile d’ange, je vibrais à l’unisson de l’effort et de la fatigue épurée, réussissant les sauts les plus aériens, les grands écarts les plus cabrés, les élans vers la finesse et le haut, comme si le seul fluide, la seule drogue versée dans mes sens depuis la bouche de Terpsichore m’affolait dans ses baisers mystiques.

      Mais une fois la danse passée, je tombais dans l’épuisement, l’abattement sans sommeil, les migraines nauséeuses, les seins comme deux culs de camion-bennes sur l’œsophage, la respiration creuse, je ne voulais que jouer une nouvelle mort du cygne sur une scène paradisiaque. Car l’examen spectacle qui allait décider de mon admission à la haute école de danse de l’Opéra, approchait.

      Je ne sais comment je m’y rendis, emportée dans les bras de ma mère, incapable d’autres pas que ceux de la danse sur un plancher de cours ou de scène. Et là je dansais comme une reine, comme une déesse, comme Terpsichore en personne. Les seins bandés et comprimés sous mon tutu, il me semblait qu’ils avaient disparus, pour me changer définitivement en ange asexué, volatile.

     Je ne sus quand je m’écroulai avant les derniers sauts qui auraient dû me consacrer au firmament de l’art. On me dit que Monsieur Prunier, le pianiste qui animait nos cours, s’était jeté du premier rang sur la scène pour me prendre dans ses bras et me coucher dans la déréliction du linceul de l’infirmerie.

      Ma mère eut alors pour moi l’œil de l’exécration. Je l’avais cruellement déçue. Je ne la remplaçais pas au pinacle où elle n’avait pas atteint. Je lisais une répugnante pitié dans les yeux chassieux de l’être que je n’appelais plus mon père. Seule sur le lit vide du néant, je ne valais plus rien, n’étais rien.

      Soudain, j’étais abandonnée. Par ma mère et par la danse. On ne m’amenait plus à aucun cours. La barre de la salle de jeux avait été démontée. La maison ne résonnait plus des disques en continu du Lac des cygnes ou de Coppélia.  Le frigo était vide de ses habituels petits choux boulimiques de crème. Le tutu en lambeaux était mon seul costume. Mes chaussons roses dépassaient de la poubelle de cuisine. Les portes étaient ouvertes sur la rue.

J’errais, avec ce seul vêtement, sur le goudron sale des avenues. Ne sachant pas si j’allais me coucher dans le caniveau comme un bébé femelle chinois abandonné, ou dans le lit définitif du fleuve… Quant une main glaciale, aussi squameuse qu’un serpent d’eau, me toucha l’épaule. C’était Monsieur Prunier. « Que fais-tu là jeune fille ? Je te cherchais. »

      Je lui racontai à peine mon abandon. Il m’enleva alors dans sa voiture, sans le moindre effort, physique ou de persuasion : j’étais molle comme un linge mouillé. Muscles épuisés, moelle osseuse vidée, je ne perçus pas le moindre centimètre du trajet. Pas même lorsque de ses grosses mains boudinées, au bruit du cliquètement de clés nombreuses, il me transporta dans ce que je ne sus que plus tard être un sous-sol, sans fenêtres.

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

      Je me réveillai dans une lueur d’aube artificielle descendue du plafond. Un lit paradisiaque, blanc, nuageux et douillet me retenait de tomber dans je ne sais quels limbes. Sur les murs de cette petite chambre, il n’y avait que des posters géants de danseuses rosées, dans des lueurs pastelles, des flous dorés à la David Hamilton. Moi-même, je portais un tutu neuf, blanc et miraculeusement à ma taille. Monsieur Prunier, qui était là, m’observant de ses deux yeux de limace derrière ses binocles globuleuses, m’avait donc dépecée de ce vêtement de scène que ma mère avait sur moi déchiré, m’avait donc vue parfaitement nue. Mécaniquement je cachai avec mes coudes trop minces, insuffisants, ma poitrine ballonnée aux pointes aiguës que rien ne contraignait sous l’obscène et moulant tissu. Quand je réalisai que Monsieur Prunier avançait vers moi un plateau de petit déjeuner chargé d’un chocolat au lait, d’un croissant doré, d’un énorme chou à la crème, d’une rose dans un cristal et d’un verre de jus de pamplemousse. Comment connaissait-il mes gourmandises ? Je me jetai sur ces merveilleuses senteurs jusqu’à me faire des moustaches de crème…

      - Et ne va pas le vomir ensuite. Je reste avec toi.

      Monsieur Prunier n’avait donc pas seulement un joli son de piano, mais une belle voix, grave, mâle, expérimentée.

      - Ton royaume est à côté, ma princesse. Fais-le vivre. Et reviens quand tu veux.

      Autour d’un parquet blond courait une barre. Un vaste piano à queue trônait. Tchaïkovski et Delibes tournaient tour à tour dans l’air. Le paradis originel dont j’avais été chassée avait été reconstitué, mieux, élargi, embelli, et dominé par les doigts paternels et virevoltants de Monsieur Prunier sur un Chopin d’ivoire…

      Mais lorsqu’à la barre et sous sa mâle direction, je devais sans relâche exercer mes muscles pour assouplir et allonger et mes tendons et mes os, les plier jusqu’à mes tempes, ouvrir à l’équerre et à la règle les fuseaux virevoltants de mes cuisses et de mes pieds, celui dont je ne dois plus prononcer le nom me pinçait dans ses serres, écartait mes membres, observait mes pas et mes jetés, scrutait mes aisselles ouvertes, palpait mon pubis béant, mon périnée écartelé… Le salaud, le vicelard, le brouteur de touffe, le rat des tunnels glauques ! Au secours ! Où trouver la couette et l’oreiller qui m’enfouiraient dans leur sommeil chaud et protecteur pour ne plus le voir me mater, le sentir me fouiller avec ses appendices corporels de gnome, ses ongles noirs de sorcier, sa mentule de requin marteau…

      Oh, j’étais si bien chez monsieur Prunier… Jamais un mot plus haut que l’autre, toujours un sourire, une main pour me soutenir, un encouragement pour me chérir… Que je l’aimais ce bon bonhomme qui m’a jamais touché autrement que par la discrète intercession des vêtements, draps et serviettes de toilette propre qu’il laissait toujours à ma disposition… Le quitter, moi jamais ! La clef bien huilée était toujours sur ma porte, côté intérieur s’entend, ma main toujours prête et jamais empêchée de la toucher, de la masser sans cependant le moindre besoin d’aller affronter la fatigue du dehors et son air froid comme la solitude…

      Je suis la victime innocente d’une traque, d’un enlèvement et d’un viol à répétition. Mon ravisseur - celui dont je ne dois pas prononcer le nom - m’enferme dans sa cave aménagée en salle de danse où je dois vivre nue et en tutu, lui donner en spectacle mes exercices au sol et à la barre, en tutu seins nus et babioles génitales exposées à sa vue. Mis à part mon opiniâtreté à la barre et sur le parquet dont l’art me transcende et me sauve, dont l’art est la seule soumission possible au monstre dont je ne dois pas prononcer le Prunier, je ne suis que paresse, sans aucune initiative, me laissant masser, manipuler, malaxer, car ma chair n’est chair que dans la danse, mon autre chair est répugnante sous la paire de pupilles sales de Prunier, sous la paire de mains sales de Prunier, sous la paire de testicules sales de Prunier, sous le pic à glace unique et rouge et bien suffisant de Prunier qui me transperce journellement jusqu’au sang. Que me reste-t-il sinon danser, car là je ne pense ni ne sens rien d’autre. Que me reste-t-il sinon dormir, car là je ne suis que paresse intellectuelle et sensitive, je ne pense ni ne sens rien d’autre, je ne suis que paresse de la sensibilité physique et morale, là où je fuis dans la force de la danse, là où je me love et me niche dans le sommeil sans fond sans rêves… Prunier peut alors me faire tout ce qu’il veut. Je suis sûr que cette face de rat aux dents jeunes dont je suis le petit rat rose prisonnier ne dort jamais, qu’il me découvre la nuit pour baver des ronds de salive sur ma peau, sur mes seins qu’il alourdit de ses pognes, sur mes fesses qu’il manie comme l’air manie les ballons dirigeables, dans mon intérieur génital par ses soins vicieux déformé, ensanglanté, conspué comme le Christ sur la croix… Je suis sûre que ce rat jaune court à petits pas la nuit sur la nudité d’une belle au bois dormant que je ne veux ni voir ni connaître…

      Une fois, pendant ma séquestration qui a duré des années, ou plusieurs fois peut-être, de trop nombreuses fois, j’ai eu la fièvre. Ce bon Monsieur Prunier tamponnait mes tempes d’ouate humide, de serviettes fraîches, me tenait le front de ses mains douces pour que je vomisse sans ces spasmes qui m’arrachent l’estomac. C’est parce que j’ai mangé ; une danseuse ne doit pas manger, mais danser, rester plus légère que le vol des grues au-dessus de la scène du crépuscule. Ce bon Monsieur Prunier dont la compassion, l’humilité et le recueillement conduisent à ne pas devoir prononcer son nom, me secondait dans mon effort : un régime draconien de brin de salade verte, de lamelle de carotte orange et de blanche crème chantilly allégée sans sucre, c’était tout ce qu’il m’administrait. Et si j’avais fauté dans son frigo, il avait le devoir de me frapper le sillon fessier à coup de ceinture, à coup de nerf d’homme, là où c’est gras, si graisseux et noir, là où le corps ne peut jamais danser. Pour être pure danse, il me faudrait être délivrée des fonctions digestives et excrétives, devenir sylphe, plume, nuage et air…

      Oh toi dont je ne peux prononcer le nom ni ne le dois, Maître de la danse des gnomes et des sylphes, punis ma paresse de ne pas pouvoir voler ! Soit viol puisque je ne suis pas vol ! Oh je m’effondre épuisée, les membres aussi secs, minces et sans force que des spaghettis dans l’eau croupie des égouts. Tombée dans mon lit, roulée dans mon duvet blanc, je suis enfin l’allégorie de la Paresse, la Miss conquérante de l’anorexie au service de la beauté, je m’envole enfin, légère dans les prémisses d’un sommeil aussi total que l’art de la danse ; je danse disparue, sans corps ni poids, pure dans un rêve de vol qui n’a pas de fin.

      Non, je ne bougerais plus de ce lit si bon. Tu as beau, Prunier, me traiter de paresseuse, me traîner devant une jatte de lait, un gigot d’agneau, un steak de cheval pur sang, je vomis mes organes internes comme je vomis la vie, je danse au-dessus de ce spectacle disparu, je m’évanouis dans une danse aisément mentale et fatale…

      Parfois je vais mieux. Mon tortionnaire m’a fait ingérer je ne sais quel liquide corporel, par je ne sais quelle transfusion buccale, sexuelle, nasale, stomacale ou artérielle… Il me viole maintenant quatre fois par jour avec je ne sais quels instruments et tuyaux, de fer, de plastique. La chambre est blanche et je ne la reconnais plus ; celui dont je ne dois pas prononcer le nom est aussi habillé de blanc avec un collier de caoutchouc et d’acier sur le ventre… Je vais beaucoup mieux, ma main s’appuie sur la barre, Monsieur Prunier peut de nouveau me guider, mes jambes s’appuient sur une paire de pointes en chaussons roses. Je danse avec des muscles de chair et d’acier. Je danse sur la poignée de la porte qu’une seule fois depuis des années il a oublié de fermer. Je sors comme danse le vent dans la rue. Le monstre dont je ne dois pas prononcer le nom me rattrape, me prends la taille, je roule sur le gravier de l’allée où je ramasse un débris de brique et lui colle en travers du front avec l’énergie du désespoir. Je m’échappe de ses mains lâches, je tombe encore, je me traîne à quatre pattes molles jusqu’à une rue que je ne connais pas, je tombe encore, faible comme un duvet échappé de l’oreiller, sur une arête de trottoir vive.... Je me réveille un instant dans les bras d’un bel et jeune policier, la tempe contre le cuir et le métal de son ceinturon, il me couvre avec sa veste qui sent la sueur, et je ne sais plus…

      De nouveau je puis être à la barre. Je ne reprends conscience du crime que devant vous, Mesdames et Messieurs les jurés. Prenez-conscience, vous aussi, de la gravité des outrages que j’ai subis, du crime de ce monstre qui est devant vous, devant moi, j’ai nommé : Monsieur Prunier ! Ne m’a-t-il pas empêché d’atteindre la pure danse en me nourrissant outre mesure, en me changeant en bonbonne avec deux outres de lait gras sur la poitrine, avec une grossesse immonde autour de la taille… J’en vomis… Regardez, j’en vomis… Devant vous… Oh, je sais… C’est répugnant… Oh, je vomis tout… Sur la barre… Enfin libérée… J’avorte ses crimes… Son engeance… Et mon corps.

      - Ne voyez-vous pas qu’une fois enfuie, après avoir réussi à blesser d’un coup de brique au crâne son prétendu tortionnaire, pour ne pas dire trop gentil père de substitution, ainsi rendu aphasique et passablement débile, qu’elle n’était en rien enfermée et qu’elle n’a pas été violée, qu’il ne s’agissait que d’un inoffensif mécène particulier. Sûrement s’est-elle laissée emporter par son fantasme, sa paranoïa, arguant que toute attitude et sollicitude masculine n’est que masque du désir prédateur et violent… A moins que lassé de son attitude molle, de son anorexie militante, hors la danse, il l’ait menacée de la jeter hors de ce cocon-atelier qu’il avait créé pour sa fille décédée et qu’il lui avait offert, croyant qu’elle avait les capacités de la remplacer. Il n’en reste pas moins, que vous avez, Mesdames et Messieurs les jurés, une affabulatrice qui use de tous les délires pour faire enfermer son bienfaiteur, mon client respecté, ici présent, monsieur Prunier lui-même, que je confie, Mesdames et Messieurs les jurés à votre sereine indulgence, à votre sens inné de la justice. Merci pour la vérité et pour mon client.

      - Ma jeune cliente a sans nul doute blessé son ravisseur par légitime défense. Elle n’est que la victime d’un véritable et inacceptable rapt à la fin duquel son tortionnaire moral et physique aurait ouvert les portes, la sachant sous l’emprise du syndrome de Stockholm. Peut-il y avoir d’autre fin au procès de son séquestrateur que la plus sévère condamnation? Vous le condamnerez pour enlèvement, séquestration, mauvais traitements (voyez la maigreur de cette fille) et viol sans atteinte à la virginité.

      Contre moi, Ophélie Primavera, seront retenus le faux témoignage, la dénonciation calomnieuse et l’entrave à la justice. Contre lui la séquestration et les violences sexuelles. Je laisse la place, par paresse intellectuelle vous l’avez compris, à ces deux fins, sans livrer le verdict final que j’attendrai toujours. Comme tous les femmes, comme Phèdre, comme Myrrha, Ophélie et Lady Macbeth, j’attends, silencieuse, dansante, et de mauvaise foi, mon jugement sans la fatigue de penser. Qu’on me laisse enfin dormir…

      Moi Terpsichore, Muse de la danse, je laisserai donc le voile du silence tomber sur Ophélie, mon petit double, ce voile blanc de transparence qui offre à la rêveuse animation de la chorégraphie de ma sœur terrienne tout son mouvement dans l’air…

      Et pendant ce récit, chacun avait pu voir la danseuse (était-ce Terpsichore ou son reflet, son émanation, quelque film stéréoscopique ou hologramme ?) d’abord maladroite sur ses pointes, mais acharnée, puis madrée après l’affreuse nymphose, devenue parfaite et mobile, comme le vol de l’aisance et de la lumière, papillon du jour aux seins lourds et aux ailes aériennes, ensuite modulée par des rythmes jazz et blues, élonguée, saccadée, et enfin brisée, tutu griffé, bas filés, dévastée par des convulsions trash sur le sol, chaussons en lambeaux, côtes du squelette crevant les ordures du frêle costume, saccades comme des ultimes crampes de l’agonie, achevant sa figuration par la métamorphose d’un sommeil qui parut un instant mortel, avant de battre de la paupière du rêve et d’éveiller la pupille de l’ironie…

      Ainsi Terpsichore acheva de danser son histoire, en un ballet tour à tour sensuel, chaste, et obscène. Chacun se rassasia en silence de cette pantomime immense et terrifiante, observant les dessins, les torsions et les volutes mobiles de son corps mince en toutes parties : seins imperceptibles, petit nez mutin, yeux bleus, voix de pépiement d’oiseau. Comme si la chirurgie esthétique de l’art, nez et seins, lentilles aux iris bleus, opération des cordes vocales, avaient changé une pauvre humaine en Déesse…

VI Deuxième soirée.

      - La danse est-elle encore un art, sinon totalement désuet, demande Uranos avec un rictus cruel dans la voix ? Qui aujourd’hui danse encore comme un art quand on se secoue dans les boites de nuits, quand on fait la toupie en hip-hop, quand on martèle le goudron aux cris égoïstes des revendications sociales ?

      - La preuve, s’il en était besoin, elle ne danse que l’échec de la danse, le fantôme de cet art mort, assène, péremptoire Melpomos.

      - Et l’on ne sait même pas si cette petite danseuse est une pauvre victime ou une infâme manipulatrice. Ardente et paresseuse à la fois, tout est incohérence en ce récit !

      - La nature humaine est plus complexe que les jugements entiers, tempère Clios.

      - Comment peut-on imaginer qu’une jeune fille, danseuse par surcroit, soit autre chose qu’une proie pour l’assouvissement du prédateur masculin dominé par ses sales hormones pédophiliques ? s’insurge Polymnie.

      - Allons donc, rit Melpomos ! Ton féminisme naïf - sexiste par là même - semble oublier que le diable peut-être femme, y compris si jeune femme…

      - On peut soutenir l’hypothèse de la fausse accusation, reprend Clios, sans pourtant dédouaner les vrais violeurs.

      - Et personne ne se moque de ses deux fins possibles indignes d’une Muse ? contrattaque Euterpe. Mademoiselle se prend-elle pour un Diderot qui bâcla trois fins pour son Jacques le fataliste, ou pour un John Fowles qui hésita entre deux conclusions pour La Maîtresse du Lieutenant français… Peut-on ainsi savoir la vérité, due à tout bon récit policier ?

      - Mettez plutôt à l’épreuve votre sens du verdict, tranche Calliope… En attendant c’est sur la qualité de ce récit que votre verdict est attendu. Votons donc.

      - Je ne sais pas, je ne veux pas savoir, débrouillez-vous, je vous laisse la responsabilité du choix, intervient aussitôt Terpsichore. Je ne consens à voter ni pour ni contre moi-même et mon récit…

      La juge éloquente condamne non seulement le machisme prédateur universel, mais ce récit qui ne sait pas choisir son camp. Clios, Euterpe et Calliope approuvent son récit, lorsque l’on aboutit à un score désastreux : trois voix pour, cinq contre, les plus virulents paraissant être Uranos et Melpomos, laissant une fois de plus au public télévisuel de Muses Academy garder son vote secret jusqu’au dernier jour… Terpsichore, malgré son indifférence affichée, parait accuser le coup : son regard chancelle. Elle se reprend pourtant en annonçant qu’elle part prendre un bain…

 

Extrait d'un roman à venir : Muses Academy, synopsis, sommaire et Prologue

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

 

Photo : T. Guinhut.

