L’orage nazi foudroie l’Allemagne et la littérature.
Lion Feuchtwanger : Les Enfants Opperman.
Uwe Wittstock : Février 33.
Hans Fallada : Seul dans Berlin.
Lion Feuchtwanger : Les Enfants Opperman,
traduit de l’allemand par Dominique Petit, Métailié, 2023, 400 p, 23 €.
Uwe Wittstock : Février 33. L’hiver de la littérature,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Grasset, 2023, 448 p, 26 €.
Hans Fallada : Seul dans Berlin,
traduit de l’allemand par Laurence Courtois,
Denoël, 2002, 736 p, 26,90 €.
La doctrine du faux caporal à moustache en brosse à dents était-elle une fatalité ? Qui eût cru qu’elle allait déferler sur l’Allemagne, sur l’Europe enfin… Le romancier contemporain des événements, Lion Feuchtwanger, publie dans l’urgence, en 1933, son ouvrage romanesque saisi d’effroi, Les Enfants Oppermann, tandis qu’avec le recul de l’historien Uwe Wittstock concentre sur un mois, en cette même année 1933, ses lumières sur la poussée des ténèbres et des exactions qui ensevelissent la démocratie, la raison allemande, pour aussitôt aboutir à « l’hiver de la littérature ». Jusqu’à ce que, « seul dans Berlin », le plus infime résistant de Hans Fallada soit anéanti. Il n’est cependant pas certain que, muni de ces trois ouvrages berlinois, et malgré la mission essentielle de ces avertisseurs que sont la littérature et l’Histoire, nous puissions toujours en tirer la leçon qui permettrait d’éviter que se reproduisent, et sous d’autres couleurs, de telles exaspérations totalitaires.
Ce pourrait être un roman familial d’abord paisible, dans la tradition des Buddenbrook de Thomas Mann[1]. Mais, au travers du prisme d’une famille bourgeoise, Lion Feuchtwanger dévoile l’irrésistible montée du nazisme. Paisibles Juifs, ses membres sont au plus près concernés. Insidieusement, la suspicion, le ressentiment, la haine, grignotent la réputation des Oppermann, inquiets, choqués, paralysés, déblayés. C’est de manière narrative, mais également synthétique, absolument réaliste, que ce roman vaut pour toute une génération, pour tout un peuple, en fait pour l’humanité en son entier.
Ils sont à Berlin trois frères, Gustav, Martin, Edgar, une sœur, Klara. Gustav, doyen des associés d’un fabricant et vendeur de meubles, est un oisif quinquagénaire fort à l’aise, amateur d’art et bibliophile de surcroit, auteur reconnu, nanti d’une belle maîtresse. Pour lui, « l’Allemagne est une vraie patrie pour le Juif ». Martin, qui a épousé une blonde chrétienne, est lui occupé par les affaires, « en ces temps de crise et d’antisémitisme croissant ». Car ses meubles standardisés concurrencent désavantageusement ceux plus artisanaux : ainsi prétend-on : « les magasins juifs et leurs méthodes de vente roublardes sont responsables de la décadence de l’Allemagne ». Suivent les « inscriptions antijuives » du mouvement völkish. Ce qu’un personnage commente ainsi : « c’est la force de ce parti de rejeter la raison et d’en appeler à l’instinct ». Si dans ce milieu raffiné l’on ne prend pas au sérieux un tel mouvement, la jeune Ruth, sioniste convaincue, ne se fait pas d’illusion. Si avec la meilleure rationalité l’on démonte les théories raciales nazies, si avec Monsieur François l’on croit « qu’il suffisait de prouver le bien-fondé d’une assertion pour que tout allât bien », son épouse sait parfaitement qu’il n’a « aucun sens des réalités ». Sans méfiance aucune, l’on rit des « inepties », du « radotage » des Protocoles des sages de Sion et de Mein Kampf…
Les destinées des personnages alternent au fur à mesure de la montée des périls. En effet, un professeur nationaliste déclame « extatique, les vers de la haine », quand son délire obsessionnel conjugue le prosélytisme et l’antisémitisme à l’encontre du fils de Martin, le lycéen Berthold. Edgar, le médecin, ne peut plus compter sur la compétence juive face au profil de l’Allemand aryen. Un employé, petit bourgeois satisfait, se berce d’illusion en son Allemagne, face à son beau-frère qui compte filer en Palestine. Gustav se confond en tergiversations avant de consentir à placer une partie de sa fortune à l’étranger, alors que le changement de nom des meubles Oppermann en « Deutsche Möbelwerke » parait une stratégie d’adaptation aux temps nouveaux…
Mais tout cela, c’était « Hier », soit l’objet du premier livre. Car le second, « Aujourd’hui », commence le 30 janvier 1933, lorsque l’auteur de Mein Kampf[2] est nommé chancelier du Reich. Un élève du lycée assassine un journaliste qui avait dénigré le style d’Hitler, la propagation du nationalisme barbare n’a plus de cesse, l’on apprend en classe des vers tels que : « Quand le sang juif gicle sous le couteau / Le jour est encore plus beau ». Edgar est accusé d’être un médecin juif œuvrant à des meurtres rituels sous couvert de chirurgie.
