Photo : T. Guinhut.
Traduire et vivre
les Sonnets de Shakespeare,
suivi de quelques traductions.
William Shakespeare : Sonnets,
traduits de l’anglais par Jacques Darras, Grasset, 2013, 336 p, 20,90 €.
Où recueillir notre sentir amoureux sinon d’abord dans les Sonnets de Shakespeare ? Ils sont en effet la synthèse expressive de notre pulsion d’Eros, et, dès leur parution en 1609, l’une des plus parfaites résolutions linguistiques de son énigme et de son souffle. Certes, il y eut au XIV° siècle Pétrarque, puis, peu d’années avant le maître de Stratford, en 1581, la ferveur ailée des 104 sonnets de Philip Sydney, parus sous le titre programmatique d’Astrophil et Stella[1]. Mais à l’éclat de ceux de Shakespeare, rien ne résiste. Qu’importe que l’élu de Will soit un jeune homme blond, puis une « dark lady » concurrente apparue au sonnet CXXVII, tout lecteur y plonge en une ductile et inévitable identification pour y aussitôt substituer celle, celui qu’il aime, pour y trouver l’aspiration, la perte et le sens de l’amour, sans compter sa rédemption par les vers… Mais qu’on ne s’y trompe pas. Loin de se résumer à une passion pour un beau corps, le poète embrasse tout autant les questions fondamentales de la fuite du temps, de la procréation et de la création artistique, du beau et du bien, de l’auto-analyse, entre esthétique et éthique… Ainsi, tout sonnettiste, tout lyrique sentimental écrit dans l’ombre des Sonnets de Shakespeare pour y trouver sa propre lumière[2], y compris noire… A fortiori si, comme Jacques Darras, il passe par le filtre combien risqué de la traduction. Ou par celui de notre fatuité, si l'on ose ici se proposer le sacrilège exquis, en quoi consiste le geste de traduire.
Depuis qu’en prose on nivela et mutila les Sonnets, comme au XIX° François-Victor Hugo, voire au XX° Pierre-Jean Jouve, des dizaines de passeurs ont osé l’aventure forcément autant qu’exaltante que décevante de rendre et transmuer le sens et la musicalité des décasyllabes rimés, quoique parfois par de seules allitérations ou assonances. « Traduttore, traditore », dit l’adage italien. La « poétique du dire » est alors une éthique de la traduction, un « mouvement herméneutique », qui passe par « la générosité du traducteur[3] ». Ramener à la limpidité ce qui dans la langue première est explosion de langue et de création, devient une effroyable et délicieuse responsabilité, un balancement entre fidélité littérale et figuration réussie, avec la certitude de trop souvent sacrifier les plusieurs sens d’un même mot que les langues de Babel ne savent pas respecter en passant de l’une à l’autre. Pensons au jeu de mots sur le prénom « Will » et « will » au sonnet CXLIII, absolument intransmissible en français ; au contraire de la trahison de ces deux vers du sonnet LXIII :
« His beauty shall in this black lines be seen,
And they shall live, and he in them still green.
Jacques Darras nous propose, non sans limpide élégance :
« Sa beauté se lira dans l’encre de mes lignes,
Qui vivront avec, jeune à jamais en elle, lui. »
Quand Yves Bonnefoy offre un final plus fade :
« Sa beauté paraîtra dans les vers que j’écris,
Ces signes, noirs vivront, ils le garderont jeunes.[4] »
Ce qui permet à Jacques Darras, un brin cruel envers on prestigieux ainé, de tacler « la platitude musicale du vers libre et le rabotage de l’hyperbole ». Mais où est passée l’antithèse entre le noir et le vert, sans compter la polysémie, pourtant présente en français, de ce dernier mot, idéalement jeté à la chute, en un concetto baroque ? Seul Robert Ellrodt la conserva :
« Sa beauté se verra dans le noir de ces lignes
Qui vivront, et en elles il vivra toujours vert. [5]»
Le sens de l’ellipse de Shakespeare, la concision de l’anglais rendent la translation plus qu’ardue, et bien malin, y compris, cela va sans dire, le bien modeste auteur de ces lignes, qui saurait résoudre la quadrature du cercle.
