Werner Rolewinck : Fasciculus Temporum, Strasbourg, 1488.
Photo : T. Guinhut.
Deux contes philosophiques.
Kjell Espmark : Le Voyage de Voltaire,
Fernando Trias de Bes : Encre.
Kjell Espmark : Le Voyage de Voltaire,
traduit du suédois par Hubert Nyssen, Marc de Gouvenain et Léna Grumbach,
Actes Sud, 240p, 20€
Fernando Trias de Bes : Encre, traduit de l’espagnol par Delphine Valentin,
Actes sud, 176 p, 18 €.
À lui tout seul un monde, Voltaire[1]ne peut cesser de faire école, d’engendrer des émules. Son Candide ne peut manquer de réécritures, comme le prouve le Suédois Kjell Espmark au moyen de son Voyage de Voltaire. Et c’est dans la tradition de Voltaire et de Borges que l’espagnol Fernando Trias de Bes nous propose un conte philosophique mélancolique et coruscant.
Sous la plume de Kjell Espmark (né en 1930), c’est bien un conte philosophique, non sans l’ironie souhaitée. Croyant mourir, Voltaire s’éveille, avec toutes ses dents et sa vigueur intellectuelle, mais en ce XX°siècle qui « paraissait être le plus détestable de l’Histoire ». Comme Montesquieu promenait son Persan à Paris, voilà donc le héros des Lumières mis à l’épreuve de notre contemporain. Envoyé en mission pour l’ONU, il visite New York, puis la Russie où il est enlevé par les nouveaux capitalistes d’une « cleptocratie » qui salarie le gouvernement. Il s’agit de rétablir les forces de la raison contre le fanatisme islamiste. Après une critique des mœurs et des institutions suédoises, le philosophe se voit coiffé du casque bleu dans les Balkans. Nouveau Candide, il parcourt les horreurs serbes et leur justification pseudo-rationnelle, voyant ses idées reprises et trahies.
Dénonçant le cynisme des puissants, les totalitarismes, ce voyage est une amusante satire. Qui risque cependant d’enfoncer des portes ouvertes, de frôler les clichés, faute d’analyses précises. En Chine, au Japon, partout il note « les déceptions liées à la déchéance de la Raison ». En Iran, la « Raison divine » lapide. Après sa rencontre avec une nouvelle et noire Emilie parmi l’Afrique massacrée, il ira « cultiver son jardin », « la pelle de la Raison s’enfonçant dans l’humus des forces souterraines ». Sous la plume de Kjell Espmark, c’est bien un conte philosophique, non sans l’ironie souhaitée. Croyant mourir, Voltaire s’éveille, avec toutes ses dents et sa vigueur intellectuelle, mais en ce XX°siècle qui « paraissait être le plus détestable de l’Histoire ». Comme Montesquieu promenait son Persan à Paris, voilà donc le héros des Lumières mis à l’épreuve de notre contemporain. Envoyé en mission pour l’ONU, il visite New York, puis la Russie où il est enlevé par les nouveaux capitalistes d’une « cleptocratie » qui salarie le gouvernement. Il s’agit de rétablir les forces de la raison contre le fanatisme islamiste. Après une critique des mœurs et des institutions suédoises, le philosophe se voit coiffé du casque bleu dans les Balkans. Nouveau Candide, il parcourt les horreurs serbes et leur justification pseudo-rationnelle, voyant ses idées reprises et trahies. L’objet satirique est à lire avec humour, même si Kjell Espmark n’a pas la vivacité de son modèle du XVIII° siècle.
De l'encre des incunables à l'encre des fictions, combien de rêves et de cauchemars dansent parmi nous ? Deux hommes blessés par la vie cherchent, au tout début du XXème siècle, l’origine de leur infortune, parmi les pages chatoyantes de Trias de Bes. L’un, Johann Walbach, est libraire à Mayence, ville qui fut le berceau de l’imprimerie de Gutenberg. Parce que son épouse le trompe chaque mardi avec un inconnu qu’elle n’aime pas, il cherche à comprendre le pourquoi de cette attraction. L’autre, mathématicien, aimerait voir revenir son épouse comme lui bouleversée par la mort, par noyade en mer, de leur fils. L’un va lire ses livres pendant des années, l’autre poursuivre ses chiffres, de façon à rejoindre la phrase ou l’équation introuvable qui les délivrerait du non-sens. Leur rencontre permet au second de fouiller les livres à la recherches de phrases récurrentes et de composer grâce à quelque algorithme savant un livre parfait et salvateur. S’ajoutent alors un imprimeur qui cherche à réaliser, pour ces assoiffés de certitudes, un livre effacé aussitôt lu, un ouvrier créateur d’une encre qui a les propriétés de la pluie, un éditeur qui ne lit pas et s’enduit chaque matin le corps du noir de froides pages imprimées, un collectionneur de nuages et correcteur déçu par son œuvre littéraire…
Nos deux protagonistes cherchent, pour l’un le secret d’Eros, pour l’autre le secret de Thanatos. Pour tous, la quête métaphysique est celle de la « pierre de Rosette des injustices ». A moins que ce livre vierge et mallarméen, où l’on a imprimé avec le plus grand soin les phrases fondamentales de la littérature et de la philosophie, permette à son lecteur d’ « aimer en sachant que la raison de son injustice n’existait pas ». Là sont nos démons et nos paradis, si l’on consent à lire au plus près du monde, à écrire au plus près de soi, là sont les rédemptions des personnages, les nôtres peut-être : « Une identité étrange où la déraison acquiert un sens ». Ou encore : « De l’encre par amour »
Outre cinq fictions encore inédites en français, Fernando Trias de Bes, né à Barcelone en 1967, nous avait proposé en 2006 Le Vendeur de temps (Hugo, roman éditeur). Vendre du temps était une géniale trouvaille, jusqu’à bouleverser l’économie toute entière, non sans user des armes aiguisées de la satire. A la lisière du fantastique, Encre, ce conte à la chute surprenante, précieux et attachant, passablement anachronique, postromantique et symbolique, est tout entier une métaphore des pouvoirs et des apories de la lecture et de l’écriture, du livre enfin.
Le conte philosophique, ou apologue, qu’il joue avec les époques en les subvertissant par la dystopie, comme chez Kjell Espmark ou qu’il convoque les fabulosités du fantastique, comme chez Trias de Bes, aura de longtemps la capacité d’inspirer lecteurs et écrivains. Le satiriste politique autant que le rêveur des pouvoir des bibliothèques y trouveront sans fin leur miel.
Brute épaisse ou bon sauvage, nos ancêtres préhistoriques, homo lupus ou homo sapiens, n’avaient pas encore inventé l’Etat pour mieux s’entretuer ou mieux se protéger et s’organiser. Il faut supposer que les progrès de l’Histoire ont eu besoin de l’Etat, cet administrateur de la société, pour établir les bienfaits qui nous ont permis plus de démocratie, d’espérance de vie, de confort matériel et intellectuel. Ainsi la liberté d’expression, de publication, de circulation et d’entreprendre ont contribué à la richesse des nations et des individus. Quoique l’Etat ait pu paver ce chemin réjouissant des joyeusetés de la tyrannie, des plus abominables aux plus douces, en passant par les plus insidieuses… Sommes-nous sûr de pouvoir bénéficier de plus de liberté sans cet Etat qui peut aller jusqu’à devenir liberticide ? A la fantasmatique liberté sans Etat, il faut opposer l’Etat garant des libertés non sans se demander si l’on peut tempérer le trop d’Etat par un Etat minimal.
L’anarchisme de Proudhon et de Bakounine, avec son « ni dieu ni maître », rejette l’Etat au nom du plus haut degré de liberté individuelle : « L'Etat n’est pas la Patrie ; c’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la Patrie[1] » disait Bakounine, c’est aussi « le patrimoine d’une classe privilégiée quelconque[2] » Devant la dimension militaire de l’Etat, y compris contre son propre peuple, arguant que l’homme, « s’il est réellement amoureux de la liberté, doit détester la discipline qui fait de lui un esclave », Bakounine conclut à « l’absolue nécessité de la destruction des Etats[3] ». Il faudrait alors que le peuple « ait atteint un si haut degré de moralité et de culture qu’il ne doive plus avoir besoin ni de gouvernement, ni d’Etat.[4] » Marx lui-même postulait le stade ultime du communisme dans lequel l’Etat aurait disparu. On sait pourtant que le stade initial et final des Etats communistes fut la disparition non seulement des libertés mais aussi de l’homme dans leurs goulags.
Si « la propriété c’est le vol » selon Proudhon, la liberté n’a rien à faire d’un Etat qui garantirait la propriété individuelle et capitaliste. Sans Etat, plus de coercition de l’accaparement des richesses et des biens, mais une communauté idéale des hommes. Serions-nous alors plus libre si aucune propriété n’était garantie ? La séduisante utopie critique du pouvoir par l’anarchisme bute sur l’anti-utopie d’une liberté impuissante.
Car, à cette fiction trop idéaliste de l’absence totale d’Etat, il faut opposer la nécessité d’un Etat qui puisse préserver chacun de nous des violences contre nos libertés. Même si Bakounine croit devoir réfuter cet argument pourtant solide « L’Etat ne restreint la liberté de ses membres qu’autant qu’elle est portée vers l’injustice, vers le mal. Il les empêche de s’entretuer, de se piller et de s’offenser mutuellement, et en général de faire le mal, leur laissant au contraire liberté pleine et entière pour le bien.[5] »
Ainsi, seul l’Etat de droit permet, dans un cadre juridique, empreint de modestie et toujours à parfaire, à la liberté de s’épanouir. Pour ce faire, Hobbes ou Locke proposent deux directions. Le premier préconise un Etat assis sur la force qui détermine le droit. Le second ne légitime l’Etat que s’il est soumis au droit naturel. « L’état naturel des hommes, avant qu’ils eussent formé des sociétés, était une guerre perpétuelle (…) une guerre de tous contre tous[6] » ou encore une « guerre où chacun est l’ennemi de chacun[7] ». C’est en effet ainsi qu’en 1651 Hobbes, dans le Léviathan, assigne à l’Etat une fin indispensable, la sécurité du particulier qui donne ainsi son consentement à l’Etat : « j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit à me gouverner moi-même ». Voici alors formée « la génération de ce grand Léviathan, ou (…) de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense[8] ». Mais également donc, notre liberté. A moins que cette dernière soit réduite de manière autoritaire par ce même Léviathan, au point de ne pouvoir imaginer la légitimité de la moindre désobéissance civile qui s’appuierait pourtant sur le droit naturel.
Ce pourquoi Locke, en 1690, postule un Etat garant de « cette liberté par laquelle l’on est point assujetti à un pouvoir absolu et arbitraire ». De plus, « la liberté, dans la société civile, consiste à n’être soumis à aucun pouvoir législatif, qu’à celui qui a été établi par le consentement de la communauté[9] ». Reste que cette communauté n’est pas infaillible et qu’elle peut, volontairement ou involontairement, par excès de zèle, nous soumettre à cette « servitude volontaire[10] » dont parlait La Boétie.
C’est enfin Rousseau qui, plus démocratique qu’Hobbes, en 1762, pose le principe d’un contrat entre les citoyens, établissant la participation de tous à la vie politique et de « bien distinguer les droits respectifs des Citoyens et du Souverain, et les devoirs qu’ont à remplir les premiers en tant que sujets[11] », tout cela dans le cadre d’un « bon gouvernement » au bénéfice de « la conservation et la prospérité de ses membres[12] ». Sachant que Rousseau compte que son gouvernement prévienne l’inégalité des fortunes, le chemin est tracé pour que ces dernières puissent être assurées au XXème siècle, grâce à l’action redistributrice de l’Etat providence qui aura soin de veiller aux libertés des plus défavorisés.
Jean-Jacques Rousseau : Contrat social, Le Prieur, 1793.
Photo : T. Guinhut.
Hélas le « contrat social », assis sur « la volonté générale » que prônait Rousseau, pèse très vite sur la liberté des volontés particulières : « Il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’Etat et que chaque citoyen n’opine que d’après lui[13] ». On voit comment l’Etat éradique les libertés individuelles, et plus précisément d’opinion et d’expression, préfigurant ainsi les allées du totalitarisme. Ainsi, Bakounine fulminait : « Les conséquences du contrat social sont en effet funestes, parce qu’elles aboutissent à l’absolue domination de l’Etat[14] ».
De même, le despotisme démocratique de la majorité dénoncé par Tocqueville, doit s’effacer si l’Etat pèse sur ses concitoyens : « Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort[15]. » Gare à ce confort du dernier homme nietzschéen qui soufflerait nos libertés comme une bulle au soleil. Reste à honorer la courageuse décision de liberté au profit de cette démocratie libérale qui préserve la dignité, l’indépendance et la créativité de tout être humain, ce « je » au sein du « nous ». C’est alors que la question peut aller jusqu’à interroger ainsi : suis-je libre dans le « nous », en particulier au sein de ce « nous » que veut être l’Etat ?
Car le trop d’Etat finit très vite par conduire les animaux de l’orwellienne ferme humaine à « la route de la servitude »[16], qu’elle soit pavée par le National-Socialisme ou le Socialisme communisme. Ce pourquoi la constitution doit limiter au maximum les entraves à la liberté de cette « nouvelle idole » conspuée par Nietzsche : « L’Etat, c’est le plus froid de tous les monstres froids[17] ».
« Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins » était la devise favorite de Jefferson, reprise avec enthousiasme par Thoreau en tête de La Désobéissance civile[18]. C’est ainsi seulement que la liberté peut se gouverner elle-même. « Le citoyen doit-il jamais abandonner sa conscience au législateur ? A quoi bon la conscience individuelle alors[19] ? » Nous serions plus libre avec moins d’Etat, pensent les minarchistes, dans la tradition du libéralisme classique…
Ainsi Nozick va jusqu’à n’accorder à l’Etat qu’une place minimale : ne lui reviennent que les fonctions régaliennes : justice, police et défense. Il doit, dans la tradition d’Adam Smith, se limiter à nous protéger contre la force violente, le vol, la fraude et le viol des contrats. Qu’il s’agisse d’éducation ou d’économie, l’Etat n’est pas censé intervenir. Encore moins en tant que « justice distributive[20] ». En opposition avec la Théorie de la justice[21] de Rawls, il reste dans la continuité d’Hayek qui préférait « les principes de juste conduite individuelle » au socialiste « mirage de la justice sociale[22] ». Nozick interdit à l’Etat de nuire à la liberté des dons naturels, du travail et du mérite en redistribuant les richesses prélevées indûment par la main visible de la « soumission fiscale[23] », ainsi volées aux « sujets de l’impôt à l’égard du Léviathan[24] » et de la fiscocratie. D’autant que l’endettement considérable et handicapant de nos Etats, réduit considérablement notre liberté économique.
Contrairement au préjugé, même si certains d’entre eux vont jusqu’à imaginer des justices et des polices privées, les Libéraux ne sont pas opposés à lEétat. Mais il ne doit en rien contraindre la « main invisible[25] » de la liberté des marchés, car selon Adam Smith, elle saura mieux que lui contribuer à la richesse des nations, des peuples et des individus. Ce dernier répond d’ailleurs, en 1776, par anticipation à Proudhon : « Etant des hommes libres, ces tenanciers sont capables d’acquérir la propriété et, ayant une certaine proportion du produit de la terre, ils sont un intérêt évident à ce que le produit total soit aussi grand que possible, pour que leur propre proportion puisse l’être[26] ». C’est ainsi que liberté et propriété, ces dernières garanties par l’état, sont le moteur de la prospérité générale. En effet, « interdire à un grand peuple de tirer tous les avantages possibles de toutes les parties de son propre produit, ou d’employer ses fonds et son industrie de la façon qui lui parait la plus avantageuse pour lui, est une violation manifeste des droits les plus sacrés de l’humanité[27]. » Reste la nécessité d’une « constitution libérale » dans laquelle « l’Etat ne peut exercer légitimement de coercition que pour imposer une conduite juste ou pour proposer les droits individuels, bien que pour certains (Hayek) la coercition peut aussi être justifiée pour collecter les taxes nécessaires aux services d’utilités publiques[28] ». À condition que ces dernières contribuent à nos libertés, sans les handicaper par un prélèvement obligatoire confiscatoire et indigne.
Au-delà des impraticables utopies de l’anarchisme, un contrat social est donc indispensable, même si personne ne l'a réellement signé. Cependant si l’on considère que la solution à la crise économique actuelle des Etats surendettés ne passe pas par un manque de régulation, mais au contraire par une réduction du pouvoir des gouvernements, l’on devra choisir la liberté individuelle au détriment des Léviathans pour restaurer le dynamisme économique et la démocratie libérale. De même les lois mémorielles et les entraves à la liberté d’expression devront s’incliner devant la tradition des Lumières qui guide et doit guider l’épanouissement des individus libres, au sein d’Etats dont le rôle protecteur ne deviendrait pas le masque d’une tyrannie, qu’elle soit socialiste, écologique ou islamiste.
« L’Histoire immortelle accomplit des choses étranges en croisant la trajectoire de l’amour des corps mortels ». Cette phrase d’Inès et la joie (p 493) pourrait servir d’exergue au projet romanesque surhumain d’Almudena Grandes. Best-seller en Espagne, Le Cœur glacé a su réchauffer la mémoire de la péninsule entière. Mais au contraire de tant de best-sellers produits à la chaîne, il n’enfile pas des clichés au kilomètre et son écriture est aussi évocatrice que précise. On comprend que le lecteur espagnol s’y soit retrouvé : la cuisine, les paysages et les villes, la culture et l’histoire de son pays sont ici magistralement mis en scène. Mieux, c’est un passé récent, douloureux et intriguant qui est ici interrogé à travers deux familles, leurs parents et descendants, de plus des deux côtés des Pyrénées.
Alvaro, assistant à l’enterrement de son grand-père Julio Carrion, aperçoit une jeune et belle inconnue. Intrigué, il la rencontrera pour apprendre qu’elle fut la dernière maîtresse de cet homme de pouvoir de plus de quatre-vingts ans. Elle vient de France où se sont réfugiés ses ancêtres républicains après la guerre civile. Peu à peu, l’on apprend que le prestigieux homme d’affaires Julio Carrion cache un lourd secret : il a en effet appartenu à la « Divizion azul », donc aux troupes d’élite franquistes. Voilà une famille où l’on est capable de livrer l’un de ses membres aux phalangistes… Alvaro, irrésistiblement fasciné par la dangereuse donzelle, trompera-t-il son épouse irréprochable et aimée ; mais surtout -enjeu bien plus considérable à l’échelle de l’Espagne entière- réaliseront-il, en apprenant ces histoires qui rendent « le cœur glacé », la réconciliation des mémoires antagonistes? Le cœur de Julio Carrion a bel et bien lâché devant la menace de la révélation de son passé.
C’est à la fois en miroir et en complément chronologique qu’Amudena Grandes (née en 1960) nous livre un volume, tout aussi ambitieux et roboratif, Inés et la joie. Elle initie par là un immense panorama qui devrait compter six volumes, dont le second vient de paraître en Espagne (Le Lecteur de Jules Verne), décidée à embrasser un quart de siècle d’histoire, depuis 1939 jusqu’en 1964. L’oppression du franquisme, les convulsions de la résistance, l’Espagne National-Catholique, la terreur et l’émigration économique, tout devrait revivre en ce projet balzacien, ce en quoi elle est guidée par le patronage de son grand ainé, l’écrivain Pérez Galdos (1843-1920) qui brossa de larges fresques familiales et sociales, réunies sous le titre des Episodes nationaux qui comptent 46 volumes.
S’appuyant sur un épisode historique très peu connu, l’auteure tisse les liens romanesques d’une épopée où l’amour et la guerre sont inséparables. Inés, jeune républicaine frustrée, flanquée d’un frère phalangiste, entend en 1944 parler sur la clandestine « radio pirenaica » d’une opération de reconquête par des résistants communistes venus de la France libre. Nantie de cinq kilos de gâteaux (des rosquillas), elle part rejoindre l’enclave pyrénéenne du Val d’Aran où elle vivra, au sein de « cette effarante et donquichottesque prouesse », de turbulentes aventures, dont celle de l’amour. Quoique dans le cadre apparent d’un roman historique, Almudena Grandes maîtrise alors l’art de la fiction guerrière, politique et sentimentale avec brio. Bien sûr la tentative des guérilleros ne sera qu’un bref succès. A la mise en scène des amours avérées de Dolores Ibarruri (la Pasionaria) pour Francisco Anton, s’ajoute l’invention de celles d’Inès et de Galan, la femme nourricière et le guerrier, ces figures complémentaires et bien traditionnelles, quoique la jeune femme soit loin d’être dépourvue d’intelligence politique. L’exaltation du courage et de la générosité n’est pas la moindre vertu de ce roman aussi touffu que fluide.
Ces grandes fresques réalistes et fourmillantes de personnages et d’actions sont une formidable, efficace et nuancée initiation aux strates humaines et idéologiques de la mémoire espagnole. Cependant cette lutte contre le franquisme par les Républicains, si elle n’est pas tout à fait manichéenne, a quelque chose d’une béatification laïque du communisme, plus que discutable. Même si Almudena Grandes n’est pas tout à fait naïve lorsqu’elle qualifie la Pasionaria et son « immaculée candeur de Vierge Marie du prolétariat international à l’abri de toutes les éclaboussures de toutes les flaques souillées de ce monde ». L’ironie est-elle assez caustique ? Oublierait-t-elle que le communisme, s’il avait remplacé l’infamie franquiste, aurait été invariablement une autre infamie, voire pire ?
Voilà des romans feuilletonesques, aux personnages attachants et saisissants, quoique héroïsés de manière un brin trop idéalisée et sculpturale, parfois un peu alourdis par la monotonie du récit didactique. La dimension romanesque, voire presque invraisemblable, s’appuie sur un impressionnant travail de documentation, ajoutant ainsi la fiction vivante à une réalité disparue. Un souffle narratif et épique à la Dumas anime la décidément irremplaçable romancière, d’ailleurs saluée par Mario Vargas Llosa.
Saga familiale documentée aux personnages nombreux et parfaitement individualisés, dramaturgie judicieusement ordonnée, analyses psychologiques sans lourdeur, à tout cela s’ajoutent des formules parfois élégantes et riches de sens pour un roman qui, s’il n’est guère novateur et n’est en rien le défricheur de ce genre de thématiques, est prodigieusement efficace. Reste que le talent d’Almudena Grandes n’est pas sans surprise : il faut se souvenir qu’elle défraya la chronique en 1989, en pleine movida, balayant l’ex pudibonderie catholique et franquiste, en publiant Les Vies de Loulou, récit de l’initiation aux fantasmes et à la vie érotique, jusqu’aux désirs les plus dangereux. Collant aux développements et à l’histoire des générations espagnoles, il est presque miraculeux que cette grande dame des lettres sache si bien mettre ses talents au service de romans emblématiques de notre histoire et de nos mœurs.
Pier Paolo Pasolini : Sonnets, traduits de l’italien par René de Ceccatty,
Poésie Gallimard, 2012, 288 p, 9,90 €.
Pier Paolo Pasolini : Rage, traduit par Patrizia Atzei et Benoit Casas,
Nous, 2020, 144 p, 14 €.
Parmi les images virevoltantes du Décaméron de Pasolini, un joyeux drille est incarné par le jeune Ninetto Davoli. À l’acteur fétiche de nombreux films est sans cesse adressé ce recueil inédit, et qui n’était peut-être pas destiné à être publié. Ces cent douze Sonnets présentent un étonnant triptyque d’intérêts : biographique, de réécriture et poétique. Voire métaphysique. Quoique ces dernières dimensions, souvent éblouissantes, aient parfois du mal à dépasser l’anecdote personnelle et la confession à chaud. Mais à la rage amoureuse s’ajoute dans un autre recueil une Rage plus intensément politique.
La vie fulgurante de Pasolini, né en 1922, s’acheva, on le sait, au cours d’un assassinat crapuleux, sur une plage d’Ostie, en 1975. Entre temps, une œuvre polymorphe, stimulante, provocante se distribua fiévreusement parmi le cinéma et la littérature. Ce sont les chefs-d’œuvre des Mille et une nuits, de Théorème ou de Médée, jusqu’au terrible de Salo ou les cent-vingt journées de Sodome, mais également l’ambitieux roman Pétrole[1]. A ses recueils de poèmes, s’ajoutent aujourd’hui les Sonnets, écrits pendant l’automne-hiver 1971-1972, lorsqu’il tournait les Contes de Canterbury. C’est alors que le comédien Ninetto, son amour préféré depuis près de dix ans, qui lui avait signifié la rupture en le quittant pour une jeune femme, lui fit sentir l’inéluctabilité de la séparation.
Si ses précédents poèmes étaient plutôt allusifs, ici l’aventure est sans fard, voire violemment exhibée. L’homosexualité est depuis longtemps douloureusement vécue : « Deux oiseaux mâles n’ont pas entre eux de devoirs / Qui leur assurent la paix avec le monde. » (54[2]) Mais aussi assumée : « je n’aimais que les garçons pauvres » (58), quoique avec une lyrique obscénité. La chronique des sentiments, de sonnet en sonnet, devient une sorte de journal, un sismographe permanent du désir, de la douleur et du manque, de la colère et de la nostalgie. Ainsi, dès le premier sonnet, la velléité suicidaire s’exhale, la soif sexuelle bouillonne : « je me masturbe, dans les brûlants / Méandres du lit imprégné de sueur (2). Ensuite, la critique acerbe de la rivale s’envenime : elle est une « fille », une « gamine » (7), une « misère petite bourgeoise » (77). Sa « convention […] t’humilie » (87). « Au point de la condamner : « La seule solution possible serait qu’elle meure […] si je la voyais broyée et crucifiée » (4). Et parfois jusqu’à la vulgarité : « La chatte, c’est elle qui l’a : elle n’a rien de plus » (19). Ou encore : « Une jeune abrutie / S’appelle ta femme, une maison / Noire de style fasciste est ton nid » (111). Ce en quoi l’anecdote, la réaction à chaud, la « tendance incurable à soupirer » (81) peuvent l’emporter sur la dimension stellaire du lyrisme. Quoique cette « Patrizzia » soit l’occasion d’une gradation riche de musicalité autant que de psychologie : « De victime silencieuse, elle est devenue victime agressive, / Et maintenant elle veut devenir la victime maîtresse. » (86). Alors « la victime […] possède son bourreau, pauvre impuissant » (88). La déception rend-elle le poète injuste ?
