Forêt de la Neste du Louron, Hautes Pyrénées. Photo : T. Guinhut.
Thomas Pynchon :
Vineland, une utopie postmoderne.
Thomas Pynchon : Vineland, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Michel Doury, Seuil, 1991, 408 p, 139 F ; Points, 8,10 €.
Vinland, que les Viking découvrirent à la place de l’actuelle Amérique, fut une contrée semi-mythique, au paradis vineux prometteur. Avec Vineland, Thomas Pynchon figure une sorte de Californie à la fois originelle et contemporaine, un éden naturel aux paradis artificiels où les habitants vivent de liberté, de drogues et de rock and roll, pourtant menacés, où fuse le souffle de l’ange exterminateur fasciste. Même si Vineland passe, et avec raison, pour l’un des romans les moins touffus de Pynchon, à l'encontre de L’Arc-en-ciel de la gravité[1] ou de Contre-jour[2], il ne faut pas mésestimer sa chronographiedes années soixante, sa qualité de récit d’aventure et d’utopie. Parmi ses romans les plus accessibles, c’est dans Vineland que Pynchon a mis une fois de plus en scène un éternel archétype, la lutte entre le bien et le mal, quoique avec une incontestable ironie caractéristique du postmodernisme.
A travers la quête de la jeune Prairie, ce sont toutes les années soixante, qui, en une immense analepse, reviennent à la mémoire. Sa mère, Frenesi Gates, activiste gauchiste charismatique, l’a abandonnée à son père Zoïd Wheeler, fumeur d’herbe gentiment allumé, pour se lier avec le fascinant Brock Vond, qui devient cependant procureur fédéral fascisant. Il réapparait en 1984, dans le but de retrouver son obsédante Frenesi perdue, de poursuivre Zoïd et Prairie. Cette dernière, croisant les personnalités étranges de Darryl Louise, ninjette entreprenante et cependant manipulée, et de Takeshi, ajusteur karmique, parviendra à « remonter le temps » (p 280) grâce à son enquête et à prendre connaissance d’un passé tissé d’autant d’idéaux que de trahisons…
En ce sens cette chronographie permet à la fois de proposer un tissu assez réaliste des sixties, en même temps qu’une uchronie, un temps caché parmi les plis d’une contrée imaginaire, qui n’existe que dans le fantasme des libres consommateurs de joints et d’acide, et des batteurs de rock : « les douces années 60, une époque qui allait moins vite, prédigitale, pas encore hachée menue, pas même par la télévision » (p 44). Ce sont vingt-cinq années de « République populaire du Rock and Roll » (p 222), de contestation estudiantine, mais aussi « un Etat marxiste en miniature » (p 226). Ainsi la volte-face de Frenesi entre ces deux entités, entre Zoïd, l’éternel ado déjanté, et Brock, bras armé de l’oppression par le pouvoir fédéral, peut être lue comme une allégorie de l’Amérique.
Publié en 1990, situé en 1984, au moment de l’élection de Reagan, le roman se veut une charge politique, un apologue dirigé contre le fascisme : « la répression nixonienne » (p 78)… Que l’on ne craigne pas l’hyperbole insultante, si l’on s’engage dans cette voie… Certes, défendre les libertés individuelles, y compris des joyeux agités du bocal et consommateurs compulsifs d’herbe vinelandaise, mérite les éloges du lecteur de Pynchon. Fustiger le conservatisme moral républicain, également. Mais ce serait trop facilement glisser dans un manichéisme fatal pour la crédibilité romanesque que d’accorder trop de crédit au sérieux imperturbable de Pynchon. L’ironie postmoderne, la subversion des codes et des clichés permettent à l’exercice de ne pas sombrer dans le roman à thèse lourd et discutable.
Nombreux, parmi les personnages favoris de Pynchon, sont, comme Zoïd qui vit d’une aide sociale soudain remise en cause, les déclassés, les opprimés, les délaissés. Il a pour eux une réelle tendresse, prenant fait et cause pour leurs déboires, leur condition misérable. Les « humiliés et offensés », pour reprendre le titre de Dostoïevski, les révoltés de l’injustice, sont ceux pour qui Pynchon a le plus d’empathie, qu’il s’agisse des victimes des massacres coloniaux dans L’Arc-en-ciel de la gravité, des junkies, ou des pauvres mineurs exploités jusqu’à l’os dans Contre-jour, des beatniks et autres doux rêveurs de Vineland.
