Lucrèce : De rerum natura, Coustelier, 1744. Photo : T. Guinhut.
Le Pogge et Lucrèce
au cœur du Quattrocento de Greenblatt,
suivi des Facéties
et autres satires morales et humanistes.
Stephen Greenblatt : Quattrocento,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Champs Flammarion, 8 €.
Le Pogge : Facéties, traduit du latin par Etienne Wolff,
Les Belles Lettres, 238 p, 40 €.
Un livre peut-il changer le cours du monde ? Il semblerait qu’un manuscrit trouvé au fond d’une abbaye ait pu jouer ce rôle excitant et dangereux. En 1417 en effet, Poggio Bracciolini, que l’on appelle plus familièrement Le Pogge, découvrit une copie du De rerum natura de Lucrèce, un vaste poème en vers qui allait se révéler bien sulfureux. N’allait-il pas remettre en cause bien des dogmes chrétiens enracinés depuis une bonne dizaine de siècles, et enflammer la Renaissance ? C’est autour de cet événement fondateur que Stephen Greenblatt tisse un récit-essai qui a l’art bienvenu d’allier un suspense mesuré à une claire érudition : Quattrocento ou le portrait d’un siècle d’humanisme et de bouillonnements culturels.
Bibliophile, voir bibliomane, tel était Le Pogge. Outre l’écriture de ses Facétiesvolontiers satiriques et grivoises, quoique non sans fondement moral, et dont le succès ne se démentit pas, il cultivait l’amour de l’antiquité et de la belle langue latine, en particulier celle de Cicéron. Aussi traquait-il les manuscrits anciens et oubliés, qu’il se hâtait de copier au moyen de sa calligraphie particulièrement claire, élégante, qui lui valait l’admiration de ses commanditaires et qui contribua à l’éclat de sa carrière. À Saint-Gall il trouva l’Institution oratoire de Quintilien, qu’il mit cinquante-quatre jours à copier, à Cluny des Oraisons de Cicéron. L’un de ses amis, Niccoli, laissa à sa mort, pas moins de huit cents manuscrits, comme lui amoureux de l’éloquence des Anciens. Lui-même fut de plus un polygraphe ingénieux, produisant un essai Contre les hypocrites (entendez les religieux volontiers séducteurs), des dialogues philosophiques sur l’avarice, sur le Malheur des princes. Il fustigeait volontiers les vices de la curie, les monastères criminels, l’ignorance et les préjugés…
La longue vie du Pogge, puisqu’il naquit en Toscane en 1380 et mourut en 1459, à soixante-dix-neuf ans, fut marquée par sa qualité de secrétaire apostolique de deux papes, le cynique Balassare Cossa, dit Jean XXIII, et plus tard Nicolas V, lui-même savant humaniste auquel il dédia son Malheur des princes. Agitée de péripéties, sa carrière fut enfin couronnée par le poste honorifique de chancelier de Florence, non sans qu’il acheva d’ écrire un dialogue, De la misère de la condition humaine, une Histoire de Florence, et traduire en latin le luxurieux et comique Lucius ou l’âne de Lucien de Samosate. Entre temps, il avait séjourné en Allemagne et jusqu’en une Angleterre qui le déçut. Il eut dix-neuf enfants, les uns avec sa maîtresse Lucia, les autres avec une jeune épouse d’une grande famille aristocratique florentine, écrivant à cette occasion un dialogue animé : Un vieux doit-il se marier ? Il collectionna les antiquités, dont des bustes en marbre, finit par s’acheter une maison « grâce à la copie d’un manuscrit de Tite-Live pour la coquette somme de cent-vingt florins d’or ». Quelle vie d’aventures, d’érudition et de passions !
Comme en une enquête romanesque, Stephen Greenblatt introduit son récit par une chevauchée dans les vallées boisées de l’Allemagne du sud, lorsque Le Pogge parcourt les abbayes reculées pour y dénicher les objets de son irrépressible appétit. Depuis un siècle en effet l’Italie se passionne pour les manuscrits reproduisant les textes antiques, à l’imitation de Pétrarque[1] qui sut retrouver des textes de Tite-Live, Cicéron et Properce. Il faut au Pogge une réelle persévérance, brassant les parchemins parfois moisis de l’abbaye de Fulda, pestant contre les palimpsestes qui ont effacé des textes ainsi perdus. Un poème épique de Silius Italicus, un ouvrage d’astronomie par Manilius jaillirent entre ses mains éblouies. Mieux encore, la beauté des vers latins le stupéfia : il s’agissait du De rerum natura (De la nature des choses), de Lucrèce, écrit autour de 50 avant Jésus Christ. Vanté par Ovide et Cicéron, on n’en connaissait qu’un ou deux maigres fragments. Soudain réapparaissent les sept mille quatre cents vers !