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16 avril 2012 1 16 /04 /avril /2012 14:21

 

Biblioteca del Monasterio San Lorenzo del Escorial, Madrid.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Muses Academy

 

IX

 

Récit du cinéaste Thalios

 

L’ecpyrose de l’Envie.

 

 

 

(...)

Les vols en série me devinrent coutumiers, facilités par de sophistiquées techniques de pickpocket, d’illusionniste. Il me fallait consacrer mon peu d’argent à voyager pour léser de nouvelles victimes aux richesses trop concurrentes qui ne pouvaient être amoureuses de leurs livres puisqu’elles les vendaient. Voyager pour brouiller les pistes, ne pas voler plus de deux fois dans la même boutique, écumer Bruxelles et Francfort, Lyon et Genève, Milan et Munich, Bordeaux et Londres… Si je ne dépensais plus guère mes sporadiques émoluments dans les librairies anciennes et modernes, je les jetais à pleines mains (lorsque je réussis à vendre le scénario de Ghost in the black town) dans les billets d’avions qui étaient autant de sésames vers de nouvelles boutiques, de nouveaux trésors qui surprenaient mon érection bibliophilique autant dans ma culotte que dans ma calotte crânienne : les Mille et une nuits illustrées par Van Dongen et reliés par Paul Bonet, un San Antonio illustré par Dubout et dédicacé, Les Baisers de Dorat aux gravures, bandeaux et cul de lampes par Eisen dont j’embrassais longuement la reliure en cuir de biche tendre ornée de fers dorés aux baisers, la Bible miniature de Rutlangenner, dont la plupart des exemplaires furent brûlés à cause de la gravure jugée licencieuse de Loth et ses filles, le Voyage in moda Utopia de Pichegrande et ses illustrations sur canivet, le Manuel d’inquisition des sorcières relié au XVI° en peau de fesse de suppliciée, Les Priapées de Saint-Vit faussement relié sous le cuir noir à la cathédrale des « Prières matinales pour le parfait chrétien » en fait pour de culottés calotins…

Jusque dans les films de mes rêves j’allais voler. Je rêvais de lèvres de crapauds qui se pendaient aux oreilles, de livres de magie noire jamais répertoriés, y compris à la Bibliothèque du Congrès, sur le pouvoir obscène de la bave de crapaud, sur l’encre magique que l’on pouvait extraire de crapauds pressés entre deux plaques de bronze, de livres païens reliés en peaux de crapauds pustuleux et racontant les amours interdites de crapaudes bipèdes aux cuisses ouvertes au-dessus des humains fascinés… Et le matin, lorsque je voulus lever des croquis de ces livres pour les filmer, ils avaient disparus… Qui donc me les avait volés dans mon rêve ?

Toujours, une micro-caméra en marche à la boutonnière, j’illustrais le sempiternel combat et l’assomption enlacée de ces ami-ennemis indissociables : le livre et le cinéma. J’aurais voulu pouvoir me greffer sur la cornée une pellicule sensible enregistrant pour la postérité ma vision ainsi que mon permanent jeu d’acteur reflété dans une dimension satellitaire sans cesse suspendue autour de moi… Un film racontant l’histoire d’un bibliophile animé par le démon de l’Envie, ce suave péché capital, me venait à l’esprit…

Un jour cependant, je fus à un doigt de me faire prendre. A Lyon, une fois la vitrine ouverte avec la permission de la clef de l’officiante, mes doigts salivèrent au contact d’un Ronsard publié du vivant de l’auteur et couvert de peau de vélin aux fers dorés. La libraire était digne, son chignon impeccable, ses fines lunettes lui faisaient une maturité charmante. Est-ce parce que je me laissai chavirer un moment par ce charme que mes doigts perdirent le charme qui devait les faire agir en glissant l’un des deux objets de mon désir dans une de mes poches aux fonds masqués ? « Si Monsieur veut bien nous rendre le Ronsard avant que j’appelle la police… ». Thalios recouvra en un instant son meilleur sang froid. « Ah pardonnez, j’ai dû le reposer de manière erronée parmi les Bible ou les Elzevier ». Ce tour de passe-passe, étant donné le format modeste, fut exécuté sans coup férir, Thalios le faisant jaillir d’entre deux tomes de La Jérusalem délivrée. « Que Monsieur m’excuse, j’avais cru… » « Ce n’est rien », la coupa-t-il. Peut-être aurait-il pu alors, la glace étant rompue, changer son visage de crapaud en celui d’Humphrey Bogart et tenter une délicate manœuvre de séduction empruntée à Jean Marais, mais en tuant un de ses désirs, et le plus aigu, elle avait tué l’autre… Ce Ronsard lui manqua longtemps…

Mais dans ma grange bibliothèque, malgré quelques travaux sommaires livrés aux paluches grossières d’un artisan morvandiau, la splendeur de mes collections, les tranches peintes par des doigts experts en fleurs de lys et autres marbrures, les reliures aux sourdes brillances souffraient d’une incongruité monstre. Poutres torves, murs lépreux -qu’on ne voyait d’ailleurs presque plus sous les étagères de planches moisies lourdement garnies- plancher noir de nœuds, troué d’yeux aveugles, tatoué de crasse séculaire, plafond de plâtre taloché et tordu comme l’estomac d’un variqueux, l’écrin n’était en rien digne des bijoux indiscrets. Il fallait bien effet l’œil inexpert du menuisier plâtrier pour se contenter d’expectorer un « Ben Bon Diou, y en a pour du pognon ! », car quiconque eût ici pénétré, dans ce bâtiment aux extérieurs un brin sordide, n’aurait pu que s’exclamer combien il était transporté dans un musée richissime. Je manquai de place, je manquai de beauté. J’eus beau livrer à l’autodafé d’un joli brasier rouge et bleuté, quelques médiocres centaines de films bêtement accumulés, pour ne garder que le meilleur du cinéma et ainsi gagner quelques mètres de rayonnages, les acquisitions nouvelles confluaient et se bousculaient comme les containers dans un port chinois. Il me fallait donc un lieu que je ne pouvais acquérir. Pourquoi alors ne pas se transporter, avec la fine fleur de sa collection, dans une des plus belles bibliothèques d’Europe et s’y livrer à une occupation, une possession exclusive et ultime, dans le sublime orgasme du bibliophile comblé ? Ce serait mon rôle le plus intime, révélateur, au dessus de la verdeur grenouillesque de mon visage, de mon goût parfait, de ma capacité de composition d’un univers en réduction par la grâce de la bibliophilie filmée, ce serait mon film le plus esthétique et extatique, enfin échappé dans la transcendance…

Patiemment, j’échafaudais un plan parfait pour parvenir à mon acmé. Après maintes documentations, explorations et délibérations, j’arrêtai mon choix sur la bibliothèque Anna Amalia de Weimar. La plus belle de toutes, certes pas l’une des plus vastes, des plus nombreuses et des plus riches, mais encore à taille humaine, intime comme l’amour autour d’un corps. Son plan ovale mimait le cosmos. Son Apollon vainqueur et solaire s’élançait au plafond peint au travers et au-dessus des balustrades du seul étage. Ses bustes de poètes et de philosophes étaient aussi purs et blancs que ses stucs baroques. Ses étagères exquisément moulurées et peintes étaient chargées de trésors sensuels en cuirs et vélin, en allemand et latin, en italien et français, manuscrits enluminés et incunables, jusque là hors de ma portée qui allaient devenir miens et dont j’allais abreuver mes yeux et caresser mes doigts jusqu’à l’âme… Sûrement, son Conservateur pourtant comblé de suavités bibliophiliques ne savait pas la posséder, l’aimer, l’idolâtrer…

Sous les caméras de surveillance d’Amalia, Thalios revint plusieurs fois, à chaque fois discrètement déguisé en un écrivain différent, et chaque fois déguisant sa voix comme un acteur de comédie à petit budget qui doit interpréter à lui seul tous les rôles, depuis la diva jusqu’au bruiteur de dessins animés : Walter Benjamin à moustache et feutre mou, Tristan Tzara au nœud papillon et à la voix perchée sur son monocle, Richard Burton noir de mélancolie et à la voix rauque comme un dragueur de bile, Virginia Woolf au chapeau-cloche, Casanova aux poignets de dentelles et aux tabatières de diamants, Raymond Chandler au col de celluloïd taché d’encre de machine et à la voix déglinguée d’alcool, Léopold Sédar Senghor vêtu de perroquets violets et d’un chapeau d’écorce de baobab, Thomas Mann aux boutons de manchettes en or, Borges en aveugle avec canne à pommeau elliptique et cosmique, Dante en bonnet pendant, Umberto Eco avec barbe et lunettes, Roberto Bolano aux traits émaciés par le cancer du foie, Murasaki Shikibu en kimono d’intérieur aux oies sauvages volant vers le septentrion, Héraclite avec des cendres volcaniques sur ses pieds nus, Rudyard Kipling sous un turban indien, Cervantes avec une fraise comme sur le portrait du Comte d’Orgaz par Le Gréco, Frédéric Dard sous une piteuse calvitie, Proust en veston blanc et cathleya à la boutonnière avec une voix de folle achevée... A chaque fois, je cachai quelques uns de mes livres préférés derrière les rangées de livres en prenant bien garde que la Cerbère à gros cul et jupe entravée jusqu’aux lèvres en col de poule ne me vit pas. Après une cinquantaine de visites toujours plus extasiées, je me cachai derrière une étagère en espérant que la grue filiforme de garde qui remplaçait ce jour là mon anti-égérie avait omis de compter le lot de visiteurs. Je collai alors sur les œilletons des caméras une photo approximative de ce qu’elle devait veiller, photo piratée en m’introduisant via internet dans le logiciel de sécurité.

Dans mon hôtel de Weimar, dont le balcon avait reçu la morve allemande des discours éructés par le Führer (ce charlot qui avait écrit un mauvais livre et avait fait brûler ceux d’autrui sur des bûchers vulgaires et criards), je rêvais sur écran géant  de crapauds immenses envahissant la bibliothèque Anna Amalia de leurs sexes pustuleux ouverts comme des doubles pages in folio pour absorber leur lecteur; je rêvais de Charlot Chaplin jeune qui venait me prendre la main pour me remettre sur la scène un bouquet d’Oscars, et c’était un panier de ces livres reliés en peau de crapaud noir, de ces démonologies interdites qui brûlaient les mains de ceux qui les saisissaient autrement qu’avec des gants en peau de porc, qui brûlait le désir et le cerveau et la bistouquette innocente des bibliophiles obsessionnels…

Je venais alors de déchiffrer une affichette chez le seul libraire d’ancien de Weimar -ce pourquoi je m’étais bien gardé de le piller, malgré une tentante édition originale du Werther de Goethe, reliée en veau blond raciné- qui mettait en garde contre un voleur bibliophile poursuivi par Interpol. Il y avait également un portrait robot alarmant, qui ne me ressemblait pas vraiment, ou qui ressemblait à l’acteur de mon propre rôle… Mes jours de liberté étaient probablement comptés. Mon projet devenait plus qu’urgent. Ma quête des plus grands livres de la civilisation humaine allait de toutes-façons trouver son terme. Soit j’étais menotté avec un ultime livre précieux sous mon aisselle ; soit je consentais à voir avorter l’expansion infinie de ma collection en cessant tout bonnement mon activité paradisiaque. Penser que j’aurais pu ainsi, si l’impunité m’avait préservé, doubler, tripler, sextupler pour moi seul la richesse de l’Anna Amalia…

 

Stiftsbibliothek, St.Gallen, Schweiz. Photo : T. Guinhut.

Enfin, une nuit, sous mes propres projecteurs, sous ma propre caméra, j’installais au centre du parfait ovale baroque, entre les manuscrits enluminés et reliés en peaux de porc, les Genèses incunables aux fermoirs de fer et aux gravures coloriées par de saintes mains, les Décaméron historiés, les vies et les conciles ecclésiastiques, les auteurs latins traduits pour la première fois en français, les éditions originales de Goethe et Schiller, les études de linguistique arabe et les contes des Mille et une nuits dans l’édition du Cabinet des fées, j’installais disais-je, les fleurons de ma collection volés aux douze coins de l’Europe. Je les rangeais sur le sol. En ordre de bataille, comme de braves soldats du feu. Les plus petits devants. Les plus grands derrière. Tous leurs dos aux titres dorés riant vers la lumière. D’abord une minuscule Foutromanie du XVIIIème français aux gravures cochonnes et maladroites, premier opus que j’avais ici amené sous le manteau. Au second rang, la première édition complète et ne varietur de l’édition Brockhaus, conforme au texte original de Casanova, de L’Histoire de ma vie, reliée en maroquin citron. Au troisième rang mon Diable à Paris, objet de mon premier amour voleur. Au quatrième rang les grands cartonnages Hetzel en percaline vieux rose illustrés par Gustave Doré. Au dernier rang les in-folio pour lesquels j’avais dû harnacher l’intérieur du dos de mon pardessus : Atlas de Blaeu et autres volumes de planches de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Avec quel ravissement et religieuse vénération n’installais-je pas mon Discours du Songe de Poliphile, exemplaire venu des bibliothèques Fuger et Esmérian, illustré par Cousin ou Goujon et relié dans le style de Grolier, rarissime objet volé à Chartres chez Sourget. Et mon Ovide, les Métamorphoses en latin, publiées en format oblong chez Plantin à Anvers en 1591, illustrées de 180 gravures sur cuivre qui me mettait le feu aux joues à chaque fois que je ne faisais que penser à lui. Environ cent cinquante volumes chatoyants ou ternis par la gloire des temps qui allaient être rédimés dans la gloire du feu intellectuel et d’origine divine qui les créa. Parmi lesquels, bien sûr, Les Cent visages du cinéma, dont les 700 pages, sur vélin pur fil Lafuma numéroté, avec envoi de l’auteur, étaient reliées avec un savant collage de chutes de pellicules de L’Eternel retour de Cocteau ; ainsi que mon fripon Voleur de Darien au tout premier rang relié plus rouge que le feu aux joues de la honte et du bonheur mêlés. Car qui ne sait pas que la mort de l’aimée est pour l’amant l’émotion la plus folle et la plus transcendante… Je voulais donc pour mes livres et pour la bibliothèque la plus belle ecpyrose : brûler d’amour pour eux et pour elle ensemble !

Mes cinquante tickets d’entrée, je les avais avec soin collectionnés: quels délicats allume-feux ne feraient-ils pas ? L’essence des grands textes et des beaux livres allait se réaliser dans l’essence qui les humectait, dans l’essence qui allait jaillir comme du sperme igné de l’esprit séminal de notre Thalios, ainsi définitivement unis au corps des livres et subsumé en parfaite essence bibliophilique dans l’embrasement amoureux et conjoint de son enveloppe mortelle, de l’éternité des livres, de l’éphéméréité de la belle Anna Amalia Bibliotheka.

Mon savant délire de complètement allumé m’avait permis, lors de mon dernier voyage, de cacher dans mes jambes de pantalon et manches de veste -j’avais eu l’air alors d’un Joyce haltérophile à moitié invalide à Zurich- huit longues fioles de zinc remplies d’essence sans plomb qui allaient se muer en autant de cocktails molotov. Sans compter les deux litres d’eau de vie de framboise dissimulées sous mon chapeau qui avaient accentué ma dégaine d’auteur de polars de gauche bourré comme un coing et qui allaient arroser ma chère collection de volumes précieux. Y-compris le tirage de tête dédicacé, sous reliure ignifugée, du Nom de la rose d'Umberto Eco...

Mais au moment de réaliser mon grand œuvre, mon opération alchimique, qui évacuerait ma peau de crapaud, ma voix coassante, conjointement à l’ecpyrose de la masturbation splendide de ma colonne grecque, et au moyen de l’allumette soufrée frottée contre les flancs violets de la boite, jetée sur les reliures imbibées et odorantes, lorsque le ballet des flammes s’éleva vers moi en un vlouff soudain et salvateur- Thalios n’avait pas prévu (oh cécité de la volonté !) qu’un performant système de sécurité allait se mettre en action.

Echaudés par le précédent incendie, causé celui-là par une défaillance électrique, le conservateur et ses multiples experts avaient fait installer le nec plus ultra en matière de protection contre le feu. Au même instant, sans rien distinguer de sa folie, que sa caméra, elle, distinguait, Thalios entendit le souffle vainqueur de son bûcher, le glissement de vitres anti-feu le long des boiseries de chaque rayonnage et une vigoureuse douche de neige mousseuse. Cramé autant qu’enneigé, plus noir et blanc qu’un caractère d’imprimerie à demi effacé sur une page, Thalios barbota quelques minutes dans la boue crémeuse, qu’il ne confondit qu’un instant avec le sperme misérable de l’extase qu’il s’était procurée au moment exact du frottis inflammatoire, à moitié étouffé jusqu’aux amygdales, les chairs des membres moins caramélisées qu’une peau de magret de canard jetée sur la poêle…

Quand un escogriffe neigeux surgit alors… Il crut distinguer le Conservateur lui-même, les bras et les globules des yeux en bataille, la robe de chambre ailée comme les serpents d’une Furie… C’était lui en effet, hurlant indistinctement et projetant un Niagara de postillons qui aurait éteint à lui seul tout bon incendie normalement constitué. Jetant les pans protecteurs de son habit d’oiseau de nuit sur les volumes accumulés par Thalios, atterrissant tel un rugbyman dégingandé sous la gorge de Thalios qu’il agrippa de ses serres inflexibles… Menacé de perdre l’usage de son larynx, l’incendiaire refroidi brandit alors un in folio (la percaline rosée de L’Enfer de Dante illustré par Gustave Doré) qu’il asséna bruyamment sur la tête de son agresseur. Sous la violence du coup, la vieille momie s’écroula comme une crêpe chantilly. Thalios l’aurait achevée en ajoutant l’indispensable confiture de fruits rouge à son grand-œuvre si le gardien ne lui avait vigoureusement et dans un cri de rage plaqué les coudes sur les omoplates. Le bibliophile voleur et incendiaire -ainsi il apparut à la une des journaux de Thuringe et de Bavière- quitta menotté sa chère bibliothèque pour une cellule de dégrisement, via l’arrière d’une voiture de police, tandis que le Conservateur refusait tout soin pour apporter les siens aux volumes abandonnés par leur illégitime propriétaire. L’enluminure du feu et du sang de la gorge de Thalios sur le vélin de quelques pages du Hieronymus de Pragagel imprimé au XVI° siècle à Venise méritait-elle d’être ainsi pieusement conservée en mémoire de l’événement ?