À partir de l’incendie du Reichstag attribué aux communistes, tout se précipite. Absurdement, quoiqu’en rien communiste, Gustav est menacé, doit quitter le pays pour la Suisse, où il apprend le suicide de Berthold. « Demain » : ainsi sonne la troisième partie. Les journaux sont formels : « Ils ont arrêté, enlevé, torturé, assassiné tous ceux qu’ils détestaient, ils ont détruit leurs biens ou confisqué », y compris des noms familiers. Ce qui reste du magasin Oppermann est frappé d’une affiche : « Crève, juif ». La suite, aux mains des « barbares » qui visent à purifier l’Allemagne des Juifs, n’est qu’une longue liste de camps de concentration, d’exactions, qui prend à la gorge.
Associant finesse du détail et art de la synthèse, sens des « entités », plus que des individus, peu à peu saisissant, effrayant, mais brillant tant à la faveur de ses analyses psychologiques et politiques, Les Enfants Oppermann vaut cent ouvrages d’historiens consacrant tous leurs talents à l’ascension du Troisième Reich et de son antisémitisme. Curieusement, ce roman aussitôt traduit en français resta longtemps oublié. Pourtant, également célèbre pour Le Juif Süss[3] qui conte l’histoire d’un habile financier devenu le bouc émissaire du peuple, Lion Feuchtwanger, né en 1884 à Munich, docteur en philosophie et auteur de romans historiques fêtés, doit figurer parmi les avertisseurs. Ce romancier méticuleux sait ciseler ses portraits et dérouler la montée des périls orageux. Nous devinons sans peine que l’ouvrage fut dès 1933 interdit par le régime nazi, que son auteur vit ses biens confisqués, qu’il fut privé de sa nationalité, alors qu’il s’était in extremis installé dans le sud de la France. Si en tant qu’Allemand il fut interné au camp des Milles, il parvint à s’en évader afin de poursuivre sa carrière aux Etats-Unis où il disparut en 1958.
Nous n’ignorons pas que le nazisme organisa de festifs autodafés, brûlant des monceaux de livres juifs, et d’autres antagonistes politiques. Mais que ces feux signent en février 33 un « hiver de la littérature », nous n’en avions qu’une partielle idée avant cet ouvrage d’Uwe Wittstock qui dresse un édifiant tableau.
Si les menaces étaient assez claires depuis qu’Hitler et son parti montaient en puissance, c’est dès sa nomination à la Chancellerie, le 30 janvier 1933, que les événements se précipitent. Le somptueux « bal de la Presse », au soir du 28 janvier, est encore un moment de joie et de liberté, la « dernière danse de la République », où se glisse un auteur fêté : Carl Zuckmayer dont les comédies, comme Le Joyeux vignoble, font hurler de rire, mais aussi rugir les tenants du « national populisme » qui se découvrent la cible de sa satire. S’y pressent les personnalités en vue ; l’on y croise Klaus Mann, le fils du grand Thomas, et dont l’homosexualité déplait. Au-delà de ce noyau, gravitent une fille du scandaleux dramaturge Franz Wedekind, le peintre George Grosz déjà enfui aux Etats-Unis, les écrivains Gottfried Benn, Joseph Roth, Vicky Baum, Erich Maria Remarque, météorique romancier de la guerre de 1914-1918. Ceux qui préféraient idéaliser cette guerre voient d’un œil furibond le succès transatlantique de ce dernier. Plus loin, vaque Berthold Brecht, dont les pièces sont idéologiquement marquées par un communisme honni.