En toute conscience de son talent, dépassant ainsi l’écriture strictement privée, Pasolini écrit après son modèle : les Sonnets de Shakespeare[3], peut-être également adressés à un jeune acteur, maître d’ailleurs explicite (3) en ce trio shakespearien. Ce dernier recueil est le sous-texte, la caution éthique, tant homosexuelle que lyrique de cette italienne reprise thématique. On peut également penser à Michel Ange dont les Sonnets étaient adressés à Tommaso Cavalieri. Pasolini appelle Ninetto, ainsi nommé, avoué (41) « Mon Seigneur garnement » (17), en un bel et tendre oxymore, assumant sa réécriture, cependant moderne : « Sentimental, formaliste, régressant / A une langue du passé, tel je suis » (19). L’élégant archaïsme à l’adresse de l’ « angelot fait homme » à qui le poète demande « Qui vous enseigna la philosophie, enfant ? » (24), côtoie alors un vocabulaire dru : « bite » et « cul » (21). Il brosse son aimé en « festif Sancho Pança » (26) avec un humour doux-amer. Les images, en leur trivialité, sont d’autant plus efficaces, émouvantes : « Et je pleurais, je pleurais avec l’alacrité / Avec laquelle jaillit l’eau d’un robinet laissé / Ouvert, hors d’un tuyau sale et rouillé » (49). Ou lorsque « le peu de sperme » est comparé aux « larmes », quand le derniers vers, la chute n’est plus fait que de deux mots : « Se perd, » (71)…
En cette vaste élégie, la poétique ciselée du sonnet, quoique par instants brutal, frôle la métaphysique : « Il ne s’agit pas de sexe, vous le savez : / Mais d’un attrait qui, comme la mort, a les mains crochues (11). Jusqu’à dénier toute déité : « Dans la nuit sale et éclairée, vous et votre Dieu / Etes un accident dans le cosmos sans finalité » (13). Le poète, quoique armé du vers inégalement rimé, est : « désarmé comme mes vieux Dieux » (27). Même si Pasolini se situe dans la tradition du « trobar clus », cette poésie hermétique des troubadours provençaux, il n’atteint pas toujours (mais qui y atteindrait ?) au raffinement esthétique de ces modèles. Cependant, une mystique de l’amitié et de l’amour n’est pas ici sans se faire jour, quand la fonction de l’écriture est de tenter de rédimer la vie, la perte, le souvenir, au-delà de la mort. Car, dit-il : « la poésie était mon autre amour » (83)…
Quelques-uns de ces sonnets, forcément inégaux (dont certains inachevés, comme immatures encore, ou mutilés) sont de parfaites réussites de l’argumentation poétique, tels celui sur l’ « Autorité » politique et d’amour (27) ou celui il prédit à l’amant échappé « un avenir douloureux (89). Plus banal hélas est celui où il lui promet, loin des succès du cinéaste, « une vie de pauvre « (97). Soudain, un sonnet allégorique, dans la tradition de la Renaissance, surgit, où « deux longs serpents » sont des miroirs : « Il s’agissait peut-être de toi, de ta bonne femme et de ton destin » (101).
C’est avec le plus grand soin que René de Ceccatty, traduit le cinéaste maudit et présente cette édition bilingue. Familier des passions homosexuelles et des tourments de l’amour, il sut relever le défi de l’autofiction avec des romans, parmi lesquels Aimer[4], ainsi qu’une biographie fortement épicée de subjectivité en la passion chaste de Leopardi[5], ce poète et philosophe romantique qui sait autant bouleverser le cœur que l’intellect. Reste à le remercier de nous offrir, aussi rapidement après la publication italienne et posthume, de l’une de ses icônes littéraires et homosexuelles, dont il a proposé la biographie[6], ces Sonnets brûlants, rageurs, parfois lourdement épicés et cependant dignes de l’esthétique élisabéthaine, écrits en ce XX° siècle après Shakespeare…
À la forme du sonnet, classique en Italie depuis Pétrarque au XIV° siècle, s’ajoute sur la lyre de Pasolini une forme bien plus moderne : le « poème filmique ». Rage est en effet un torrent où la prose et les vers, les réquisitoires et les métaphores imagées alternent au service d’un engagement vigoureux que l’on appréciera diversement.
Le lecteur que nous sommes exulte lorsque le poète se charge de l’état d’urgence avec ces mots : « Les poètes, ces éternels indignés, ces champions de la rage intellectuelle, de la furie philosophique ». Mais il regrette aussitôt son enthousiasme en pensant que la poésie n’empêche pas de se méfier de mouvements irrationnels et surtout lorsque l’on entend : « Notre monde, en paix, déborde d’une haine sinistre, l’anticommunisme ». Certes, écrivant en 1960, Pasolini ne peut tout connaître de « l’archipel du goulag », pour reprendre le titre de Soljenitsyne[7], mais il n’a pas dû assez lire le Manifeste communiste de Karl Marx pour en mesurer les préceptes totalitaires[8]. En ce sens l’anticommunisme ne peut être qu’une vertu politique. Certes encore, il plaide la cause des « hommes humbles, vêtus de haillons », traités en « esclaves » (l’on pardonnera l’hyperbole), mais c’est pour honnir « le monde puissant du capital ». Ses vers sur la « contre-révolution » à Budapest sont loin d’être clairs, ceux sur l’Egypte semblent faire un éloge douteux : « Villes funèbres d’Allah : / elles crient : indépendance et socialisme ! » La propension des poètes et des intellectuels à mésestimer le libéralisme politique et économique pour lui préférer les espérances totalitaires est de longtemps partagée…
Si comme lui, nous nous méfions des « foules médiocres d’électeurs », nous lui reconnaissons la verve contre le « lynchage », contre les « insultes fascistes au juifs », contre le racisme (« Il s’appelle Couleur »), l’éloge de la libération des pays colonisés, même si ce n’est pas un gage de prospérité et de liberté. L’un des pires moments est atteint avec « Fêtes pour la victoire à Cuba », un piètre poème outrageusement aveugle, où Fidel Castro et Che Guevara sont certainement des modèles ! De même, à l’occasion de l’Algérie, seule la France est vilipendée !
Mieux, cependant, dans les pages de « Guerre en Corée », il va jusqu’à accuser ce « Dieu [qui] punit / les sodomes en haillons, les gomorrhe / de la misère, les courses de l’amour pouilleux », en une réelle révolte métaphysique, y compris à l’occasion d’inondations : « les chroniques du bien et du mal peuvent se déchaîner ». La satire s’étend à la télévision, « arme inventée pour la diffusion de l’insincérité, du mensonge », « la voie qui oppose des blagues à la Tragédie » ; ce qui reste bien actuel.
Parfois la langue du poème en prose est plus lyrique, à l’égard d’actrices fêtées, comme Sophia Loren, Ava Gardner, ou Marylin, qui apparait « comme une poussière d’or ». L’on y côtoie avec bonheur l’éloge de la bibliothèque, du théâtre, de la pinacothèque, où il s’agit de dire « adieu » à « la gloire de la peinture soviétique ». Tout l’univers d’un cinéaste et écrivain cultivé, présenté avec rigueur par le préfacier Roberto Chiesi ; et de manière partisane par la postface.
Est-ce véritablement de la poésie ? Elle n’a pas toujours la richesse rhétorique et l’attrait des images que l’on attendrait, mais elle s’exprime comme un montage cinématographique en soixante-seize séquences en rafale, parallèles au déroulé du film du même titre sorti sans guère de succès en 1963. Le livre restant une sorte de kaléidoscope au service d’une chronographie. En tout état de cause, une poésie engagée ; pour un fervent catholique pensant que l’Eglise devait se ranger du côté de l’opposition de gauche. Hélas il ne suffit pas de l’engagement pour être juste au regard de l’éthique politique. Eluard[9], Aragon se sont fourvoyés dans le communisme, Céline[10], qui n’était pas un poète, dans l’antisémitisme, alors que le Russe Joseph Brodsky[11] a combattu le communisme avec ses modestes vers. L’on peut être un artiste de grand talent et être un âne complice des totalitarismes hélas ! Il n’en reste pas moins que ce livre permet de mieux connaître un écrivain et cinéaste qui a plus d’une esthétique dans son sac, livre à la fois démodé, percutant de rage et témoin des idéologies de son temps, comme ses Sonnets sont les témoins d’un amour intemporel, comme son film L’Evangile selon Saint-Matthieu est le reflet d’une intense spiritualité…
T. Guinhut : Gouache, crayon et collage sur papier.
Lettre à une jeune femme politique :
socialisme et islamisme.
A Cosmopolis, le 26 mai 2012
Chère jeune femme politique,
Permets-moi, quoique je ne sache pas si tu me lis, de t’écrire ici pour guider un peu tes premiers pas politiques. En effet, quel monde allons-nous te transmettre ? Devant les dangereuses turbulences des dettes européennes et les menaces sur les libertés d’expression, de culte ou de non-culte, peut-être n’est-il pas inutile de t’avertir, et de te proposer quelques exhortations, certes assez peu réjouissantes. J’aurais aimé pouvoir t’offrir un futur plus assuré, plus serein…
Garde-toi du socialisme. A moins que tu sois carriériste. Et si socialiste est ta conviction, ta foi, n’en parlons plus. Si l’ambition est ton seul motif, ce sera déjà un assez délicat travail que de humer, suivre, ou, mieux, précéder le sens du vent. Il est clair alors que tu seras socialiste. A toi de choisir le caméléon de rose et de rouge qui te siéra le mieux. Il est à craindre qu’avec, outre la possession des pouvoirs exécutif et législatif, de la quasi-totalité des régions, de la plupart des grandes villes, avec l’obédience gauchisante du plus grand nombre de la magistrature judiciaire, avec l’appui de ce quatrième pouvoir -la presse et de ses 80% de journalistes de gauche- sans compter l’Education nationale, que la séparation des pouvoirs selon Montesquieu ne soit plus qu’un leurre. De plus, à droite, on rivalise également d’étatisme, de ponction fiscale, d’interventionnisme économique colbertiste et keynesien. Si ce contre-modèle, qui fait de l’égalitarisme, de la suradministration, de la contrainte sur un marché du travail qui n’obéit plus guère aux lois du marché, qui nous conduit au gouffre du chômage, de l’endettement, du vieillissement et de l’atonie programmés de l’économie, si, disais-je, ce contre-productif modèle de la redistribution sociale à outrance, donc essentiellement socialiste, n’a pas ton agrément, arme-toi de courage !
Car peut-être te faudra-t-il, chère jeune femme politique, « Penser avec la minorité et parler avec la majorité », pour reprendre « L’Art de prudence » de Gracian, qui précisait en 1647 et à ton adresse : « L’opinion libre, l’on ne peut ni ne doit la violenter ; elle se retire au sanctuaire de son silence et, si parfois elle se manifeste, c’est à l’abri d’une minorité choisie[1] ». Ainsi, à moins de travestir tes convictions, tu devras affirmer, comme je le fais ici, une authenticité dommageable à ta carrière, tu devras choisir tes interlocuteurs et fonder avec quelques esprits libres une réelle éthique libérale de façon à libérer l’avenir de ta génération et tes descendants.
C’est avec pertinence qu’en 1859 John Stuart Mill te parlait à l’oreille que tu as si bien ourlée : « Si on regardait le libre développement de l’individualité comme un des principes essentiels du bien-être, si on le tenait non comme un élément qui se coordonne avec tout ce qu’on désigne par les mots civilisation, instruction, éducation, culture, mais bien comme une partie nécessaire et une condition de toutes ces choses, il n’y aurait pas de danger que la liberté ne fût pas appréciée à sa valeur ; on ne rencontrerait pas de difficultés extraordinaires à tracer la ligne de démarcation entre elle et le contrôle social. Mais malheureusement on accorde à peine à la spontanéité individuelle aucune espèce de valeur intrinsèque.[2] » Il est évident que cette spontanéité individuelle est autant cette liberté d’entreprendre et celle des mœurs qui fondent le libéralisme classique.
La servitude volontaire, pour reprendre le titre de La Boétie, sera-t-elle tienne ? A moins que tu préfères tenir les rênes socialistes de cette servitude, et ainsi marcher dans ces allées d’un pouvoir qui engraisse sa richesse en puisant et en épuisant les poches des énergies privées, découragées, voire exilées (dois-je te conseiller d’émigrer vers un pays à l’avenir plus assuré ?). Hélas, te disait Tocqueville en 1840, « l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs. Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultramonarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère. Les vices des gouvernants et l’imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine ; et le peuple, fatigués de ses représentants et de lui-même, créerait des institutions libres, ou retournerait bientôt s’étendre aux pieds d’un seul maître.[3] » Que ce maître soit la violence révolutionnaire, barbare, fasciste ou communiste, théocratique, voilà contre quoi il faut impérativement se prémunir.
Garde-toi de l’islamisme. Ou plus exactement de l’Islam, s’il n’est pas religion intime et s’il empiète sur l’espace politique au point de te menacer, chère jeune femme issue de l’humanisme et des Lumières. Saurais-je te conseiller un livre, afin que tu saches « comment l’islam va transformer la France et l’Europe » ? Ou, s’il t’est possible (pardonne cette lourde tâche qu’à tes lèvres je confie), afin que tu contribues à écarter cet étau. Ouvre alors les yeux sur une révolution en cours et largement occultée, euphémisée, niée par nos Socialistes et autres bien-pensants du métissage des cultures. Alors qu’il s’agit d’une invasion, d’abord adroite et discrète, ensuite insidieuse, enfin totalitaire et théocratique. Le sociologue américain Christopher Caldwell[4] rassemble en son ouvrage tous les fils qui nous paraissaient jusque-là épars. Oui, il te faut, avec le sens de la nuance, la précision et l’exactitude de Caldwell, être islamophobe[5]. Non pas par haine sourde, par préjugé infondé, mais en connaissance de cause ; non pour rejeter des individus a priori, mais pour ne pas consentir à ce que l’Islam ronge, rogne, égorge nos libertés durement acquises par des siècles d’histoire européenne. Qu’il s’agisse du rituel hallal, anti-hygiénique, dangereux pour la santé publique, inhumain envers les animaux, empreint de superstitieux assujettissement et d’impôt religieux, qu’il s’agisse de l’interdiction de tout humour, voire de toute argumentation envers une culture et une religion, alors que la tradition de Voltaire nous assure la liberté critique, qu’il s’agisse des menaces sur la mixité, sur la liberté amoureuse et sexuelle, sur ton élégance, ton aisance vestimentaire librement assumées, te voilà plus directement concernée, chère jeune femme politique.