En contrepartie, il exècre les puissants, et surtout ceux qui abusent de leur puissance jusqu’à la tyrannie. Ainsi de l’infâme et paranoïaque Brock Vond qui voit partout des communistes, des drogués, des pédés, qui « avait à l’époque son propre tribunal », qui tombait « sur les pacifistes, les étudiants extrémistes » (p 110).
Le monstre anti-utopique poursuit sans pitié les amateurs de marijuana dans une sorte de Californie mythique qui a quelque chose de l’île d’utopie, mais une utopie où le ver de la répression empêche les fumeurs échevelés de danser et triper en rond, une utopie presque mystique : « Frenesi rêvait d’une mystérieuse fraternité entre les gens, réunis dans une illumination qu’elle avait déjà éprouvée dans la rue une fois ou deux, une sorte d’explosion hors du temps, où tous les chemins, ceux des humains comme ceux des projectiles, devenaient signifiants, tout le monde réuni en une seule présence… » (p 127). On sait pourtant combien de risques fait courir cette utopie collectiviste aux libertés individuelles… La républiques des gentils et des activistes libertaires serait-elle à l’abri d’une telle dérive ?
Trop souvent, la question morale, qui plus est en littérature, fait hurler ceux qui ont pour préjugé de la récuser comme obligatoirement calotine ou fascisante. Cependant, sans vouloir en aucun cas imposer un quelconque dogme moral au roman, il n’est pas inutile de s’interroger sur les valeurs propulsées par l’écrivain et par ses personnages (ce qui n’est pas forcément la même chose). On peut ainsi problématiser l’éthique de Pynchon : se demander dans quelle mesure il ne donne pas dans le manichéisme anticapitaliste, voire pointer son rapport trouble aux théories du complot, son anti nixonisme primaire, malgré sa défense de la liberté constitutionnelle américaine. L’anti-américanisme empêche parfois de porter un jugement qui irait au-delà de la fonction dénonciatrice de Vineland à travers l’affreux, sinon caricatural et théâtral, avec ce qu’il faut de jubilatoire, personnage fascisant de Brock Vond, Procureur fédéral, obsédé sexuel et traqueur forcené de « rouges » et de gauchistes. Pynchon opposerait alors avec naïveté les libertaires abonnés aux grands espaces et à la marijuana d’une part et la rigueur hallucinée de la loi venue d’un Nixon d’autre part, qui pourtant est restée dans le cadre de la constitution américaine (si l'on excepte l'afaire du Watergate). Mais le fait que Prairie ait failli être la fille de Brock Vond, et pas seulement du couple improbable formé par Zoyd, le hippie déjanté, et de Frenesi, icône de la contre-culture embauchée par la mafia pour assassiner grâce à une technique ninja l’ignoble à qui le gouvernement coupera finalement les crédits, permet de ne pas trop prendre l’affaire au sérieux. Si l’on se rappelle que les personnages ne regardent peut-être que leur propre film et que la contrée « sacrée et magique » (p 199) de Vineland est un espace mythographique caché parmi les possibles de la Californie, on assiste en fait à une pantomime réglée d’avance où les adversaires se battent à coups de clichés. Pynchon n’est pas ici sans pratiquer l’ironie envers une lecture trop manichéenne qui opposerait les délicieux hippies un peu shootés et les fascistes descendus directement en hélicoptère de la Maison blanche. L’épopée tragique tourne à la comédie, sinon au film à grand spectacle avec show chanté, comme à la fin de L’Arc-en-ciel de la gravité. Si les complots contre l’Amérique et ses libertés (pour faire allusion à cette autre uchronie de Philip Roth[3]), sans compter le lot de paranoïa qui leur est associé, dominent l’univers de Pynchon, c’est non sans auto-ironie qu’il les met en scène, dans un ballet où l’esthétique prend le pas sur une éthique qui aurait été trop prise au sérieux, qu’il s’agisse de celle des puritains ou de celle des libertaires de la contre-culture des années soixante. En quoi Zoyd, l’addict à la marijuana et aux services sociaux de l’Oncle Sam, est-il un modèle pour l’Amérique ? Tout autant que Brock Vond, n’utilise-t-il pas la prébende de l’état et, qui plus est, de manière aussi indue ?
