& Chien jaune satiriste en guerre contre le cliché.
Martin Amis : Lionel Asbo, l'état de l'Angleterre,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Bernard Turle,
Gallimard, 384 p, 21 €.
Martin Amis : Chien jaune, traduit de l'anglais
par Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux, 498 pages, 22,50 € ;
Guerre au cliché, essais et critiques 1971-2000, traduit
par Frédéric Maurin, 512 pages, 27,50 €, Gallimard.
« Money »… Non, ce n’est pas la célèbre chanson des Pink Floyd, mais un roman de Martin Amis, contempteur déjà légendaire des bassesses contemporaines. L’anti-héros de Money[1], trop bien nommé John Self, est un analphabète narcissique le plus souvent frappé de nullité. Comment s’en sortira-t-il ? Mais par la quête du Fric et du Sexe, ces grand dieux de l’humanité de tous les temps, et finalement par la dérision, cette revanche du pauvre en esprit. Il a également son avatar en Lionel Asbo, qui est l'allégorie de la délinquance, du fric facile et de l'état de l'Angleterre. Dans le droit fil de cette veine, avec Chien jaune, les mœurs de l'Angleterre contemporaine sont une fois de plus saccagées par l'impitoyable satiriste. Qui nous offre du même coup des perles de fiel avec un livre réunissant ses critiques, guerroyant contre le cliché.
Les contes de fées ne récompensent pas toujours les enfants sages. Pire, ils tombent sur la tête bénie des affreux. Tel Lionel Asbo, 24 ans de délinquance, de prison et de crimes parfois impunis, ce nouvel anti-héros déjà fameux du romancier Martin Amis. N’ayons pas peur des mots : le personnage est un plouc vulgaire, un « grand asocial », frimeur, inculte et fier de l’être, sauf « en droit criminel », aussi violent et machiste que ses pitbulls nourris au Tabasco. Pourtant, comble d’injustice du sort, parmi tant de quidam de la planète terre, c’est à lui qu’échoit le gros lot : « cent quarante millions de livres sterling » ! C'est ainsi qu'est lancé le roman du fric, de la voyoucratie et des destins croisés au fond du maelström de l'Angleterre délinquante...
Lionel est un père, voire une mère de substitution pour son neveu Desmond, abrégé en « Dès ». Mais le premier abhorre l’intelligence, quand le second a un « Arbre de la connaissance personnel ». Le roman offre alors une belle image contrariée de la filiation. Cependant, lorsque, comme cet « anti-père », on a le mal dans la peau, peut-on transmettre son contraire ? Si le parcours du roman d’éducation dans le roman qu’est l’histoire de Dès est proche du sans faute, il est pourtant entaché d’un péché originel : il devient, un temps, l’amant incestueux de sa jeune mamie. Ce dont un autre jeune homme sera soupçonné par le vindicatif Asbo, qui l’enlève et probablement le tue. La modeste part de complicité de Dès dans l’affaire n’est-elle que comptable au titre de l’irrésistible influence et autorité de Lionel ? Pourtant l’adolescent saura, lors d’années pas toujours sereines, alors qu’il doit continuer de veiller sur les chiens meurtriers de son mentor, évoluer vers le meilleur : des études réussies, un métier de journaliste, une fiancée charmante, puis une enfant qui autorise tous les espoirs. Quand Lionel et la sulfureuse poétesse Threnody (« la Jézabel du X et l’Idiot de Diston ») forment un couple modèle (« la covergirl courage et son pote patriote ») qui n’aboutira qu’à une fausse couche. Ainsi, reflets et contre-reflets, échos et antithèses balisent la construction en miroir inversé, pas si naïve, de ce récit étonnamment efficace…
La satire des mœurs, avilis par le délitement moral de la racaille, se double de celle de la presse à scandale, à l’affut des frasques de celui qui met le feu à son hôtel et boxe plus souvent qu’à son tour, presse accrochée aux basques de ce chéri de la fortune qu’elle épingle en « Taré du Tirage », en « Détraqué du Quarté » : c’est « l’affolement médiatique autour du Voyou du Loto ». Son nom est d’ailleurs un acronyme grinçant : Asbo signifiant « Anti-Social Behaviour Orders », allusion aux ordonnances gouvernementales contre les comportements délinquants. Pour le « crétin du Mégaflouze », « Les signes extérieurs de richesse ne sont qu’un rappel constant de sa nullité ». Il loge en un hôtel d’hyper luxe, « où la clientèle type était riche et célèbre ; aucun de ses membres n’était devenu l’un et l’autre grâce à son intelligence » ; coup de patte cinglant jeté aux nouveaux riches.
Voici une synthèse romanesque réussie de la misère sociale et de l’amoral égoïsme de l’Angleterre, certes abusive s’il s’agissait d’une allégorie du pays entier. Dans laquelle on appréciera les métaphores ludiques, clinquantes, dévastatrices de l’écrivain : « le soleil bien planté dans le ciel, comme une punaise dorée » ; un garçon ressemble à « une pizza à l’acné », l’autre a « le visage sous un manteau de sueur ». La plus sale pornographie, c’est « quand un zoo viole un aquarium »… Ainsi, ce roman est, conceptuellement, stylistiquement, l’un des meilleurs de Martin Amis ; au-delà de baisses de régime, comme la récente Veuve enceinte ou les nouvelles d’Eau lourde, dont le manque de conviction et de concision déçurent. Il retrouve l’excellence de L’Information et de Poupées crevées, mais aussi la dimension programmatique de son recueil d’essais : Guerre au cliché.
