John Williams : Stoner, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Anne Gavalda, Le Dilettante, 384 p, 25 €.
Herman Bang : Mikaël, traduit du danois par Elena Balzamo,
Phébus, 256 p, 19 € ;
Herman Bang : Les Quatre diables, traduit par Isabelle Frambourg,
Phébus, Libretto, 128 p, 4,60 €.
D'outre-Atlantique au Danemark, qu'importe l'éloignement géographique quand les problématiques de l'amour se répondent, dans le cas d'un professeur de littérature ou d'un maître en peinture. Avec une incroyable aisance d’écriture John Williams nous emmène à la poursuite d’une vie qui traverse toute la première moitié du XX° siècle américain. Mais, si les deux guerres mondiales sont là en filigrane, cet écrivain injustement méconnu est moins à la recherche d’une perspective historique que de l’intimité de son héros et des protagonistes, ainsi que de leur relation avec la langue et l’œuvre des poètes anglais. Quant au Danois Herman Bang, c'est l'amour homosexuel qu'il peint, au moyen d'un maître peintre et de son élève.
C'est la beauté de la poésie anglaise, qu’étonné, le jeune Stoner, pas encore décrotté de sa campagne miséreuse, quittant les figures hiératiques de ses incultes et pathétiques père et mère, découvre en poursuivant des études d’agriculture à l’Université du Missouri. Remarqué par un professeur, il se consacre alors à la littérature médiévale pour devenir professeur à son tour, dévoué à sa tâche de « passeur ». Avant de devenir l’amoureux inexpérimenté d’une jeune fille d’une classe sociale bien supérieure, de faire sa demande en mariage, aussi maladroite que semée d’embûches perceptibles à la perspicacité du lecteur, sauf aux deux promis…
Un réalisme sans œillères imprègne la relation de la vie conjugale de Stoner. La méconnaissance totale de la sexualité du jeune couple est décryptée avec la crudité du scalpel. Edith, blonde gracile, est totalement impréparée à la vie par une éducation traditionnelle pour qui le sexe n’est jamais dit et méprisé. Ce mariage est un échec, rongé par l’incommunication, réveillé par une copulation forcenée, éphémère, en vue d’enfanter, frigorifié par les vapeurs de la mère qui laisse le soin de l’éducation de la petite fille au père attentionné, avant que son « travail de sape » lui permette de reprendre la main sur la jeune Grace et d’exercer sa tyrannie maternelle… Le portrait-charge de l’épouse, quoique peu manichéen, est stupéfiant.
Mais, comme en un miroir inversé, la relation adultère de Stoner avec Katherine, jeune professeure, d’abord étudiante discrètement fascinée par son maître, est proprement magique. Les uns taxeront à tort cela de bluette sentimentale, sans en apprécier le poids de vie et d’idéal nécessaire. Car, à rebours de la « tradition qui leur avait martelé (…) que la vie de l’esprit et celle des sens étaient séparées », ils s’étonnent « que la première pût magnifier la seconde et que la seconde fût la gloire de la première ne leur était jamais venu à l’esprit. ». Ainsi se déploie le roman d’apprentissage…
La satire du milieu universitaire enfle peu à peu, avec ses professeurs et doyens confits dans leur routine, voire leur sénescence, avec ses jalousies et luttes de pouvoir, le qu’en dira-t-on et la cabale qui obligeront Katherine à se sacrifier, ses étudiants enthousiastes, arrogants ou tricheurs, croqués avec tendresse, saisis avec une criante acuité… Restent les secrets troublants des œuvres sans cesse étudiées : « le gouffre qui séparait son amour de la littérature de ce qu’il était capable d’en témoigner ». Et que seule sa brillante amante aura su toucher dans le travail de critique et d’analyse auquel il a par dévouement contribué. Même si on eût aimé que sur ce point l'auteur s'étende avec plus depertinenteprécision...
A ce roman de mœurs, rarement lyrique, sans la moindre mièvrerie, où toute une micro-société est dépeinte, s’ajoute donc la précision psychologique des portraits : quoique Stoner soit réservé par nature, tous voient leur développement corseté par le puritanisme ambiant. Bien qu’il s’agisse « d’une œuvre de fiction », sommes-nous en présence d’un roman autobiographique ? « Implacablement, il disséqua sa vie et la regarda en simple biographe », commente le narrateur. Même si l’auteur (1922-1994) a trente ans de plus que son personnage, il a enseigné la littérature et l’art d’écrire dans les universités du Missouri et de Denver. Il nous reste ce roman, concentré d’existence, distillant qualités et travers, à relire pour méditer toutes les finesses d’une vie qui s’étira trop vite,drame austère et bouleversant de « la lente agonie du cœur », avec ses éclairs de beauté.
Il y a des littératures et des romanciers injustement méconnus. Seule la curiosité et la conviction d’une traductrice peuvent alors, depuis son purgatoire, exhumer un livre précieux. C’est le cas de Mikael, pourtant salué en Allemagne par Klaus Mann dans les années vingt. N’a-t-il été provisoirement oublié que parce que sa vision de l’homosexualité, au demeurant soucieuse de discrétion, parut plus tard trop ténue et platonique ? Ce serait, au-delà de cette qualité, faire fi de sa dimension psychologique et de son évocation de l’art pictural à la fin du XIX°.