Reste que Jacques Darras, choisissant l’alexandrin, s’autorisant la souplesse de faire entendre l’élision du « e » à l’intérieur du vers, et de ne garder de la rime qu’une « trace interne voire terminale », par instant d’ailleurs totalement imperceptible, arguant avec un aplomb bien senti, quoique discutable : « sa butée systématique étant devenue insurmontable à l’oreille moderne », parvient bien à ce qu’il appelle avec gourmandise « une virtuosité rhétorique nouvelle ». Peut-être, après avoir traduit Malcom Lowry et Walt Whitman entre-t-il dans l’orbe des grands shakespeariens, aux côtés de l’élan immense Armel Guerne[6] et des exacts alexandrins suggestifs d’Henri Thomas[7].
C’est au combien attendu sonnet CXXVII, consacrant l’apparition de la musicienne dame brune, avant que sa dimension sexuelle et tyrannique se fasse jour, que le traducteur fait merveille de fluidité et d’antithèses, malgré l’effacement d’ « every tongue says beauty » du dernier vers :
« Noir, dans les temps anciens, n’était pas jugé beau,
Ou du moins, s’il l’était, n’avait pas nom beauté ;
Or noir, dorénavant, est l’héritier légal
De l’ancienne beauté décriée comme bâtarde :
Car depuis que les mains ont pouvoir naturel
D’user de l’art du faux pour rendre beau le laid,
Beauté n’a plus de nom, n’a plus de temple sacré,
Car elle est profanée, voire survit en disgrâce.
Les yeux de ma maîtresse, eux, sont noir comme corbeau,
Ils s’accordent si bien qu’ils semblent porter le deuil
De celles dont la beauté n’étant pas naturelle
Diffame la création de toute leur fausseté.
Leur deuil s’harmonise tant à leur peine que partout
L’on dit qu’ils apparaissent un modèle de beauté. »
Le poète quitte alors une conception néoplatonicienne du beau pour, dans une perspective baroque et déjà romantique, flirter avec la beauté du laid. Un bond conceptuel semblable à celui à l’œuvre après les dix-sept premiers sonnets, plus conventionnels, malgré le « Tu vivras portraitiste de tes plus doux talents », qu’à lui-même il pourrait s’appliquer. Shakespeare dépasse alors le rose pétrarquisme pour atteindre une rare introspection angoissée, voire honteuse, qui reste profondément moderne. Au lyrisme s’ajoute le dramatisme, quand le jeune homme blond accorde ses douceurs au poète rival, quand l’idéalisation se déshabille des épaules de l’être faillible et défectueux. Pire, la dame brune se révèle infidèle, s’acoquinant avec notre blondinet, en un trio chargé de désir, de mensonge et de fiel… En cette théâtralité, la dimension éthique redouble la dimension métaphysique. Ce parcours de la sensibilité et de l’intellect serait-il parallèle à celui qui pousse le dramaturge vers les interrogations de ses plus époustouflantes tragédies…
Et parfois, Jacques Darras, en ce bréviaire d’amour soigneux, attentif, hyperbolique et infernal, et bien sûr bilingue, sait surprendre par des trouvailles. Voyons ce qu’au crucial sonnet CXLIV il sait faire de « Wich like two spirits do suggest me still », bien qu’inévitablement effaçant la suavité de l’allitération :
J’ai deux amours, mon réconfort mon désespoir,
Ce sont comme les deux anges de mon inspiration :
L’ange le meilleur des deux est un homme, tendre et blond,
L’ange le moins bénéfique, une femme fort colorée. »
C’est en quelque sorte l’acmé de son Adam et de son Eve que le poète démiurge anime, au moyen de cette « inspiration » qu’a su y insuffler son traducteur ami, et poète lui-même, comme il se doit. Ainsi ce dernier orne le sonnet CXXXV de cette pépite sonore, sémantique, érotique :
« Préfères-tu faire plutôt tes grâce à autrui
Que laisser mon outil s’éjouir dans ton oui ? »
La bibliographie sur les Sonnets en français reste hélas lacunaire. Qu’attend-on pour traduire le livre de Robert Matz[8] ? Dans lequel on saura tout, ou presque, sur les questions biographiques irrésolues (qui sont W. H., le jeune homme blond et la dame brune ?), sur le raffinement du langage et « le Miroir de Courtoisie » qui pourtant s’effrite avec la dame brune, sur la capacité d’écrire les Sonnets en étant ou non amoureux (car le « je » des vers n’est pas toujours celui du William qui tint la plume, ce en quoi Jacques Darras insiste en sa postface), sur les lieux communs de la littérature de la Renaissance, sur l’homosexualité qui unirait Shakespeare à Michel-Ange sonnettiste, sur la « science des sonnets »...