La caméra que Thalios avait installé sur pied continua de fonctionner jusqu’à ce que le seul maître du terrain bibliophilique la récupère intacte. C’est bien ainsi que l’on put retrouver le film des événements où l’ou voyait s’agiter un Buster Keaton compulsif jouant une religiosité hyperbolique. Bientôt, les volumes si adroitement volés retrouvèrent leurs précédents propriétaires. A moins que, là où Thalios les avait échoués, ils fussent recueillis par défaut. Mais ce ne fut pas un défaut pour notre Conservateur Von Wilemnine ainsi aisément guéri de ses émotions et commotions qui consentit de bonne grâce à enrichir avec eux les collections de l’Amalia…

Quant à Thalios, ce bibliophile kleptomane dont l’autodafé n’avait léché qu’une poignée de cheveux, d’épiderme et de reliures, il fut déclaré maniaque responsable par le tribunal de Weimar, bien que son avocat eût plaidé le désordre psychique. N’avait-il pas montré qu’il ne comprenait pas toute son histoire ? Que son immaturité maladive confondait l’objet de son désir avec la réalité de la propriété ? Il serait aujourd’hui, et par ironie du sort consentie, connu de quelques malfrats d’occasion pour être le bibliothécaire de la prison-hôpital, gérant les poches avachis et délabrés, pour la plupart des polars de seconde zone -San Antonio mal traduits et SAS aux pages parfois manquantes- et des revues pornographiques tachées par la salive et le sperme sidaïque des détenus. Le pauvre garçon reste bourrelé de remords pour avoir, croit-il, sauvagement tué le conservateur de l’Amalia qu’il persiste à appeler du nom d’on ne sait quel maffioso de seconde zone… Il fut condamné à vivre sans allumettes, briquets et autres silex et amadou pendant un purgatoire de sept ans dont l’Histoire ne retint pas la fin. Ce pourquoi son histoire est ici néanmoins racontée. Libre à vous d’en relier précieusement un exemplaire veillant derrière de pudiques vitrines ignifugées.

Aux dernières nouvelles, les producteurs qui lui avaient été les plus infidèles se livrèrent à de considérables batailles de chiffres pour acheter le dernier scénario de leur Muse soudain favorite : un pont d’or lui fut ouvert, qu’il ne pourrait cependant franchir qu’une fois sa peine purgée. Jouerait-il son propre rôle ? Hélas, il lui fallait refuser : il avait présentement un autre engagement. Le contrat fut signé et paraphé, les acteurs engagés, le film tourné. Il put le visionner dans sa cellule, mais sans se reconnaître sur l’écran -brûler des livres, quel fou furieux !- malgré le rythme, la couleur et l’inventivité du metteur en scène.

Le succès fut évidemment au rendez-vous. Et l’on dit que le crime ne paie pas ! Dans quelques années, peut-être retrouvera-t-il sa grange aux rayonnages dévastées par la justice, pour la changer enfin en digne réplique de son fantasme…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

Voir : MUSES ACADEMY, roman, sommaire

 

Stiftsbibliothek, St.Gallen, Schweiz. Photo : T. Guinhut.

 

 

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15 avril 2012 7 15 /04 /avril /2012 18:16

 

Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Muses Academy,

roman.

 

XI

 

Récit de la musicienne :

 

Euterpe ou la gourmande des sons.

 

 

 

 

        Notre singulière affaire criminelle commença lorsqu’un employé particulièrement perspicace d’une entreprise de vente de plats surgelés vint au domicile de sa cliente pour garnir, comme chaque semaine, son congélateur. Quelle était, au fond d’un des caveaux glacés du meuble au design impeccable, cette moisissure violacée qui innervait la viande prétendue rouge sous le scellofrais de son entreprise, la Food and Frais, bien connue de tous les consommateurs de deux continents ? Pour lui, sans rien en dire devant sa belle et goûteuse cliente, il s’agissait d’un produit qui avait été décongelé, puis recongelé par cette dernière. A moins d’une erreur dans le processus de préparation ou de conditionnement de la viande de bœuf de premier choix -un beau morceau dans la culotte- qu’il n’avait à la livraison pas pu percevoir, évidemment revêtue du suggestif cartonnage à fenêtre armorié et labellisé Rouge Surchoix de la Food and Frais. Animé des meilleures intentions, l’employé, que nous appellerons David Xemeneies, subtilisa adroitement la pièce à conviction. Son intention était double. Protéger sa cliente, séduisante, aux yeux de chair fondante, quoique terriblement distante, d’une éventuelle intoxication alimentaire, et protéger son entreprise multinationale d’un problème toujours possible. Il remplaça la pièce de bœuf par une autre, conforme, elle. Notre trop romanesque jeune livreur avait peut-être sauvé la vie, pensait-il, de celle qu’il appelait en secret sa « Lolita », bien que seule sa minceur, son minois frais et sa relativement petite taille, aient pu justifier qu’il l’appelât du nom d’une célèbre et trop jeune nymphette…

       En vérité, la Lolita criminelle de notre romanesque livreur, par ailleurs totalement dénué de curiosité intellectuelle et de culture musicale, se nommait Julia Ventosa i Calvell. Je fis sa connaissance lorsque je ne pus refuser une invitation à présider un énième concours de chant lyrique qui, pensais-je, ne promettait guère d’exploits vocaux et expressifs. La profession de Muse, vous vous en doutez, n’est pas faite que de sinécures et de ravissements : vous savez combien sans nous les humains sont plats et décevants.

        Erreur… Quoique je fusse alors l’impresario d’un jeune violoncelliste aux archets émouvants (imaginez quel était le deuxième) muet par ailleurs et dont vous savez qu’un tragique accident d’avion a depuis causé la mort, une surprise fabuleuse m’attendait. Parmi les voix confondantes de banalité et leur technique excellemment correcte mais sans le brio de la sensibilité, cette Julia Ventosa i Calvell stupéfia son auditoire : jamais je n’avais entendu ainsi l’air des cloches de Lakmé, tel que seul Léo Delibes l’avait rêvé. Libérant tout naturellement les contre-fa et les contre-la, elle était l’ardeur et la cristallinité mêlées, la chaleur et la transcendance. Chacune des bulles sonores qui coulaient de sa glotte était un champagne de bonheur, ses cordes vocales étaient violoncelle et hautbois d’amour, sa langue l’exquise succion du son jusque dans l’oreille de chaque auditeur dont la moelle épinière trembla comme un jeune bouleau sous un vent de neige printanière…

       De quoi donc pouvait se nourrir un si jeune corps pour tirer de ses viscères une telle sonorité ? La Malibran, La Callas, La Bartoli, que sais-je encore, parurent soudain, n’être que raclements de gorges sur l’échelle soudain distendue des valeurs vocales. Je ne croyais pas savoir que l’ambroisie des dieux était en vente libre ou sur aucun marché délictueux. Je me chantais mentalement quelques dangereuses mesures de cet air célèbre. Bien, cette chipie ne m’avait pas volé ma voix, elle ne faisait que m’approcher, ce qui, convenez-en, pour une mortelle, est au choix un crime de lèse Muse ou une grâce momentanément cédée par le Dieu des dieux à une péronnelle, suite au travail de sape de la jalousie d’une mes sœurs Muses… Non, ne vous récriez pas !

         Certes, j’aurais pu voter publiquement contre elle, monter une acide cabale, jeter la massue de mon droit de véto, arguer de sa jeunesse de petite pisseuse, la mettre au défi de chanter ex abrupto la Reine de la nuit, la scène dernière d’Elektra…

        Mais je sentais bien qu’elle avait pris le public aux tripes, aux couilles et aux ovaires, que toutes les oreilles étaient ses heureuses captives. Sans compter mon fond de bonne foi ; je suis viscéralement bonne joueuse et dus reconnaître in petto que j’avais bien inspirée cette petite. Sûrement cela s’était-il produit lors d’un de ces multiples rêves nocturnes que nous oublions trop souvent et que j’avais imprudemment confié à notre ami le Dieu du Sommeil et à ses trois aides, Morphée, Phantasos et Phobetor… Quoiqu’une telle pureté sensuelle n’eût pu échapper à ma pleine et souveraine intention… D’où cette adorable pécore tenait-elle l’aliment de sa voix ? De quel louche contrat faustien, de quel vol au domaine des dieux, de quel rapt parmi le club des Muses -pourtant je m’appartenais encore, moi Euterpe, Muse de la musique et du chant lyrique- tenait-elle le joyau vocal qui palpitait autour de la chair pulpeuse de sa langue, comme la gainant du baiser ultime de l’art…

       Mais revenons à Julia Ventosa i Calvell. Elle fut fêtée, engagée. A peine le moindre bout d’essai. Voulait-elle chanter Rosine au Met, Armide à la Scala, Manon à Covent Garden ? Les pétales de roses couraient sous ses semelles comme un tapis des Mille et une nuits. Les cœurs énamourés crevaient de tout leur sang sous ses ongles de fée. Les hommes et les femmes découvraient soudain qu’ils n’avaient jamais su ce qu’était l’amour. Bref, l’encre d’imprimerie allait maculer les revues musicales et à scandales, les électrons frapper en mesure les écrans plats des chaines hertziennes, numériques et des blogosphères. Pourtant, déjà, elle gardait, hors les archipels du chant, une froideur, une insensibilité apparente, une discrétion, en un mot une tenue irréprochable qui désarma les ragots, sinon les jalousies.

      Qu’on me pardonne si j’anticipe, si la prolepse de la narratrice enthousiaste (quoi, moi soulevée par les Dieux au contact d’une mince mortelle tout juste pubère !) m’emporte. Revenons à ce concours. Où il parut soudain que le décibel Julia Ventosa i Calvell, était un bonbon magique, une valeur inédite et prête à être cotée en bourse. S’en suivit donc un cocktail-repas, un de ces micros évènements soudain à la mode au pays de ce chef ultra médiatisé qui applique la chimie la plus sophistiquée à la cuisine.

       Regarder Julia pincer entre les lèvres de ses doigts mignons une fumée d’escargot aux morilles, une vapeur de truffe à la vanille et les porter à sa bouche comme une note de Mozart où un accord de Rossini qu’on avale et déglutit au lieu de les expectorer dans un souffle à l’intention des auditeurs enlacés fit aux assistants du cocktail le même effet que lors de cet historique et pourtant minimal récital. Chacun eût voulu être la bouchée que la porte des sons lubriques confisquait à mesure, chacun, ingéré par ce délicieux orifice buccal et pavillon vocal, eût voulu ainsi se fondre en mystère du chant, en sa formule biologique née dans la chair secrète de la trachée, des joues et des poumons de la belle.

        Mais foin de ces éloges sans portée, de ces périodes muettes, de ces fades compliments qu’on tentait inopportunément de lui adresser en l’approchant avec crainte ; notre petite dinde se farcissait force bouchées apéritives, certes avec la lenteur étudiée de la dégustation capiteuse, intime et strictement personnelle, mais avec l’irrattrapable régularité métronomique de l’affamée méthodique. Elle mangeait. Voilà qui parut un tantinet scandaleux à quelques aficionados de l’art lyrique qui vainement avaient tenté de lui faire parler de Tosca ou d’Eurydice, ne serait-ce que pour tester sa précoce culture musicale et au moins l’entendre, faute de chant, parler. Elle dévorait. Filets de cuisses de grenouilles au romarin, dés de râbles de lièvres au poivre, œufs de caille au sfumato de genièvre, nuages d’huitres au Sauternes, perles de fuet catalan, écorces de cédrat au gel de miel quittaient les coupes de cristal et les présentoirs de porcelaine pour s’unir à l’intérieur gourmand de son estomac capitonné de roses muqueuses. Elle se goinfrait avec lenteur. Comment allait-elle pouvoir, après ce pelletage néanmoins raffiné, ce remplissage rabelaisien, chanter ? On exigeait en effet, et ce le plus traditionnellement  du monde, un air après boire de la lauréate… Le champagne avait bien sûr entre temps régulièrement humecté son gosier -une Veuve Cliquot qui acceptait sans broncher ce nouveau mariage- au point que l’on se demandait si une aussi mince créature, à la peau si parfaite, n’allait pas tomber aussitôt dans un coma gastronomique, à moins qu’elle soit depuis l’enfance affectée d’un exigeant ver solitaire.

         Connaissez-vous cet air : Casta Diva ? Oui, bien sûr. Vous pensez à La Callas qui le tirait de sa chair comme on module un long orgasme du sentiment. Mais après que Julia eût dévasté coupes, ramequins et plats à la taille de paquebots -on se demanda d’ailleurs comment sa taille n’avait pas éclaté comme la grenouille de La Fontaine- la plus naturelle respiration du chant souleva Bellini hors de sa tombe au point qu’il parût ressusciter à ses pieds pour révérer à la fois sa création et sa créatrice. Dire que le public fut subjugué est au-dessous de ce que sentirent les amateurs d’art lyrique, de ce que seule la langue des Muses peut exprimer et qu’elles ne consentiront pas à laisser aux piètres humains. Une telle gourmandise vocale était-elle possible ? Une telle dégustation musicale offerte à l’oreille choyée des auditeurs captifs était-elle imaginable ? Et comme une note da capo jetée à la soif des auditeurs mystifiés, sa main de biche piocha au creux du dernier cristal l’ultime bonbon de feuille de menthe au Chianti pour en nourrir la source du chant. Il n’y eu pas d’autre bis.

       On sut qu’elle avait dix neuf ans. Que sa porte était gardée par une Cerbère à faciès de lesbienne outragée. Qu’elle ne donna prise à aucun bruit à réelle connotation sexuelle. Qu’hors les deux plaisirs de la bouche qui l’accaparaient toute entière, elle menait une vie plus monacale qu’un chant grégorien inviolé par l’oreille du profane.

         Deux semaines plus tard, elle remplaçait Anne Sofie Von Otter (angine blanche et lit au mol édredon) à Lisbonne, dans Cosi fan tutte, phagocytant le rôle de Fiordiligi. On craignit que son amoureux lui restât fidèle. Le pauvre, s’il chantait pour elle, cela restait d’un niveau acceptable, mais s’il le faisait pour sa rivale, il frisait sans cesse le fiasco… Qu’importe si la grâce scénique de Julia ne fut pas encore tout à fait aussi communicative que l’on aurait pu l’espérer. Elle rayonnait. Les boiseries de la salle gardèrent longtemps et jalousement dans leurs pores des éclats de la sonorité adulée. Longtemps encore des amateurs viendraient poser le coquillage de leur écoute sur les nœuds du bois, espérant leur arracher un soupir exhalé par l’ardeur de la cantatrice légendaire.

        Si elle chantait dans un théâtre, elle gagnait avant et après des restaurants soigneusement sélectionnés. A Bordeaux, après la Poppée de Monteverdi, elle se nourrit de magret de canard au sang. A Vienne, elle épuisa Elektra et des symphonies alpestres de gâteaux à la crème. A Prague, elle fit le délire des spectateurs dans L’Affaire Macropulos en se gavant de l’élixir de longue vie d’Emilia-Elina. Elle chantait tout. Elle avait de plus le don des langues, sans compter le feu et la cascatelle des vocalises. Elle était selon les cas, mezzo, soprano et alto, stupéfiant les amateurs. Etait-elle mezzo profonde, soprano colorature, contralto rêveuse ou alto cristalline ? Elle chantait comme personne le « Empio, diro, tu sei » et le « Va tacito » du Jules César d’Haendel , ressuscitant mieux que tout haute-contre, falsetto ou contreténor, l’or fantasmé, longtemps pur et solide des plus légendaires castrats. Le Lamento d’Ariana de Monteverdi lui allait aussi bien que le grand air d’Amina dans La Somnambule. La berceuse de Marie dans Wozzeck affolait toutes les larmes, l’obscénité de Lulu faisait chavirer les bas-ventres des messieurs et des dames, les lèvres de Carmen caressaient l’hystérie dans le sens du poil, l’air de la poupée des Contes d’Hoffmann robotisait l’auditeur. La suave agilité de son gosier fleurissait de redoutables, périlleux et impeccables contre-fa lorsque la Reine de la nuit chantait l’effroi. L’opera seria et buffa, le singspiel et la tragédie lyrique, le bel canto et le sprechgesang lui seyaient à son gré. Pascal Dusapin, Steve Reich et György Ligeti ne l’effrayaient pas le moins du monde. Andreas Scholl, le plus délicieux et puissant des contreténors, vint lui-même baiser ses pieds. Les compositeurs se bousculaient pour lui offrir un rôle qui la magnifiât. Seule Kaija Saariaho eut son imprimatur. Pour la Julia, la seule Julia, elle fit un personnage de déesse cosmique, au centre et au-dessus de son opéra Musique des ellipses, un rôle fait à sa démesure : elle fut toutes les Eve et les Gaïa des récits de créations venus de cent bibles et mythologies, accompagné par la basse Klaus Mektoub pour le bruit de fond de l’univers. A Bayreuth, elle fit bientôt Elsa, Brunehilde, Isolde et Kundry, vampant les plus revêches aficionados par son souffle, sa mémoire, ses masques naturels, sa profondeur, sa magie… Son da capo était redoutable, aussi attendu que le Messie, à la différence qu’il venait infailliblement, comblant de joie liquide les épidermes, les viscères et les synapses. Voix ronde et chaude, sans acidité aucune, sauf ce qu’il fallait parfois de fraîcheur citronnée, voix sensuelle, nerveuse et souple jusqu’au grave, souvent orangée, parfois pourpre, quelquefois bleutée jusqu’à l’azuré, et si généreusement cristalline quand il le fallait. Pas une voix d’oiseau mécanique, mais celle du corps caressé jusqu’au cœur troublé, une voix dansante, justement émue et superlativement émouvante. Il semblait que sa voix puisait dans le sang vineux des grands Bordeaux qu’elle goûtait, des Pétrus et des Pape Clément que religieusement elle sirotait, des Montrachet qu’elle infusait lentement de ses papilles à l’oreille enivrée jusqu’au coccyx, au nerf érecteur, au clitoris soudain savant des fans. On aurait donné ses richesses, ses cuisines, ses enfants, ses couilles, sa moelle épinière, sa vie même, pour l’entendre rien que pour soi… Tout chanter et tout manger étaient sans cesse à la mesure de sa voracité. On commençait à croire qu’elle pourrait également interpréter les rôles de Faust et de Méphistophéles. Mais le monstre sacré d’un mètre cinquante neuf ne daigna pas offrir ces plaisirs à ses fans.

        De restaurants viandeux en cocktails salés, de réceptions sucrées en déjeuners briochés et pantagruéliques, où les humoristes imaginaient qu’elle n’allait faire qu’une bouchée de Guy Savoy, Ferran Adrià, la Mère Poulard et les frères Troisgros, elle paraissait ne pas prendre un gramme ; où le mettrait-elle d’ailleurs sur une ligne aussi parfaite ? A moins que, dans le secret bien gardé de son appartement parisien, elle pratiquât un régime draconien de sylphide : bouillon de navet, demi filet de perche au citron, fraise unique et sans sucre pour seule gloire journalière de son appétit…

        On sut, par on ne sait quelle indiscrétion, qu’elle donnait parfois des dîners. Nombreux furent ceux qui auraient donné jusqu’à la chair leur placenta originel pour y assister, ne fût-ce qu’au titre de spectateur. Lassée des questions dont on taraudait ma sagacité professionnelle, je résolus de m’y faire inviter. On ne refuse rien à sa Muse, n’est-ce pas… Même si j’ignorais comment je l’avais si bien inspirée (à moins qu’il s’agisse d’une intrusion d’une de mes collègues dans la sphère réservée de mon influence) je savais comment, d’un coup sec et bref, couper la corde vocale qui la suspendait au génie.

