Un palais d’étoiles, de voie lactée, de projections cosmologiques, de signes et de symboles, tel apparaît l’univers pictural de Richard Texier. S’il s’était peut-être trop longtemps complu dans l’imagerie, il fallait lui reconnaître une constance, une opiniâtreté dans l’exploration méthodique et tous azimuts des figures, des allégories empruntées aux atlas et cosmologies. Traits de crayons, balafres de pinceaux, lavis de couleurs, collages de pages de livres anciens, tout cela offrait un décoratif et délicieux bric-à-brac, mais pas encore un ensemble qui eût trouvé sa patte et sa pâte pour unifier et construire un monde somptueux, si multiple soit-il. Enfin aujourd’hui, avec les sculptures « Atlas » ou la série des « Homo vortex », les déclinaisons photographiques des Muses et des Priapes, Richard Texier (né en 1955) peut accéder à la condition du démiurge. Un beau livre, réalisé sous l’égide de Jo Frémontier, réussit à transmettre au lecteur, aux visiteurs des nombreuses expositions de l’artiste, non seulement « l’alchimie du désir », mais l’accession au grand œuvre. Confirmant cette ambition, du pinceau à la plume, cette fois autant narrateur que poète, il livre en son Codex une autobiographie esthétique, au moyen d’une emblématique déclinaison colorée. En toute logique, l'écriture est pour lui un « cosmos ambulant », comme celui de ses ateliers.
Portulans et cartes, calendriers lunaires, notules astronomiques, incisions et joies de couleurs venues de l’abstraction lyrique, spirales et toupies, échelles et roues dentées, étoiles et vertiges, comètes, tel était le vocabulaire plastique de Richard Texier dans les années quatre-vingts, comme il l’exposa dans le musée de Gijon[1]. À mi-chemin de l’astrologie de Ptolémée et de l’astronomie de Copernic, comme à la traîne des recherches de motifs et des couleurs de Paul Klee, voire de Kandinsky, usant de rouilles, d’ocres et d’or, parmi les noirs et les bleutés, tout cela n’était pas sans charme, sinon magique, presque enfantin, non sans puissance à venir. L’apprenti démiurge fouillait l’histoire des sciences et de l’imaginaire pour se constituer, en un creuset déjà personnel, un pays d’enfance, une fenêtre de grenier sur le ciel des fixes et des mobiles. Des bribes de collage - papiers anciens ou fragments métalliques - offraient en guise de palimpseste, un embryon de dimension supplémentaire à la surface picturale. Déjà, rassemblant et distribuant des éléments d’ordre cosmologiques, il amassait avec patience et opiniâtreté les signes épars de l’univers : en vue de quelle complétude, sinon celle de l’art…
Plus tard, comme si ses bras s’étendaient vers un plus vaste espace, il investit la tapisserie, la sculpture, sans négliger le cadre pictural. Dans le lequel, dépassant ce qui aurait pu apparaître avec le recul comme une maladresse, une gaucherie plastiques, il trouva une liberté du pinceau et de la couleur, une aisance et une élégance surprenantes, qui parvinrent à subjuguer le contemplateur. Sans abandonner son vocabulaire, il le fondait dans le creuset - peut-on dire au sens alchimique ? - de toiles imposantes aux formes plus concises, plus évidentes dans leur énigme, où collages et gravures anciennes s’intégraient à merveille. Ainsi les années 90 et 2000 virent éclore des chefs d’œuvres, comme « Copernic cardinal », « L’esprit des terres jointes », « Océan », « Au matin du monde »…
La sculpture figura des stèles, collages de bois et matériaux divers, comme cadrans et médailles, en particulier dans la série « Le système du monde » ; des tableaux de bois à la lisière de la gravure et de la sculpture comme « Umbra terra », ou « La chevelure de Bérénice », qui forcent la méditation ; des « Toupies nomades » de métal que l’artiste traîna sur une plage ; un « Homme nature » de bronze régnait au sommet d’un pilier enturbanné d’une branche aux bourgeons hardis. Il conçut des trépieds étranges, comme son « Viseur d’étoiles », utilisa des pierres à huitres du rivage de l’île de Ré pour supporter « le cercle du poisson ». Ainsi au cosmos étoilé s’agrégeait l’espace maritime. Et les couleurs des ors et des bistres incendiaient l’énigmatique sérénité de ses toiles[2]…
Photo : T. Guinhut.