Ainsi Christopher Caldwell vient d’obtenir « Le Prix du livre incorrect 2012 » pour Une Révolution sous nos yeux. Pourtant, j’ai cru lire le livre le plus correctement écrit et documenté qui soit ! Evaluer, comme il le fait, les conséquences sociales, spirituelles et politiques de l’immigration musulmane depuis un demi-siècle, au point de constater que sous nos yeux aveugles l’Occident est mité par des poches de charia, des zones de non-droit (entendez de délinquance et de tyrannie obscurantiste) est à la fois un travail de titan, et une courageuse prise de responsabilité. Nous sommes en effet responsables, chère jeune femme politique au premier chef menacée par cet affreux sexisme, de notre destin, s’il est encore entre nos mains.
Non, notre passé colonisateur n’a aucune culpabilité dans cette invasion économique qui serait louable s’il ne s’agissait pour les immigrants que d’améliorer leur condition, leur niveau de vie et de libertés. Caldwell montre bien que des pays qui n’ont jamais eu de colonies, comme la Suède, font face aux mêmes problèmes graves que le Royaume-Uni ou la France. Non seulement l’intégration se fait attendre, mais notre journaliste newyorkais a constaté que « les jeunes musulmans […] se désassimilaient[6] », que les seconde et troisième générations rejetaient trop souvent l’identité européenne au profit de celle musulmane, au point de gangréner de poches d’Eurabia la civilisation issue des Lumières et la démocratie libérale… Ainsi notre tolérance permet une impunité dangereuse, notre faiblesse démographique nous rend minoritaires, sinon indésirables, dans de vastes quartiers. Quant à nos piètres arguments du sauvetage d’industries moribondes grâce aux bras immigrés, ils se trouvent pour le moins démodés devant la prégnance du chômage chronique et de l’addiction aux aides sociales. Comment repenser le droit d’asile et le « devoir d’hospitalité[7] », comment gérer les émeutes récurrentes, tribales et interconfessionnelles, comment refuser sans honte « antisémitisme et antisionisme[8] » musulmans, sans compter l’angélisme des gauches européennes qui est au pire complice, telles sont les problématiques pour le moins difficiles que te confie, chère jeune femme politique, notre informé Caldwell. Faut-il alors sombrer dans l'opprobre du populisme anti-immigrés, ou retrouver le sens des libertés qui nous sont consubstantielles et chères ?
Chère jeune femme politique, pardon si je t’ai ennuyée. Si j’ai paru tenter de te décourager… Cependant, dans ton nom, « jeune femme politique », sont contenues toutes les valeurs indispensables : cette jeunesse que l’éducation ouverte propulse vers un avenir meilleur, cette féminité qui est égalité devant le droit, quelque soit ton origine, cette inscription dans la cité et la civilisation, que tes talents, ton mérite permettent dès maintenant de vivifier… Oui, chère jeune femme politique, tu veilleras avec nous à éviter les Charybde et Scylla du socialisme et de l’islamisme, pour restaurer enfin la démocratie libérale.
[1]Baltasar Gracian : Traités politiques, traduits et présentés par Benito Pelegrin, Seuil, 2005, p 346 et 347.
[2]John Stuart Mill : Sur la liberté, cité dans Pierre Manent : Les Libéraux, Hachette Pluriel 1986, tome 2, p 355 et 356.
[3]Alexis de Tocqueville, Œuvres, tome II, La Pléiade, 2001, De la Démocratie en Amérique, II, IV, VII, p 840.
[4]Christopher Caldwell : Une Révolution sous nos yeux. Comment l’Islam va transformer la France et l’Europe, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Johan Frederik Hel Guedj, Editions du Toucan, 2011, 544 p, 23 €.
Plano del Hospital, Benasque, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Bashô, Seigneur ermite :
L'Intégrale des haïkus.
Traduit du japonais par Makato Kemmoku & Dominique Chipot,
La Table Ronde, 480 p, 25 €.
Avec deux poèmes de Bashô sur papier Tanzaku, Période Edo, XVII°,
Yamagata Museum of Arts.
Comme un trait zen, en une rapide calligraphie en trois temps et dix-sept syllabes, le haïku illumine la langue, le cosmos et le moi. Cet apport soudain de la culture japonaise à la poésie universelle est à jamais inséparable du nom de Matsuo Bashô (1644-1694). Jusque-là, nous n’avions en français que quelques poignées éparses de ces ikebanas poétiques. C’est avec un sentiment de joie sans mélange, de plénitude, que nous ouvrons enfin ce si beau volume vert sous-bois, contenant l’intégrale des 975 haïkus composé par ce maître errant, qui tirait son nom d’un bananier d’ornement offert par un disciple et planté devant sa première cabane. Il se portraiturait ainsi :
Restituées avec leurs idéogrammes et leur française prononciation imprimés en vert grenouille, disposées dans l’ordre chronologiques, et enrichies de notes, ces miniatures savent le plus souvent nous transmettre l’étonnement d’une adéquation entre les pas sur le chemin et la cristallisation d’une beauté jamais encore perçue, entre un être au monde presque trivial et une transcendance inouïe :
« Rosée goutte à goutte -
Pourrais-je y laver
les poussières de ce monde ? » (186)
Lire Bashô, c’est l’accompagner le long de ses pérégrinations montagneuses, parmi les bois et sous la lune, autour des paysages du Fuji, parmi le froid et la neige, en des haïkus particulièrement graphiques :
« Ce nuage noir déverse-t-il
son averse d’hiver sur la crête ?
mont Fuji enneigé » (149)
« Envol de pluviers
La nuit est prévue pour huit heures
comme le vent violent venant du Mont Hie » (657)
« Inondation de la voie lactée
Les deux étoiles devront dormir
sur des rochers » (791)
« Sur le paravent doré
le pin millénaire
Solitude hivernale de ce maître » (808)
« Faire voltiger
l’éventail
Cumulo-nimbus » (871)
« Extraordinaires,
ces chrysanthèmes qui survivent
au typhon » (927)
Mais on y croise également l’amitié de ses disciples et le goût du saké, les animaux (biches, sanglier, grillon ou grenouille) et les chrysanthèmes, sans compter sa prédilection pour l’automne. Parfois, il va jusqu’à la discrète, et cependant fulgurante, notation autobiographique, si l’on songe que les parents, par superstition, gardaient le cordon de leurs nouveau-nés :
« Pays natal -
en cette fin d’année je pleure
mon cordon ombilical » (339)
Non sans autodérision, l’autoportrait vient poindre entre les fleurs de cerisier et le brame des cerfs :
« Une courge cireuse -
La forme de nos visages
tout altérée » (890)
Et c’est sans apitoiement qu’il se regarde, fidèle à son éthique, à sa destinée de poète modestement philosophe :
« Saumon séché
et maigreur du bonze vagabond
dans les grands froids » (656)
Lui qui, dès treize ans, apprend les rudiments auprès d’un maître du genre, sait bientôt le dépasser au point de fonder une école poétique à succès à Edo (l’actuelle Tokyo). Soudain, il lâche la vie mondaine, se fait moine ermite et voyageur, pauvre errant sur les sentiers du Japon, rédigeant également de sauvages et sereins Journaux de voyage[2]. L’écriture est alors une longue patience, une ascèse intellectuelle presque picturale :
« Contemplant les fleurs sans lassitude,
mon carnet de haïkus
rarement sorti du sac » (27)
Evidemment la traduction reste une gageure. Sans prétendre avoir la moindre compétence dans la langue japonaise du XVIIème, on ne peut résister à la tentation de comparer des restitutions. Quand nous lisons ici « Au bord de la route / ces fleurs d’hibiscus… / que mon cheval broute ! » (176), Joan Titus-Carmel[3] nous offrait : « Au bord du chemin / un hibiscus – le cheval / vient de le manger ! », il faut apprécier en cette collusion surprenante l’apport précieux de la rime, même si cela n’a rien de japonais. Ou encore : « Un corbeau perché / sur une branche défeuillée - / Soir d’automne » (118) était devenu « Sur une branche morte / un corbeau s’est posé - / crépuscule d’automne ». Il semble que Makoto Kemmoku et Dominique Chipot vont vers plus de concision et de « sorcellerie évocatoire » pour reprendre le mot de Baudelaire[4]. Ont-ils su puiser dans l’encrier du maître ?
« J’ai ramassé une pierre
semblable à un encrier
contenant les rosées » (580)
L’humour et la simplicité, la beauté des choses et de l’espace, l’art de la suggestion sont les concepts clés du haïku. En toute cohérence avec l’esthétique zen, où fugacité et détail embrassent une dimension immense de l’espace et de la condition humaine, le haïku de Bashô est un art de vivre et de sentir qui ne peut que nous être précieux. A nous, lecteurs vaniteux, un peu d’ironie ne nous fera pas de mal :
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Blot, Fédérop, 136 p, 14 €.
Charles Lane : La Vie dans les bois,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Gillybœuf, Finitude, 80 p, 12 €.
Si le préjugé voulait imaginer que les Etats-Unis soient un pays dénué de philosophes, entre Hannah Arendt et Leo Strauss, sans compter aujourd’hui John Rawls et sa Théorie de la justice, il faut parmi bien d’autres compter Ralph Waldo Emerson (1803-1882), ce transcendantaliste pour qui l’essence spirituelle de l’être est fondamentale. Cette belle publication des Travaux et les jours (tiré d’un ensemble plus vaste titré Société et solitude) attire notre attention sur l’harmonie de l’individu et de la nature dans le grand tout, conceptualisée par cet ami intime de Thoreau. Comme le fit leur compatriote Charles Lane, qui, en 1844, publiait sa Vie dans les bois. Ainsi sont mis en lumière deux précurseurs des mouvements écologistes.
Dans une prose intensément lyrique, ce sont, sous la plume d'Emerson, cinq petits essais vantant « La vie à la campagne » dans le cadre de ce qu’il faut appeler un romantisme américain. De la nostalgie de l’âge d’or à la communauté utopiste de « Brook Farm » où il rêvait d’une « économie fraternelle », le blâme de la propriété du territoire et de l’argent est l’envers d’un éloge du fermier (« celui qui crée »), du marcheur, des paysages et du climat du Massachussetts parmi lesquels « La marche exerce aussi une influence sur la beauté. ». Son éducation « en sciences de la beauté » et en savoir-faire agricole est à lire dans le cadre de ce que l’on appellera plus tard l’écologie : « Un homme devrait porter la nature dans sa tête ». Mais après un éloge des technologies du XIX°, Emerson reproche aux machines d’être « agressives » : elles « dépossèdent l’homme ». Dans la lignée de Rousseau, il considère que les progrès techniques ont contribué à faire décliner les mœurs. C’est avec bien trop d’idéalisme qu’il affirme que « ce qui a été fait de mieux dans le monde -les œuvres de génie- n’ont rien coûté. » Au contraire de l’éloge du commerce qui rapproche les peuples, contribue aux richesses et aux libertés selon Voltaire et Montesquieu, il déplore que « l’égoïste et cupide Commerce » soit le plus grand améliorateur du monde » au détriment du « grand cœur ».
Reste posé le problème de la validité de cette belle et sensible exaltation de la nature, de cette « science de la beauté », où « les montagnes sont des poètes silencieux », qui jouxte une méfiance discutable envers les progrès technologiques de la civilisation. Si Emerson peut aujourd’hui être considéré comme un précurseur des mouvements écologiques dans le meilleur sens du terme, il préfigure également leur face d’ombre : la décroissance, les préjugés antiscientifiques qui menacent l’évolution de l’humanité vers plus de bonheur. Il n’en reste pas moins qu’il reste loisible de méditer ses réflexions de sage, dans la tradition du poète grec Hésiode auquel il emprunte son titre : « Les travaux et les jours nous étaient offerts, et nous avons choisi les travaux ».
Rendons justice à Emerson : son idéalisme n’était pas dénué d’humanisme, puisqu’en son versant libéral il prit position en faveur des Indiens, des esclaves fugitifs, de l’abolitionniste John Brown et du droit de vote des femmes. Et s’il appelle l’Amérique à faire chanter les poètes et se déployer les arts, c’est dans le cadre d’un large accès à la culture antique et contemporaine, mais aussi d’un retour à la nature qu’il est certes essentiel de savoir respecter. On est en droit trouver cela passéiste, ou, mieux, délicieusement moderne, mais Emerson n’en a pas moins raison lorsqu’il exulte : « La vie n’est bonne que lorsqu’elle est magique et musicale, d’une harmonie et d’un accord parfait ».