Dès lors que le führer est « Chancelier du Reich », des marches aux flambeaux aux agressions, il n’y a qu’un pas : être juif ou communiste est un péché capital vite puni. De suite les brutes se sentent pousser des ailes. La « volonté culturelle des nationaux-socialistes » n’a de cesse de faire du nettoyage. Bernhard Rust, le ministre dédié à l’éducation et aux cultes, s’indigne de « catégories de gens de lettres étrangers à la race », de la « bâtardisation et de la négroïsation de l’existence ». L’Académie prussienne doit exclure sans autre forme de procès les frères Heinrich et Thomas Mann, Alfred Döblin, Franz Werfel, Ricarda Huch… tous « écrivains libéraux-réactionnaires ». Ne conservant ainsi aucun prodige de la littérature. Au contraire, célébrant un martyr fusillé par « l’ennemi héréditaire », soit la France, un thuriféraire d’Hitler, Hanns Johst, fait un triomphe avec un drame propagandiste.
Les forces des S.A. assiègent théâtres et cabarets satiriques où officient Klaus et Erika Mann. Göring intime à la police de tirer sur les éléments « hostiles à l’Etat », les réunions électorales sont bousculées, saccagées, les haut-fonctionnaires valsent. L’« Union de combat pour la culture allemande nationale-socialiste » veille. Ecrivains et artistes qui le peuvent quittent le pays, les autres ne savent où l’horreur va les mener. Après l’incendie du Reichstag, la rage assassine s’enflamme, les droits fondamentaux sont abolis, les camps de concentration inaugurés. Goebbels chapeautant la culture, « À quoi bon écrire encore ? ». Fuir à l’étranger ; ou mourir.
En trente jours, cet « hiver de la littérature » prélude à la glaciation totalitaire sur l’Allemagne de Goethe, avant que se déclenche le feu guerrier sur l’Europe. Malgré l’abondance des signes annonciateurs, la terreur s’est si vite installée ! Sans doute faut-il y lire une leçon pour l’Histoire…
Indubitablement il s’agit d’un livre d’historien solidement documenté, animé par une foule de personnages, d’écrivains dont les portraits sont croqués sur le vif, tressé avec soin par Uwe Wittstock, qui, né en 1955, est l’auteur d’ouvrages sur Karl Marx et sur la littérature contemporaine d’outre-Rhin. Mais, organisé comme un journal, de date en date, il permet de faire monter un suspense terrible, un compte à rebours inéluctable, voire d’associer à cette narrativité haletante une dimension romanesque, quoique, hélas, sans fiction.
La fiction est parfois plus efficace, et surtout plus vivante, que le document historique. Car elle donne un visage, une intimité permettant l’identification du lecteur avec des figures et des anonymes du temps disparu. C’est ce qu’a bien compris Hans Fallada en élevant une stèle romanesque au service des Allemands couchés sous le joug du nazisme. Seul dans Berlin, enfin intégralement édité, rend justice aux oubliés de l’infâme l’épopée aryenne. Là où des hommes et des femmes tiennent à rester debout, même sous le pire régime, même au dépend prévisible de leur vie.