       Je n’eus pas besoin d’un tel argument. Il me suffit de l’aiguiller sur le sous-sol B 3 de la bibliothèque du couvent San Stefano de Venise, où, parmi les moisissures des missels pisseux, gisait le manuscrit que cherchaient désespérément les musicologues : Le Phaéton de Cremonini. C’était un vague contemporain de Vivaldi, prêtre albinos, trousseur de fioles et de jupons crasseux qui mourut prématurément de la petite vérole : c’est moi qui la lui ait envoyée tant il refusait de composer un second opéra. Son unique chef-d’œuvre, une seule fois représenté (il en avait caché le cahier, déçu qu’il fût par l’exécution) avait incendié les chroniques. Phaéton était en effet destiné à une basse profonde pour Apollon, mais surtout à un castrat pour le rôle titre. Parmi des difficultés vocales sans nombre que l’on comparait aux Trilles du Diable du fameux Tartini, l’air immense de l’ascension du char du soleil, de l’affolement des chevaux, puis de la chute du fils intrépide, avait brûlé la voix de celui qui s’y était essayé, pourtant doué d’un brio qui fit se pâmer une assistance réduite en cendres.

 

Castillo de Curiel, Curiel de Duero, Valladolid.

Photo : T. Guinhut.

 

       Une fois qu’elle eût la précieuse partition entre les lèvres, je fus son obligée à la vie à la mort… Imaginez Julia sur le point de ressusciter un rôle mythique après trois siècles. Avec une faim sonore digne de Tantale, elle absorba les portées et les notes comme on engloutit la chair des huitres avec leurs perles pour mieux briller de la phosphorescence d’un chant solaire jusqu’alors inconnu. Elle confia l’orchestre à Jean-Marc Spinosi qui avait recréé quelques dizaines d’opéras du Prêtre roux. Il ne pourrait faire moins pour le Prêtre albinos.

        Quand à la Fenice les trilles dépassèrent les contre-la avec la vélocité de la folie, sans nuire un instant à l’intelligence du texte, le public suspendit son rythme cardiaque jusqu’à la limite de l’infarctus. Mille juliesques langues de feu parurent jaillir de la bouche de l’extatique cantatrice jusqu’à lécher d’amour les conduits auriculaires et les viscères les plus secrets des auditeurs en pâmoison. Et lorsqu’elle retomba, comme le fils trop intrépide d’Apollon, du ciel du théâtre à machines sur le sol caverneux de la scène, on crut un moment qu’il ne restait plus que des cendres à venir pieusement recueillir…

       Les fleuristes de la Vénétie entière avaient ce soir là fait fortune. Ce n’était pas une morte que l’on couvrait ainsi de fleurs, mais une bien palpitante, vivante, riante Julia qui crevait la tempête des pétales en croquant celles qu’elle savait être toutes comestibles,  menthes et pensées, achillées et capucines, acacias et glycines, au-dessus de la basse continue des applaudissements à s’en rompre les paumes jusqu’aux omoplates…

       Il fallut à Julia un cortège de police pour franchir les portes des loges, pour descendre les degrés du théâtre, pour s’engouffrer dans une voiture sans que les inconditionnels de son triomphe se pressent contre son corps, la dévorent des mains, des baisers et des dents, au travers du corset des uniformes, comme s’ils voulaient en un cannibalisme inconscient et sacrificiel ingérer la substance miraculeuse de la Diva et de sa voix…

        Je fus donc une des rares invités de ce cocktail privé. Car dans le nouvel et, cela va sans dire, vaste et luxueux appartement de Julia, un salon de réception, entre un piano à queue Steinway et un clavecin Ruckers, offrait les bras ouverts de ses divans et les poitrines bombées de ses tables à quelques élus gourmets. Celle qui savait chanter depuis l’Eurydice de Monteverdi jusqu’à La Mort à Venise de Britten, opéra dans lequel elle s’était adjugée la voix de contre-ténor de cet autre Apollon, savait à l’évidence recevoir. Il fallait bien que quelque autre Muse concurrente et un peu salaupiote se soit mêlée de ce talent…

         Là étaient quelques personnages fantomatiques dont on aurait pu se demander s’ils venaient à un bal masqué plutôt qu’à un diner. Vêtu de rouge et noir, alors qu’habituellement son habit était aussi falot que son visage, l’impresario, connu pour être d’une discrétion de rase-murs, inattaquable, injoignable, de notre cantatrice affectait alors une aura méphistophélétique risible. Trois jeunes filles pâles jusqu’à l’excès étaient affublées de tailleurs blancs monacaux et paraissaient la suivre comme les servantes, les vestales d’un culte démodé. Le chef d’orchestre en chemise verte sur un pantalon jaune paille n’orchestrait visiblement ici rien du tout de ses mains désemparées. Une demi douzaine de vieux messieurs et de vieilles dames en smokings bleutés et Chanel roses semblaient pépier du haut du rocher des siècles, ruinés et cependant marmoréens, solides au point d’adresser un éternel sourire d’ironie à tout soupçon d’avalanche matérielle ou temporelle. Qui étaient ces Parques grotesques ? Les oncles et les tantes qui ont assuré mon éducation, payé mes études en Suisse, mes classes du Conservatoire, me dit-elle, sans préciser lequel…

       -Le dîner est servi, criailla le chœur des Anciens en tirant sur deux cordes de théâtre qui ouvrirent un vaste rideau pourpre sur ce qui ne fut, à ma grande surprise, qu’un cocktail de viandes. Viandes crues sur des planches, viandes cuites froides sur des feuillages, viandes en gelée sur des banquises de glace, viandes tièdes sur des assiettes chaudes, viandes frémissantes et caramélisées sur des poêlons rougis au feu… Viandes blanches de volailles, viandes roses de porcs et de veaux, viandes rouges de bœufs et de corridas, sans compter des nuances de carmin et de grenat que je n’avais jamais vues au monde.

        Ce qui ne sembla pas décourager les goulus vieillards aux ongles et aux canines goulues qui précédèrent même La Julia selon une étiquette qui paraissait aussi bien réglée qu’imparable. Sans compter qu’il fallait se servir avec les doigts, y compris pour les bouchées brûlantes qui paraissaient ne causer aucun dommage aux épidermes depuis longtemps cuirassées de la bande des antédiluviennes Parques.

       Pendant ce temps, sans perdre un instant l’art de la manducation et de la déglutition, sans interrompre le ballet de ses dix doigts vers ses deux mâchoires, La Julia indiquait de sa voix immanquablement chantante les noms des mets ainsi miraculeusement offerts : viandes de cygne au perlier d’eau, chevreuil au jojoba acide, singe à la fraise des savanes, sanglier au réalia de Provence, mystère de viande innommée au Margaux, tartare d’ennemi à l’ail, caille au pépin de sein de Smyrne, œil de loutre au sang d’agneau, magret de tadorne sur lit de pommes, surprise de viande innommable au sang de bœuf, jambon de rat aux truffes, filet de pigeon mêlé de confiture aigre douce, corde vocale d’alouette au cerfeuil, inventivité de viande dont on taira le nom au sel rose de Ré, aileron de requin au chorizo, faisan mariné dans l’ambroisie, création de viande dont il ne faut pas prononcer le nom au airelles de Finlande, toutes gastronomiques inventions que Julia identifiait comme une œnologue experte en plaçant des mimiques vocales irrésistibles à chaque bouchée…

      Et parmi ces plats étranges et colorées où l’on avait inventé des sculptures buccales inconnues, comme venues des Mille et une nuits, et des goûts aussi merveilleux que le chant de la Diva, on ne buvait que vins rouges ; et, pour les inconditionnels des ligues antialcooliques, des litres de jus de groseille, cerise, cassis et autres betteraves.

          Le chef d’orchestre, voyant probablement que j’étais la plus circonspecte, s’approcha en me glissant -le pauvre chéri que j’avais pourtant daigné favoriser de mon inspiration, fulgurante, il faut l’admettre- qu’il était végétarien. Je ne pus retenir mon rire en notant qu’au moins il ne mourrait pas de soif. Sans toutefois lui laisser imaginer que nombre de ses boissons aux carafes rougeoyantes était sans nul doute des jus de viandes. Sinon du sang.

        Derrière les plats déjà dévastés -j’avoue que je contribuais avec une ardente politesse à cette hécatombe- des assiettes noires quadrangulaires laissaient reposer des muscles entiers aux dimensions diverses. Malgré la taxinomie distribuée par notre Diva -biceps de lièvre à l’origan, triceps de laie aux morilles, Prostituée de biche au jus, rumsteck de panthère aux myrtilles, Inconnu de la plage, foie de crocodile au naturel, Impensable de songe au cri, Sein de sirène tranché, langue de vipère au ketchup, pénis d’orteil, testicule de cerf de Patagonie, nerf érecteur d’Adonis, corde vocale de Sainte-Cécile, pubis au sang de Roméo, pupille en gelée de Don Juan, proie de pédophile au jus de phallus impudicus, fesse de fée au cobalt- j’avais crainte de devoir regarder certains des ces esthétiques morceaux comme des muscles, des organes et des viscères d’enfants et d’adultes sur l’écorché des planches anatomiques.

          Cette gourmandise pour les corps goûtés, dévorés, me parut alors une sorte de cannibalisme culinaire raffiné quoique un peu répugnant. Et si l’on observait les vieillards, quelque chose comme une seconde jeunesse paraissait les électriser à mesure que leurs crocs, qui ne ressemblaient en rien à des dentiers de cacochymes, se hérissaient de lambeaux musculaires, que leurs mentons et leurs plastrons dégoulinaient de sangs divers et variés. Quand à l’imprésario, Monsieur Personneum en personne, il ne mangeait ni ne buvait, regardant avec une neutralité sans bornes le combat de gladiateurs se livrer dans l’arène de la salle à manger entre les viandes mortes et les viandes vivantes. Déjà il ne restait rien dans aucun plat, lapé jusqu’à la consommation des siècles. Le silence des mastications, des déglutitions et autres claquements de canines et de langues n’était plus dominé que par les petits cris orgasmiques et dodécaphoniques venus des lèvres roses et de la gorge de pigeonne de Julia Ventosa y Calvell. Qui n’était plus que chant lyrique pour avoir béatement terminé l’assiette de langues de rossignols aux pétales de rose, notre Diva, La Julia !

          Qui donc était à l’origine de ce contrat faustien ? L’une parmi nous ? Quelle Muse infâme aurait pu s’arroger l’impossible droit de marcher sur mes prérogatives ? Quelque Dieu d’une religion concurrente ? Depuis combien de temps duraient ces festins de viandes étranges et indispensables ?

         Trois jours plus tard, le signalement de la viande suspecte par David Xemeneies à la Food and Frais, révéla au travers des analyses, puis des enquêtes policières éclairs et ADN diligentées, que cet aréopage lyrique réuni autour de Julia Ventosa y Calvell se nourrissait de viandes humaines : plus exactement de jeunes corps disparus, enlevés et dépecés vivants par on ne sait quels maniaques grassement payés… Etait-ce là le secret de la voix de la Diva ?

         On ne retrouva jamais Monsieur Personneum. La Cerbère à faciès de lesbienne outragée venait de rejoindre les bords fumant du Styx au moyen d’un providentiel accident cérébral. Les six vieillards crevèrent très vite, de faim sembla-t-il, car ils ne pouvaient plus rien absorber, ou plus exactement plus rien d’autre. Les vestales n’étaient que de niaises apprenties cantatrices à qui l’on n’avait rien dit, sauf de ne toucher sous aucun prétexte aux viandes innomées et à celles sur les plats noirs. Julia Ventosa y Calvell se mourait dans un obscur hôpital militaire d’une chronique extinction de voix. Depuis l’heure où l’on annonça son décès, qui scandalisa les âmes qui la voyaient ainsi échapper à son procès et fit pleurer à larmes folles les aficionados, on ne trouve plus, parmi les cacophonies des orchestres et de ses partenaires, qu’un vide blanc sur les sillons des enregistrements qui avaient voulu recueillir son chant. Charron, dans sa barque, peina un peu plus sur sa rame et sous le poids sous estimé des morts, de la frêle Julia au sang pesant, qu’il dut cette nuit là charrier sur l’eau lourde. Dès la rive noire, les attendaient mes terrifiantes collègues en divinité, les Bienveillantes, ainsi nommées par antiphrases, ou Furies si l’on préfère, celles qui sont aussi vieilles et furieuses que le crime qu’elles persécutent, et dont, pour le bonheur de cette infernale cargaison, je vais prononcer les noms aux pouvoirs vengeurs et déments : Mégère. Tisiphone. Alecton.

Thierry Guinhut

Extrait d’un roman à paraître : Muses Academy

 

Teatro La Fenice, Venezia. Photo : T. Guinhut.

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15 avril 2012 7 15 /04 /avril /2012 06:52

 

Marché à la Brocante d'Ars-en-Ré, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

La Peintresse assassine, Récit d’Erato.

 

Muses Academy XIII, roman.

 

 

 

 

        Je vais vous raconter une histoire d’amour ; ou peut-être deux. Belle et terrible. Belle comme le corps de la jeunesse et de la femme, et terrible comme la putréfaction de la mort. Cette histoire digne d’être peinte, c’est celle d’une criminelle autant que celle d’une victime…

      La routine. Un matin de café froid, de cendre de cigarettes puantes encore chaudes dans le gobelet de plastique et dans le gel sur le perron du Commissariat. Un matin de paperasseries et d’ennui au service des personnes disparues. Si seulement quelqu’un disparaissait pour nous délivrer de l’ennui, ce faux chômage technique… Cela faisait deux semaines que personne ne s’était éclipsé dans le vide. Il fallait être un brin perverse pour souhaiter le malheur d’autrui et justifier ainsi sa profession et son service. Je m’appelle Gurmensès. Inspectrice Sylvie Gurmensès. Trente ans et la constatation infrangible qu’Aphrodite a du m’oublier au tirage au sort de la génétique. Je suis maigre comme un balai, la tronche taillée comme un manche, une sensibilité à la beauté rentrée et la fonction de voiture-balai de la société. Enfin, à midi moins dix (j’allais encore manger une aile d’anchois sur une croûte de pain rassis), un appel.

       Sapphô Descurets a disparu.

      On gicle. On ouvre. C’est une drôle de galerie d’art. J’ai jamais vu des trucs pareils. Cinq nanas à poil complètement peinturlurées qui divaguent dans l’air surchauffé. Elles sont immobiles ou s’animent au souffle de nos regards éberlués : des visages et des corps sont peints sur leurs visages et sur leurs corps. On comprend au bout de quelques minutes de réflexion que trois d’entre elles sont des statues d’une matière dermoplastique imprécisée et que les deux autres sont vivantes. Une secrétaire à chignon réglementaire derrière un bureau de verre et qui n’est pas nue mais vêtue d’un ensemble tailleur aussi bariolé que les nanas dégingandées. Aux murs, des photos géantes de corps féminins peints, en pied, ou en détail : une omoplate légèrement charnue s’évadant du dos comme une aile et recouverte de plumetis de couleurs irisées. Ou encore des photos repeintes dont les diverses couches aux épaisseurs mystérieuses donnent à ces portraits une épaisseur historiciste infinie. Bon, ne croyez pas que je suis une spécialiste, je ne rédige un tel rapport que parce que je me suis vue obligée d’écouter et d’observer, y compris d’étudier la documentation fournie par la galeriste.

      C’est elle qui nous a appelés. Oui, « nous », parce que je suis accompagné de Jeannot, mon collègue lourd et taiseux, celui dont la poigne est aussi persuasive qu’une paire de menottes. Elle apparaît aussitôt, vêtue d’une robe longue comme la nuit et couverte d’un longiligne corps d’ébène peint bien qu’elle soit plus blonde qu’une finlandaise au bord d’un lac gelé. C’est une demoiselle d’Avignon version tribale qui flotte autour de la pâle et granitique inquiétude de Madame Carfeuil. Florie Carfeuil, née à Paris le 2 juin 1970, études d’Histoire de l’art à Paris et à Londres, employée par le mécène Argiopoulos pour promouvoir la Corpo-interpicturalité. Elle n’expose que des artistes travaillant sur la représentation du corps. Excébel et ses tableaux sur lesquels se sont roulés les tubes d’huiles et d’acryliques écrasés par les vieillards nus qui laissent ainsi une dernière empreinte de leur présence terrestre. Jezabel Torremolina qui sculpte dans le marbre la monstruosité des fœtus avortés et prématurés. Jasmine Artaz et ses portraits éthérés d’amoureux et d’amoureuses sur gaze et ouate… Mais surtout celle qui nous intéresse aujourd’hui, la Peintresse Erato, dont les œuvres sont ici exposées et dont la pièce maîtresse a disparu.

      C’est donc la galeriste qui a signalé la disparition. Sapphô aurait dû être au vernissage la veille au soir, figurant la Grâce centrale, peinte d’anges d’or comme chez les primitifs italiens, alors que ses deux faire-valoir ici présentes ne sont peintes que d’ors et d’azurs siennois et de ciels de Constable et de Turner. La plupart d’ailleurs des représentations picturales, photographiques et sculpturales, comme autant de pièces à conviction, sont inspirées par la jeune disparue. Hier soir, donc, la Peintresse l’avait laissée partir à pied de son atelier en direction d’un institut esthétique pratiquant une parfaite épilation. Elle l’attendit ici pour une fois de plus préparer son corps, mais vainement. Angoisses et coups de téléphone -portable, atelier, institut- n’apportèrent pas la moindre solution à la dommageable absence. La foule qui se pressait dans la galerie ne put que regretter le manque du modèle qui défrayait la chronique des magazines d’art… La Peintresse eût beau au retour et toute la nuit retourner son cerveau, les fil de ses nombreuses relations, puis ce matin à l’aide de la galeriste le maigre réseau de la famille et des amis, il fallut bien se résoudre à une angoisse plus grande encore : elle s’était évaporée dans le mince triangle (quelques centaines de mètres dans le quartier du boulevard Saint-germain) formé par l’institut de beauté, la galerie et l’atelier de la Peintresse où vivait avec elle la jeune fille.

      -Pourquoi est-ce la galeriste qui signale cette disparition et non la Peintresse elle-même ?

      -Parce qu’elle est prostrée dans son atelier, parce signaler cette disparition c’est pour elle en quelque sorte l’accepter, la rendre irréversible, parce que trop d’images de Sapphô constellent cette galerie devenue insupportable à ses yeux…

      -Pensez-vous qu’elle puisse avoir choisi sa disparition ?