Peut-être la conscience écologique est-elle née avec le romantisme. Mais c’est aux Etats-Unis que Thoreau publia en 1854 son célèbre Walden ou la vie dans les bois. Sait-on qu’il rendait ainsi hommage à un court texte d’un ami cher ? Dix ans plus tôt, Charles Lane avait en effet publié cet essai dans un journal transcendantaliste. Ce végétalien libertaire rêvait d’une « Union universelle » et de « famille associative ». Hélas cet anti-esclavagiste se montra fort despotique dans la communauté de « Fruitlands » qu’il fonda, avant d’aller vivre en Angleterre une respectable existence victorienne. Reste que son idéal d’équilibre entre civilisation et vie sauvage est une bien belle utopie, mise en mots dans La Vie dans les bois ; quoique comme toutes les utopies, elles doivent rester une liberté pour quelques uns et non devenir une tyrannie pour tous. Pour lui, la « vie de collectivité et de promiscuité » est un ennemi digne d’être éliminé par « un bras robuste armé d’une hache ». Ce qui ne place guère cet essai sous le signe de la tolérance, même si la polémique est talentueuse. Une « cité commerçante raffinée » ne vaut pas la nature sauvage. Et l’homme blanc ne vaut pas l’indigène. Charles Lane se livre à un parfait éloge des Indiens, de leur religion du « Grand Esprit », de leur nomadisme et de leurs tribus. Quant à « l’étudiant civilisé », il n’est rien devant « l’étudiant naturel ». L’auteur vise cependant à « rendre le travail manuel plus digne et plus noble, et l’éducation intellectuelle plus libre et plus aimante ». On est certes en droit de trouver notre essayiste pour le moins idéaliste, voire réactionnaire, il n’en reste pas moins que cet « homme des bois » tant vanté dont « chaque sens est intégralement préservé », témoigne d’un mode de vie associé à une nature qui, elle aussi, s’il ne s’agit pas de la diviniser au dépens de l’homme, doit voir tous ses sens préservés.
Thierry Guinhut
Article, ici augmenté, publié dans Le Matricule des Anges, janvier 2011
William T.Vollmann : La Famille royale, traduit de l'anglais (États-Unis) par Claro,
Actes Sud, 2004, 944 p, 30 € ;
William T.Vollmann : Le Grand partout, traduit par Clément Baude,
Actes Sud, 256 p, 2011, 22 €.
William T. Vollmann : Les Fusils, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,
Le Cherche Midi, 2006, 416 p, 21 €.
William T. Vollmann : Central Europe, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,
Actes Sud, 2007, 928 p, 29,80 €.
William T.Vollmann : Décentrer la terre, traduit par Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux,
Tristram, 2007, 320 p, 23 €.
Vollmann œuvre souvent dans le monstrueux. Outre un monumental essai de 4000 pages sur la violence, inédit en français, son roman le plus remarqué, La Famille royale, faisait 940 grandes pages bien tassées. Ecrivant une épopée de la prostitution, il dressait une fresque impressionnante des bas-fonds, de leurs horreurs et splendeurs méconnues. Devant une telle ambition, les esprits chagrins lui reprocheront sa propension à une ampleur pas toujours nécessaire, comme dans son omnivore Central Europe. Les Fusils, quoique d’une taille plus supportable, n’échappera pas à ce reproche de longueurs parfois étirées… Mais force est de constater que le titanisme d'un tel écrivain ogresque mérite le respect.
Car William T. Vollmann (né en 1959) fait Sept Rêves, « histoire symbolique du continent américain en sept volumes » dont quatre sont aujourd’hui publiés, parmi lesquels une Vraie histoire de Pocahontas et du Capitaine Smith, puis Les Fusils qui, quoique le sixième, est le seul à être soumis à la sagacité du lecteur français.
À travers deux explorateurs à un siècle et demi de distance, Vollmann écrit l’histoire du grand nord canadien au travers d’éprouvants voyages polaires. La dimension historique est certes ici présente, avec le récit de l’exploration du fameux « Passage du Nord-Ouest » entre glaces et îles du grand nord canadien par le capitaine sir John Franklin, qui, à partir de 1845, lui coûta la vie, avec tout son équipage. Comme vu de l’intérieur de l’expédition, c’est un roman dans le roman qui entretient une relation onirique avec l’odyssée de celui que l’on sent être l’alter ego de l’auteur. En effet, parallèlement, dans les dernières années du XX° siècle, Subzéro, « jumeau » du précédent, et dont le nom est bien sûr tout un programme, reparcourt ces territoires lacunaires et blancs, à la recherche de cette mémoire, et de celles des peuples épars sur ces terres arctiques. Comme son mentor, il rencontre Reepah, une amérindienne « au cœur magnifique » : s’unir à elle par amour, c’est pour lui s’unir totalement à ce territoire, à ses habitants.
À l’instar du peuple prostitué de La Famille royale, ce sont ici des populations délaissées, souvent méprisées, qui tentent de survivre, malgré la dégradation de leur milieu à cause du réchauffement climatique, de l’exploitation des ressources et de la contamination par le mode de vie occidental : « Les crêtes des toundras étaient transmuées par l’agencement miraculeux des bulldozers en buttes de terre, et les animaux devenaient de la viande. » Vollmann, « s’interrogeant sur les qualités morales des fusils », voit en effet dans l’irruption des objets et des technologies la cause des évolutions, voire des bouleversements des cultures. C’est ainsi que les Inuits regardent les fusils « teindre la glace de sang ». L’auteur cependant a garde de ne pas accuser l’instrument de tous les maux, dans un monde où les déplacements de populations par le gouvernement canadien sont discutables, où il fait faim, dans un froid polaire, qui est aussi trop souvent celui du cœur. L’un des moments les plus impressionnants est peut-être le séjour solitaire dans une station abandonnée, par moins quarante. Le fusil ne peut rien contre le pouvoir de la glace…
Subzéro partant pour une quête du froid, une quête de soi et de l’autre, Vollmann a-t-il voulu écrire, quoique avec une modestie qu’on attendait peu de sa part, avec une langue sobre, des personnages pleins d’humilité, son Moby Dick bardé de citations? Roman historique, encyclopédique et d’aventure, déploration d’une culture menacée, Les Fusils est tout cela à la fois. Les Inuits en voie d’acculturation n’échappent ni à la plume investigatrice, ni à la sensibilité de Vollmann qui écrit par fragments, comme pour marquer les étapes d’un journal de navigation ou de marche parmi la toundra. Il laisse ainsi respirer l’espace entre réalité et imaginaire, entre constat politique engagé et fiction. Sans compter les croquis, personnages, cartes et paysages, comme saisis sur le vif du froid, qui ajoutent au livre une dimension plastique et poétique bienvenue.
En deux livres complémentaires, William T. Vollmann extrait des bas-fonds de San Francisco et des Etats-Unis une matière humaine aussi sordide que lumineuse, qu’il s’agisse de l’inframonde de la prostitution ou de celui des hobos. Un récit en forme de reportage côtoie un vaste et ambitieux massif romanesque.Tout écrivain des États-Unis qui se respecte doit un jour écrire son Grand Roman Américain. Prendre en écharpe son continent, ses générations, lorsque Franzen radiographie une famille dans Les Corrections et dans Freedom, ou pour prendre des exemples plus encore convaincants : JR de Gaddis et Contre-jour de Pynchon... Comme dans son grand roman européen, Central Europe où il aborda l’Histoire par la face cachée de ces dirigeants, de ses artistes et poètes, dans le millier de pages de La Famille royale Vollmann pervertit le genre en dénonçant un modèle social et familial, puis en explorant un sous-royaume inquiétant, revanche, geôle et refuge de ce « club des perdants » qui s'échine à l'ombre de la brillante machine économique.
John, financier en phase de réussite, a une femme d'origine coréenne qui fascine et attendrit celui qui porte« la Marque de Caïn » : Tyler, « vieil enfant » et détective privé miteux. Ne convoite-t-il pas, mais avec la complicité romantique requise, l'Irène de son frère, malheureuse en ménage et pure, opposée aux milles putains parmi lesquelles il poursuit une enquête sordide. Sa dantesque descente aux égouts et enfers de San Francisco prendra une direction inattendue, lorsque le mystérieux suicide de son « ange», signant l'échec de l'immigration et de l'adaptation, l'aura laissé sur la rive froide de la vie. Bientôt amoureux d'Africa, la « Reine des Putes », il choisira de rallier la « famille royale » et sa « colonie d'insectes ».
Mais c'est par Brady, caricature infâme du capitalisme, que Tyler est payé. Ce commanditaire, brutal et raciste, monte à Las Vegas un marché aux filles « virtuel », le « Feminine circus », où elles sont achetées, baisées, parfois torturées, tuées, et pour lequel il convoite la « Reine des Putes ». « Tout le monde fait comme si ce n'était pas réel » fait remarquer Tyler. Les handicapées mentales, fort prisées, sont-elles de cet avis ? C'est ainsi que le mal irrigue les rapports humains, qu'une Reine violente et outragée remplace l'autre. Comment s'opposer aux sbires du Roi Dollar ? Quant à savoir, selon la citation de Sade placée en épigraphe, si « c'est la multitude de lois qui est la cause de cette multitude de crimes », cela reste très discutable... D’autant que le manichéisme de Vollmann peut paraître fort simpliste : riches pourris contre pauvres radieux rejetés dans les bas-fonds.
Ainsi, pitoyables, parfois affreuses, bourrées de crack et de cicatrices, violées et victimes d'avortements, les prostituées, ces « travailleuses buccales ou vaginales » pourtant capables de générosité d'âme, sont décrites avec lyrisme, avec une incroyable tendresse et humanité, dans le cadre d’une fresque baroque. Y compris le répugnant pédophile affilié à ce FBI auquel il apporte son concours pour piéger bien pire que lui. Quant aux « Vigs », ces membres des comités de vigilance, leur intransigeance morale n'est-elle pas pire, leur violence plus intimement affiliée à ce mal qui est en fait le partage de l'homme ? Tous sont en effet « sortis déjà corrompus de la matrice ». Irène même est-elle indemne de cette contamination par le syndrome de Caïn ? La déréliction emporte tout dans son flot : « il devrait y avoir un sens » ou une « histoire », mais l'on ne trouve « que des crottes de rat. »
Le substrat mythique, biblique, la narration du voyage labyrinthique de cercle en cercle parmi l'enfer américain, l'étourdissante profondeur et richesse stylistique font de La Famille royale un roman picaresque et de mœurs incontournable. Même agaçant souvent la patience du lecteur, les longueurs (Vollmann dut consentir une ponction sur ses droits d'auteur pour les maintenir) n'obèrent pas la fascination de qui s'engage dans le parcours initiatique, dans l'odyssée brisée d'un Tyler finalement ravalé au rang des « hobos », ces vagabonds faméliques des « errances ferroviaires ».
Ces hobos sont pourtant les héros du plus modeste récit qu’est Le Grand partout, rafraichissante épopée des simples et clochards, des amoureux de la vastitude américaine qui voyagent gratis en se cachant dans les trains de marchandises. Dans le cadre de ses voyages, Vollmann, qui agrège ici reportage, confession et descriptions paysagères lyriques, n’est guère ami de la légalité : la « resquille » est le pain quotidien d’un sport, d’une éthique et d’une liberté, en-dehors de ceux des « citoyens ».
Dans la tradition de Thoreau, London et Kerouac, auteurs fétiches qu’il rappelle abondamment, Vollman n’est pas loin d’écrire le « conte de fées » des vagabonds transcontinentaux : « il se peut que j’aie transformé une sale réalité en un monde légendaire ». Même s’ils font profession de « ne jamais rien voler d’autre qu’un voyage », l’auteur et son ami et complice, Steve, qui se font hobos le temps d’une évasion, d’un reportage, tout en conservant le confort de pouvoir rentrer chez soi en avion, ne sont pas loin d’idéaliser leurs discrets compères, pourtant non à l’abri de la délinquance et de la violence. C’est néanmoins avec la plus grande humanité que l’essayiste et narrateur se penche sur ces « hommes qui sont du côté abimé de la vie », qui bourlinguent parmi les marges ingrates des réussites et des déboires de l’immense économie américaine.
Une dimension mystique et métaphysique imprègne ce petit livre, avec des interrogations telles que le « Qui suis-je ? », ou les allusions au poème Montagne froide du chinois Han Shan[1]… Ainsi, entre gare de triages et voies aléatoires, de la Californie aux Rocheuses, en passant par les grandes plaines, il s’agit de partir, qu’importe la destination, vers « le territoire du N’importe Où », avec pour viatique la « Vénus Diesel », graffiti récurent parmi les wagons, fantasme dont la réalisation est « aussi rare qu’une licorne, plus précieuse que la pierre philosophale ».
Rien de gratuit chez Vollmann, aucune fausse sentimentalité, son réalisme sans fard est cependant traversé d'impossibles aspirations lumineuses, comme lorsque le détective de La Famille royale, poursuivant la fibre du mal, tel Ismael cherchant Moby Dick, monte dans la librairie City Lights pour un moment d'ingénieuse contemplation des livres et des toits... À la hauteur de Pynchon, autre grand fondateur de quêtes postmodernes, les monstruosités littéraires et les plus humbles chroniques, séductrices, édifiantes et cruelles, mais aussi compatissantes de Vollmann plongent tête baissée autant sous le versant glauque de la réussite américaine que dans l'intimité de la nature humaine.
Une fois de plus Vollmann est prolixe avec son Central Europe. Hamburger un peu lourd aux cent couches de viande et de pain, ce roman destiné aux appétits pantagruéliques est cependant l’un des aliments littéraires les plus roboratifs qui soient. Le massif alpin allait-il accoucher d’une demie souris ? En effet, proposer du même coup Hitler et Staline, les plus grands totalitarismes du vingtième siècle et de surcroît la question de l’art pouvait paraître risqué. Car au cœur des totalitarismes du XX° siècle, les caresses symphoniques et amoureuses se répondent autour du compositeur Chostakovitch.