Disciple d’Epicure, Lucrèce met en scène, en son poème philosophique, la théorie des atomes, venue de Leucippe, et de ce « clinamen » qui, alors qu’ « ils errent dans le vide[2] », les fait pencher aléatoirement les uns vers les autres pour s’agréger en corps et pour concourir au libre-arbitre. Certes il n’est guère scientifique, puisqu’il croit les voir dans la poussière au soleil, quoiqu’il préfigure la physique du XXème siècle. Aucune intervention divine n’est requise ; de même les dieux n’ont aucune influence sur la vie humaine qui n’a rien à en attendre en cette vie: « Quand ils imaginent que les dieux ont tout organisé pour les mortels / ils semblent vraiment s’éloigner de la droite raison[3] ». Ni après la mort : « les esprits et les âmes légères sont soumis à la naissance et à la mort[4] ». Hors l’illusion des religions, le but suprême de la vie n’est plus alors que le plaisir, quoique frugal selon Epicure.
L'on devine ce qu’une telle pensée pouvait avoir de scandaleux, d’hérétique parmi la chrétienté qui entourait le Pogge. Lui-même, matois ou sincère, prétendait ne s’intéresser qu’à la splendeur des vers. Certes, l’on pouvait arguer que Lucrèce était un païen qui n’avait pu bénéficier de la révélation chrétienne, mais l’opinion des religieux lettrés oscillait entre une tolérance scientifique et une interdiction rigoureuse. On ne manqua pas d’ailleurs de travestir Epicure en gourmand débauché (les pourceaux d’Epicure), et de faire de Lucrèce un fou délirant. Car Jésus préfère pleurer que rire, Saint-Benoît préfère les douleurs du repentir aux jouissances physiques, moines et moniales pratiquent l’autoflagellation préférée aux plaisirs sensuels. Et plutôt qu’à Lucrèce et à l’épicurisme, note le sagace Greenblatt, « le christianisme a emprunté au platonisme sa représentation de l’âme, à l’aristotélisme la notion de « cause première », au stoïcisme son modèle de providence ».
Pourtant, l’influence du De rerum natura fut considérable : maintes fois recopié -une cinquantaine de manuscrits au XVème siècle- puis imprimé trois fois, dont à Venise par les soins d’Aldo Manuzio[5] en mille exemplaires, il agit comme une traînée de charme et de poudre. L’atomisme est moqué par Savonarole, chrétiennement réfuté par Erasme, mais il est médité en secret par Machiavel, par Marsile Ficin qui crut devoir s’en détacher pour devenir un néoplatonicien ardent. Ce « bréviaire d’athéisme » et d’épicurisme influença Lorenzo Valla qui écrivit un Sur les plaisirs en y incluant « l’éloge de l’alcool et du sexe », mais aussi du « jardin de la philosophie ». Au XVIème, Giordano Bruno paya sur le bûcher l’hérésie de sa réfutation épicurienne de la providence divine. Montaigne cite Lucrèce une bonne centaine de fois, annotant copieusement son exemplaire, et faisant preuve en ses Essais d’un réel scepticisme épicurien.
En cette talentueuse vulgarisation historique et philosophique, Stephen Greenblatt, qui usa d’un comparable talent en se consacrant à Shakespeare[6], nous introduit dans des mondes divers : les bibliothèques d’Herculanum renfermant les rouleaux de papyrus encrés et calcinés par l’éruption du Vésuve, celle d’Alexandrie, les abbayes aux étagères poussiéreuses où il faut ruser pour obtenir la clémence des abbés, le travail des moines copistes, la cour papale rongée par les intrigues politiques et privées, la paix des humanistes qui s’échangent et copient les manuscrits. Il ne se contente pas un instant de la sèche biographie de son héros, mais dresse un tableau des mœurs du Quattrocento, jusqu’à la cruelle Inquisition, jalouse de son interprétation du monde. Les chapitres qui content la mission de secrétaire apostolique du Pogge parmi la « fosse à renards », la fin édifiante et cruelle du pape Baldassare Cossa, dont le nom, Jean XXIII, fut « rayé de la liste des papes », ainsi que ceux des exécutions de précurseurs de la réforme protestante, comme Jan Hus, sont particulièrement colorés et impressionnants…
À partir d’un personnage et acteur, certes emblématique, Stephen Greenblatt anime sous nos yeux mentaux toute la Renaissance, non seulement ses écrivains, mais plus loin encore toute « la postérité » de Lucrèce, ses scientifiques, Galilée ou Copernic, l’atomiste Newton… Certes Le Pogge est le moteur, le pivot de ce livre. Sa découverte du De rerum nature est ici comprise, peut-être avec un rien d’excès, comme le déclencheur d’un monde nouveau, celui de la Renaissance, ce pourquoi le titre n’emprunte ni le nom du Pogge, ni celui de Lucrèce, mais celui d’un siècle qui fut un tournant de civilisation. Non seulement vers le réinvestissement de l’Antiquité, mais vers le scepticisme, voire l’athéisme, en un chemin qui va de l’humanisme aux Lumières.
