Françoise Armengaud : Apprendre à lire l’éternité dans l’œil des chats
ou De l’émerveillement causé par les bêtes, Les Belles Lettres, 336 p, 27 €.
Marie-Christine Deprund : Le chat de Schrödinger & autres animaux célèbres,
Pygmalion, 208 p, 15 €.
Ernest Thomson Seton : Lobo le loup,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bertrand Fillaudeau,
José Corti, 240 p, 21 €.
Caspar Henderson : L’Incroyable bestiaire de Monsieur Henderson,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Pierre Salina,
Les Belles Lettres, 440 p, 29 €.
Jorge Luis Borges et Margarita Guerrero : Manuel de zoologie fantastique,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Gonzalo Estrada et Yves Peneau,
Christian Bourgois, 208 p.
L’œil d’un chat est lumière et acuité, tendresse et vigueur cruelle. S’il peut être un miroir de notre humanité, il nous émerveille également par son altérité, sa fourrure et ses quatre pattes, par son animalité qui, même faute de notre langage, est aussi étonnante que respectable. Avec Françoise Armengaud, l’on sait Apprendre à lire l’éternité dans l’œil des chats, alors que l’un d’entre eux oscille entre la vie et la mort dans la physique de Schödinger, parmi bien des animaux célèbres revus par Marie-Christine Deprund. Comme Lobo le loup et ses compères du wilderness américain, l’animal est une des créatures de L’Incroyable bestiaire de Monsieur Henderson, mais à distance de la zoologie fantastique de Borges.
« Un livre d’amour à la gloire des animaux par le truchement des écrivains et des poètes », tel est le fil d’or de Françoise Armengaud. Alors que le premier prosateur qu’elle chérit est Maurice Genevoix, dont elle goûte les hardes de cervidés, elle ajoute à ceux qui « subissent le double enfer de l’incarcération et de l’abattage » la visite de l’abattoir sanglant par le romancier enfant, au début de son Tendre bestiaire. Les scandales (qui sont aujourd’hui légion) de l’abattage tortionnaire subi par bien des « bêtes » résonnent alors en écho.
Entre « émerveillement esthétique » et « émerveillement éthique » ressenti par l’homme, les animaux, qu’elle appelle des « émerveillants », se déclinent quant à eux entre domesticité et sauvagerie. La prolifération des espèces est un « argument ultime dans le discours divin ». Mais aussi l’occasion d’une trop humaine « méconnaissance égocentrique de l’altérité et de la pluralité, qui fut à juste titre critiquée par Jacques Derrida ». Par-dessus tout, la poésie est à cet égard « une métamorphose sublimante ». C’est bien le sens des vers d’Emily Dickinson[1]:
« L’Emerveillement - n’est pas précisément de savoir
Et pas précisément non plus de ne pas savoir -
C’est un état à la fois beau et désolé,
Qui ne l’a pas ressenti n’a pas vécu -. »
Cette étrange américaine qui aimait tant les abeilles et les rouges-gorges le dit mieux que personne :
« Le bourdonnement d’une Abeille –
Pour moi, est de la sorcellerie.
Si d’aucuns me demandent « Pourquoi » -
Mourir serait plus facile
Que d’expliquer ».
Il est loisible alors de s’émerveiller devant le travail de Françoise Armengaud, à la lisière de l’analyse et de l’anthologie. Car jamais avant son essai, l’on avait pris çà ce point conscience de l’importance et de la surabondance animalière dans la littérature, et plus précisément dans la poésie : « Car les mieux-disants sont pour nous les poètes ».
Immanquablement vient Baudelaire qui, dans ses Petits poèmes en prose, voit « l’heure dans l’œil des chats ». Rilke côtoie Bashô[2], les classiques dialoguent avec les contemporains, dont Philippe Jaccottet. Ted Hugues s’émeut devant un « Poulain nouveau-né », devant « Un veau de mars » qui « se contente de remuer la queue -de scintiller / Dans le portrait pimpant qui est le sien / Ignorant tout des lois / Qui enchaînent et et condamnent sa race ». L’on redécouvre le « coyote » de Borges et le « Tigre » de Blake. Mais il est également possible, feuilletant ce volume, comme une boite aux trésors animaux, de découvrir des quasi-inconnus, l’Italien Carducci, les baroques français… Sans la moindre peine, notre essayiste a su comment « se dépoisser de la niaiserie prompte à parasiter l’émerveillement ». Esthétique, compassion et attention, tout ceci précède « la vraie question : qu’est-ce qu’il en revient, de bénéfice, aux animaux de cet émerveillement ? »
Le chat de Schrödinger est-il à ce point connu ? Il devient pourtant la créature éponyme de l’essai en forme de compilation divertissante de Marie-Christine Deprund. Depuis la préhistoire jusqu’à notre contemporain, l’essayiste égraine une demie douzaine d’animaux au moins aussi célèbres, voire bien plus, que leurs maîtres. Suivant Elisabeth de Fontenay, une philosophe proche de Derrida également citée par Françoise Armengaud, elle envisage « chaque animal comme une entité bien particulière, indissociable de sa biographie ». Ainsi l’amour des hommes, ou leur cruauté, président aux destins de ces douze personnages à poils et à plumes.