Central Europe est à la fois une histoire de la violence européenne et d’un parcours d’une des plus grandes aventures artistiques du siècle : celle du compositeur soviétique Dimitri Chostakovitch, mais aussi de ses femmes, de celles de Staline, de Fanny Kaplan, qui tenta d’assassiner Lénine, d’Akhmatova la poétesse… On rencontre également un cinéaste, Roman Karmen, qui filma la libération du camp de concentration de Majdanek, les généraux Vasslov et Paulus, tous chapeautés par le « somnambule » (Hitler) et le « réaliste » (Staline). Malgré le foisonnement d’acteurs et de figurants, cet immense opus est basé sur « l’équation morale entre le stalinisme et l’hitlérisme » et sur « un triangle amoureux imaginaire » : la bisexuelle Elena, son mari Karmen et son amant Chostakovitch, ce « béni-oui-oui », qui est peut-être le personnage le plus fouillé. On devine que la fresque est agitée de main de maître par un grand orchestrateur : Vollmann lui-même, qui fait de Chostakovitch son double en proie à la nécessité de construire et conduire son œuvre parmi les écueils politiques et meurtriers du stalinisme, sans déchoir devant lui-même. C’est en quelque sorte ce perpétuel débat éthique entre l’art et la collaboration avec les puissances totalitaires, rouges ou brunes. Le « monde sous les touches du piano » contre le monde où les hommes sont broyés… Des symphonies à « la dimension épique et panoramique » peuvent-elles racheter l’Histoire ?
Qui est le narrateur omniscient? Officier du régime stalinien, il est lui aussi sensible à la beauté d’Elena, qu’il a pourtant arrêtée. Ce digne espion communiste, ce manipulateur et tueur expéditif, sans doute ni remord, n’ignore rien des individus, de leurs talents politiques, militaires, scientifiques et artistiques, y compris leurs amours, peurs et dissidences plus ou moins assumées. Mais il est de surcroît un officier allemand qui jette avec Heidegger les livres de Freud dans le brasier, puis assiste aux premiers vols à réaction préparant les V2. Cette bicéphalie, qui est une trouvaille, fait du narrateur doué d’ubiquité un monstre terrible et fascinant, comme une sorte d’entité secrète et partout répandue du totalitarisme.
Rejetons nos appréhensions. On ne s’ennuie pas un instant dans cette immense polyphonie. Entre le choc des armes et des idéologies, les caresses des notes et des corps amoureux nous offrent les superbes pages lyriques que sont ces correspondances musicales et érotiques lorsqu’Elena est à l’origine de l’opus 40 de Chostakovitch.
Outre un monumental essai de 4000 pages sur la violence[1], William T. Vollmann (né en 1959) continue la production de Sept Rêves, « histoire symbolique du continent américain en sept volumes », dont nous connaissons Les Fusils[2], sans compter les 940 pages de La Famille royale, deux beaux livres, quoique pas aussi continuellement passionnants que ce Central Europe… Touche à tout, il ne crée pas seulement un monde, mais un cosmos littéraire, atouur duquel gravitent les Others stories, pas encore traduites. On n’en aura pour preuve que sa contribution à l’histoire des sciences lorsqu’il produit son Décentrer la terre, sur « Copernic et les révolutions des sphères célestes ». On comprendra qu’il s’agit là d’un véritable démiurge littéraire, d’une encyclopédiste faustien en ordre de bataille romanesque qui a su écrire son Guerre et paix, dans lequel les temps de paix sont plus brefs et plus menacés que ceux de Tolstoï : ce sont ceux de l’art et de l’amour.
Thierry Guinhut
Article publié dans Le Matricule des Anges, novembre-décembre 2007
C’était au pli du temps : ou ce marbre ou ta vue...
Tête blonde étudiant l’esprit d'agrégation,
Tu me troublas. Seuls des mots ourlés d’émotions
Embellirent tes traits, durant des mois diffus,
En mon ambre mémoire. Où je te revois mieux
En cette Aphrodite capitoline aimée
Qui fascine et trahit mon art et mes sonnets,
Emprunte ton visage et l'approche des dieux.
Transposant en l’IPhone aventure ténue,
Ces vers entre âge mûr et ta jeune étincelle
Où j’invente piano, amant et entrevues,
Le clavier court, s'enfuit, vers ta chair inconnue.
Marbre si pur du temps et Muse fictionnelle,
Où est la faille abrupte ? Au langage, au réel ?
I
L’ossature sensible aux tempes et au front,
Le crâne si mortel sous la diaphane peau,
Le regard hirondelle ont la pudeur du beau :
Caresser l’idéal, mes respects le sauront.
Praxitèlienne icône en blondeur incarnée,
Où charmer l’impossible, où les Moires calmer,
Pulpe d’ardeur sensuelle, hellénistique don,
Constante cosmologique et joie sans affront...
Or saurais-je, enthousiaste, à la sculpture absente,
Immobile, des seins, leur tendresse et frisson,
Mieux offrir que grise esquisse pour vie décente ?
Pour l’ourlet de ta lèvre et l’esprit de ton front,
Au souffle d’intellect, à ce marbre plastique,
J’offre Amour distillé, sa promesse lyrique.
II
Amour t’a façonnée de ses mots emplumés, Paumes utérines où grandissait ton front, A mesure des os, des muscles et des dons,
Orchis contre le mal en tes yeux assoiffés.
Précieusement sensible et si marmoréenne, Etrangement glacée, précise et malicieuse, Classique agrégative et mésange sereine... A ce puzzle effacé ma mémoire oublieuse
Rature et recompose angelot de tes lèvres, Ce pastiche du peintre et sonnettiste, fièvre D'hormones calmées au poème qui t’effleure...
Canzoniere du web, tu es ton avenir : A ton frontje confie devoir de réunir Racine d’art et d’humanité la meilleure.
V
Toi qui me survivras, seras maturité
Après mon soir mortel, je te donne un sonnet
Afin que ta finesse aborde après ma mort
L’éternité enclose au sein du cadre d’or
Du tableau et de l’art. Quand la fosse des corps
Broiera tous les déchets de nos vies putréfiées,
Ces quatrains rediront le nom de ta beauté,
Ton ardeur au savoir et, de ta tresse, l’or.
Au lieu des vers fouisseurs, j’offre des vers charmeurs
A ton jardin secret, goût du rock et piano,
Du penser, des bijoux, des Rita Mitsouko...
Entends-tu le sursaut des tercets cajoleurs,
D’Amour quisait te vêtir d’un miroir sans tain ?
Souffle sur IPhone et sons élisabéthains…
X
Toi qui lis Platon et Orphée en grec ancien,
Qui traduis et Virgile et Ovide chantant,
Vingt ans séparent tes jeunes talents des miens,
Plus proches de l’inquiétude de Paul Celan,
De Rilke et de Shelley. Je me dois d’échanger
Maturité moderne et jeunesse classique.
Pour que mes vers cendreux et leur sèche panique
Puissent toucher ta lèvre et s’y sentir parler,
Pour que l’universel Eros m’offre ossature,
Pour que la transcendance envole un corps mature
Jusqu’au vernis à ongle pourpré des baisers.
C’est moi qui suis élève aux pieds de ton savoir
Quand mentor je t’offre postmodernes pensées ;
Or l’inactuel sonnet est ton bijou miroir.
XI
Chère lettrée classique et piano romantique,
Comment ne pas m’éblouir de tes qualités,
De ta blondeur qui sait justifier l’art lyrique,
Où tenter de parler la langue qui t’es née…
Il faut bien qu’un orgueil soit ton plumage d’ange,
Quand Messiaen, ses oiseaux, me séparent de toi,
Quand marbre de langage où mon verbe dérange
N’est que poussière de stuc devant ton sang froid.
Muse, t’ai-je méjugée, lorsque j’ai glissé
Mon imperfection au ventre du sonnet mièvre,
Pastiché mon Shakespeare en exaltant tes traits ?
L’inspiré clavier d’IPhone, à tes pieds si vrai,
Sculptera-t-il la fruition de nos longs baisers ?
Mes vers auraient la joie d’être gloss de tes lèvres…
XIX
Tu disparais ; tu me manques affreusement.
Si, rare, je te vois, et planètes et vents
Trouvent l’art de la fugue et le zen équilibre :
Je me délie soudain dans les liens de nos fibres...
Ton tendre maxillaire et tes cheveux tilleul,
La courbe de ta taille, chevilles et nombril
Sont chemin de vertu, gourmandise de l’œil,
Néoplatonisme et songe de Poliphile...
Qui sait si, dieux ou terre, au-delà de nos cendres,
Réuniront nos corps, nos atomes perdus
En un duetto de Bach, en un Amour plus nu
Que la salive aimée de ta langue charnue,
Mobile en mon désir, où je voudrais t’entendre,
Bavarde en mon poème, à ton art dévolu.
XXII
Exercice de style, hommage aux vrais sonnets
De Rilke et de Shakespeare, art futile et désuet
Où seul l’amour des vers, d’une blonde inconnue
Et d’un marbre sans corps a guidé ma main nue...
C’est toi que j’ai tenté de sculpter d’adjectifs,
D’élire dans le blanc et de peindre en couleurs :
Là est ma joie modeste et baume de douleur,
Là nos sens caressés et nos amours fictifs...
Camée blond mémoriel, comment ton élégance,
Tes neurones dansants peuvent-ils là entrer ?
En l’enveloppe de ce marbre aquarellé,
Nait ce visage aux yeux apolliniens qui pensent...
Je t’offris les sonnets de Pétrarque l’intense :
Que tu rendis, dans une boite de silence.
XXVI
Le blanc de l’oreiller, l’or lissé des cheveux,
Paupières reposées, belle aux draps endormie,
Je t’observe et te veille, au doigté de mes yeux,
Idéal esthétique, attendrissante nuit...
De l’inné du sommeil, marbre animé, revis !
Dis-nous combien nous devons changer notre vie,
L’insuffler de beauté, d’autorité de l’art,
Du savoir répandu par un plus neuf regard.
Ton tympan sculptural sur une aile de lin,
L’équilibre du cœur n’est pas sans émotion
Au balancement pur des vers alexandrins.
Que les seuls pouvoirs de l’amour et du poème
Glissent, sous l’oreiller où s’apaise ton front,
Ce sonnet pour gardien et pour eau de baptême.
XLVIII
Comment être amoureux, si l’on n’a plus d’image ?
L’iconophile attend pour te ressusciter.
Ne me reste qu’un blond flouté pour ton visage,
Faute du dessin pur de la réalité.
La mémoire n’a donc pas la hauteur de l’art,
Ni l’amour la puissance où susciter les corps ?
Il me faudrait pourtant cent tableaux pour rempart
A la disparition, mille photos encor
Pour approcher le choix d’individualités,
Les cent mille émotions sachant te composer :
Animée, chaleureuse et sensuelle, attentive,
Discrète ; ou hautaine Damoiselle gâtée,
Le sourire à fleur d’ironie, la pensée vive,
Beauté calme et posée... Temps, rends-moi son portrait !
A la mort du soleil, même l’art s’éteindra.
Mes sonnets parés, donc. Pire, tu t’éteindras...
J’ai voulu protéger des moisissures grises
Du Temps, ton visage blond, pour que tu me lises
Au-delà du sommeil infini de nos os...
S’il existe des dieux, qu’ils aient pour nom Eros,
Ou l’éléphant Ganesh, ou Aphrodite innée,
Comme la grenouille en jade vert étonné
Qui veille aux Japonais de ma bibliothèque,
Peut-être pourraient-ils conserver en leur bec,
Comme une mésange bleue garde à ses enfants
La jaune cicindèle où brillent cent reflets,
Le cosmos de ton front, jeune futur charmant :
Ton immortalité, pour grenat du sonnet.
LXX
Dans tous mes précieux livres, pas un qui soit toi ;
Pas une lyre qui ne résonne de toi...
Ainsi, j'ai cent cadeaux pour ton cœur dans mes bras :
Les notes de Schubert, les sables de Petra,
Les contes aux génies, les rares orchidées,
Les robes de Gucci, les nids de ton plaisir,
Les parfums chocolat et tilleul, les pensées
Des libéraux philosophes, de l’avenir...
A toi, ta liberté de m’aimer ou de fuir.
Je ne peux t’acheter, ni ne veux t’enfermer
Comme un pétale nu en vase de Gallé,
Comme en ta tresse le lien fol de mes soupirs.
Un fleuriste à ta porte a mission de sonner :
Ce sont, pour toi, cortège et bouquets, ces sonnets.
LXXIX
Tes ongles tu as peints comme Klimt en ses toiles,
Tes cheveux tu as noués comme des graminées
Au vent blond qui les plisse, au parfum nouveau-né,
Ta robe noire et nue n’attend plus que l’étoile
Où sa nuit se révèle, où sa chair étincelle...
Au duvet de ta tempe où je vois immortelle
La fragile roseur de l’univers entier,
Je veux prendre une plume, un pinceau raffiné.
Tes clavicules sont la branche où les oiseaux
De ma lèvre timide ont choisi nid d’affects.
Axones et neurones, en la vanité
Des bijoux de tes yeux, de ton crane bombé,
Sont le souffle où la Muse a tissé l’intellect :
Suavité de la voix et terrible du beau.
LXXXI
Te voir est un poison. Que j’aime ce poison
Qui m’abat dans les pleurs, qui tonifie mes veines,
Nourrit ma faim servile et réchauffe ma peine,
Comme une transfusion de groseille et citron,
De jus pressé d’étoile et vapeur de nuages,
De dentelle et de peau, de dents et de carnage,
D’intellect infini, d’ADN et de toi,
Ô ma sorcière exquise, ô il était une fois...