L’univers et les personnages de Pynchon tendent vers une utopie, comme le rêve Frenesi : « Voilà enfin mon Woodstock, mon Age d’or du rock and roll, mon Voyage, ma Révolution » (p 79). Vineland, comme le vin de Baudelaire qui, comme l’on sait est autant le jus de la treille que l’opium ou le haschich, est une utopie artificielle shootée à l’herbe et à l’acide. L’addiction de Brock Vond au sexe ne vaut guère mieux. A la mollesse improductive des drogués, à leur vigueur activiste, répond la violence obsessionnelle du censeur qui porte indument l’épée de justice. Pynchon n’est pas dupe de l’utopie. Mais il aime toujours autant en rêver, au point que le show de l’excipit de Contre-jour culmine en franchissant tous les espaces planétaires et conceptuels, lorsque le vaisseau « Désagrément » incorpore la « puissance motrice » de la lumière pour que les « Casse-Cou » « volent vers la grâce ». Grâce pourtant sans Dieu, même si le vocabulaire parait le frôler… Quelle est la justification éthique de cette grâce sinon celle esthétique de la littérature romanesque emportée par l’élan de Pynchon ?
Cela dit, il ne faudrait pas que l’indignation morale trompe le lecteur. Les paumés et drogués de Vineland ne font de mal à personne, sauf peut-être en ponctionnant l’aide sociale… Ce pourquoi mieux vaudrait légaliser entièrement la consommation, le commerce et la production du cannabis, histoire de pallier les méfaits d’une seconde prohibition aux résultats contraires aux attentes. Nombre de libéraux américains, sinon de néo-conservateurs, imaginent d’aller dans cette voie. Non pour affirmer l’innocuité de ce qui reste une réelle drogue, mais pour constater l’échec et le gaspillage d’argent public de cette répression. On n’aura pour preuve que le projet de Schwarzaneger, gouverneur républicain de Californie qui envisage de contribuer par ce moyen à renflouer le budget de l’état en péril. Nul doute que les romans de Pynchon, de Vinland à Inherant Vice[4], même s’ils ne touchent qu’une élite, aient pu contribuer à l’évolution des mentalités.
C’est ainsi qu’apparaît de roman en roman une sorte de dichotomie entre, d’une part, les utopies, de Vineland aux contrées repoussées par la ligne Mason & Dixon[5] et postulées par V[6], et d’autre part les irruptions catastrophiques du mal (traces peut-être du roman gothique), du Brok Vond séide de Nixon aux V2 et à la coda nazie dans L’Arc-en-ciel de la gravité, en passant par les espions et les êtres interlopes de V, les criminels et commanditaires de crimes dans Contre-jour. Mais tout cela finit par confluer voire se brouiller. Ils sont tous plus ou moins agents doubles, vrais ou faux, dans le cadre de ces théories du complot qui fascinent la dimension paranoïde de l’écrivain…
Quant aux personnages de Takeshi et de Darryl Louise, auréolés de karma et de gadgets d’agents spéciaux, comme surgis de la culture manga, ou des « Thanatoïdes », mi-morts, mi-vivants, comme sortis des comics et du fantastique morbide, ils accentuent l’effet parodique, décrédibilisant à la fois le paradis de la contre-culture et l’autorité de la répression morale. Le happy-end de la réconciliation générale mi-figue mi-raisin, passablement psychédélique, de la fin de la répression décrétée par Reagan, de l’envol de Brock Vond vers son hélicoptère, contribue à cette impression de jeu littéraire à la fois grave par ses enjeux et léger comme une comédie cinématographique à grand spectacle, en son ironie anti-hollywoodienne.