Chronique des petits quartiers et des entreprises berlinois, le roman centré autour d’un immeuble devient vite éprouvant, étouffant, tant augmente la pression de l’omniprésent nazisme. Entre les « cartes de rationnement » et la pieuvre du parti, la victoire claironnée sur la France de 1940 ne fait guère d’effet aux petits héros et anti-héros désabusés de l’épopée. Une Juive, Frau Rosenthal, la famille Persicke, dont un fils, Baldur, est un SS surexcité, le couple Quangel, dont l’enfant vient de mourir sur le front de France, la factrice Eva Kluge sont les pivots de la tragédie. Exaspérés, le couple Quangel va prendre une décision inouïe : subrepticement distribuer des tracts antinazis parmi la ville. Hélas, ils ne tromperont que peu d’années la Gestapo, dont les archives, sous le nom des Hampel, conservent la trace de cette histoire vraie…
Si peu, une sourde résistance s’égrène : un vieux juge cache la dame Juive, la jeune Trudel, dont le fiancé vient d’être tué sur le front, appartient à une « cellule communiste » secrète, quoiqu’inefficace. Mais les héros du roman sont indubitablement les Quangel. Ce sont plus de deux cents cartes postales que le couple dépose parmi les gares, les cages d’escalier, « avec des appels contre le Führer et le parti, contre la guerre, pour éclairer ses semblables ». Leur courage hallucinant n’est pourtant guère payant. Les cartes sont à peine lues, aussitôt rapportées à la Gestapo par de zélés informateurs et de pleutres dénonciateurs : elles leur vaudront, en avril 1943, la décapitation. Quangel n’aura converti qu’un homme, celui qui finit par l’arrêter, et qui se suicide…
Fallada bénéficia, pour écrire son vaste et méticuleux opus, des dossiers que lui fournit le futur ministre de la culture de la République Démocratique Allemande. Dossiers incomplets qui permirent au romancier de faire de ses personnages des figures nimbées d’un héroïsme sans faille, n’abdiquant rien de leur intransigeance. Alors que l’on sait qu’en prison, les Hampel se dénoncèrent l’un l’autre, renièrent leur antinazisme. En vain.
Dans la tradition du réalisme balzacien, chaque personnage correspond à un type humain : le nazi fervent, le nazi contraint, la Juive cachée dont le mari est incarcéré, mais aussi le dénonciateur, le profiteur, le délinquant minable, décliné en de multiples avatars. Il s’agit alors également un roman picaresque, à la suite du Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin[4], enchaînant les portrait de petites gens, de « moins que rien », de gueux, d’ivrognes, de voleurs et de menteurs, d’humbles méritants et de salauds carabinés, parmi des péripéties sordides, parfois d’un intérêt inégal. En ce sens ce n’est pas le nazisme qui fait ce peuple, mais ce peuple qui le fait, même si tous ne le méritent pas, si beaucoup le subissent sans rien avoir demandé, si d’autres en jouissent en sadiques consommés, en une radicalité du mal imperturbable, mais aussi en une banalité du mal, digne de l’analyse d’Hannah Arendt[5]. Ainsi la factrice Eva Kluge, dont le fils est un SS, « ne croyait pas que son garçon, qu’elle avait un jour porté dans son sein, serait capable de déshonorer des jeunes filles juives, pour les tuer aussitôt d’une balle dans la tête ». Pourtant, une photo le montre cognant la tête d’un enfant juif « contre le parechoc d’une voiture ».
Le roman à thèse n’empêche pas l’efficacité, malgré de longs défilés de personnages secondaires, comme le pitoyable « tire-au-flanc » Enno Kluge qui séduit les femmes vieillissantes, un moment suspecté, pendant l’enquête de la Gestapo, digne du roman policier le plus sordide. Le témoignage et la charge contre le régime hitlérien contribuent au tableau de société sous la férule du totalitarisme, où toute l’économie, tout l’emploi, du moins pour ceux qui ne sont ni soldats ni dans les camps de concentration, sont tournés vers l’effort de guerre. Le favoritisme à l’égard des membres du parti est une institution. La propagande pullule. Le langage est également vicié[6] : voler une Juive, c’est « aryaniser ses biens ». Comme dans 1984 d’Orwell, penser est un délit : « Qu’ils obéissent, c’est tout. C’est le Führer qui s’occupe de penser ». Car « dans cet Etat, pas même les pensées n’étaient libres. » L’Allemagne est l’achèvement de la tyrannie, là où « une moitié du peuple enferme l’autre ». Finalement, malgré l’inéluctable verdict, une morale paradoxale universelle se fait jour : « Vous savez très bien que celui qui est ici derrière les barreaux est convenable, et que vous qui êtes dehors n’êtes qu’une crapule, que le criminel est libre mais que l’homme convenable est condamné à mort ».