Les bisons de la grotte de Font-de-Gaume sont les premiers héros de l’art quand les oies du Capitole sont les héroïnes de la cité romaine. Les uns font partie d’un rituel pictural ancestral, les autres, par leurs cris, protègent la cité romaine des invasions barbares. Bientôt l’affection pour un cheval, Bucéphale, accède au rang du mythe : c’est Alexandre qui « se penche sur les blessures de son compagnon depuis vingt ans, touché à mort, et les embrasse ». C’est avec moins de tendresse qu’Hannibal voit mourir ses éléphants lors de la traversée des Alpes, et que Cléopâtre use de l’aspic, à moins qu’il s’agisse d’un cobra, pour quitter une vie devenue insupportable.
En un raccourci peut-être discutable, nous voici au XIXème siècle, avec un cadeau venu d’Egypte, « la girafe de Charles X » qui fascina Paris et dont le convoi fut toute une odyssée. Lors de la Grande Guerre, « 30 000 pigeons voyageurs » sont les messagers des tranchées ; parmi eux, « Le Vaillant » accomplit sa mission malgré les gaz et les flammes. Il sera chéri jusqu’à la vieillesse par son maître. Les quatre derniers animaux choisis sont eux consacrés aux sciences : Jo-Fi, chien-star du divan de Freud, Ham singe cosmonaute et Dolly la brebis clonée. Quant au chat de Schrödinger, le seul qui soit un animal de fiction, et de surcroît symbolique, parmi cette amusante et didactique énumération, est-il vivant, est-il mort, alors qu’il est soumis aux aléas de la physique quantique ? Ainsi l’Histoire, les arts, la science sont les complices de nos amies les bêtes, sous la plume (d’oie) de Marie-Christine Deprund, charmante vulgarisatrice…
Ernest Thomson Seton est un conteur. Ce naturaliste américain, qui vécut de 1860 à 1946, fut un défenseur des Indiens et de la faune sauvage. Ses héros à pattes et à poils sont ceux du wilderness. Mais pas seulement des héros d’imagerie animalière. Bien avant le philosophe Gary Francione[3], il postule que les animaux puissent avoir des droits, moraux et légaux. Pour ce faire il propose avec Lobo le loup huit histoires « authentiques » de bêtes, dans lesquelles il s’agit de « leur héroïsme et de leur personnalité ». Hélas « la vie d’un animal sauvage a toujours une fin tragique ». Trois chiens ou loup, bien avant Croc Blanc de Jack London, font l’objet de portraits élogieux, alors qu’ils voisinent avec une corneille et une gélinotte huppée, avec un lapin, une renarde et un Mustang. On le voit, ce ne sont pas forcément les amis les plus proches de l’homme qui font l’objet de l’amicale attention de l’auteur.
Lobo est un redoutable chef de meute, un grand loup tueur de bétail, un « ravageur gris », dont la tête est mise à prix à concurrence de 1000 dollars par les hommes. Pourtant, sa noblesse fait l’admiration du conteur : il déjoue toutes les ruses, méprise les pièges et les appâts empoisonnés savamment disposés par notre narrateur, qui finit par ressentir « quelque chose comme du remord » lorsqu’il parvient à signer la fin du « majestueux vieil hors-la-loi ».