Passant il y a peu d’années devant une galerie d’antiquités, Richard Texier, fasciné, osa enfin y entrer : pour y reconnaître son monde. Bientôt le galeriste lui proposa une audacieuse collaboration. Avec cette toute récente Alchimie du désir, visiblement Richard Texier a rencontré sa Muse ; au point de pouvoir la figurer. Pas seulement en photographiant une jeune femme nue d’une pureté native, mais en lui donnant la hauteur et la dignité d’une allégorie. Comme en compagnie du cinéaste et plasticien Peter Greenaway[3], il réinvestit l’ancienne figure pensante de l’allégorie qui encombrait l’Histoire de l’art pour lui rendre une vivacité, une évidence contemporaines : celles de la rencontre de l’artiste mûr et de l’inspiration la plus solide.
Le livre que nous ouvrons entre nos mains attentives est l’équivalent d’une installation dans la galerie Jo Frémontier, mais aussi l’aboutissement du même projet. Car peuplé d’objets scientifiques et d’art extraordinaires et rares, cet espace étonnant attise la libido sciendi de l’artiste. L’artiste étant évidemment un être pétri de fantasmes qui réussit à les figurer, les cristalliser, les réaliser parmi son œuvre. C’est l’hybridation qui permet à Richard Texier d’intégrer les objets exposés au cœur du processus de sa création. Désir « alchimique », désir « mythologique » et désir « cosmique », unissent alors leurs énergies pour propulser cette apparition plastique d’un cerveau universel : le nôtre, celui de l’histoire de la pulsion érotique, autant que celui de la civilisation.
Une évidente cohérence se dessine au cheminement de ce beau livre : une partie intitulée « Genèse » (un entretien), précède « L’Alchimie du désir » elle-même, qui se décline d’abord en « Elastogénèse », pour, passant par l’indispensable intercession des « Muses », aboutir à l’ « Homo vortex ».
Les « Elastogénèses » sont celles de tableaux qui explorent la nature plastique de la création. À cet « éloge du mou », à ce mollusque cervical, correspond la métamorphose de formes ovoïdes, parfois spermatozoïdales, « force du désir qui structure le monde depuis toujours », parmi les blancs, les bleutés, et que n’interrompt pas la fixation en des tableaux de techniques mixtes et autres « porcelaines organiques ».
Les « Muses », s’acoquinent sereinement avec le marbre apollinien de phallus priapiques, ou dansent nues dans des « cabinets chinois ». Le désir de possession érotique s’allie avec celui du collectionneur en ses cabinets de curiosités. Ce réinvestissement de la statuaire grecque de l’antiquité n’a rien de réactionnaire, de régressif ou de simplement néoclassique : en un geste postmoderne, Richard Texier fait dialoguer la beauté des corps avec les mesures scientifiques, le marbre praxitélien de Paros et la photographie contemporaine, comme des poètes d’aujourd’hui ont pu réinvestir le mythe d’Aphrodite[4]. Rien d’iconoclaste, au contraire : inviter des femmes nues à érotiser un lieu d’art est un souffle, associant amour créateur et sciences de la nature. Les objets d’art antiques, phallus, statues, et les objets scientifiques anciens sont de fait revitalisés par la chair spirituelle de ces « Muses ».
L’ « Homo vortex » supporte en ses bras de poulpe un bloc d’ambre brut. Ce gnome, comme un nouvel Atlas de l’alchimie, supporte ce qui peut être perçu comme une pierre philosophale, métaphore de l’artiste qui transmue des matériaux originels et terriens en la splendeur imaginative de l’œuvre d’art : « une manière d’enlacer spirituellement les forces du monde ». Ce qui montre bien que Richard Texier est non seulement fort conscient de sa démarche, mais capable, en son entretien avec Nicolas de Cointet, de l’exprimer avec les mots choisis du juste poète.