      -Non. Ce serait abandonner une situation en or. J’ai rédigé avec le juriste-conseil de Monsieur Argiopoulos son contrat. Chaque prestation en galerie, la mienne ou tout autre lieu public ou privé, lui rapporte deux cent euros de l’heure. Elle reçoit sur chaque œuvre vendue la représentant, qu’il s’agisse de statue, de photographie, de peinture, ou même de carte postale, y compris d’un détail aussi infime qu’un orteil ou qu’un lobe d’oreille, cinq pour cent. Sans compter que les heures de pose ou de préparation pictocorporelle lui sont payées cent euro chacune.

      -Travaille-t-elle depuis longtemps avec vous et avec Erato ?

      -Deux ans. Erato l’a découverte alors qu’à dix-huit ans elle payait ses études de management artistique en faisant le modèle pour croquis à l’Ecole des Beaux-Arts. Depuis, elle a fait les couvertures d’Art Flavour, d’Elle USA, de Malerei, de Twilight Contemporary Art, et j’en passe. Notre exposition d’y a vingt mois a lancé un véritable phénomène et une inspiration nouvelle pour Erato. C’est avec ce modèle qu’elle a découvert et lancé la Corpointerpicturalité, c'est-à-dire la peinture sur corps de citations  retravaillées des représentations corporelles de l’histoire de l’art. Le succès a été immédiat. Les photographies sont tirées à cinquante exemplaires numérotées. Les robes peintes originales sont maintenant déclinées en imprimé haute couture et en prêt-à-porter… Vous imaginez la jeune fortune de Sapphô. Non, une jeune fille heureuse de ce qu’elle faisait, sa popularité, un vrai conte de fée, une poupée de sourires, une place immanquable dans l’histoire de l’art, non, elle ne peut souhaiter de quitter une telle gloire, une telle inventivité permanente, même pour la triste sérénité de l’anonymat…

      -Qui aurait intérêt à la voir disparaître ?

      -Personne ! Répond avec une incassable certitude cette galeriste dont, je ne vous ai pas dit, le visage, régulier jusqu’à la fadeur, respire pourtant l’intelligence et la détermination.

      -Une jalousie ?

      -Vous vous tournez, je vois, vers Jessie et Flavie, nos deux autres Grâces… Non, elle ne doivent leur existence ici qu’au succès de Sapphô et au talent d’Erato qui  proclame haut et fort qu’elle ne rêve d’aucun autre modèle favori. Hélas, je n’ai aucune piste à vous proposer ; peut-être faut-il fouiller dans son passé, imaginer un rapt obscène en plein trottoir. Aussitôt son visage se brisa en éclats de cristal et les larmes maculèrent de perles sauvages l’ébène de sa robe…

      À l’institut, rien, elle n’était pas apparue ce soir là. J’avais par ailleurs lancé une recherche familiale. Pire encore, ses parents avaient émigré à Winnipeg dix-huit mois plus tôt pour y ouvrir un restaurant français. Il ne me restait que notre glaciale Florie qui s’était pourtant mise à fondre si facilement… Craignait-elle pour le succès de sa galerie ? Etait-elle amoureuse comme une perdue de la belle disparue ?

 

Bernard d’Agesci : Erato. Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

      J’avais déjà laissé un enquêteur financier pour éplucher les comptes de la galerie. Qui sait si une sordide et splendide histoire d’argent… Pourtant la chose allait se révéler aussi claire et parfaitement respectueuse de la légalité qu’un bois de bouleaux sous la lumière d’hiver.

      Je me précipitai alors lentement chez la fameuse Peintresse en réfléchissant. Lorsque derrière moi Flavie, ou Jessie, l’une des deux Grâces, aussi nue dans la fraîcheur de la rue que le lui permettait sa couverture picturale me retint :

      -Je n’ai pas voulu en parler devant Madame Florie, mais avant-hier, lors de la répétition générale privée, destinée seulement à une dizaine de clients privilégiés, un homme parut l’importuner. Mais je ne sais comment dire… ce n’est pas vraiment l’importuner.

      -Dites-moi, l’encourageai-je .

      -Il n’a pas touché Sapphô. Il ne lui a même pas parlé.

      -Alors ?

      -Il la regardait. Avec la fixité, si j’osais… de la passion aveugle… Pendant de très longues minutes, des minutes infinies… D’abord elle ne parut pas gênée. C’est, vous savez, une très grande professionnelle qui ne se trouble pas pour autant. Mais par la suite, devant sa constance, son insistance, sa condamnation… S’il m’avait regardée comme ça, je serais morte comme bête ou amoureuse comme la vie. Mais elle… elle… n’a finit par concéder qu’une légère incision d’ironie. Qui parut enfin blesser l’homme. Il a continué de la fixer, avec le filtre et le brillant d’une larme sur la pupille, une de ces larmes qui ne tombent jamais mais se solidifient comme une carapace de glace vive sur la déception qui fait le cours de la vie.

      -Oh, vous vous emballez, mademoiselle Flavie…

      -Non, Jessie… Jessie Tramezaigues.

      -Excusez-moi. Vous devriez écrire des romans d’amour… Mais le nom de cet homme, de quel client s’agit-il ?

      -Oh, attendez, c’est un collectionneur de photographies. Il nous a déjà acheté un jeu complet de la précédente exposition « Odor di femmina »… Donc fort riche. Ou monomane.  Il ne regardait jamais les gens ni les corps, uniquement les photographies. Pour la première fois, il regardait quelqu’un jusqu’à l’âme.

      -Dites-moi, Jessie, vous l’avez, vous, bien observé… Et depuis longtemps. Son nom ?

      Elle rougit alors violemment, figurant un soleil couchant au travers du bleuté et de l’or qui la couvrait… 

      -Pourquoi dénoncez-vous celui que vous aimez, Jessie ?

      -Visiblement la peinture dermatologique était à l’épreuve des larmes. Je la ramenai dans la galerie, à l’écart d’une Florie stupéfaite, car les passants avaient commencé de s’attrouper devant le couple étrange que nous formions, moi habillée en jean et blouson informes, elle nue comme la déesse de l’aube que ponctue la rosée…

      - Je ne le dénonce pas ; je veux que nous retrouvions Sapphô. Je veux savoir s’il est indigne de ma tendresse désespérée…

      -Pourquoi l’aimez-vous ? Parce qu’il est riche ? Parce qu’il est beau ?

      -Parce qu’il aime tant l’art. Parce comme lui probablement je sens que je ne suis pas autant œuvre d’art que voudrait nous le faire croire Erato, moins en tous cas que ces photos qui nous statufient dans un au-delà et un en-deça. Parce qu’il n’y a pas de parce que à l’amour, parce ses veines sous la peau de son poignet sont si gonflées d’une attente qu’il ne se connait pas.

      -Donc vous étiez jalouse de Sapphô ? Est-ce votre mobile ?

      -Oh, vous pensez que je pourrais être la coupable de ce forfait ? Alors qu’elle va peut-être, je l’espère tant, réapparaître parmi nous avec l’explication simple et rationnelle qu’il faut ? Non, j’étais à la galerie toute la journée d’hier. Je ne suis sortie que pour manger là, en face : « Aux herbes de la passion », un végétarien…

      -Nous vérifierons. Son nom ?

      -Il se nomme Edouard Daubrey. Vous trouverez son adresse dans le fichier.

      -Mais vous le connaissez.

      -Je ne connais que ses fenêtres vues de la rue. Trois fenêtres immenses où il ne paraît jamais, au 225 de notre boulevard.

       -Merci. Et lisez un peu moins Barbara Catland.

      -Ce qui n’empêche en rien de lire des essais sur l’art…

      Je préférais, je ne sais pourquoi, ou plutôt parce que cette histoire me paraissait assez floue, parce que j’avais autre chose à faire que de rassurer les amoureuses éperdues, même doctorantes en art contemporain, ou habiles à cacher leurs propres manigances, aller aussitôt, quoique envoyant quelqu’un veiller à la présence de cet Edouard en son nid et réunir tout le fourbi d’infos habituelles sur cette Jessie et son Edouard, chez la Peintresse.

      Elle m’attendait. Style Wegwood, anglaise par son père, née à Cherbourg trente-deux ans plus tôt. Nom de Peintresse: Erato. Etudes aux Beaux-Arts de Londres, Amsterdam et Paris, stages à Los Angeles. L’obscurité, jusqu’à ce qu’elle fonde sa Corpointerpicturalité, deux ans plus tôt, puis le succès. Elle venait de téléphoner une fois de plus à la galerie, m’apprit-elle, précipitée, en m’ouvrant la porte cochère de son atelier, au fond d’une cour miséreuse… J’entrai. Que de couleurs… A s’en écarquiller les paupières jusqu’au sang ! Là dedans, la Peintresse était d’une pâleur à tuer les morts. « Vous allez m’aider », me répétait-elle sans fin… Ses larmes rayaient ses traits comme des éclats de diamants sur le verre. Je l’assis dans un fauteuil rococo aux couronnes de bois chantourné au dessus d’un chatoiement de coussins bouffants rouges… Pas une beauté devinait-on à travers les sargasses de ses larmes, mais une personnalité, des traits dessinés au scalpel et parfaitement lisible lorsqu’elle ravala son cinéma et me tendit un visage essuyé par un chiffon à peinture, un visage parfaitement déterminé où un nez aquilin saillait en toute connaissance de cause.

      -Vous allez la ramener à la vie. Oui ?

      -Voulez-vous dire que vous la savez morte ?

      -Non, mais si elle n’est pas près de moi, c’est comme si l’inspiration me quittait, comme si sa vie quittait ce monde : le monde de l’art…

      La Peintresse, ébouriffée, échevelée, me montra la chambre de la disparue. Fastueuse et bordélique. Des bijoux sur des bustes de plâtre barbouillés. Des robes comme si les princesses pleuvaient dans les placards géants. Des commodes aux tiroirs chamarrés de culottes bouillonnantes de dentelles roses et bleutées, de porte-jaretelles fleuris et tout le toutim. Un lit rond comme la lune (je me demandai d’ailleurs comment je devrais chaque matin, le faire) mais encombré de revues d’art et de tirages photographiques qui représentaient la disparue, ce qu’elle me confirma.

      -Dort-elle dans votre chambre ?

      -Comment le savez-vous ?

      -Facile déduction venue de son prénom.

      -Elle ne dort que dans mes bras. Quant au prénom, vous n’êtes pas sans savoir qu’il s’agit de celui de l’état-civil. Il faudra revoir votre stratégie.

      Elle n’avait pas froid au bout du nez, la Peintresse-bougresse. En son temps, s’il le faut, je mettrai ici une équipe à la recherche d’éventuels indices, taches de sang ou de ne sais quoi.

      -Vous confirmez qu’elle est d’ici partie pour disparaître sur le chemin de la beauté ? Oups, de l’institut de beauté…

      -Oui.

      -Et votre chambre ?

      Elle était pire encore. Certes les accessoires vestimentaires étaient un peu plus masculins. La Peintresse portait d’ailleurs une vaste salopette sans forme qui peut-être avait été bleu dur, mais s’étoilait de tous les dripping picturaux de la création. En fait le concept de chambre ne devait guère exister pour elle. Certes, il y avait bien un lit, mais dont les draps roulés en boule étaient du même type de tissu originellement peint qui habillait la galeriste. Ce n’était en fait qu’une annexe de l’atelier, avec toiles et photographies encadrées dans des formats inhumains et dont la plupart représentaient des avatars plus ou moins lisibles de la disparue.

      Il y avait d’autres répliques du lieu central de la création. Une cuisine où l’on croyait ne manger que de la peinture, des débarras, des entrepôts à bidons, rouleaux de toiles, fagots de pinceaux, rouleaux de pellicules photos, appareils photographiques sur pieds, établi de menuisier avec burins, serpettes et marteaux, étagères peuplées d’un monde de flacons, tubes et autres bricoles innommables par le commun des mortels. Bref une collection complète d’instruments contondants, d’armes du crime potentiel. Devrais-je faire analyser tous les tableaux de peur que les rouges étalés soient mêlés du sang de Sapphô ?

      Je revins à l’atelier central. Des futs de peintures aux couleurs de leur liquide intérieur formaient au fond des colonnes mésopotamiennes. Dans ce temple fuchsia, bistre, azur et or, je ne sus d’abord pas distinguer les torchons maculés des peintures en cours ou achevées. Des photos et des appareils sur pieds devant un dais de toile blanche. Les outils innommables et les quincailleries du parfait grand chimiste, sinon alchimiste. Mais indubitablement, sur un piédestal digne de Pygmalion, ce qui attirait au centre de la confusion de l’atelier c’était la statue.

      -C’est-elle ?

      -Oui.

      -C’est en quoi ?

      -À partir d’une empreinte moulée réalisée directement autour de son corps, je coule une résine polymérisée à prise rapide, ensuite recouverte d’un film d’acier, puis de lin où je peins. Vous avez pu en contempler une réplique dans la galerie, quoique peinte de nombreux nus féminins de l’histoire de l’art. Pour celle-ci, j’ai peint une trentaine de nus masculins sur son corps. Nus enchevêtrés et lascifs. Vous reconnaissez ici un fragment du Laocoon, les cuisses d’un Apollon de Lebrun, un torse préraphaélite, la joue d’un autoportrait de Géricault…

      -Mais ainsi, comment la reconnaissez-vous ?

      -Parce que c’est elle. Ses traits sont exactement là. Si vous faites abstraction du dessin et de la couleur, ses beaux seins disparus sont là, son visage aux nez mutin est là, l’essence de sa féminité est là. C’est elle. Ce que vous voyez peint sur son corps ici, et sur la réplique dans la galerie, n’est que le reflet exact de ses goûts artistiques. Vous avez ici la prosopographie et l’éthopée, et en même temps je vous offre l’ekphrasis…

      -Doucement, là vous dépassez mes modestes compétences d’ignare. Epargnez-moi le traité abscons sur l’art, je vous prie. Dites-moi plutôt qui pourrait avoir motif à lui en vouloir. Qui pourrait la haïr, la jalouser, la désirer ?

      -Personne. Elle ne connaît, à part le milieu de l’art qui n’aime que l’art et donc ne peut que respecter celle qui est à la fois inspiratrice, modèle et œuvre d’art, que moi.

      -Je vous trouve bien idéaliste. Curieux, elle aimerait les hommes…

      -Nous ne les aimons qu’en art. Retrouvez-là ! Je ne suis plus rien sans elle. Elle disparue, à peine vingt ans, enlevée au sommet de sa beauté par quelque malfrat qui exigera une rançon, tuée peut-être par quelque pervers, et ce dans les souffrances de l’avortement de sa sexualité sous le pic infâme du mâle…

      Elle se remit alors à pleurer, passant sa manche sur ses joues pour effacer un clair torrent aussitôt maculé de traces de ces peintures qui sur son bleu de travail avaient du être clairvoyantes et n’étaient plus, mélangées, que des balayures brunâtres : ce fut aussitôt un visage de Méduse…

      -Racontez-moi. Qui est Sapphô ? Comment l’avez-vous rencontrée ? Quels sont vos rapports exacts avec elle ?

(...)

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

Bibliothèque Aqua Libris, Saint-Maixent-L'Ecole, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

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14 avril 2012 6 14 /04 /avril /2012 11:55

 

Parador de Lerma, Burgos, Castilla y León​​. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Muses Academy

 

XVII

 

Récit de la juge éloquente :

 

Polymnie ou la tyrannie politique.

 

 

 

       « All men are alike in the poetic genius », disait William Blake. Me voici, Polymnie, Juge éloquente et Docteur de la Loi, Juge d’instruction et d’assises des libertés et des tyrannies, vêtue de toge noire et d’hermine, pour instruire parmi vous le procès, votre procès, du plus retors, ébouriffant et répugnant criminel de notre temps. Mais n’allez pas croire, perfides consœurs Muses, et saligauds audispectateurs, que comme Pilate vous allez vous en laver les mains avec l’eau la plus pure, et vous les essuyer ensuite avec le linge le plus blanc pour y abandonner ou y vénérer la sale trace de l’infamie, comme Véronique et son voile essuyant le Christ. En mon héroïne, vous allez reconnaître vos instincts les plus immondes, vos crimes les plus vrais, vos ambitions les plus basses. Cette criminelle, cette Richard III en jupes-pantalons, pourtant nommée Pan Crespès, jugez-en, c’est mon accusée, c’est ma victime, c’est vous, c’est moi.

       Pan Crespès naquit à Fiume, sur les bords poétiques de l’Adriatique. Une généalogie compliquée d’aristocrates oublieux de leurs devoirs, de prêtres luxurieux, de moniales abusées, de prostituées picaresques jamais assouvies, ni par l’argent ni par le stupre, de délirantes visionnaires brûlées sur les bûcher, puis de pauvres hères sans pouvoir ni imagination, courbés pendant des siècles sur une terre peu nourricière, sur les ordures napolitaines et les ateliers du cuir milanais, présidèrent à la naissance d’une chétive drôlesse à laquelle le gynécologue accoucheur ne laissait guère d’espoir, ni de force physique, ni d’élan mental… Scolarité médiocre parmi des maîtres français (ses parents avaient émigré les semelles de corde aux pieds) aussi petits que scolaires, éducation familiale à la va comme je te pousse les taloches, les raisonnements boiteux, les tautologies et les lourdeurs péremptoires.

        Elle n’avait d’abord guère la vivacité de son Dieu tutélaire : pas de sabots étincelants sur la pierre, pas d’œil pétillant au travers des mèches bouclées. Seul son occiput aurait pu porter les courtes cornes de cet entêtement qui plus tard se changea en détermination. Jeune fille malingre aux cheveux plats et gras, au faciès boueux, elle n’attirait du sexe fort que la faiblesse des quolibets, des crachats dans des préservatifs qu’on lui jetait à la tête depuis le fond de la classe… Elle ne lisait pas, n’avait pas d’amis, ne vivait pas ; elle ne devenait pas obèse malgré son appétit rageur pour des nourritures que la gastronomie n’aurait regardé qu’avec l’œil du vomi, en particulier son légendaire bâton de réglisse usagé…

       Pourquoi suis-je laide, bêtasse, molle, se demanda-t-elle lorsque l’éclair de la lucidité lui tomba sur la nuque (sûrement s’était-il trompé d’adresse). La chape de smog de l’absence de pensée rembrunit aussitôt les mordantes rides d’expression de son front taurin. Pourtant, ses résultats scolaires étaient affublés de chiffres corrects. Il faut supposer qu’elle ne faisait que ce qui était demandé, rien d’autre, pour se protéger de ces ennuis inutiles qui auraient pu contribuer à briser la coquille de polystyrène dont elle entourait son apathie. Les filles l’appelaient « Tête de pou », les garçons « Pan dans la gueule ».

        Un matin que ses voisines de préau jouaient à l’oracle des mots, elles l’invitèrent, sûrement pour l’humilier, à ouvrir le dictionnaire et y poser son doigt. Quand les autres étaient tombées sur « poupée », « fleur », « fortune », elle vit : « avarié ». Conclusion, il valait mieux ne pas lire (le travail scolaire n’était pas lire mais obéir). Solitaire comme un chien bâtard, elle se renfrogna une fois de plus en mordant son habituel bâton de réglisse. Pourquoi, deux jours plus tard, ramassa-t-elle ce livre qui baillait dans une poubelle du centre ville de Lyon ?