Ils sont en effet un monde que l’histoire de la littérature et la sensibilité contemporaine n’ont pas fini d’explorer : notre enrochement culturel et érotique, notre miroir, notre horizon. Même si Jacques Darras voit Shakespeare dépassé par un monde nouveau, celui de « l’homme de la City, le businessman, le négociant qui nie le repos (negans otium) », même si les « chevaliers poètes et autres condottières élisabéthains amoureux du sonnet », font « place aux Machiavel », avant « l’effondrement du mythe stellaire ou solaire de l’incomparable Dame Poésie », ne sommes-nous pas confrontés inexorablement, dans le cadre d’une atavique universalité, à la douce et violente tension d’Eros, que, peut-être seule, la forme parfaite des quatorze vers du sonnet saura concentrer, figurer et disposer dans une momentanée certitude du sens devant la mort ? Ce que les sonnettistes du XIX° surent retrouver, entre Nerval et Baudelaire, ce que ceux de demain ne manqueront pas de renouveler, de bouleverser…
À qui dédier la poussière de ce minuscule article, qui aura la discrétion de ne pas encombrer la bibliothèque incommensurable entourant l’œuvre de Shakespeare ? Au toujours mystérieux « W. H. », peut-être objet ou protecteur de l’ardeur du Roméo élisabéthain ? Peut-être à E. D.[9] Mieux encore à « M », puisque qu’il s’agit d’abord d’aimer les Sonnets et d’aimer avec eux…
Thierry Guinhut
Shakespeare : Sonnets
XVIII, XIX, LXXVI, LXXXVI, CXXVII et CXLIV.
XVIII
Dois-je te comparer à l’été, à son jour?
Ton art est plus d’amour et plus de tempérance :
De brutaux vents secouent les chers bourgeons de Mai,
Et le bail de l’été connaît tôt échéance :
Parfois trop de brillance en l’œil du ciel s’échauffe,
Et parfois son teint d’or voit ternir vénusté,
Et trop souvent la beauté de beauté décline,
Par sort ou nature changeante, dévastée :
Mais ton été sans fin ne pourra s’évanouir,
Ni perdre possession de beauté qui est tienne,
Ni la Mort ne prendra ton errance en son ombre
Lorsqu’aux vers éternels le temps t’aura grandi :
Si souffle à l’homme, aux yeux la vue, ne sont ravis,
Si loin que vit sonnet, sonnet te donne vie.
XIX
Temps dévorant, du lion arase la griffe,
Fais dévorer à la terre ses doux enfants ;
Arrache canine à la mâchoire du tigre,
Et brûle du phénix les jours longs dans son sang,
Réjouis et fais honte aux saisons quand tu t’enfuis,
Et fais ton bon vouloir, pieds si légers du Temps :
Au vaste monde, à toutes ses douceurs enfuies :
Mais à toi j’interdis odieux crime dément,
Ne grave pas ton heure en le beau front que j’aime
Ni ne dessine ligne de l’antique plume ;
Permets qu’en ta course il soit, sans tes exactions,
Modèle de beauté aux hommes succession.
Qu’importe l’outrage, vieux Temps, use du vice,
Mon amour en mes vers, jeune toujours, sait vivre.