Me guérir et me tuer, hyperbole et beauté,
Je ne suis rien, sinon dire sous ta dictée
Le chiffre des quantas, les dieux des nébuleuses,
Les Muses acharnées, les Pléiades heureuses,
Ce duvet blond secret où je sais le plaisir
De te donner mourir, de te donner ravir.
LXXXV
Les rêves éveillés sans cesse me font fête,
Rocambolesques, radieux et virevoltants,
Imaginant te voir chaque demain du temps,
Jonglant péripéties d’aimer entre nos têtes...
Je t’écris sur IPhone où sonnet envoyé
Me revient, déserté, adresse non valide,
Sentiments sans échos, marbre blond invalide.
Car seule Perséphone en range les reflets
Dans sa boite envasée aux pires collections,
Dans sa corbeille noire où crient la destruction
Des rêves tous mort-nés, le désarroi des armes
D’amour. Cette stèle, et cristal, mouillée de larmes,
Cessera d’envoyer aux dieux Twitter et Ion,
Aux sites de rencontre, une palpitation...
LXXXVI
Des deux sœurs ennemies qui font un duel féroce
Dans mon cerveau, Concupiscence et Amitié,
La seconde a victoire. Quand l’une est véloce,
L’autre a toute endurance et tout savoir aimer.
Mais Amitié si tendre, aux tempes chaleureuses,
Délectation de toi, clémence généreuse :
Il me faut, avec discernement, t’estimer ;
Sans compter ce respect dû à ta liberté.
De Poros et Penia, je suis le fils ardent,
L’amoureux d’Aphrodite, en toi Dame interdite
Par ton jeune lointain et mon âge prudent.
Où sont partis les dieux ? Ne restent que redites,
Homme et femme acharnés à perpétuer l’amour,
Le sperme des sonnets et l’ovule du jour...
LXXXVII
Sur la carte de Tendre, où partager nos mains ?
Sommes-nous, au Banquet de Platon, deux moitiés ?
Suis-je affect sublimé ou intellect inné ?
Suis-je manque et désir, surabondance enfin...
Est-ce amour génital ou union avec Dieu ?
Suis-je Erato, élancée vers mon Aphrodite ?
Eros, dit-on, un jour, se blessa au milieu
De ce muscle cardiaque aux vertus inédites.
Il aima sans pouvoir contre autrui retourner
La flèche au doux poison. Que croyez-vous qu’il fît ?
Il mâcha jusqu’au sang et le cœur et l’acier.
De ce bourbier d’amour sur la terre craché,
De ce fiel liquoreux, ce champagne, naquit
Un lys blond qui est toi, le nom de mes sonnets.
CII
Narcisse en mes sonnets, je ne veux qu'un miroir :
Toi. Miroir incomplet où toute connaissance
N'est que fragment infime et facettes intenses
Où tu brises, effaces, ce que je crois voir.
Callipyge blondeur où respirer la vie,
Il me faudrait cent mystiques pour naviguer
En tes rêves, tes nuits et neurones bleutés,
Sans pouvoir concilier tes visages promis.
Je cherche une blondeur qui n'est autre que toi,
Une quête impossible et jamais achevée
Dans une multitude où seule la terreur
De te voir m'ignorer me blesse en majesté,
Où seule l'ironie égratigne ma foi :
Où je cultive encor ma compagne intérieure.
CXXV
Et pour être gâtée, quels cadeaux voudrais-tu ?
Non pas gâtée pourrie par sotte vanité,
Mais par une exigeante, attentive vertu :
Ces présents sont pour ta jeune maturité.
Certes, parfum cristal et fragrance rosée,
Disques et clairs bijoux, livres et partitions
Viennent emplir le nid blond de ton oreiller,
Là où ta tête repose ses émotions.
De mon crâne captive et libre en ton destin,
Tu as déjà trouvé un ruban à délier :
C'est le fil couleur marbre où vibrent ces sonnets.
Chacun tu les déplies, comme bonbons câlins,
Comme pensées philosophes, radieuses sciences :
A toi seule l'amour, à tous cette sapience.
CXXXVII
Ton front sur mon épaule ; et t’écouter parler...
La ligne de ta nuque et douceur de mes doigts,
Blond châtain sous ma main, enfin te révéler
Les secrets amoureux de ces vers dont tu bois
Eros et amitié, sapience et métaphore.
Appelle-moi Thierry, Silence que je sers,
Ou sonnet shakespearien et robe printanière...
C’est un rêve éveillé dont je sors comme mort.
Le poison fait effet : intacte je t’ai vue :
M’aurais-tu deviné ? Il y a si peu d’heures,
Tes lèvres répondaient à mes questions classiques,
Ton regard feu et soie me piégeait comme nu,
En folle gratitude où Bach dit le bonheur :
Le talisman perdu d’existence physique...
CXL
Je fais une retraite, en vue de te rêver,
De te penser, en ces montagnes enneigées,
Où les flocons ont vigueur glacée d’horizon,
De mots blancs, de la porcelaine de ton front.
Comme en un monastère, à son dieu consacré,
Je suis un vieil ascète à l’éros impossible
Qu’en mon for intérieur, au langage dicible,
Je cultive et affine aux sonnets envoyés
Par un IPhone noir, un Orange réseau,
Jusqu’à la suavité de la lèvre du beau.
En ma fruste cabane, en l’hôtel quatre étoiles,
Sur les sentiers poudrés, je souffle buée rebelle
De mon mythe tout blond dans l’air dur du réel,
Dans mon oreiller, confident des pleurs qu’il voile.
Aphrodite capitoline, Musée du Louvre.
CLV
J’évoque un trouble marbre en ces quatrains blessés,
Platonicienne illusion et chair évanouie,
Paradoxe de l’art et du désir parlé :
Papillonne classique aux vivantes envies…
Je veux un sonnet dément, calme à ton image,
Pour que coulure d’aimer à mon œsophage
S’envenime et guérisse au bonheur de te voir
En seuls mots versifiés, substituts de l’espoir...
Finesse et ductilité au marbre impossible :
Croiser, blonde seconde, tes cheveux lâchés
Rayonne sur l’absence où tu sais me laisser.
Plus disert que Shakespeare, et pourtant moins audible,
Je broie tercets, plume et clavier en déraison...
Combien eût-il écrit s’il avait su ton front ?
CLVIII
Au grège plumetis de l’écharpe légère,
Je n’ai pas reconnu l’immatériel profil ;
Quand, soudain, le Sonnet m’a dit d’un air sévère :
« C’est elle, c’est sa queue de cheval volatile ! »
Chère amour, ta présence est si fine, qu’au fil
Du sentiment, il faut affiner tous mes sens,
Aiguiser mes paupières nues. Malgré l’avril,
J’ai froid et je t’aime. Et pourtant quelle naissance,
A chaque vision, me façonne, quelle joie
A l’expression de ta peau, perspicacité
De sensibilité, intellect bondissant...
Si j’écris pour le manque, au rival qu’est le Temps,
Il me faut cette jubilation célébrer :
A toi, cet écrin de méditation, je dois.
CLXIII
Oui, tu es ma révolution copernicienne
Où les planètes de mes sens et du savoir
Ont une giration autour de ton revoir,
Ma baroque splendeur, ma blondeur cistercienne...
Tu es mon darwinisme et mon évolution,
Car je suis né poisson fœtal à ton regard,
Conscience à ton profil, créateur à ton art,
Quand à l’amour tu repris mon éducation.
Si femme, singulière, tu es l’universel,
Science des Lumières, histoire naturelle,
Tu es relativité, physique quantique :
Je n’ai pas assez lu et pensé tous les mondes
Pour t’être Montrachet en la nanoseconde...
Tu m’instruis aux sonnets, je t’entends aux mystiques.
CLXVII
Voudrais-tu devenir personnage et symbole ?
Tu l’es déjà. Ta capacité au bonheur
Et tes mélancolies t’ont conduite en douceur
Vers la vanité de mes vers et l’hyperbole
Juste. Comme est irremplaçable la fiction
D’Aphrodite et d’Eros, ces beaux philosophèmes
Qui figurent nos pulsions, nos peur et passions,
Ainsi que l’innocence perdue du poème,
Le territoire interdit de l’amour lyrique
Où te peindre avec la caresse d’émotion…
Comme tu es la mystique et la transcendance,
Tu es raison des Lumières, cette espérance,
Cette féminine liberté politique
Qui est robe fleurie autant qu’éducation.
CLXIX
Tu me manques exquisément. Non, cet adverbe
Ne permet pas que tu me laisses jouir d’absence,
De son cortège amer de monstre et de violence,
D’aimer sans retour un lointain qui n’est pas verbe
De création du monde. Un chaos, nuit aveugle,
Broie mes yeux intérieurs quand je veux te revoir
Au nid d’Arachnée étourdie de ma mémoire,
Où seule une mélancolie sans lune meugle
Comme un vieux minotaure qui ne peut mourir...
Fraîcheur de tes cheveux, tilleul de ton parfum,
Profondeur de ta voix et pudeur de tes seins ;
Un monstre au labyrinthe, en te voyant venir,
Eût aimé ta distinction, ta dure sentence,
Et se fût converti à ton intelligence.
CLXXI
A ta pléiade de visages inconnus,
En chignon, queue de cheval ou blondeur lâchée,
Je ne puis opposer que le soupir ténu
De ce vers volatile ou retenir l’aimée.
Il ne me reste qu’une œuvre d’art miniature
Pour remplacer les dieux et ton profil rosé,
Comme un blond champagne où le goût se dénature
Une fois l’explosion des bulles dispersée.
J’imagine sur ma langue le mot salé
De ta peau, de tes os, bonbon d’éternité.
Comment oublier la cause et la grâce encor
Des sonnets ? Le masque calcaire de la Mort
Ne résiste pas à tes yeux venus d’Etrange :
Nombre d’or, constante cosmologique et Ange…
CLXXIII
Beauté sophistiquée, jeune piano fragile,
Je t’offre l’équilibre au sonnet qui est toi :
Une perfection vers quoi tendre, si labile,
Cependant possible, en quoi sans cesse j’ai foi.
Qui sait si ton prénom, crypté comme le nom
De Bach, s’élève dans l’offrande poétique,
Dans la fugue en miroir du testament lyrique,
Dans l’indicible acrostiche où celer ton front,
Où décrire et chanter ton moi en vers vieillots,
Que murmures et cris sur IPhone éconduit
Changent en contemporain, en oreille ouverte.
Comme ce matin un œuf de merle a éclos,
Nouveau chanteur, bec jaune en sa coquille verte :
Son vocable est encor memento amori.
CLXXIV
Tu es ma jumelle. Comme nés d’un même œuf,
Mais séparés par une faille temporelle
Obscure, anachronique, où sont brisées les ailes
Qui devaient permettre de vivre d’un œil neuf
Ensemble. Et là où seuls une assomption des vers,
Le don des langues, m’amènent en solitaire,
Je ne trouve qu’un papillon mort aux couleurs
Poudrées, écrasées, comme boues de bonheur...
Je ne veux pas céder aux chenilles des larmes,
Mais au vert opalescent, au rouge chantant,
Au clair bleu Wedgwood, aux dentelles du blanc
Dont je veux vêtir les bijoux, les sérieux mets
Offerts à ton esprit, sa nymphose et son charme.
Au fond de la forêt, un arbre : pour pleurer.
CLXXXIII
Thanatos, vil salaud ! Ne pense pas à prendre Ma belle... Prends-moi, si tu veux, avec retard, Mais ne touche pas mon Aphrodite, mon art ! Je lâcherais foudre des sonnets pour t’entendre
Casser tes dents, pour étrangler tes yeux d’ébène... Il nous faudrait alors sa fiction déflorer Et du requiescat abuser sur la scène Publique, en détruisant l’inutile sonnet.
Te voir mourir... Comme si l’œil avait perdu Son iris en terre de Sienne, si l’oreille Avait brisé son schubertien tympan, vêtue
De marbre fracassé, de gravats sans réveil. Quand Mort a pris Shakespeare, a-t-elle, cette pute,
Elu ton visage pour arrêter sa lutte ?
CLXXXIX
Si ta brosse à cheveux conserve un or ductile,
Je deviendrais l’oiseau qui vient s’en emparer
Pour son nid attendrir. Ainsi j’aurais un fil
Pour suspendre mon cœur et lier les baisers,
Un fragile bijou, une consolation
Pour ma joue, un fil d’Ariane d’une collection
Où les perles parleraient en pleurs littéraires...
Quant au jais profond de ta broche, au songe vert
De ta robe où douze boutons d’or ont éclos
Sur tes épaules, ils sont musée du beau
Pour mon apollinien babil et goût courtois.
Aux niaiseries de la vie, j’éprouve par toi
Qualité du bonheur et joie métaphysique :
Sois caressée, amour, pour ces couleurs lyriques.
CCV
Précieux visage blond où je suis entravé,
Comme un Eros malade à des crocs de boucher,
Exquise mante religieuse aux ailes d’or
Qui s’envole aussitôt m’avoir touché à mort.
Je suis le seul auteur des tourments qui me blessent,
A moins qu’Aphrodite et ses aides Phéromones
M’aient transfusé à grande pluie de sang l’icône
Où je vois le front de trop humaine déesse,
Où je ne sais pas lire... Pourquoi Amour cruel
Est-il incapable de réciprocité ?
Où trouver l’argument pour enfin te convaincre
De m’aimer ? Un sonnet va-t-il te persuader ?