        « All men are alike in the poetic genius », lut-elle soudain. Elle avait assez d’anglais pour la chose. Mais le sens ? Elle sut alors qu’elle n’était pas « alike ». Il devait y avoir une erreur dans l’univers. Le reste du livre -il était de William Blake- ne l’enrichit guère, hallucinant et incompréhensible, aussi le lendemain, le rendit-elle à sa native poubelle. 

        Mais le ver rongeur était dans le fruit, si avarié fût-il. Si les hommes sont semblables dans le génie poétique, comment expliquer que je ne sois ni belle, ni capable de répartie brillante, encore moins susceptible d’enchanter le monde autour de moi ? Pourquoi autour de moi cette injustice de l’intelligence, de ceux qui comprennent et qui apprennent vite, qui ont une mémoire disponible et aisée, des idées brillantes et originales, qui cassent la doxa et les préjugés, qui en un mot peuvent créer du nouveau, quand d’autres, tant d’autres ne peuvent rien de tout cela… Pourquoi Blake a-t-il pensé cela, alors que je ne pense rien ? Il avait du génie et moi pas !

        Elle décida alors qu’elle aurait du génie. Ou plus exactement que personne n’en aurait plus qu’elle. Qu’il y avait une injustice insondable à corriger par l’égalité. Et qu’elle allait être celle qui parviendrait à ravaler les inégalités. Pour cela, elle comprit qu’il lui fallait travailler plus que les autres, briller sans éclat dans toutes les matières scolaires, étudier le droit, faire Sciences Politiques. Etonnamment, elle gagna un respect méfiant et bovin de la part de ses parents en bossant comme une bête, en buchant comme une tâcheronne, en travaillant comme une intellectuelle précise et complète. Elle comprit également que ce n’était pas en brûlant son énergie dans le maigre milieu bouffi de suffisance qui l’entourait qu’elle parviendrait à imposer la vérité. Fût-ce par la force. Il lui fallait attendre d’avoir les connaissances et les réseaux nécessaires à son projet grandiose. Avancer masquée. Qui eût cru que cette tête de pou, sortie du rude tamis de l’élitisme républicain, allait intégrer Sciences Po Paris? Là encore, comme dans ses années lycéennes, elle progressait en silence, se gardant bien de mettre ses idées à l’épreuve de ses condisciples qui la fuyaient respectueusement, ou plutôt avec la crainte que l’on éprouve devant la placidité des monstres.

        Nul n’ignore qu’en 1981, date historique de la déculottée des Conservateurs, la France élut une Présidente libérale. Aussitôt, Sophia Calliope s’entoura d’un gouvernement restreint : une Garde des Sceaux nommée Polymnie, Clio ministre de l’Economie et des Finances, Euterpe à la Culture et Communication, Uranie à l’Aménagement du Territoire, Terpsichore à la Santé, Thalie à l’Education, Erato aux Affaires étrangères, Melpomène à la Police et la Défense.

         On attendait de cette aristocratie des Muses, de ce gouvernement féminin une juste et douce évolution des mœurs. Il fallut bien cependant user non seulement de la conviction, de la persuasion, mais aussi de la fermeté, quoique en restant strictement dans les limites constitutionnelles, pour imposer des réformes libérales, dans les mœurs aussi bien qu’en économie. Ainsi, tout, ou presque, prospéra, si bien inspirés par notre Gouvernement des Muses que les citoyens étaient… Car tout en diffusant l’inspiration, elles faisaient confiance à leurs initiatives. Les interventions des Muses devinrent discrètes, loin du l’état monstre ou providence. La police de Melpomos sut faire respecter un ordre et une liberté fluides avec une force impeccable et gantée de velours. La justice rapide et sensée de Polymnie eut des prisons humaines d’où l’on pouvait ressortir lavé et prêt à servir la multiplicité des Muses en même temps que la multiplicité de ses bonheurs. Pourtant, la libre prospérité, si elle profitait au plus grand nombre, laissait derrière elle non seulement ceux qui n’avaient pu ou su en profiter, mais plus encore ceux que la prospérité d’autrui paraissait diminuer, même si la leur croissait de manière convenable. Qui eût cru que la prospérité générale entraînât l’envie ? La réussite du gouvernement des Muses était insupportable à ceux que leur ressentiment  poussait à haïr celles qui avaient fait la preuve de la fausseté de l’idéologie dirigiste, colbertiste et postmarxiste.

       En 1988, suite aux menées des conservateurs qui trouvaient que la liberté des autres menaçait leur nostalgie et feu leurs privilèges de capitalistes non libéraux, suite aux lazzis des communistes qui ne s’étranglaient jamais autant que devant le libéralisme des mœurs et des activités, l’individualisme et la réussite d’autrui, y compris lorsqu’ils leurs profitaient, la campagne électorale qui devait assurer un triomphe au gouvernement sortant fut rien moins que troublée : collectifs clairsemés et bruyants parmi les rues, partis d’autant plus criards qu’ils étaient aux abois, piquets de grève des délinquants que la police et les juges empêchait de prospérer, sans abris et drogués qui refusaient d’user des libéralités humanitaires du gouvernement et des charités privées, nostalgiques d’une utopie qui ne pouvait s’incarner dans le réel, folkloriques opposants aux Muses qui espéraient substituer la tyrannie médiocre de leur pouvoir sur autrui à la grandeur bienveillante de mille pouvoirs laissés aux responsabilités individuelles…

        Survint alors la splendide réélection de l’aristocratie des Muses. On peut légitimement se demander ce qui poussait dans les rues les gorges enrouées et égosillées des manifestants au cours de cette seconde période de prospérité économique et des libertés. Plus que la prospérité, ils voulaient le pouvoir des saints, ils voulaient l’ivresse du martyre, ils voulaient offrir la perspective perdue de l’utopie, ils voulaient dire qu’ils savaient où était la vérité unique de la collectivité. Du moins c’était l’argument le plus rationnel qu’ils puissent montrer avant la pulsion de mort et la soif de guerre. Pour eux, en effet, cette prospérité tant vantée était une insulte à la nature avant son extinction, une acmé du capitalisme sans partage, où la richesse aiguisait une concurrence effrénée. Ils voulaient l’absolu. Un seul pauvre, chômeur ou délaissé était la preuve de l’échec d’une civilisation fondée sur les puissances de l’argent. En fait, ils n’étaient que quelques uns à dénoncer cette ploutocratie arrogante, cette aristocratie injuste, pour reprendre leur rhétorique, mais ils suffisaient à divertir de leur pittoresque les écrans et les journaux, à faire peur autant qu’envie au moyen de leur jacquerie bruyante et colorée qui  paraissait à quelques uns être investie d’un sens supérieur de la vie… Cependant, ces hordes professionnelles, aussi peu nombreuses que peu infleuentes, n’auraient pas prospéré comme elles le firent bientôt, sans une curieuse et géniale oratrice et politique…

 

 

        Au cours de cette législature maigrement troublée, lors d’un scrutin partiel - suite au décès inspiré d’un député conservateur - un candidat du Parti Communiste fut élu (un de ces député-maires de la banlieue rouge qui s’ingénient à écarter l’implantation des entreprises pour favoriser la pauvreté dont ils font leur terreau). David Doubs, le seul de ce parti obsolète à figurer dans l’hémicycle, eut l’heureuse idée d’aller fouiller, pour reprendre ses mots, dans cette élite venue des bas-fonds méprisés. Il y puisa Pan Crespès que personne ne connaissait, pour la nommer sa suppléante, en même temps que son attachée parlementaire. Deux mois plus tard, après qu’en un discours marquant il eût fustigé les inégalités sociales et financières - ce genre de scie marchait toujours auprès de quelques esprits obtus - avec une furia hystérique et un rouge érythème facial qui lui valurent les honneurs de la télévision et ceux de figurer parmi les listes du baromètre des personnalités en vue, après qu’il eût montré en son assistante l’exemple des réprouvés de l’esthétique du capitalisme, David Doubs mourut d’un coup, d’un rare empoisonnement intestinal dû vraisemblablement, selon le légiste, à l’ingestion d’une côte de porc avariée, comme Mozart. Il se targuait d’un estomac de bronze, mangeait les restes laissés par le grand capital, laissait moisir son frigo… Les mauvaises  langues dirent que le fiel de son discours l’avait tué.

       Pan Crespès sauta sur l’occasion comme la faim sur le pauvre monde pour se présenter comme son successeur. D’après elle, cette mort était due aux puissances d’une industrie agroalimentaire qui ne visait qu’au profit financier au détriment de la santé populaire. On fut stupéfait de la vigueur de l’éloquence d’une inconnue que les initiés n’osèrent plus appeler « Tête de pou » et dont le seul vice connu était son bâton de réglisse parfois mâchonné. D’autant qu’elle se targuait de sa différence esthétique pour incriminer le monde d’inégalités dans lequel nous vivons :

         - Devant l’Orgueil de l’aristocratie, il est naturel que naisse l’Envie de la démocratie. Peut-on empêcher le désir d’égalité ? Cette présidence des Muses cumule tous les pouvoirs : exécutif, législatif et judicaire, certes. Mais pire encore, voyez les privilèges indus que confèrent les pouvoirs de l’inspiration ! Qui, parmi nous, peut atteindre aux qualités, aux talents et aux profits outrageants dont jouissent les neuf Muses qui nous gouvernent ? De plus, à l’aveugle, comme Eros et Plutus, elles distribuent parmi nous la beauté et l’argent, l’habileté manuelle ou les qualités intellectuelles, pour en léser le plus grand nombre. Et contrairement au préjugé commun, on ne leur doit rien, à ceux qui réussissent et par là permettent à l’humanité de sot disant progresser. Car ils ne le peuvent que parce que les Muses leur ont tout donné, volant ainsi les dons à ceux qui en sont honteusement dépourvus. Aucun mérite ne leur revient, en tous cas bien moins qu’aux pauvres lésés de l’intelligence et des dons, eux qui ont le vrai mérite d’assumer leur médiocrité, leur imbécillité, leur paresse, leur pauvreté, toutes choses dont ils ne sont pas responsables. En effet, l’ayant hérité depuis le berceau de la reproduction muséale, génétique et sociale, ils ne peuvent s’en extirper, au point qu’ils soient condamnés à rester des exclus des Muses, des prolétaires bafoués des arts, des chômeurs de l’inspiration…

      Ne voyez-vous pas que la dictature de cette oligarchie est aussi arbitraire qu’injuste, distribuant par les couloirs étroit du népotisme le don des langues et de l’économie, offrant le don des arts et de la parole à leurs chéris, leurs préférés, ou, pire, selon le hasard et l’injuste fortune… Les Muses, en inspirant les uns, en leur distribuant une culture élitiste et exclusive, vident les autres de l’inspiration nécessaire pour jouir et briller. Nous, petits de l’inspiration, malheureux du bonheur, miséreux de la carte de crédit, bafoués de l’intelligence, nous subissons la tyrannie la plus injuste de l’Histoire : celle de l’inspiration inégalement répartie, celle de cette inspiration dont nous ne voulons plus, que nous rejetons, vomissons… Afin de rétablir avec moi, Pan Crespès, cette égalité qui grandira enfin les petits, les pauvres en esprit que nous sommes !

        C’est de ce discours inaugural que l’historien Siméon Goldsberger, dans son ouvrage Le Rationnel dans l’Histoire, date ce qu’il appelle « le glissement vers l’irrationnel », quoique d’autres soulignent que cette irrationalité lui était antérieure, voire perpétuellement constitutive de l’Histoire.

         Déjà Pan Crespès faisait preuve d’un charisme insidieux, d’un charisme prenant, du charisme ravageur de l’avalanche noire et désirée… Sa laideur avait quelque chose d’écœurant : la marque de la fadeur au plus étroit du terme, à laquelle pourtant certaines -et certaines- étaient sensibles, comme un charme secret qui les pouvait persuader qu’elle était la marque indélébile des sans beauté, des sans grade, des sans inspiration ; la plupart de nous tous en fait. Car nous pouvions tous trouver quelqu’un qui avait plus de dons que nous. Et la trouvaille de son coiffeur ne fut pas pour rien dans sa métamorphose : une petite mèche noire malpropre qui lui barrait le front et accrochait les cœurs malades à elle. Le plus surprenant était l’absence de charisme de sa voix : couineuse dans les aigus, gutturale et crapoteuse dans les graves, aux inflexions faites d’à-coups et de vagues de fond violentes. Les froids observateurs, s’il en restait encore d’assez nombreux, ne comprirent pas que c’était justement l’infamie de cette oralité bestiale, la passion perpétuellement et obscènement caressée, cassée et éructée, qui se faisaient le moteur des adhésions populaires, voire, déjà, de certains intellectuels que le peu de succès de leur démarche alambiquée reléguait dans l’ombre du ressentiment.

        Elle fut élue en effet. On n’avait jamais vue une si laide créature à l’Assemblée Nationale. Elle paraissait à distance sentir la sueur, les pieds de porc et le souffre rance. Une haine froide semblait sourdre des ses yeux fixés sur ses congénères comme la gluance marron de la limace sur le marbre blanc des Vénus. Ce qui, de sa part, était un calcul : la haine qu’elle allait susciter chez ses pairs allait se retourner contre eux en un imparable argument.

        -J’ai la haine. Nous avons la haine. J’ai la haine de la richesse, de la richesse d’argent, de talent et d’inspiration. Savez-vous combien j’ai dû sacrifier ma jeunesse pour parvenir à cet emploi et à cette candidature ? Combien j’ai du essayer de crachats physiques et moraux, de harcèlements sournois tout au long de mes études ? Non pas pour faire étalage de mes talents, mais pour parvenir à une position qui permette de faire entendre la vraie voix, notre vraie voix, celle du peuple ininspiré, la juste revendication de ceux qui ne sont ni inspirés par le talent, ni par l’intelligence supérieure, ni par l’argent… Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage : pas d’amitiés, pas de loisirs ni de sorties, pas de joies, seul ce laborieux travail intellectuel (sociologie, histoire, philosophie politique, culture générale, droit et économie, sans compter l’anglais et l’allemand, tout ce cependant qui n’est rien devant la souffrance de tous les inégaux). Sans compter celui manuel de décharger des cageots de légumes sur les marchés populaires pour payer ces études, études qui n’ont pas été au service de ma réussite qui n’est rien, mais au service de tous, vous les démunis, les pauvres, les déclassés… Voyez comme à l’Assemblée la haine suinte de la classe entière des députés contre moi. Qu’importe que ce soit contre moi. J’y suis habituée. Mais le vrai est que c’est contre le peuple des désinspirés que cette haine se cristallise. Vous êtes méprisés parce qu’à côté d’eux vous n’êtes rien. Rien que leurs déchets, les écales des noix qu’ils ont mangées. Ils ne vous flattent que pour conserver et augmenter leurs fonctions et leurs privilèges. Ils sont la négation de l’Egalité, de celle qui devrait être la vôtre, vous les moins payés d’argent, d’intelligence et de superbe, vous que les banques pressurent, que l’argent sépare de la satisfaction, que les inspirés séparent de la communauté !

 Photo : T. Guinhut.

        C’est ainsi qu’alors Pan Crespès put fonder le Parti Anti Muses. Sa conquête de l’Egalité s’élança vers la gloire avec un succès bientôt fulgurant. Son discours inaugural avait enfiévré les populations, bien qu’il fît rigoler les nantis qui pensèrent l’oublier aussitôt. Hélas, il fallut bien qu’il effrayât non seulement ceux qui paraissaient les plus directement menacés, mais aussi ceux qu’un peu de discernement n’avait pas quittés. Ce réquisitoire contre la société, les institutions, et les vertus morales de l’inspiration leur parut signer la naissance l’égalitarisme le plus tyrannique. On n’entendit alors plus parler que du PAM de Pan Crespès !

         Au cours de son fameux Discours de Reims, elle affuta son réquisitoire contre l’injustice de la répartition de l’inspiration parmi les hommes, trop chichement allouée par les Muses. Cet arbitraire du don des Fées n’était ni la récompense d’un effort, ni le résultat de l’amour d’autrui. Seule une injustice native, génétique ou sociale fournissait le droit, d’être heureux ou malheureux, irrémédiablement. Quant à l’individualité de l’inspiration, elle était une insulte à celui qui en était exclu, une violence envers la solidarité populaire… Exigeant l’établissement de l’égalité de l’inspiration pour tous, et la fin immédiate de l’excès d’inspiration qui chapeautait la tête des privilégiés sans cesse caressés par les neuf sœurs, Pan Crespès lançait sur les Muses honnies les fusées chargées de missiles de ses actes d’accusation :       

      A Calliope d’abord, elle reprochait d’être au-dessus des Muses et à fortiori de tous. D’être la plus belle et la plus inspirée. De recevoir la part royale venue des dieux.

      A Polymnie d’être la tyrannique ministre de l’injustice, non seulement de celle qui perdurait parmi les cours de justice et sur le sol du peuple, en poursuivant par exemple les pauvres délinquants qui n’étaient inspirés ni par la vertu du travail ni par celle de l’honnêteté, mais aussi Garde des Sceaux de cette abondance d’inspiration qu’elle ne versait qu’à bien peu d’élus sur le parquet des palais de Justice et dans les universités de Droit.

      A Clio d’être la ministre ploutocrate de la richesse qui pleuvait comme une manne au-dessus de la bouche ouverte de quelques uns sans déborder plus de quelques miettes aux nécessiteux que nous sommes tous.

       A Euterpe de ne verser la Culture et le don de communiquer qu’à quelques artistes qui agrégeaient autour d’eux la masse du succès ou l’aura du poète maudit.

       A Uranie un aménagement du Territoire absolument dépourvu de rationalité et d’équité. Pourquoi des villes saines et ventées par l’air pur des forêts et des mers alors que d’autres souffraient de pollutions et d’encombrements, pourquoi certaines étaient-elles irriguées par des  autoroutes fluides et des canaux charmants, bâties de splendeurs architecturales, quand d’autres ne fournissaient que le déterminisme des laideurs, des incommodités, délinquance et autres travaux débilitants, dégradants…

        A Terpsichore d’offrir et de refuser la santé avec l’arbitraire le plus total. Pourquoi celui là mourait-il à cent douze ans, qui plus est dans son sommeil, après une vie exempte d’accident et de maladie, alors que tant d’entre nous succombent à des cancers et autres sidas, sans compter mille souffrances et invalidités qui frappent jusqu’aux plus jeunes…

        A Thalie de distribuer l’Education par des maîtres aux qualités et compétences disparates, sans compter les dispositions intellectuelles et comportementales inégales aussi bien socialement que culturellement des élèves et des étudiants, inadmissible gestion de l’égalité des chances…

       A Erato d’offrir aux pays amis les relations les plus courtoises, voire les aides les plus généreuses alors que les autres se voyaient méprisés, bafoués, sinon menacés.