Satiriste patenté du fric, démiurge des villes désœuvrées, il veut, comme Dès, son jeune héros, « l’unique poème » et « le cosmos de l’universalité ». En faisant de ses deux personnages, sans manichéisme excessif, le parangon du mal, de la pulsion violente, et l’espérance du mérite, du bien, peut-être Martin Amis, romancier vigoureuxentre roman picaresque et roman d'éducation,y a-t-il réussi…
Martin Amis fait-il alors profession de mauvaise humeur ? « Chien jaune » est en effet une expression anglaise qui signifie quelque chose comme « sale type ». Entre les êtres mous ou violents qui parsèment son dernier roman et les coups de pattes parfois sanglants qu'il adresse aux écrivains brocardés dans Guerre au cliché, le romancier, gentleman dérangeant des lettres, paraît se délecter dans la boue de l'humanité qui nous entoure. Il ne nous épargnait pas son dégoût jubilatoire dans ses romans précédents, de Poupées crevées à Réussir[2] ; mais il en remet une louche, torrentielle, pimentée.
Un trio peu ragoûtant tient les rênes de cette fiction qui jaillit du sordide réel des rues, des journaux et des télévisions. Au détour d’une poignée d’histoires entrelacées, chacun est l'incarnation d'une pathologie sexuelle autant que mentale. Xan Meo, « l'artiste universel », affligé d'un « satyriasis post-traumatique » devient un impénitent de l'érection et de la copulation. Au point que sa femme Russia se dise : « Je n'ai donc obtenu deux diplômes et étudié l'histoire qu'à seule fin d'être violée dans une grotte ». Clint Smoker est un frimeur, un « crétin à fort QI », un pisse-copie d'un tabloïd à succès, bourré de scandales et de « meufs de lecteurs » dénudées, alors qu'il dissimule un pénis minuscule. Ce « merdique du gourdin » prétend aller enquêter « dans la métropole borgésienne de la pornographie ». Quant au roi Henri IX, fantoche sans envergure, il est réveillé de son apathie sentimentale et sexuelle par un chantage : une vidéo montre sa fille, la princesse Victoria nue, du haut de ses quatorze ans, dans sa baignoire. La voilà qui veut se convertir à l'Islam, ou abdiquer. L'intrigue permettra de croiser les personnages dans une conflagration de vulgarités.
Car « l'obscénification » est sans cesse au rendez-vous : « le genre dominant en ce moment, c’est incontestablement la Baisetruction ». Au point qu’ « à l’ouest était venu se poser un soleil couchant criard, et même carrément porno ». Ce pour figurer, stigmatiser et conspuer une civilisation ravagée par le retour de la violence et de l'inceste primitif. Où trouver l’innocence, si elle a jamais existé ? En un monde que l'écrivain doit au moins secrètement remercier pour le plaisir renouvelé de jouer d'une ironie polymorphe, avec un style bourré d'inventions...
Martin Amis écrit en effet comme on dessine une bédé trash et ludique. Indubitablement il est à l'écoute des métamorphoses de la langue. Celles que lui fournissent les circonvolutions de son imagination dynamique, mais aussi celles empruntées à la rue, à l’argot, aux discours officiels et compassés de la royauté, aux grossièretés scatologiques des canards salaces dont le public est « le branleur au chômage », jusqu'aux SMS (« tous 2venus 5gl&s »)... Même si, comme un chewing-gum trop longuement mâché, le récit s'étire parfois mollement, ce « tas de dégueulis dans le caniveau » est jubilatoire et monstrueux. Que voilà un miroir jaune de crasse physique et morale jeté à la tête du lecteur ! Ce dans la tradition avouée (par notre journaleux qui signe « Chien jaune », et alter ego de l’auteur) des grandes plumes du XVIIIème anglais : Jonathan Swift et Henry Fielding, satiristes hors pair. Sans hésiter à interroger la mission de l’écrivain : « Tu veux dire que tu flattes bassement le lecteur. (…) Une sorte de pan-insignifiance. Et tu sembles souscrire à diverses fictions polies sur les hommes et les femmes. (…) Comme si toute hostilité avait disparu, et que nous buvions tous le lait de la tendresse humaine ».
Si le politiquement correct qui propose au moyen de « fictions polies », une vision lénifiante et par là menteuse, dangereuse, de l'homme et du monde peut être considéré comme un cliché, alors Martin Amis ne commet dans ses romans pas le moindre cliché, ce péché mortel de l'écrivain auquel la postérité ne fera pas grâce. C'est ainsi que dans ses critiques, il balaie non sans pertinence et d'un perfide revers de phrase Norman Mailer, accusé d'écrire comme « un écrivain condamné à verser une pension alimentaire de 500 000 dollars par an ». Même s'il est très probablement injuste avec Philip Roth dont il pointe « la bêtise croissante » et « la migraine littéraire », nous n'aimons rien tant que de chercher les perles de fiel dans un pavé qui réunit trente ans de critique et se termine en feu d'artifice, lorsqu'il rend hommage à « Cinq grands livres » : ceux de Cervantès, Jane Austen, Joyce, Saul Bellow et Nabokov.
La bonne humeur littéraire, enfin au programme, devra-t-elle alors s'appliquer à Martin Amis lui-même ? Pourtant, la réjouissante flèche de l’ironie ne cache-t-elle pas un désabusement du monde contemporain, de la veulerie du temps et des mœurs désertés par le raffinement de la culture. Mieux vaut en rire. Il reste avec Chien jaune un immense romancier satiriste et picaresque, reconnaissant, par la voix de son Clint Smoker, sa dette envers Swift et Lolita, même s'il n'est peut-être pas ici à la hauteur de L'Information ou de La Flèche du temps, ses précédentes et plus grandes réussites...
Thierry Guinhut
A partir d'articles publiés dans Le Matricule des Anges, février 2007, juin 2013
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.