Quant aux sculptures « Archétype » et « Atlas », ils sont ces merveilleux monstres fantasmés par le monde médiéval : gnomes à la tête rentrée dans la poitrine, ils supportent de splendides sphères armillaires, voire une corne de narval, fantasmant la licorne, tiennent à la main des lunes et des étoiles, des cornues de verre, ils basculent sur des hémisphères. Entre alchimie fantaisiste et prémisses de la science moderne, ne sont-ils pas des « Guetteurs de sens » ? Sans compter que ce livre (qui propose une biographie profuse), décidément fabuleux, riche d’une cinquantaine d’œuvres inédites, offre des pages du « codex » préparatoire, des photographies de la fonderie où ces êtres allégoriques jaillissent du feu et des moules, en une genèse volcanique…
En « sept récits », selon le sous-titre, en phase avec d’originaires journées de la création du monde, Richard Texier manie non plus le pinceau mais le clavier pour confier au lecteur son autobiographie esthétique. Cela s’appelle Codex, comme pour signifier un manuscrit ancien, répondant ainsi à ses portulans imaginaires. Nous savions déjà que Richard Texier est un coloriste enthousiaste. Son Codex décline une gamme de sept couleurs en autant de « mythes fondateurs » et de chapitres : « Noir d’ivoire, Violet cardinal, Indigo, Vert cinabre, Ocre jaune, Rouge vermillon, Blanc d’argent ». Aucune d’entre elles n’est neutre, fade encore moins. Chacune de ces couleurs « identitaires » éclate, brille, lei originaire propice à la navigation de l’imaginaire et à la création.
« Capter la complexité du monde », telle est l’ambition du peintre, quoiqu’avec l’humble conscience de sa difficulté. La matrice originelle est un « sang noir ». Le Marais poitevin, dont il est natif, et qu’adolescent il parcourt en barque, offre la matière noire de sa terre : « Ce noir, venu des entrailles du marais, était habité, il grouillait de vie ». Ainsi confie-t-il, parmi des expériences singulières : « mon vocabulaire de peintre puise dans ce trésor personnel ». Autre souvenir fondamental, la découverte des livres anciens, réchappés d’un incendie, dans la bibliothèque familiale d’un ami. Leurs encres et leurs cendres, leurs journaux de voyages, leurs cartes géographiques et marines allaient tracer un chemin inédit dans la genèse picturale, pour « en découdre avec la puissance de l’art ». Ce qui l’amena aussi à peindre sur des reliures anciennes. L’art du palimpseste est avec soin multiplié.
Une anecdote familiale ramène à la mémoire un raisin violet, foulé aux pieds nus et fomentant un alcool dangereux, « breuvage prohibé » encourageant la folie des hommes et « principe de fermentation ». Voici le peintre coulant sur les toiles cette drogue vineuse.
L’indigo quant à lui est un bleu spirituel. C’est autant le rappel des ciels infinis de Léonard de Vinci que l’influence de Jean Degottex, peintre de l’abstraction lyrique dont il fut l’assistant, qui guident Richard Texier, également aimanté par les « brumes azurées » du marais, cette « machine à nourrir le songe », jusqu’à le propulser vers l’embouchure atlantique, en un Copernicus oceanicus, peint en 1999. Cependant les feuillages et les lentilles d’eau maraichins l’accompagnent dans les déclinaisons du vert cinabre, clair et chaud. Ce dernier trouve sa correspondance au cœur d’un galet translucide, appelé « Skystone » et déniché dans une boutique de Thaïlande : il est censé être un « talisman pour rejoindre l’au-delà ». Alors qu’il se heurte au refus du marchand, notre peintre a la surprise de s’entendre dire : « Un océan de richesse ne pourrait l’acheter mais je peux vous l’offrir ».
Du paysage nimbé d’or des Charentes aux carrières de Roussillon, en passant par le safran de la cuisine de son enfance, l’ocre est solaire, « plate-forme d’envol ». Retrouvé dans une boite de « pans d’or », le legs de bouts de ficelles de la grand-mère Clotilde devient matière organique de nouveaux tableaux. Là est peut-être le moment le plus émouvant de ce livre.
Non pas colère et sang, le vermillon est un éclat de vie, dont « il convient d’user avec retenue », comme « une épice ». Il se veut le signe d’un autre souvenir, tauromachique, à Séville, cinématographique et cependant sanglant.
Reste le blanc, absence et cristal de toutes les couleurs. La « nébuleuse » du lait renversé dans la rivière par l’enfant reste un éblouissement qui nourrit le sens des pigments ; tandis que l’atelier du peintre en résidence au phare de Cordouan lui permet l’ascension entre nuages et écume, mais aussi le risque de l’ensevelissement dans le brouillard et la marée montante.