D’un auteur italien du XVème siècle qui écrivait en latin, c’est à priori une édition bilingue pour spécialiste, d’un texte rare, simplement intitulé Facéties, avec introduction savante, bibliographie, « note philologique », notes diverses et index... Mais quel bonheur de lecture, picorant au hasard parmi ces 273 courts morceaux forcément facétieux et satiriques, au point que l’on ne rechigne pas à les dévorer du premier au dernier, sans imaginer jamais les quitter. Les récits très concentrés, farcesques et bouffons, bons mots et railleries font mouche : « Ici le savoir et la culture ne servent à rien. Emploie-toi plutôt quelques temps à désapprendre si tu veux te faire bien voir du pape ». On retrouve souvent la satire du personnel religieux et le trio mari, femme, amant. Tromperies, corruptions, ignorance, vanités, scatologie et joyeuses luxures abondent, comme ce prêcheur de chasteté qui fornique « pour dompter et mortifier cette misérable chair ». On lira, avec une rabelaisienne inclination, l’anecdote de ce cardinal, requérant d’être rafraîchi par un éventail, qui se voit gratifié d’un « vent », c’est-à-dire d’un « pet retentissant ». Ne ratons pas l’histoire de celui qui « pissa sur la table », ou de cette mariée déçue que « l’outil » de son mari ne soit pas de la taille de celui d’un âne. En un mot, « il n’y a pas de meilleur remède à la folie des femmes » -et des hommes- que la copulation…
Avec un tel esprit, on ne s’ennuyait pas parmi la chancellerie pontificale. Le Pogge, intellectuel très chrétien, auteur également d’Un vieillard doit-il se marier ? vivait plus que facétieusement, épousant une jeunette de vingt ans au sortir d’une carrière de mauvais garçon. Hors le divertissement et la grivoiserie le but qu’il se propose en se faisant le créateur du genre est également moral, entre « mirabilia » et petits contes philosophiques. Il dénonce l’inutilité des reliques, les médecins ignorants, les usuriers... Mais il sait faire preuve de clémence envers les blasphémateurs. Les vices de ses contemporains sont ici lacérés, étripés, dans la tradition des Satires de Juvénal et du « castigat ridendo mores », comme le disait Horace qui, lui aussi, savait châtier les mœurs par le rire.
Bracciolini Poggio, dit Le Pogge, vécut entre 1380 et 1459, entre Toscane et Rome. Philologue, il était avide de manuscrits d’œuvres antiques, dont il fut un grand découvreur ; traducteur de Xénophon et de Cicéron, linguiste, historien, théoricien de l’art épistolaire, il était un humaniste italien, non loin de Pétrarque. Son humour, son irrévérence et ses invectives ne sont pas incompatibles avec l’humanisme : pensons à l’Eloge de la Folie, d’Erasme, quoique ce dernier le traitât de « braillard ». Ses satires pourfendaient, en d’enlevés traités, avares et nobles. Les moines de son temps ne perdirent rien pour attendre les flèches de son style acéré : dans Contre l’hypocrisie, la polémique anti-ecclésiastique est particulièrement cinglante ; ce que l’on retrouve dans ces Facéties, où toute la hiérarchie ecclésiastique, du haut en bas, s’avère ignorante, débauchée, cupide, vaniteuse et sensuelle.
Bien avant Le Tartuffe de Molière, les hypocrites sont parmi les cibles préférées du Pogge, ce en quoi il reste on ne peut plus actuel : « Voilà bien le comportement de ces maudits hypocrites à qui tout est bon. Ils veulent toujours couvrir leur ambition et leurs crimes de quelque voile honorable. » Rêvons qu’il puisse se dresser hors du tombeau et poursuivre aujourd’hui, de ses mots d’esprits et de ses caractères bien en chair, bien des politiques, des religieux ou des figures des médias qui nous enfument de leur superbe morale…
Thierry Guinhut
La partie sur les Facéties est parue dans Le Matricule des Anges, juin 2005.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.