La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction,
traduit de l’hébreu et commenté par Marc-Alain Ouaknin,
Diane de Selliers, 372 p, 230 €.
Au commencement était La Genèse, récit trois fois millénaire de la création du monde et de la naissance de l’humanité ; doxa religieuse pour les uns, mythe fabuleux pour les sceptiques. Quoiqu’il en soit, un tel récit ne laisse pas d’être aussi impressionnant que poétique, aussi passionnant que proliférant d’implications métaphysiques et philosophiques. L’on devine qu’elle fut mainte fois traduite, via le canonique latin de Saint-Jérôme, et de l’hébreu originel ; elle nous est cette fois étonnamment transmise sous un titre mystérieux : La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction. C’est un de ces volumes somptueux dont les éditions Diane de Selliers ont le secret, et sont coutumières, depuis Shakespeare à Venise[1] jusqu’aux vitraux pétrarquistes[2], en passant par le Dit du Genji[3].
Stupéfiante à plus d’un titre, cette Genèse interpelle au premier chef : pourquoi serait-elle illustrée par la peinture abstraite ? Diane de Selliers et Marc-Alain Ouaknin répondent par l’irreprésentabilité de Dieu. Au lieu de l’anthropomorphisme de la peinture figurative, des icônes orthodoxes à la peinture baroque italienne, en passant par les primitifs italiens sur fond d’or et les Michel-Ange et de la Renaissance, Dieu est un homme puissamment barbu. Or il est le verbe, seulement incarné à l’occasion de Jésus, ce qui justifie la fulgurance de la peinture abstraite, « rencontre métaphysique avec le texte ». À cet égard, le rayon de lumière d’Ed Rusha face au verset inaugural, les vagues et signes de Zao Wou Ki[4] sont révélateurs. Se vérifie amplement la phrase de Paul Klee, qui n’est pas oublié : « L’œuvre d’art est à l’image de la création ». Ce dont Florian Métral avait donné une analyse dans son Figurer la création du monde[5], consacré à l’art de la Renaissance.
Parmi cent huit peintures, de soixante-et-onze peintres, Kasimir Malevitch est en couverture, Frantisek Kupka explose de couleurs comme le big-bang, Wassily Kandinsky danse comme les lettres et les animalcules, Barnett Newman chante et prie, Man Ray est l’arc-en-ciel qui suit le déluge, Georges Mathieu est un buisson ardent de graphismes (pour anticiper le Livre de Moïse). Parfois, bien que toujours dans le champ de l’abstraction, Paul Klee est une « Tour en orange et vert » pour celle de Babel, Hans Hartung épanche la nuit, Mark Rothko la sépare d’un liseré de violet, Mondrian suggère un arbre, donc celui du bien et du mal, Yves Klein couvre de bleu une terre soumise au déluge… Pas si abstraites donc ; abstraites de la représentation canonique de la réalité, mais pas de celle de la suggestion de l’émotion et du sens. Revenons alors à l’inaugural « Cercle noir » de Kasimir Malevitch, qui illustre également le coffret : il est la ponctuation originelle de la création autant que du verbe créateur.
Un esprit tatillon pourrait reprocher l’absence en ce fascinant volume des prémices de l’abstraction picturale, de William Turner à Gustave Moreau, ou penser que cette abstraction est un peu trop géométrique et pas assez lyrique. Mais Dieu n’est-il pas d’abord géomètre ? Ne serait-ce qu’au travers du choix d’une typographie carrée pour ces lettres hébraïques, en fait assyriennes, crées à Babylone au V° siècle avant notre ère par Ezra le scribe. Car ces graphismes, parmi les vingt-deux lettres fondamentales, sont la parole de la création et de son âme, là où s’enclot et s’ouvre le nom de Dieu, « perceptible de manière acoustique, c’est-à-dire dans le langage[6] ».
Ainsi la dimension contemplative d’artistes souvent attentifs aux spiritualités juives et orientales s’associe-t-elle à une lecture soigneuse et propice à la méditation, que ce soit sur les desseins d’un créateur qui n’est peut que splendide fiction[7]ou sur la nécessité du libre-arbitre et de la connaissance offerte aux enfants d’Adam que nous sommes.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction.
Photo : T. Guinhut.
Accompagnés de la calligraphie de l’hébreu, et sa « translittération » c’est-à-dire sa lecture française, ces onze premiers chapitres de la Genèse, « d’inspiration babylonienne », réservent bien des surprises. Nous avons trop l’habitude de la tradition de la Vulgate, cette traduction de la Bible faite en latin par Saint-Jérôme au IV° siècle, d’où vinrent bien des éditions françaises. Mieux vaut, comme par ailleurs Chouraqui[8], aller directement à la source. C’est ce que fait ici Marc-Alain Ouaknin en allant au plus près de l’hébreu originel. De la création du monde à la tour de Babel, du jardin d’Eden à l’Arche de Noé, en passant par le serpent qui accomplit la perdition d’Adam et Eve, donc celle du fratricide Caïn. Pas à pas, de verset en verset, se joue une initiation au monde, l’hypothèse de la divinité, le destin de la condition humaine entre bien et mal (car « la pulsion du cœur de l’homme est mauvaise dès sa jeunesse », dit « yhvh » au sortir du déluge), donc la part terrestre et morale, là où beauté éthique du texte s’associe à l’esthétique des peintres.