« Tache d’argent » est une corneille dont les cris et les chants, ici posés sur une portée musicale, non seulement mettent en garde ses congénères, mais savent dire si le prédateur humain est armé ou non d’un fusil ! Plus étonnant encore, Ernest Thomson Seton « traduit du lapin » son histoire dans laquelle « Feuille de chou » reçoit de sa mère des leçons de vie. Quant au chien Bingo s’il reçoit une éducation de notre conteur. « Très peu de temps après, il entreprit la mienne », avoue-t-il… « Le Balafré » est un renard, dont la compagne est « Diablesse ». Face à ses renardeaux, elle a « ce regard caractéristique des mères, plein de fierté et d’amour ». Le mustang, un « vrai dandy », sacrifiera sa vie pour la liberté. « Collier roux », la gélinotte, dernier représentant de sa race en une vallée, perdra la vie et la liberté, elle aussi par le coup de grâce de la main humaine. Ces récits de chasseur sont en fait marqués par une immense compassion. Faut-il douter du règne de l’homme[4] ? C’est bien, en ses récits réalistes, une interrogation qui motive Ernest Thomson Seton, fort chagriné par l’agressivité criminelle envers les animaux, envers des espèces en voie de génocide…
Encore un naturaliste émerveillé que ce Caspar Henderson ! Son Incroyable bestiaire est toujours infailliblement réaliste. Quoique la nature se réserve la possibilité d’exceller en les catégories de l’extraordinaire, voire de frôler le fantastique. Ce généreux catalogue encyclopédique, petit frère de l’Histoire naturelle de Pline et des Œuvres de Buffon, facétieusement illustré de surcroît, joliment relié comme un cadeau, se lit avec gourmandise, curiosité, stupéfaction enfin. Notre expert anglais du cabinet de curiosité conçoit son livre « comme une alètheiagorie », soit une fantasmagorie qui soit dévoilement de la vérité. Ainsi, par la vertu de l’ordre alphabétique, il nous promène de l’Axolotl, qui fascina tant Julio Cortazar en sa nouvelle éponyme[5], au Zèbre marin ; sans omettre, en passant par le H, et en toute pertinence, l’être humain.
Auriez-vous pensé que tels animaux puissent exister ? Parmi les vingt-sept bestioles épinglées, il faut compter avec l’Octopus et le Nautilus, évidemment marins, avec un macaque japonais, le Jacuza, avec le Trident du diable et le Voile de Vénus, pour lesquels nous laisserons aux lecteurs le soin de dévoiler la nature… Dirons-nous que le Gonodactylus est un heureux stomatopode au sexe digité ? Que le Filiforme est un parmi les vers plats qui se nourrissent de cadavres, en une hygiénique régénération terrienne, au point que l’un d’entre eux « peut se régénérer à partir d’une seule cellule prise dans le corps d’un adulte ». Que l’incroyable Luth des mers, tortue en danger d’extinction, quoique « apparue il y a entre 110 et 90 millions d’années » et contemporaine du Tyrannosaurus rex, creuse telle « un potier » le nid de ses douzaines d’œufs, et qu’elle est digne d’être un « objet de méditation » à l’égal d’un « jardin zen »…
Le souci pour la préservation des espèces s’associe à l’émerveillement esthétique : le Crabe yéti, qui vit près des bouches brûlantes et sulfureuses du plancher océanique, est de toute beauté, de même pour le « crabe porcelaine », ou « le crabe fée aux yeux exorbités ». Quant au crabe des cocotiers, il grimpe comme un singe en haut des arbres et en brise les noix de coco.
Non content d’être un exact naturaliste, d’une délicieuse lisibilité, Caspar Henderson brasse, avec charme et talent, les bonheurs de la description et du récit, de l’allusion historique et philosophique. Alors seulement l’émerveillement est connaissance autant qu’éthique : « nous sommes pleinement humains lorsque, dans nos actions, nous nous soucions de la vie qui nous entoure », conclue ce naturaliste pertinemment cultivé.
En son introduction, Caspar Henderson cite Jorge Luis Borges lorsque ce dernier imagine une ubuesque classification animale en une encyclopédie chinoise. Au-delà de nos trois essayistes et un conteur, il faut alors poursuivre notre émerveillement envers les bêtes les plus insolites jusqu’aux extrémités du fantastique et du surnaturel le plus échevelé. Jorge Luis Borges et sa complice Margarita Guerrrero, en leur Manuel de zoologie fantastique, inventorient presque une centaine de ces animaux que recèlent à foison les mythologies et les littératures. En autant de textes qui sont à la lisière du poème en prose, ils bouleversent les catégories traditionnelles de la monstruosité, qui commencent avec le Minotaure, pour aller jusqu’au « myrmécoleo » que Flaubert définissait « comme lion par devant, fourmi par derrière et dont les génitoires sont à rebours ». Nous autres, à rebours de qui ne voit dans les animaux que réserves de protéines, aurons le cerveau par devant si, au moyen de la capacité à l’émerveillement, nous procédons à l’amitié envers les bêtes, fussent-elles sauvages, quoiqu’avec prudence. Sinon gare à la vertu meurtrière du regard du basilic !
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.