Les livres de Pynchon sont également des romans de quête, en particulier V, dont le titre, est aussi l’initiale de Vineland. Cette quête d’une terre promise et d’un passé mythique à réinventer pour l’initiation affective et intellectuelle de la jeune Prairie, reste ouverte entre plusieurs portes interprétatives. S’agit-il dans V d’une femme (Victoria ? Veronica ?) ou d’une contrée mythique (Vheissu ?). Dans Mason & Dixon, la quête est celle de la frontière géographique entre mythes et connaissances scientifiques. Dans La Vente à la criée du lot 49[7], il s’agit de la quête d’un héritage et de la connaissance d’un pouvoir de l’ombre. Dans L’Arc-en-ciel de la gravité, on peut lire celle de la gravité du mystère qui attire l’humanité vers la guerre. Voire d’une quête de la vision parfaite des contradictions dépassées par la fiction dans Contre-jour… D’où ce perpétuel monde flottant entre réalités cruelles, sordides et ironiques, et les utopies fabuleuses, qu’elles soient scientifiques, érotiques, intimes, idéelles, judiciaires ou territoriales. Plus qu’une narration ordonnée et dominatrice, on assiste chez Pynchon à une sorte de show permanent et polymorphe, entropique et fantasmatique qui est la marque de fabrique de son esthétique. La parodie de la nostalgie des sixties, des épopées manichéennes, le jeu semi-psychédélique permet alors à Pynchon un devenir éthique de l’esthétique, au sens où l’au-delà de l’art postmoderne est plus esthétique qu’éthique.
Sûrement s’agit-il en Vinland du roman le plus lyrique de Pynchon. Comme lorsque le procureur Brock Vond fantasme en se mêlant aux beatniks : « il espérait un éclairage suffisamment favorable pour dénicher une fille sur qui projeter le fantôme de Frenesi, quelqu’un qui lui tendrait une fleur, lui offrirait un joint -terrible !- et accepterait d’être conduite ici, jusqu’à son divan taché de foutre, et… » (p 293). Pendant que la chère Frenesi rêve encore comme une midinette de roman rose à la renaissance de leur liaison adolescente : « Mais, s’il restait encore quelque chose en quoi on pût croire, elle devait avoir cru que l’amour, produit clair et léger des années soixante, serait capable de racheter même Brock, ce Brock fasciste aimablement et stupidement brutal » (p 230).Ainsi travaillé par l’apparente simplicité et néanmoins la richesse de son écriture, un roman est une œuvre d’art ; et Pynchon en est plus que conscient, quoique avec une certaine autodérision. Comme lorsque Frenesi, son double peut-être, médite sur son « rêve insensé d’offrir son sacrifice sur l’autel de l’Art avec en plus l’idée idiote que l’Art en était conscient » (p 365)…
Utopie, uchronie, parodie, Vineland est bien un brillant sommet du roman postmoderne, sautant allègrement par-dessus les limites des genres romanesques : quête sentimentale, enquête policière, satire politique, manga ludique et surtout envolée lyrique, voisinent autant pour notre perplexité que notre bonheur. Même le combat politique est à ne pas trop prendre au sérieux. Comme le révèle Vineland, la dichotomie entre les opprimés et les oppresseurs est vaine. Infiltrés, voire complices, ils jouent un jeu de dupes peut-être nécessaire pour préserver leurs mythologies respectives. Le mirage anarchiste s’efface alors chez Pynchon ; sauf peut-être dans le miracle cacophonique qu’est l’immense Contre-jour où les « Casse-cou », gardiens d’une utopie -ou une imagerie- du bien supérieur et des libertés évoluent vers « la grâce ». Cette grâce, certainement, la seule possible pour Pynchon, est celle des immenses pouvoirs du roman par un parodiste de haute volée, un écrivain de lyriques et lumineux comics postmodernes. Certes, ses romans, et plus précisément Vineland, répondent bien à cette définition de Takeshi : « faire de sa vie à lui un koan, c’est-à-dire un de ces puzzles zen insolubles, susceptibles de l’expédier sans heurt dans la transcendance » (p 192).
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.