        A Melpomène d’inspirer une police qui abusait de l’insulte raciste et anti-jeune, des violences, de la loterie de l’emprisonnement et des meurtres impunis, sans compter la pléthore de coûteux procès verbaux vidés à sac sur le bas peuple contribuable à merci.

            Et, au Gouvernement des Muses tout entier de n’inspirer le talent, la beauté, la santé et la richesse qu’avec parcimonie et inégalité. Le système de la vie et de l’économie tout entier était à revoir de fond en comble, à balayer et récurer pour élever une utopie enfin raisonnable : celle de la justice esthétique, sociale, sanitaire et talentueuse…

          Le réquisitoire à boulets feux et aux arguments spécieux parut convaincre toutes les oreilles. Toutes les bouches répétaient à l’envie ces barbarismes faciles et péremptoires. Dès lors la côte de popularité de Pan Crespès frôla les sommets de l’enthousiasme. Au moins, alors, chacun se sentait inspiré par Pan Crespès et non par d’injustes inspiratrices. Ce qui était un bel argument dans les mains des ses lieutenants, de ses plus chauds partisans dont le nombre croissait comme grêle en l’orage…

         Car le PAM avait son logo : le triple éclair rouge pour ses trois lettres. Et bientôt, l’autre nom de ce Parti qui paraissait avoir le don d’ubiquité, le PEG, ou Parti de l’Egalité, eût aussi son logo : le rose signe égal. On les voyait fleurir sur les banderoles des manifestants, sur les drapeaux, fanions et flammes qui partout s’agitaient, sur les tee-shirts pour l’été, sur les bonnets et les cagoules intégrales pour l’hiver et pour les hordes des délinquants qui brisaient les vitrines des magasins, pillaient les richesses des possédants pour se les redistribuer en bons Robin des bois qui œuvraient pour les pauvres… Les trois éclairs du PAM, logo et parti de combat destinés à disparaître lorsque l’utopie concrète de l’Egalité serait établie pour tous, voisinaient avec le signe égal du PEG sur les deux joues des sympathisants et des thuriféraires hilares qui, lorsqu’ils se rencontraient, y compris sans se connaître, s’embrassaient, se caressaient en une fraternité érotique et festive qui semblait ne jamais devoir s’éteindre. Déjà on n’avait pas plus à avoir une quelconque individualité pour s’intégrer au PAMPEG : il suffisait d’afficher ces signes de reconnaissance, d’appartenance et d’utopie pour que tous soient choyés en toute égalité les uns par les autres : unis dans le même désir et le même cri !

      Pourtant Clio, Muse de l’Histoire et ministre de l’Economie, avertissait sans cesse les électeurs du danger des théories et des projets de Pan Crespès. Elle rappelait à qui ne voulait pas l’entendre les avertissements de Tocqueville selon qui le culte de l’égalité allait à l’encontre des libertés. Pan Crespès et ses affidés allaient semer la discorde et l’impéritie, épuiser le pays, récolter la violence et la ruine… Déjà les lycées et les universités avaient leurs portes bloquées par des chaises, des tables et des bibliothèques renversées, gardées par des gros bras encagoulés refusant l’éducation muséale, bourgeoise et sélective, refusant l’élitisme et la discrimination… Erato voyait dans cet anti-intellectualisme la fin de la culture et des musées, où l’on commençait d’ailleurs à recenser des attentats contre des chefs-d’œuvre trop généreusement inspirés, peintures de Mantegna lacérées, statues grecques renversées et dessins de Watteau couverts de tags fluos ou salis de jets d’encre par de piètres Pollock rigolards et hargneux… Terpsichore voyait venir avec horreur la fin de la légèreté physique et mentale: on allait marcher en frappant de lourdes godasses au lieu de s’élever par l’aile de la danse, sans compter les blessés qu’il allait falloir soigner. Euterpe n’entendait plus ni Bach, ni Schubert, ni Garbarek, mais seulement les pulsations assourdissantes des basses de la techno et d’un rock trashmétal hurlés dans de tribaux rassemblements de teufeurs qui squattaient les rues de leurs violences sonores. Uranie voyait les meutes des manifestants préférer les tentes de chiffons et de cartons aux architectures qu’elle avait contribué à construire pour ceux qui ne voulaient plus être des citoyens. Polymnie usait sa rhétorique à tenter de persuader et de convaincre les foules de retrouver le chemin perdu de l’inspiration, quand Calliope paraissait atone, quoique espérant un sursaut de l’intelligence qui ne pouvait selon elle se faire attendre devant une telle gabegie. Son rayonnement n’avait plus le moindre effet sur ceux qui désertaient tout travail et  préféraient la fraternité rituelle de l’oisiveté… Melpomène annonçait, le visage sombre, les lèvres serrées, des bains de sang, tout en usant de sa douce colère, trop douce aux dires de certains, contre les séditieux violents, quoique ses justes arrestations et châtiments furent délégitimés par le chantage au fascisme bramé par les plus nerveux des affidés de Pan Crespès. Thalie, quant à elle, préférait l’arme de la comédie pour tenter de disqualifier la nouvelle égérie de la populace, faisant d’elle une parodie de Charlot dans Le Dictateur

          En 1993, à l’issue d’une campagne menée haine et joie battantes, Pan Crespès fut avec éclat élue Présidente. A l’annonce des résultats, son visage perdit en brûlante inquiétude et gagna en détermination froide. L’héroïne, enfin parvenue à monter à l’assaut du château des Muses sur leur Olympos, parut avoir enchaîné définitivement leurs langues lorsque les législatives confirmèrent aussitôt en sa faveur le fanatisme populaire.

         La tyrannie de Pan Crespès fut d’abord douce d’apparence, sans violence… Mais en une semaine, elle parvint à faire voter par le parlement un addenda à la Constitution qui stipulait que tout comportement attentatoire à l’égalité devait être réprimé. La liberté n’était Liberté pour tous que si elle était subordonnée à cette Egalité qui permet la Fraternité. La camaraderie festive, grégaire et fusionnelle devait être préférée à la solitude, qui plus est si elle était intellectuelle, donc prétentieuse et discriminatoire. D’abord, elle conseilla, puis dénonça, enfin punit. Menacées d’être appréhendées, jugées et condamnées sans appel, les Muses s’enfuirent d’un seul coup d’aile au-delà des frontières, attendant que le régime de Pan Crespès pourrisse, que le peuple las les rappelle, disaient-elles. Seule, Clio entra en clandestinité.

         Tous les élèves, tous les étudiants sans exception, durent recevoir un 12 pour tous leurs travaux. L’école étant l’apprentissage de la sélection, du rejet, de la domination sociale, car sélectionner, discriminer, c’est exclure, opprimer, enferrer les inégalités d’inspiration. Mieux encore, les enfants des intellectuels et des classes possédantes furent interdits d’éducation, ce pour écrémer par la racine l’hérédité des inégalités. Une euphorie assez générale noya les quelques protestataires qui avaient l’outrecuidance de vouloir s’élever au-dessus du vulgaire. Les apprenants étaient d’ailleurs encouragés à divulguer devant le Commissaire à l’Egalité de quartier ou de commune les manquements des professeurs à cette justice rendue à l’humanité. Les éditeurs ne durent plus refuser le moindre manuscrit. Tous furent dans l’obligation de tout publier au même tirage, roman, mémoires, chanson, essai, dictionnaire, manuel de physique nucléaire ou du petit bricoleur amateur… Le fallacieux critère de qualité étant abrogé, chacun pouvait étaler sur des pages papiers et internet ses bidouilleries analphabètes, ses miroirs de fantasmes éculés, ses insipidités permanentes et leur donner dans les bibliothèques dévastées la place indue accordée autrefois à Kant, Proust ou Coleridge, ces péteux illisibles. La critique littéraire fut prohibée, car elle est publicité à but financier ou choix d’un individu en faveur d’un individu, ce qui est un autre mot pour inégalité. Le championnat de patinage artistique désigna 38 premiers ex aequo. Toute discrimination, qu’elle soit positive ou négative, tout jugement de valeur porté sur un individu, puis un objet d’art (car c’était humilier le non connaisseur, l’inéduqué au bon goût bourgeois que de valider une échelle de valeur) fut compris comme une fracture grave dans le corps de l’Egalité et de la dignité humaine.

        En conséquence de cette égalité de l’inspiration, des revenus et des biens, l’économie fut intégralement dirigée, régulée selon la justice sociale par une meute de fonctionnaires égalitaires nouvellement embauchées aux frais de l’état, ce qui miraculeusement résorba le chômage, d’autant que ceux qui tenaient à conserver des privilèges indus étaient virés sans être comptés ni indemnisés par les services de l’emploi. Les impôts purent croître, pour les plus favorisés, jusqu’à cent-cinquante pour cent des revenus et cent-quatre-vingts pour cent du patrimoine. Les banques furent nationalisées, les banquiers jetés dehors les fesses à l’air, pour être mieux fustigés d’orties, de ronces et de barbelés. Mieux encore, les héros tournants -car chacun avait sa minute d’héroïsme télévisé- organisaient des opérations gratuité dans les supermarchés, les magasins, les galeries d’art, des pique-niques improvisés, des redistributions spontanées des richesses par le pillage et le gaspillage…

        L’égalité des connaissances historiques, économiques et politiques, l’égalité générale des productions signaient la fin de la tyrannie de l’émulation, de la compétition, de la concurrence. Aucun citoyen ne pouvait plus être suspecté de se voir préférer un autre travail, un autre talent, une autre production que les siens, qu’il s’agisse de fraises, de pièces mécaniques, de poèmes ou de rapports comptables, puisque tous étaient enfin, sous Pan Crespès, égaux…

          Malgré les dires de Pan Crespès, le PAM et ses trois éclairs rouges de combat n’avaient pas disparus. Au contraire, il ornait les casquettes et les cagoules des milices spontanées. Malgré l’exil des Muses, il restait encore et toujours bien de leurs partisans visibles ou cachés à débusquer, tous ceux qui étaient encore illégalement inspirés par ces chiennes de Muses et qui devaient être impérativement ramenés au moule commun ou éradiqués par l’Egalité, et ce pour le bien de tous…

          Bientôt, le blâme fut interdit, puis, par voie de conséquence, l’éloge. Les meilleurs n’avaient plus droit de cité. Chacun put tour à tour, selon un tirage au sort public et festif, occuper toute fonction publique (car les fonctions privées n’existaient plus) qu’il désirait, à condition bien sûr d’appartenir au PAMPEG. Pan Crespès, elle, et avec l’assentiment de tous, ne restait au pouvoir que comme la garante historique de l’Egalité, interdisant bien sûr officiellement tout culte de la personnalité, quoique l’on sût qu’il se faisait sous le manteau un commerce de médailles pieuses à l’effigie de la nouvelle vierge.

          Le faible ne pouvait plus être méprisé. Il fallait donc que toute réussite fût conspuée, jetée à bas, lacérée, livrée aux sbires de l’Egalité, quand elle ne fût pas mise à mort par des foules coiffées des cagoules rouges et roses de l’Egalité, dans les rues où les caniveaux rougissaient de honte malodorante… Ornés des teeshirts et des turbans du PAMPEG, on devenait soudain tous des héros, brisant des nuits de cristal parmi les boutiques de luxe, brisant le beau langage bourgeois par le hurlement des insultes, par le remugle des vulgarités, du vocabulaire estropié, syntaxe saccagée, mots cassés, on s’étreignait entre pampegueurs parmi les trottoirs salis de crachats, puants d’alcool et de la fumée des joints et des incendies…

          Résultat, si l’on parvenait à lire les libelles publiés sous le manteau par Clio et ses quelques complices, les pires ennemis du peuple que l’Histoire selon Crespès eût comptés, la pauvreté générale de l’inspiration, la médiocrité et la disette, la fin de l’émulation, de la concurrence et de l’excellence. Tous les Michel Ange, de l’art aussi bien que de l’économie, de l’amitié aussi bien que de l’artisanat, présents et futurs, avaient disparu. Plus que jamais, l’incompréhension de ces derniers, lorsqu’ils avaient pu appartenir au passé, se faisait générale. L’art, la littérature et les sciences politiques devinrent le règne de la médiocrité sans pour autant faire disparaître le mal et la sensation d’abandon qui ne put même plus être contrebalancée par la contemplation et l’étude du génie qui étaient un œilleton, une porte possibles vers le génie… Cette égalité qui inspirait la haine, le crime et le sang était la tyrannie des médiocres. Une ochlocratie, ou gouvernement immonde par la populace ! On était si bien asservi que l’on réclamait à toute liberté d’être à son tour asservie. C’est ainsi que Clio, décidément mal inspiré, insultait les Pan Crespès que nous sommes tous.

        La tête des Muses, ces Dames invisibles dont certains cerveaux nostalgiques étaient secrètement encore amourachées, fut alors mise à prix. Et plus encore celle de Clio qui avait le front d’imprimer et de diffuser des torchons clandestins, venus d’on ne savait quelles imprimeries, d’on ne savait quelles caches, quelles complicités de rebelles et de résistants à l’Egalité ! Heureusement on avait mis fin à leur ploutocratie…

       Pan Crespès s’attela alors à un vaste chantier national -avant bien sûr qu’il devienne mondial-, il lui fallait réécrire l’Histoire dans le sens de l’Egalité, biffer les atteintes aux populations exploitées et malheureuses dont la dignité allait être redorée, blanchir comme une page vide les noms des héros de la guerre, des arts et des sciences qui s’étaient rendus coupables de crimes contre l’Egalité…

       Les beaux eux-mêmes, car ils se sentaient rarement assez beaux, voire disgraciés, en voulurent un peu plus à la beauté qui fut dans la rue conspuée. Les affiches publicitaires représentant de beaux modèles à fin de vanter quelque soin, parfum ou voiture, furent souillées, lacérées, arrachées. Les visages jugés trop beaux furent giflés, griffés, tuméfiés par esprit de justice et d’Egalité. Plutôt que la belle Melpomène, celle qui inspirait la beauté des tragédies qui assaillent toujours les humains en y ajoutant ce supplément de beauté et d’âme qui peut les rendre un peu plus supportables, du moins peut-être sensées et esthétiques, les sbires du PAMPEG veulent des tragédies dégueues comme un abat de tripes sanglantes jetées dans la rue, humiliantes comme la gratuité de la haine, autodestructrices et veules…

        Quand, au plus fort de sa tyrannie, le PAMPEG paraissant solidement assis sur ceux qui opprimaient savamment ceux qui leur avaient été supérieurs, Clio fut arrêtée dans le maquis… En jugement express, celle qui avait le front de croire qu’elle allait inspirer encore quelques esprits supérieurs et individualistes, quelques bourgeois élitistes, quelques aristocratiques banquiers nostalgiques de leurs sofas dorés, fut condamnée à mort. Il ne fallait pas moins que la peine capitale à ceux qui conspiraient contre l’Egalité des vies et des destins. A l’aube d’une heure de grande écoute, elle fut pendue. On entendit en direct sur toutes les télévisions étatisées le craquement de ses cervicales dans l’air froid. Son corps à la tête ballante fut jeté dans un trou à fumier au-dessus duquel les pleutres du PAMPEG venaient pisser leur gloriole et chier leur diarrhée onomatopesque.

        Mais après l’exécution publique du traître à l’Egalité, qui fit jubiler groupuscules et foules dans des manifestations citoyennes qui remplirent rues et avenues, le nom de Clio commença à circuler d’une manière plus souterraine, à bruire sous quelques lèvres, à chanter dans le silence de quelques langues. Sa mémoire devint pour quelques-uns un devoir, un encouragement au secret individualisme, à un héroïsme peut-être à venir… Il fallut cependant attendre une décision plus terrible que jamais de Pan Crespès, de ses affidés, de ses reitres et séides, pour que l’exemple de Clio servit d’exemple vivace à la liberté, d’aliment à l’Histoire.

         Ce fut lorsque Pan Crespès et son gouvernement voulurent gérer l’amour et la distribution des couples en décrétant l’égalité de l’accès à l’éros pour tous, y compris des laids, des puants, des machos et des imbéciles à qui l’on octroyait de force un partenaire, que la révolte contre le PAMPEG au pouvoir éclata. Soudain, ceux qui croyaient encore à son idéologie de l’Egalité, malgré la pauvreté généralisée qui réduisait le peuple à orner les queues devant les magasins faméliques, sentirent la plaie de leur oppression s’ouvrir sous le sel de cette vexation: Pan Crespès était à la fois un commissaire armé du peuple qu’elle brisait, une talibane qui aplatissait sous le joug de la violence civile les mœurs, les vies privées, les goûts et les amours. Voilà à quoi avait mené le charisme de Pan Crespès... La majorité silencieuse et souvent pusillanime se leva au grand jour, rejointe aussitôt par les déçus du régime, par ceux qui sentaient soudain le vent tourner. Partout, tout soudain, on cessa de lui obéir. Cette désobéissance civile devant un totalitarisme impensé apparut aussitôt comme une vertu. Comment avait-on pu avoir les yeux et oreilles si pleins de sang, de pus et de merde pour accorder foi au programme social et économique de Pan Crespès ? La sainte colère de Melpomène ressurgit soudainement pour arrêter les pires responsables de la tyrannie. Seuls quelques disgraciés professionnels de la vie résistèrent devant son palais avant d’abandonner leurs armes à leurs assaillants, ou de tirer avec l’entêtement du désespoir sur leurs propres camarades, en un suicide orgiaque que peut-être ils supposaient pouvoir être étudié par les martyrologues futurs. Quelques hallucinés de l’Egalité se bardèrent alors l’estomac de ceintures d’explosifs et se firent éclater en intestins de feu parmi les foules des libérateurs des Muses, devant le parlement pacifié. On découvrit, au fond de son Elysée, Pan Crespès crispée sur une arme à gros calibre qu’elle ne pouvait se résoudre à armer, le visage plus fermé qu’une autiste, les dents serrés sur un bâton de réglisse moisi, les membres tremblant de peur et d’urine.

         Les bastilles insalubres où gisaient les contrevenants et opposants de Pan Crespès furent bruyamment ouvertes. On libéra les plus valides, soigna les blessés, souvent défigurés pour la peine d’avoir été beaux, intelligents, cultivés et entreprenants, ou pire d’avoir uni la réussite à la richesse, on rendit les derniers honneurs aux corps abandonnés dans les morgues et sous les remblais sommaires des terrains vagues, aux dernières cendres des fours.

           Dès le lendemain, avec la plus grande humilité possible, on rappela les Muses. On implora leur pardon. Elles vinrent. Et reprirent aussitôt leurs fonctions usurpées. Leur premier geste officiel fut de faire exhumer le corps de Clio, dont le visage avait été écrasé, dont la langue avait été broyée. On le posa respectueusement sur un bûcher de bois aromatiques qui brûla pendant une nuit entière, à l’issue de laquelle on vit de ses cendres fumantes, comme le phénix de la légende, ressusciter Clio, nue, telle la vérité. Aussitôt vêtue de lin blanc, souriante parmi les ovations, elle reprit ses fonctions de Muse de l’Histoire et de Ministre de l’Economie.