Ou l’odeur de ma peau, mon charme intellectuel ?
Dévore ton amant ; viens ensuite me vaincre.
CCXIII
Confier peine au sonnet est mon plus blond souci :
A la disparition de ta chair si précieuse,
De ton vif intellect et paupière boudeuse,
Je me dessèche et pleure une vanille amie...
La thérapie des vers est vénéneuse et rose,
Elle n’accouche rien du granit du passé,
Où le cynisme du temps castre vers et prose,
Où la ruine élégiaque est goudron craquelé.
Où retrouver tes yeux de lumière et de don,
Ta réserve affichée, ta distance plastique,
Ta force sans pardon, ton audace pudique ?
Sinon aux lèvres de tes syllabes, Sonnet,
Dont la noire impuissance et l’appel insensé
N’ont en rien su faire palpiter son prénom.
CCXX
Ton marbre est remisé, Aphrodite, aux dommages ;
Attendant que des vers qui plombent ta beauté
Soient poncés les poncifs et lissés les ravages
Qui ont ton visage trop souvent effrité.
Tu n’as plus en l’IPhone, en l’absence amendable,
Qu’un atelier obscur, qu’une blonde rumeur,
Où l’active écriture ose aimer ton bonheur
Et tente retrouver une éthique impeccable.
Ainsi l’artiste affronte un Ange redoutable,
Qu’il soit diktat du Temps ou du Réel rebelle
À l’Idéal pur, cette cuillère à fantasmes.
Reste à laver les mots, leur bouche d'enthousiasme.
Comme si j’étais amoureux d’une implacable
Dont j’ignore la langue impossible et sensuelle.
CCXXXVII
Cher marbre de peau, blondeur pourtant éphémère,
Je ne verrai pas pourrir tes torves viscères,
Ni éclater tes yeux, ou suppurer tes lèvres...
Praxitèle et Muses dépassent nos vies brèves.
Marbre vivant de l'art ou vivante blondeur,
Ton corps fait de minéraux et d'eau, jeune ardeur,
Peut-il nous dire la nécessité stellaire
De nos vies ? La chimie de ton esprit sévère
Libèrerait le sens si voulait dialoguer
La cétoine dorée de tes bagues sonores...
Puis-je aimer des atomes vides ? Comme un loup
Cherche au froid du cosmos neutrinos insonores...
Au bonheur des sonnets tu restes parfumée :
Je t'aime cent douze millions de fois beaucoup.
CCXXXIX
Tenir ton front précieux entre mes mains patientes,
Où vit la formule chimique de l’amour…
Mais au puzzle incomplet de l’intouchable amante,
Je ne suis pas l’espace où tu vis avec art.
J’ai arraché la plume d’ange pour t’écrire ;
Et c’est moi qui saigne, encre blonde où je t’admire.
Un Pétrarque fossile, un Celan dans la Seine,
Peut-il séculariser ta langue sereine ?
Les plumes caressantes et griffes mordantes
De la passion ; t’écrire et souffrir jusqu’à l’ange :
Au bouvreuil de peine, mésange évaporée.
Comment as-tu changé ? Sablier d’alphabet,
J’aime une inconnue qui n’existe à peine plus,
Loin et constellation d’Andromède perdue.
CCXLI
Un zen et blond silence est peint en ton visage,
Ou nostalgie de ce qui n’aura jamais lieu…
Moins que portrait d’un front sauvage aux fictions sages,
C’est mon autoportrait que vient marquer le dieu
Eros aux vifs crocs d’or. Plénitude, évidence,
Intellect poignant de ta discrétion dorée,
Comme la douce pression de tes doigts immenses
Sur l’ivoire des os et nerfs énamourés
Qui vibrent pour toi. Car les atomes du Temps
T’attendaient… Bousculés par ta rose splendeur,
Ressuscitant les braises mortes de Shakespeare
Sous les dés de ma plume et de l’IPhone pleurant
De joie sous les ailes mentales du désir…
Oui, chaque seconde est l’ombre de ta blondeur.
CCLIV
Quand, sur le clavecin, tes sensibles empreintes,
Pour un prudent prélude, osent et s’aventurent,
Lunettes attentives, fil d’or des montures,
Reflétant en mon foie la picturale étreinte
De ton portrait charnel, je mange un fol plaisir :
Du mascara pulpeux au cambré de tes mains,
A l’amande elliptique de ta lèvre et ton rire,
Je divorce soudain de tout inquiet chagrin.
De ce lyrisme usé, sauras-tu reconnaître
Son authenticité, extraire quintessence,
Cyprine spirituelle, émotive sapience
Pour que ma syntaxe embrasse ta langue à naître ?
Au-delà de la mortalité des idiomes,
Que nos mots enlacent leurs bouches, vifs rhizomes…
CCLXII
Suis-je responsable de t’aimer ? Chère engeance…
Culture impressionnante, épure, intelligence
Eblouissante sont tes sensuelles beautés.
Séparé de toi, je suis, de tes qualités.
Il faudrait conserver, intacte en ma pupille,
Ta vie, tes joues, jusqu’à l’argile de mes yeux,
Jusqu’à l’extinction des atomes et des dieux.
Je ne suis pas ta menace, adorée tranquille…
Tu es belle comme les pleurs cristallisés,
Comme l’or de Gucci et la pensée, l’aria,
Belle comme la canine de cruauté
Où je suis mordu. Comme fin amour courtois
Pour l’étoile dans le bleu vif, comme la soif
De la pierre où j’ai léché l’aura de tes pas.
CCLXVIII
N’aie crainte, l’amour est une veille intérieure ;
Mes sonnets sont tissés par des claviers de fleurs,
Des bouquets de plumes et pollens pour tes reins.
J’aimerais dormir avec ton nom dans mes mains.
Pourtant tu es ma cécité, mon agraphie,
Ma surdité, ma mutité, mon agnosie
Où je tente d’aimer ta lame de beauté,
Parmi le cosmos organisé, incomplet.
Nul n’ignorera que d’être aimée tu mérites,
Même si ton marbre de papier clair s’effrite
Dans une seule bibliothèque où l’IPhone,
Dernière stèle d’une civilisation,
Rayée de sable, est promis à ton émotion. J’aimerais mourir avec ton visage icône.
CCLXX
Basalte gris je suis, devant le cher séisme
De sphinge de beauté, jade rose et lyrisme…
Tu es l’énigme d’or, la plaie d’intranscendance :
Sens-tu mes yeux t’envelopper, ivresse où danse
L’intellect ? Toi, le fouet caressant de ma vue,
La fibule du Temps que Gucci sculpte nue
Au revers de ta veste ; où je connais le sens
Du mot aimer. Et ma fragile inconséquence…
Quand l’inquiétude de l’amour cessera-t-elle ?
Mélancolie menthe… Ou me propulsera-t-elle
Vers la soie de ton os temporal ? Là, vibrer…
Elizabeth Barrett Browning, Louise Labé
Ont écrit des sonnets. N’en es-tu pas capable ?
T’entendre et te lire ! Lyre et langue imparables…
CCLXXII
Tu es la lumière au miroir de ton IPhone, Comme sainte éclairée par Georges de la Tour : Le spectacle rieur des joues magnifiées trône Dans la pupille de ma mémoire et du jour…
Cher orchis blond, je suis une syntaxe infime Où sont tes ferveurs, soies et mésanges intimes ; Toi, corolle de peau, esprit vif, monde ouvert. Je. Souffle. Cendre et orchis noir de l’art sans terre.
Je suis bague vide dont tu es le doigt d’ange Et d’âme. Tu es Joie d’où je suis arraché. Je. Bonheur. Pétales de sonnets colorés.
Comme l’ambre conserve en son or les étranges Coléoptères du temps, je suis ton rituel. De l’amour, tu es la légende et le réel.
CCLXXIV
Se peut-il qu’un prénom soit blotti, au secret,
Dans le mot Aphrodite, ou marbre satiné ?
Chiffre, algorithme où espérer t’entendre naître…
Lis-tu mes vers sur IPhone pour me connaître ?
Connaître la pointure de tes escarpins,
Sonate de ton cœur, ton argumentation
Politique, de ta clavicule un parfum,
Le miroir de mon ridicule ; et tes passions…
Cher cosmos féminin, tu es cruel emblème
De tes grands yeux froncés et tendresse sensible :
L’innocence et la peur, finesse intelligible,
La racine du Mal et notre onction du Bien,
Les siècles de culture et l’ambre du divin,
Je caresse les oiseaux de tes doigts. Je t’aime.
CCLXXXIV
Quand, en manque d’amour, j’ai vu ravissement,
Ta sagesse et blondeur, j’ai, comme ange, implosé ;
De sa gueule vanille Eros m’a dessillé :
La pression de tes yeux offrit lyrisme au Temps.
Un fleuve d’exégèse ose être à ton service,
Une ascèse joie pleurs est mon cœur tellurique,
Eviscérant ma gorge où l’esprit est orphisme.
Ton doigté syntaxique et ton feu pianistique
Sur ma chair érogène ont jeté leur scalpel.
Je veux tisser le masque mortuaire des dieux
Avec les rimes de tes cheveux, de l’IPhone,
Pour qu’à mes deux lèvres ton cher front s’abandonne,
Offrir un sac Gucci entre tes mains rebelles,
Où choyer le recueil de nos sonnets précieux…
CCLXXXVIII
Voici un nouvel ambre au lyrisme amoureux,
Cristallisant les faillibles mésanges bleues
Des vocables, dont ta syntaxe aura pitié,
Que l’ombre des sonnets tente de préserver.
Aimé-je un souvenir plutôt que ton réel ?
Je te ravive, comme poursuivant une aile
D’ange érogène, don perdu de blonde aura.
Je ne saurai jamais le parfum de tes bras.
Je mets à tes pieds coléoptères du soir,
Le décalage vers le rouge d’un cœur sage
Et des astres, jusqu’à l’explosion du langage…
Visage de bonbon, rire et libre fierté,
Tu es le lichen de couleur de ma mémoire,
La théologie négative et le duende.
CCXCV
Quand les autres blondes sont ta caricature,
J’ai le regret tranchant de ne trouver peinture
De toi, exacte et mobile, ni dans Mémoire,
Ni dans l’art du Titien, ni dans le piètre espoir
De la valse des vers. Qui sait si le pouvoir,
De ces sonnets offerts à l'effacé miroir,
Leur torrentiel lyrisme, où l'éthique est sauvée,
Saura trouver l’or ravi d’une nuque aimée ?
Quand trois cents variations sur l’absence du nom
Auront trop peu séduit ta blondeur intouchable,
Quand le sang de mon crane et ton inattaquable
Marbre auront par instants pensé à l'unisson,
Quand ta disparition, Moire, est pour moi sévère,
Ne devrais-je pas abandonner l’art des vers ?
Epilogue
La trace de Zurich… Jamais je n’ai revu
Le Sienne incisif et pulpeux noir de tes yeux,
Ni ta chair, ni tes robes, sinon dans les vœux
De ces vibrants sonnets aux passables vertus.
Mais qui, sinon tes doigts, ont ce livre posté,
« Römische Elegien », aux gravures d’Eros,
Temples, draps, qui, sans carte ni nom, sur les os
Des mains repose, amputé de qui l’a donné…
Langue dont je ne connais que la traduction…
Car tu étais germaniste et Lettres classiques.
Moderne, j’ai rejoint l’Aphrodite lyrique
En ne palpant que gouge et ciseau des fictions,
Buées évaporées au toucher de l’IPhone.
Devrais-je être amoureux d’Emily Dickinson ?
Colophon
Dès l'adolescence entamée, jusqu'en décembre
Deux mille douze, comme illusoire relique,
Ecrite en l’état de lévitation lyrique,
L’œuvre de Thierry nous offre un réel fait ambre.
Il ne faut à l’Aimée chercher quelque semblance,
Où toute identité n’est que coïncidence,
Car idéal, fiction s’en vont ici de pair
Pour figurer nos purs désirs et nos travers.
Aphrodite mobile que j’ai statufiée,
Qu’à force d’encre si blonde j’ai rédimée,
Plus inconnue que défaillance de Mémoire,
Tu as su pardonner ces vers attentatoires
Où tes vertus intactes, dont je suis copiste,
Ont mon fidèle amour, malgré l’art solipsiste.
(c)Thierry Guinhut
Le sonnet CXCI est publié sur le site de Poetry Life & Time :link
It was ten years ago: either this marble or your sight ...
Fair head also studying the agrégation,
You moved me. Only emotion hemmed words
Lingered your features, during diffuse months,
Within my amber memory. Where I see you better
In this beloved Capitoline Aphrodite
Who enforces my art, who covers my sonnets,
Borrow your face and approach it to the gods.
Transposing in the iPhone a tenuous adventure,
These verses between middle age and your young spark,
Where I invent piano, lover and encounters,
The keyboard run, flee toward thy flesh unknown.
Marble so pure of time and fictional Muse,
Where is the steep fault ? In language, in reality ?
I
The sensible frame at the temples and forehead,
The skull so deadly under diaphanous skin,
The swallow-like gaze have beauty’s modesty:
An ideal to caress, my respects will know how to.
Praxitelian icon in fairness embodied,
Where to charm the impossible, where to calm the Fates,
Pulp of sensual ardour, hellenistic gift,
Cosmological constant and joy without affront...
But could I enthusiastically to the missing sculpture,
Still, of breasts’ tenderness and quiver,
Offer better than grey sketch of decent life ?
For the hem of your lips and the spirit of your forehead,
To the breath of intellect, to this plastic marble
I offer distilled Love, its lyrical promise.
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.