Ce n’est pas du haut du vaste panoramique de l’historien, mais auprès des petits, des sans-grades, qu’Hans Fallada nous présente l’Allemagne nazie. Certes l’omniscience du romancier permet de balayer les vies, les abominations, les émotions, les peurs et le courage de ses nombreux personnages, dont il ne nous épargne aucun détail dérisoire ou abject. Mais l’empathie du romancier est irremplaçable. Dans le cadre d’une nouvelle objectivité aisément satirique, non loin de ses contemporains, les peintres Otto Dix et George Grosz, il peint à l’acide, mais non sans tendresse ses personnages de prolétaires, de petits bourgeois, d’avocats pourris par le système, de procureurs haineux… Mais aussi dans des romans comme Quoi de neuf petit homme ?[7], en 1932, ou Les Employés[8], en 1929, dans lequel il dressa une fresque de la crise économique.
D’abord écrit sous le nom de Rudolf Ditzen, car Fallada est un pseudonyme, Seul dans Berlin a l’insigne mérite de mettre l’accent sur la solitude de l’individu broyé par l’immense machine collectiviste de cette tyrannie qui s’incarne dans autrui, les voisins, l’administration, la police, la justice, les masses… Pensons également à la solitude d’Hans Fallada (1893-1947), lui-même arrêté pendant onze jours par les SA en 1933, et qui s’est vu au sortir de la guerre contraint à écrire un pavé on l’on souffre, tue, meurt en surabondance. Travaillant comme journaliste à Berlin Est, c’est là qu’il écrivit Seul dans Berlin. Hélas, la mort cueillit trop tôt celui qui était poursuivi par ses addictions sévères, entre drogues, cigarettes et alcool. La censure soviétique tailla dans le vif en vue d’une publication posthume. Il fallait que les personnages soient exemplaires, en quelque sorte manichéens. C’est ainsi que l’on supprima le chapitre 17, « où l’on apprend qu’Anna Quangel était membre active de la Ligue des femmes nazies, la Frauenschaft ». Diverses coupes et modifications entachèrent l’édition de 1947, ainsi que la traduction française de 1967, comme l’appartenance de la factrice au parti nazi. Une résistante devait être une pure héroïne. Nous savons que la réalité est plus complexe. Ce que nous restitue cette nouvelle traduction, dans sa version originelle et débarrassée de toute censure. Le dur visage vert de gris du nazisme, parfois teinté du bleuté d’une résistance hélas vouée à l’échec, est ici exposé dans sa lumière la plus crue.
Ce qui jusque-là aurait pu être lu comme une hagiographie des simples, qui osent se dresser contre Hitler, comme une iconologie de l’antifascisme socialiste, devient grâce à cette édition conforme à la plume d’Hans Fallada, une tragédie aux fatalités trop humaines, en même temps qu’une allégorie du mal et du courage. Chacun, en se plongeant dans le labyrinthe effroyable du quotidien berlinois des années nazies, peut s’identifier dangereusement avec les personnages. Qui aurions-nous été dans de telles circonstances ? Le modeste héros bientôt broyé, le SS vaniteux et tortionnaire, le dénonciateur anonyme et infâme ? Saurions-nous lever le petit doigt pour devenir un ou une Kangel ? À moins de penser qu’une résistance intérieure, à la Ernst Jünger[9], eût été plus judicieuse…
Songeons, selon les mots de Madame François, un personnage desEnfants Oppermann, qu’« une fois les völkisch à la barre, un mot lancé aujourd’hui à la légère pourrait vous faire perdre votre gagne-pain ». C’est déjà le cas, même si nous ne choirons pas dans la reductio ad hitlerum, avec les woke de la Cancel culture[10] aux Etats-Unis, sinon en France… Aussi faut-il interroger les accointances de l’Histoire, de notre présent, voire du futur. Les mouvements grégaires de ressentiment, que nous avons connus fascistes noirs et bruns, communistes rouges, qu’ils soient aujourd’hui anticapitalistes, verts écologistes purificateurs, ou verts religieux exerçant leur vindicte à l’encontre des mécréants, ne sont pas indemnes de toutes tentations éradicatrices.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.