          Les Muses organisèrent un référendum pour retrouver leur légitimité politique. Il n’y eu que quelques non anecdotiques, à peine un peu plus de bulletins blancs ou nuls. De l’Egalité, il ne resta que la juste égalité devant la loi, celle qui veille à ne plus entraver les libertés. L’aristocratie éclairée des Muses se plia de nouveau à l’ancienne Constitution républicaine pour œuvrer à la reconstruction et distribuer généreusement, récompensant ainsi le travail et le mérite, quoique avec une logique dont elles avouaient humblement ne pas connaître tous les secrets, l’inspiration… Faut-il que nous, Muses, disions que cette inspiration dont nous sommes parfois prolixes et prodigues, parfois chiches, est un autre nom pour la génétique ? A moins qu’il s’agisse d’un contact éclairant entre les lois génétiques, entre des zones plus ou moins développées et entraînées du cerveau, avec le réel, l’éducation et les autres œuvres d’art et de science… Les gênes neuronaux peuvent-ils être sensibles au libre arbitre ? Les Muses sont-elles le signe de la dépendance des hommes ou de leur liberté ? L’aristocratie des Muses se teinta alors d’une humilité bienvenue.

           Lors du procès pour crime contre l’humanité, pour crime contre les Muses (n’avait-elle pas castré l’inspiration de l’humanité ?) dont l’instruction dura six mois (autant que le défunt règne printanier de la prévenue), devant la Cour pénale Internationale de La Haye, et sous l’œil impartial de Clio, on rapporta avec Polymnie les crimes de Pan Crespès et des ses plus cruels affidés : contre la Constitution, contre l’inspiration venue des Muses, contre la liberté des citoyens, contre la prospérité ; on écouta la procession des blessés défigurés dans les geôles à qui la chirurgie esthétique de nouveau permise rendait la dignité, les témoignages des mères, des filles, des pères et des fils, reconnaissant les morts, cherchant en vain les disparus… On ne sut jamais si, comme on le subodorait, Pan Crespès avait empoisonné David Doubs en lui servant intentionnellement la côte de porc fatale. Après avoir écouté les douze avocats de la tyranne déchue, un jury européen de vingt-quatre anonymes condamna celle qui semblait frappée de mutisme à vie, de stupidité éternelle, à la prison à perpétuité dans une cellule où on lui fournit avec humanité les bâtons de réglisse qu’elle mâchonnait cruellement quoique sans plus y trouver de goût, et maints ouvrages, livres qu’elle ne lut jamais, films qu’elle ne fit jamais scintiller sur un écran, consacrés aux plus grands crimes de l’Histoire, à toutes les  tyrannies infectes qui avaient avant elle sali l’humanité. Y compris l’essai magistral de l’historien Siméon Goldsberger, Histoire de l’ochlocratie contemporaine, où moi, Polymnie, j’ai puisé quelques uns des concepts qui ornent ce récit… Merci à vous, chères Muses ici présentes dans notre salon des récits, pour votre aimable participation.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

Extrait d'un roman à paraître : Muses academy

 

Potiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.

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12 avril 2012 4 12 /04 /avril /2012 07:01

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Muses Academy

 

XIX

 

Récit de la jeuvidéaste Calliope :

 

Civilisation, ou la guerre des neuf planètes. 

 

 

 

 

      Le Jeu raconte, mais Calliope est plus savante, qu’il fut créé par celle des Muses que l’on appelle Calliope. Et qu’Hésiode, le poète de la Théogonie, de la Création, la regarde comme supérieure à toutes les autres Muses, que Diodore de Sicile dit qu’elle est la plus savante d’entre elles, que la beauté de sa voix lui a permis ce nom, comme le sait notre historien ici présent de ses yeux feux, à moi farouchement, gracieusement abandonnés. Ce pourquoi, amies et concurrentes, vous allez devoir, en plus d’entendre mon récit, bientôt intervenir dans le Jeu. Jeu qui est à la fois la surface neuronale de mon moi, un logiciel complexe et un tableau polyplanétaire. Sans compter qu’il va révéler, s’il en était besoin, la véritable nature de chacune des Muses ici présentes. Mais n’imaginez pas un instant de vous sentir offensés et de vouloir vous venger de moi, comme lorsque Vénus a fait tuer Orphée. Je n’ai pas de fils, pas même l’historien ici présent, dont il serait vain, dans votre fureur rentrée, d’imaginer la peau brisée par des thyrses de base-ball, les membres arrachés par vos mains de boxeurs, les chairs déchirés par vos dents redessinées par la chirurgie esthétique. Suffit ! Que je lève la langue du récit, comme ceci, voyez, et vous êtes l’immobilité même, statufiés, avec seule la tendresse dans l’oreille. Clios, l’Historien, est mon immortel protégé, dont le talent va plus loin pour transcrire nos voix qu’un simple appareil enregistreur, magnétophone ou puce espionne, aussi loin que le peut la complicité de l’émotion, la sensualité des voyelles, la musicalité des consonnes, l’implicite des intentions et l’animation de cette éloquence qui m’est native, mais qui pour lui être totalement offerte mérite encore la chaleur de sa pédagogue. Regardez comme il brûle, dans ses yeux couleurs de fauve duveteux, dans ses empreintes digitales si douces et cependant nervurées comme l’intensité du plaisir, que je lui fasse l’amour. Peut-être, ne serait-ce, chers auditeurs, que pour vous voir rosir, verdir, bouillir et vomir, et s’il se conduit bien, le satisferais-je. Mais trêve de préambules mythologiques, j’en viens enfin aux labyrinthes imagés de mon nouveau jeu vidéo…

      Le Jeu raconte, mais Calliope est plus savante, comment j’ai créé et fait vivre, en passant par sa vaste expansion, jusqu’à l’imminence de sa destruction et jusqu’à son triomphe enfin, le Jeu vidéo bien connu qui embrasa et pacifia les passions. Dès l’instant de sa conception, je l’appelai « Civilisation ».

      Le Jeu raconte, mais Calliope est plus savante, que « Civilisation » n’est d’abord qu’un logiciel téléchargeable gratuitement, la première case individuelle d’un immense damier en réseau où chaque joueur se voit offrir, de manière aléatoire, un enfant vide. Car il n’a ni ADN ni éducation. Chaque action positive qu’impulse pour lui le joueur, qu’il s’agisse de manger, boire, jouer, mais surtout d’apprendre quelque chose sur lui-même et sur le monde, donne à cet enfant des points de gestation et de connaissance qui lui permettent de s’agréger avec un programme génétique dont les séquences sont péchées de manière aléatoire. Ensuite de se construire un programme éducatif qui enrichit ses possibilités. Quoiqu’en quelque sorte il hérite du patrimoine psychogénétique du joueur qui l’anime.

      Autant dans une sorte de magasin géant où l’on ne paie qu’avec la connaissance et des actions positives -autrement dit des points de Civilisation-, que par l’inventivité du joueur qui peut créer, vêtir et intelligir son enfançon, vont se mettre à vivre et à grandir sur le webjeu mille et un personnages. Au cours de divers apprentissages et épreuves initiatiques, comme apprendre à lire, résoudre des problèmes, sentir des émotions, passer des galops d’essai et des grands oraux, conceptualiser la beauté, produire des ressources agricoles et technologiques, commercer, construire des monuments…, peu à peu ils acquièrent expérience et se mettent à créer, multipliant ainsi leurs points de Civilisation, d’autant plus importants que l’on acquiert connaissances et compétences ; plus importants encore si l’on fonde des institutions démocratiques, si l’on contribue au bien être et à la prospérité du plus grande nombre, si l’on anime des sociétés non exclusives et originales, si l’on ouvre et remplit des bibliothèques, si l’on multiplie les œuvres d’art jusque dans le quotidien.

 

Photo : Alexis Legayet.

 

      Une fois devenu Aube de Civilisation, chaque enfant choisit parmi les neuf planètes celle où investir son capital de Civilisation et sur laquelle, devenu Être de Civilisation, il peut engendrer d’autres enfants et constituer, ou reconstituer, un groupe de travail, une société. Ainsi, sur Uranus, il intégrera la Civilisation des architectes et astronomes, sur Terpsichora, celle de la danse, sur Clio, l’Histoire, sur Thalius, le cinéma, sur Euterpa, la musique, sur Eratora, la peinture, sur Polumnia, l’éloquence, sur Melpomus, le théâtre, sur Calliope, les jeux. Etant entendu que cette dernière planète est centrale et fournit l’énergie qui fait tourner les huit autres autour d’elle, se nourrissant en retour des arts et des sciences que vous animez et enrichissez pour mon curieux appétit de savoir. Bien sûr, en conséquence, chacune de ces neuf planètes est une cité de la Vertu, du bonheur et de la liberté…

     Sur quelque planète que ce soit, on a la possibilité autant de ressusciter une civilisation disparue que d’inventer de nouvelles, la seule condition étant que le loisir favori de ces sociétés soit en accord avec la destination artistique de chacune des planètes. Néanmoins, il est permis de migrer au gré de ses désirs et plaisirs d’une planète à l’autre, sachant qu’en partant on laisse en héritage la moitié de ses points de Civilisation. Une saine émulation conduira ainsi à décerner au cours de jeux floraux une couronne de Civilisation autant à la planète qui aura le plus brillé parmi ses  concurrentes qu’aux individus qui auront le plus bellement fait prospérer sa société et son être de Civilisation, que ce soit dans la collectivité de l’économie ou dans la solitude de son art, sans que l’un empêche l’autre y compris au sein d’un même et individualiste joueur. La concurrence et l’émulation -donc la liberté- règnent de fait dans « Civilisation ».

      La pose des pierres architecturales vaut à chaque joueur un point de Civilisation par pierre, une caresse du regard vaut un point, un sonnet vingt points, une amitié trente points, une technologie innovante et positive, qu’il s’agisse d’usinage, d’organisme génétiquement modifié, de nanotechnologie ou d’informatique, vaut cinquante points, un amour soixante points, l’éros accompli quatre-vingts, la création d’une œuvre d’art réussie vaut cent points, deux cents s’il s’agit sur Calliopa d’une œuvre d’art totale, sans compter dans les deux cas précédents l’immortalité muséale conférée à son joueur-auteur. Une religion paisible aux transcendances puissantes vaut également deux cents points. Une constitution équilibrée, tolérante et effective vaut trois cent points, en tant qu’œuvre d’art politique…

      Chaque société étant libre de prospérer et d’inventer, déjà l’on voit se mettre en place, depuis le solitaire ordinateur d’un rêveur entreprenant, la fondation de la Cité céleste et ses voix d’anges exaltées sur Euterpa, à laquelle d’autres joueurs, voire un collectif de joueurs, peuvent apporter leur partition, leur logiciel et leurs fonctionnalités si le fondateur y consent. Plus loin, l’un imagine de faire revivre et réussir les communautés anarchistes agricoles du XIX°, l’autre de mettre en scène sur Thalius la bourgeoisie commerçante hanséatique. Ainsi, sur Eratora, les Anasazi du Nouveau Mexique peignent de nouveau sur le sable, les condottières de la Renaissance italienne, le livre de Machiavel à la main, établissent la paix autour de la prospérité florentine, les quakers de la Nouvelle Angleterre concourent aux brouillons et à l’achèvement de la constitution américaine à la fin du XVIII°. Cependant, les civilisations conceptuelles et utopiques ont autant de réalités que les autres. Sur Terpsichora, nait le ballet Alice, développé à partir du livre de Lewis Carroll. Un joueur restitue l’Ile d’utopie de Thomas More avec ses habitants, ses structures économiques et sociales, un autre donne vie à la société communiste idéale telle que l’a rêvée Marx à la fin du Manifeste du parti Communiste… D’autres réécrivent l’histoire en célébrant la réalité des plus belles uchronies. Un joueur spécialiste de l’antiquité romaine imagine d’engager Auguste à libérer tous les esclaves, préparant la première démocratie constitutionnelle alliée avec un tolérant polythéisme, évitant ainsi les succès planétaires d’un obscur prophète appelé Jésus et cantonnant par la suite dans les sables brûlants de l’Arabie un Islam à jamais resté embryonnaire et desséché. Un autre fait intervenir militairement l’Angleterre et la France lors de la remilitarisation de la Rhénanie puis de la prise avortée des Sudètes empêchant ainsi Hitler d’être autre chose qu’un médiocre tyran bientôt affaibli par la prospérité des démocraties environnantes et chassé sous les huées du peuple allemand.

 

Joan Blaeu : Atlas Maior, 1655.

 

 

      Mais, me direz-vous, la violence, le crime, le mensonge, en un mot le mal, n’existaient pas dans « Civilisation » ? Eh bien non ! Comment aurait-il pu y prospérer puisque je n’avais fourni que des briques vertueuses et heureuses à chaque joueur en réseau pour construire et s’échanger la sensation unanime de l’amour.

      Quand apparut soudain, comme une tache en fond d’œil, un virus, un site malade, qui gangréna « Civilisation ». Sur Terpsichora en effet, un accident malheureux, quelque fuite de gaz peut-être, endommagea gravement une pâtisserie d’art, en tuant deux danseuses gourmandes… Quoi ! On égorgea bientôt là-bas de manière atroce quelques jeunes chevreuils de ballet, ces garçons un peu chiens fous mais ravissants. Avais-je commis quelque erreur ou mauvaise vue dans un coin égaré de « Civilisation » ? Etait-ce d’avoir laissé vivre les émotions et l’affect dans toute leur splendeur ? Des joueurs, me semble-t-il, s’étaient sentis frustrés de ne pas engranger autant de points de Civilisation que d’autres, s’étaient aigris de ressentiment au point de laisser pourrir leur jalousie et de jeter des éclaboussures de haine. Ils s’étaient donc désintéressés du bonheur de construire et de la suavité des œuvres d’art parfaites ! Auquel cas peut-être devais-je, non sans châtier là-bas les crimes, faire preuve de tolérance envers ce sentiment d’abandon qui animait des joueurs de Civilisation moins favorisés… A moins que les utopies collectivistes et anarchistes aient révélé leur impossibilité native… Etait-ce la liberté que j’avais posée en dogme qui d’elle-même s’était égarée ? Ce libre-arbitre là incluait-il le possible choix du mal ?

      Le Jeu raconte en effet, mais Calliope est plus savante, qu’un disque dur s’est installé dans « Civilisation » au point de rapidement prospérer comme un Jeu concurrent, dont on apprend bientôt que le créateur est Melpomus par son prière d’insérer qui se veut un addenda à « Civilisation » : « Sur notre planète Melpomus, les points de Civilisation sont trop chichement répartis. Pourquoi ? Parce qu’un théâtre sans tragédie, ou du moins qui ne repose que sur la fadeur de la fiction et sur aucune tragédie réellement vécue et ressentie par les joueurs, n’est d’aucune créativité, d’aucune force esthétique et morale. Toutes les œuvres de « Civilisation » sont lénifiantes et niaises comme l’ennui du bonheur : en un mot médiocres. Pas de bonne tragédie sans le mal, son influence, sa douleur et son vécu. La fadeur d’une vie bonne ne vaut pas la puissance d’une vie excitée par le mal et vécue dans la tragédie. Ce pourquoi je propose à ceux qui voudront me rejoindre un théâtre où s’épanouira et s’épanouit déjà l’intensité immarcescible du tragique : j’ai nommé « Barbarie », le Jeu magnifiquement concurrent, le Jeu où les points de barbarie s’acquièrent en clin d’œil. Au lieu de longues journées et années de Jeu pour accumuler un maigre panier de points de Civilisation, il suffit d’un coup de hache dans un corps -et non dans un arbre dans le but fastidieux de construire une maison- d’un jet d’essence et de flamme sur un musée ou sur un théâtre aussi trompeur que le fatigant labeur de la fiction pour voir régner autour de soi les pleurs et le sang, le vice et la mort, pour aussitôt donc amplement moissonner les points de Barbarie qui vous sacrent instantanément barbare de choc. Qu’importe si vous-même êtes fauché dans la moisson de tripes et d’écorchés, vous voilà auréolé, dans d’éternelles représentations, sur le théâtre de Melpomus, du titre de Grand Héros Tragique dont les exploits seront sans cesse joués sur les scènes de la mémoire. » On ne s’étonnera pas si, parmi les neuf planètes, la contagion de cette exaltation virale et l’extension du conflit avec « Civilisation » s’envenimèrent comme une traînée de sida…

      Le Jeu raconte, mais Calliope est plus savante, que dans « Barbarie », des joueurs pervers se liguent pour installer la victoire des Nazis et des Japonais sur les terres des Etats-Unis, comme dans Le Maître du haut château de Philip K. Dick. D’autres généralisent le succès des plus cruels jeux du cirque romains, ou reprennent les recettes éprouvées des guerres tribales primitives qui tuèrent jusqu’à quatre-vingt pour cent de la population des jeunes hommes, ou encore font revivre les surabondants sacrifices de jeunes filles nubiles pratiqués par les couteaux d’onyx des anciens Aztèques…

      C’est ainsi que jusque dans « Civilisation », les communautés agricoles anarchistes se mirent d’abord à dégénérer dans la procrastination, l’impéritie, les vols, dans les luttes intestines pour le pouvoir, les crimes politiques et les famines. Que la réalisation apparemment parfaite du communisme marxiste originel se gangréna aussitôt de la conception de tyrannies échevelées où fumèrent dans le froid les archipels des goulags, où gelèrent les cadavres que le permafrost sibérien et les sables volatiles du Gobi chinois ne permettaient plus d’enterrer, où les yeux des mères et des fiancées tombaient comme des billes putréfiées, leurs larmes évaporées sur un sol inhumain… La planète Polumnia se révéla soudain totalement gagnée par « Barbarie ». Comment la terre de l’éloquence avait-elle pu faire allégeance à celle qui semblait être par nature la terre du mal ? On peut supposer que pour elle, être juge éloquente était plus excitant dans « Barbarie » que dans la forme précédente du Jeu, où elle animait de démocratiques, nuancés et courtois débats. Que la copulation récurrente qui occupait les héros de Melpomus et de Polumnia était une copulation de combat, barbare et sadomasochiste… Sans qu’on sache qui était le sado et qui était le maso. Les viols de prédateurs et de prédatrices devenaient monnaie courante, monnaie de points de Barbarie qui déboulait comme jackpot sur deux planètes enfiévrées.

      Les Jeux racontent, mais Calliope est plus savante, que le combat de Calliope et de « Civilisation » contre Melpomus et « Barbarie » essaima parmi toutes les joueurs et devint la guerre des neuf planètes. Terpsichora est soudain détruite en guise de déclaration de guerre. Un sombre ballet de linges noircis et ensanglantés n’y danse plus que parmi les ruines de la schizophrénie suicidaire.

      (...)

Voir : Muses Academy, sommaire et synopsis

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

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Liberté d'être libre et Cahier de L'Herne

Conscience morale, littérature, Benjamin

Anders : Molussie et Obsolescence

 

 

 

 

 

 

 

Argent

Veau d'or ou sagesse de l'argent : Aristote, Simmel, Friedman, Bruckner

 

 

 

 

 

 

Aristote