Avec une rare perspicacité, fouillant le sens, le traducteur nous ouvre de nouveaux champs de l’interprétation. Ce n’est pas seulement « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre », mais « Premièrement Elohim créa l’alphabet du ciel et de la terre », instaurant un subtil contrepoint avec les mots de Saint-Jean : « Au commencement était le verbe ». La traditionnelle pomme, venue d’une erreur de Saint-Jérôme, n’en est pas une : seulement un fruit, mais puisqu’Adam et Eve cachent leur nudité avec des feuilles de figuier, probablement une figue, ce qui est plus judicieux géographiquement, voire sexuellement. Là est la « genèse de la genèse » et de son interprétation, à la source de « deux mille ans de lectures[9] ». Ce qu’en une profuse introduction, « L’alphabet de la création », Marc-Alain Ouaknin déplie avec autant d’érudition que de lisibilité, en faveur d’un travail d’exégèse, à la croisée de la Torah (les cinq premiers livres de la Bible), du Midrach (l’ensemble des commentaires) et du Talmud (le corpus juridique), sans compter les mystiques kabbale et hassidisme. Il ne méconnait évidemment pas « l’école historico-critique », s’appuyant sur l’Histoire et l’archéologie, pour y associer la réflexion « midrachique », donc exégétique. Le mythe mésopotamien du Déluge (antérieur d’un millénaire à la Bible), récurrent dans plusieurs mythologies, dont Les Métamorphoses d’Ovide, montre combien la Genèse a une genèse, mais également combien il s’agit d’une « crise du langage » à restaurer au moyen de l’arche, donc à relier au mythe de Babel, dont la tour vient également de Mésopotamie, là où les Hébreux sont devenus des lettrés. Cette arche est de plus une préfiguration du berceau de Moïse, lui-même redevable de la culture égyptienne.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction,
Anna-Eva Bergman : N° 37-1961 Astre.
Photo : T. Guinhut.
Regardons avec étonnement une hypothèse de lecture soudain éclairante : l’argile, ou la « poussière », dont sont faits Adam et Eve est la même que celle des tablettes et des sceaux-cylindres de la première écriture mésopotamienne. C’est cette argile que l’on retrouve dans un tableau d’Anselm Kiefer, même s’il ne s’agit pas de la « terre rouge » que signifie le mot « Adam ». Ensuite la vaste énumération des descendants du premier humain trouve sa correspondance, au sens baudelairien, dans les « Nombres en couleur » de Jasper Johns, car les nombres sont « le nom de Dieu ».
Autre regard également surprenant, cet apaisement de Dieu après le déluge et les sacrifices odorants de Noé. S’il décide de ne plus maudire « le sol de la terre à cause de l’homme », n’efface-t-il pas en même temps les malédictions jetées sur Adam et Eve, donc sur le travail qui serait devenu bénédiction… Le Dieu vengeur et jaloux de l’Ancien Testament se fait peu à peu plus bienveillant (à l’image des Furies devenues Bienveillantes), comme lorsque dans le Deutéronome il annule la punition de l’iniquité jusqu’à la quatrième génération (c’est l’un des dix commandements) en enjoignant de ne pas mettre à mort les parents pour les enfants et les enfants pour les parents : « ils seront mis à mort chacun pour sa faute ». La leçon morale est considérable ! Dans la même perspective, l’arc-en-ciel après le déluge est un symbole de transcendance, de paix et de justice ; dans le cadre de l’alliance de Dieu avec les hommes, et y compris entre ces derniers, en relation avec le « tu aimeras ton prochain comme toi-même » du Lévitique, mais aussi de l’Evangile de Matthieu. Quant à la prétendue justification théologique de l’esclavage, elle est balayée par le mot « serviteur de serviteurs » appliqué par Noé à Canaan, qui « contempla la nudité de son père ». Voici donc une « humanité arc-en-ciel », dit Marc-Alain Ouaknin. Dont cependant la langue subira un sort funeste : « embabelons leur langue », décida Yhvh, ce qui peut être lu comme une sortie de Sumer et de ses tours, mais aussi de la tyrannie d’une seule langue…
Bible in folio, Estienne Michel, Lyon, 1580.
Photo : T. Guinhut.
Que l’on lise « Au commencement » ou « Premièrement », comme ici, le texte est d’abord humain, venu d’un ou plusieurs parmi les dizaines de rédacteurs de la Bible, au contraire de la prétention coranique à n’être que la parole de son dieu. Ce qui n’en fait pas, selon notre traducteur, le récit absolu, mais « un récit qui aurait pu être différent » ; et un récit contemporain, moins de la création du monde que de la naissance de l’écriture. Ainsi la tradition juive, en toute intelligence, vise à sans cesse réinterpréter ce qui est selon le titre d’Umberto Eco une « Œuvre ouverte[10] », et à « oser le nouveau », y compris pour les peintres. Comme lorsque Gérard Garouste[11] peint son « Berechit », soit l’inaugural « Premièrement », sous la forme d’un ruban de Möbius où s’attachent des flammèches. Comme quoi chaque proposition iconographique est bien un juste chatoiement de l’interprétation et « une rencontre métaphysique ».
Accédera-t-on à la connaissance parfaite et scientifique de la naissance du cosmos[12], voire de la naissance de l’éthique ? Il est toutefois un moyen d’accéder à l’intuition de l’univers et de l’humanité lors de sa création : entrer avec une subtile humilité dans cette Genèse de la Genèse, tant en sa dimension scripturale et interprétative qu’en sa méditation picturale, pour entendre dialoguer entre eux les voix des versets et celles des commentaires révélateurs, sans oublier les profuses notes. Devant une telle réussite de la bibliophile la plus profonde, au service de l’humanisme, l’on se prend à rêver au livre de Moïse ainsi réalisé, l’on replonge dans Les Métamorphoses d’Ovide illustrées par la peinture baroque[13], l’on imagine cette Genèse illustrée par une créativité photographique inédite : la photographie n’est-elle pas lumière ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.