LXXVI
Pourquoi mes vers sont-ils d’un neuf orgueil stérile,
Si loin de variation, ou de changer, rapides ?
Pourquoi ne pas, à la mode, jeter un œil
Aux alliages étranges, méthodes inouïes ?
Pourquoi écris-je uniment, toujours identique,
Mauvaise herbe connue, empêchant l’invention,
Au point que chaque mot, ou presque, dit mon nom,
Exhibant sa naissance et ascendant unique ?
Sachez-le, doux amour, j’écris toujours de vous
Et l’unique argument sera l’amour et vous ;
Le mieux que je dirai, c’est vêtir mots anciens,
Consumant à nouveau le déjà consumé ;
Car, tel soleil ancien et nouveau chaque jour,
Ainsi, ce qui fut dit est dit neuf par l’amour.
LXXXVI
Est-ce fière voilure d’un lyrisme fou,
Bondissant vers le prix de votre précieux vous,
Qui, dans mon cerveau, inhuma mes pensées mûres,
Enterrant l’utérus où elles ont mûri ?
A-t-il, esprit inspiré, appris à écrire,
Plus haut que les mortels, pour frapper et m’occire ?
Que non ; ni lui, non, ni ses complices nocturnes,
Ne lui donnant aide, n’ont horrifié mes vers.
Ni lui, ni son fantôme familier, affable,
Qui nuitamment vient le duper d’intelligence,
Ne pourront se vanter, vainqueurs, de mon silence,
Je n’ai pas souffert la crainte de par leur fable :
Mais quand ton approbation vint combler ses lignes,
Je manquais de matière ; et miennes en languirent.
CXXVII
Aux temps anciens, n’était pas jugé beau le noir,
Ou s’il l’était n’avait pas pour nom la beauté ;
Mais aujourd’hui lui succède noire beauté,
Pour beauté diffamer avec honte bâtarde.
Depuis que toute main prend pouvoir naturel,
Embellissant le laid, art d’emprunt, faux visage,
Suave beauté sans nom, sans plus de bois sacré,
Est profanée, si elle ne vit en disgrâce.
Cependant ma maîtresse a les yeux noir-corbeau,
Yeux s’accordant si bien qu’ils semblent deuil porter
De ceux nés sans blondeur, qui manquent de beauté,
Calomnient création avec estime fausse.
Ainsi leur deuil est tel, commençant leur malheur,
Que toute langue dit : beauté sera leur sœur.
CXLIV
Deux amours j’ai, pour consolation, désespoir,
Qui sont les deux souffles de mon inspiration :
Le meilleur ange est homme aux blondes décisions,
Le pire esprit est femme et vénéneuse et noire.
La diablesse femelle en m’offrant damnation,
Veut tenter mon ange de quitter mon côté,
Veut corrompre mon saint pour en faire un démon,
De son orgueil infect poursuit sa pureté ;
Et sais-je si mon ange est devenu démon,
Je peux le supposer, sans pouvoir l’affirmer ;
Mais tous deux loin de moi, tous deux amis liés,
Je devine un bon ange aux fers de l’autre enfer.
Jamais je ne saurais, mais je vis dans le doute,
Si le pire ange incendia le bon en déroute.
Traduits de l’anglais par Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Orphée La Différence, traduit de l’anglais par Gérard Gacon, 1994.
[2] Comme j’ai tenté de le faire dans : À une jeune Aphrodite de marbre
[3] George Steiner : Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, Albin Michel, 1998, p 403.
[4] William Shakespeare : Les Sonnets, précédé de Vénus et Adonis et du Viol de Lucrèce, présentation et traduction d’Yves Bonnefoy, Poésie Gallimard, 2007.
[5] William Shakespeare : Œuvres complètes, Laffont Bouquins, 2002.
[6] William Shakespeare : Poèmes et Sonnets, Desclée de Brouwer, 1964.
[7] William Shakespeare : Œuvres complètes, tome XII, Club Français du Livre, 1968.
[8] Robert Matz : An introduction. The World of Shakespeare’s Sonnets, McFarland & Company, 2008.
Photo : T. Guinhut.