Si l’on peint avec son temps, celui de l’abstraction, voire contre le temps de l’art contemporain qui n’aime guère la peinture, l’on s’élève au-delà du déterminisme de l’époque grâce à une démarche personnelle qui a sa généalogie dans l’enfance, l’éducation familiale. Le goût de la couleur et l’art de jongler avec les symboles, les icones livresques des sciences et les matériaux aussi divers que des galets régissent ainsi l’art singulier de Richard Texier, qui sut dépasser la peinture et ses deux dimensions pour accéder à une sculpture hautement signifiante. Tout à coup je me suis aperçu qu’il m’était indifférent d’être moderne est le titre d’un de ses tableaux de 2001, blanche plage emblématique, striée de caractères et de chiffres dans lesquels l’on ne reconnait que peu à peu ce même titre…
Construit comme un damier de souvenirs, d’initiations techniques et esthétiques, de poèmes en prose, ce Codex trouve ses correspondances avec de nombreuses reproductions de toiles, aussi intensément colorées que les métaphores du texte.
Même s’il ne s’agit pas là du premier essai d’écriture par le peintre et sculpteur, après Nager[5] ou L’Hypothèse du ver luisant[6], ce Codex est probablement le plus abouti, à la fois récit autobiographique, carnets d’atelier et prose intensément poétique.
Récit de voyage, autobiographie, essai d’esthétique, tout à la fois. Tel nous séduit ce Cosmos ambulant, parmi cinq espaces dispersés dans le monde entier, qui constituent la pléiade d’ateliers du peintre et sculpteur Richard Texier. Ce quintette géographique va de Manhattan à une fonderie de Shanghai, en passant par Moscou, Hyères et le phare de Cordouan. Moins que « le cœur chaud de la création », soit la description des tableaux réalisés, l’auteur invite son lecteur sur un riche cheminement de circonstances et de rencontres ; en particulier celle de Zao Wou-Ki ou de Basquiat, peintres si dissemblables. Outre des personnages curieux, parfois protecteurs, comme Simon le photographe, parfois énigmatiques, comme Misha, un moscovite dont « la personnalité était polyphonique », ce sont des portraits de villes contrastés, mégalopoles bruyantes comme New-York, qui n’achète pas ses peintures, ou paisible « jardin cubiste » dans une villa méditerranéenne. A contrario l’Ambassadeur de France à Moscou le prévient : « Vous êtes inconscient des dangers de cette ville ». Tout aussi dangereux sont les sables de Cordouan, où la brume peut noyer le peintre promeneur. Heureusement, « en mer, les oiseaux, le soleil et le vent sont de précieux alliés pour amplifier le déploiement de l’imaginaire ».
L’ouvrage fourmille d’anecdotes. Montant au sommet d’un immeuble chinois où l’on vend l’ancien et le moderne, le vrai et le faux, il parvient à acquérir un lot de cartes marines venues des siècles précédents, sur lesquelles il va bientôt peindre. Mais l’atelier soudain dévasté de Shanghai, les cartes volées, puis mystérieusement rendues, affectent gravement la joie de la création, avant le retour en Paris, dans l’atelier de la Butte aux Cailles, en quelque sorte le moyeu de ces pérégrinations initiatiques et séminales. La prose, essentiellement narrative, est souvent empreinte d’une dimension poétique, bien entendu cosmique.
Certes, nous n’irons pas jusqu’à prétendre que Richard Texier soit un « Génie du savoir universel » (pour reprendre le titre d’une de ses sculptures inspirées et encore une fois allégoriques), il a d’ailleurs trop de modestie pour entendre cela. Force est d’admettre que la persévérance du travail de plusieurs décennies l’a conduit vers une tentation de l’universalité, aussi séduisante qu’impressionnante, conceptuellement et plastiquement. Ce dont témoigne son « Autoportrait », en fonte de fer, moins identitaire qu’ouvert sur le souffle de l’ailleurs. L’œuvre, allusive, est le « monde intérieur et mental », de Richard Texier, cet héritier du Jésuite encyclopédiste du XVII° siècle Athanasius Kircher[7]. Plus qu’un cabinet de curiosités, il en est la réinvention plastique, la « plasturgie des rêves[8] », au croisement des routes cosmiques, maritimes et temporelles, en une hybridation de l’Histoire de l’art et des sciences, pour le bonheur des yeux, de la pensée et du désir de connaissances…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.