Le Danois Herman Bang (1857-1912), dont drames et romans ont suscité l’enthousiasme de Robert Musil, propose l’histoire d’un artiste à succès : Claude Zoret, « peintre de la douleur », à mi-chemin du presque homonyme Claude Monet et des artistes Pompiers du temps. Son admiration va à son jeune modèle et fils adoptif, dont le prénom donne son titre au roman. La relation privilégiée entre le maître et le disciple se scinde lorsque le second devient amoureux de la princesse Zamikof, alors qu’elle est portraiturée par le peintre. Trahison ou liberté, pour celui qui devra « s’affranchir »? Les deux principaux protagonistes livrent un combat pacifique, comme lorsque Mikael parfait les yeux du portrait de la belle : s’agit-il du génie du talent ou de celui de l’amour ? C’est une étude de milieu, des motivations et des inquiétudes de la création, d’une étape déchirante pour le Maître vieillissant à l’affection exacerbée, mais aussi à la recherche de l’expressivité totale, ambitionnant de « représenter le suprême » en ses œuvres allégoriques. Mais aussi une satire de la façon, luxueuse ou légère, dont on « dévore l’argent », du vol et de la captation d’héritage consentis. Plus tard, le cinéaste Dreyer sut mettre en scène cette histoire aux sensualités étouffées et cependant puissantes.
C’est encore une histoire de passion qui anime ce court et pathétique roman : Les Quatre diables. Cette fois ci dans le milieu du cirque, où les enfants là recueillis mènent une carrière honorable et soudée, jusqu’à ce que l’un d’eux ait l’audace d’aimer une femme de la plus haute société : voilà qui est ressenti comme une trahison. Herman Bang pose d’une autre manière l’antinomie de la fidélité, de la solidarité, et de la liberté individuelle, des raisons de l’amour opposées à la raison du groupe, du milieu. C’est après l’écriture de ce récit qu’Herman Bang fit, en 1890, une tentative de suicide. Certainement ses tourments intérieurs sont transposés dans la création romanesque, catharsis au demeurant peu efficace…
Entre postromantisme passionné et finesse de l’écriture par petites touches -ce qui a permis de le qualifier d’auteur impressionniste- et un narrateur omniscient qui télescope les scènes, Herman Bang sait faire advenir un univers problématique aux yeux de son lecteur, autant que l’émouvoir au plus profond de sa sensibilité. Notre curiosité, ainsi aiguisée, n’attend plus que la traduction de Famille sans espoir, ultime roman qui suscita un inqualifiable scandale pour outrage aux bonnes mœurs, à l’occasion duquel il dût émigrer à Paris. Ainsi, probablement une trilogie serait-elle complète et ferait briller cet étonnant Danois d’une trouble et bouleversante lumière…
Thierry Guinhut
Les partie sur Stoner et Bang sont parues dans Le Matricule des Anges, septembre 2011 et février 2012.
J'ai adoré le livre. Merci pour la critique. Je voudrais ajouter que si l'épouse du héros du livre était si "mauvaise", c'est parce qu'elle était victime d'abus. Le coupable était son propre père.<br />
Relisez les passages relatifs à la mort du père et la réaction de sa fille et vous comprendrez mieux la psychologie des personnages.
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Merci de votre mot et de votre précision judicieuse. Ayant écrit cet article pour Le Matricule des Anges, j'étais limité à 4000 signes. Je ne pouvais ni ne voulais tout dire; il faut en effet<br />
laisser un espace ouvert au lecteur, qui plus est, doué de votre sagacité... <br />
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N
Nico
11/02/2012 17:17
Il est vrai que mon commentaire est très lapidaire. Ce roman m'a ennuyé avant tout par son personnage, qui m'a semblé terne et pour tout dire sans intérêt. Faire un roman en partant de ce<br />
personnage ne me semble pas tellement pertinent, mais c'est une question de point de vue. Il y a bien quelques passages intéressants, notamment en ce qui concerne la sphère universitaire (lorsqu'il<br />
est étudiant, ou professeur, avec l'affaire Walker), mais au global, je n'ai pas été pris par cette lecture. L'écriture, que tout le monde trouve extraordinaire, est limpide et agréable, mais pas<br />
de quoi crier au génie non plus. J'ai également été déçu par le peu de place de la lecture dans le roman. Qu'apporte la lecture au personnage? On ne le sait pas vraiment. Je suis déçu par le peu de<br />
réflexions sur l'apport de la lecture. D'ailleurs, la découverte de la lecture par le personnage est évoquée beaucoup trop rapidement. Enfin, j'ai été mis mal à l'aise par les passages concernant<br />
la première histoire d'amour du personnage. Cette femme est extrêmement froide et mauvaise. Voilà, j'ai essayé de faire plus long. Certains reproches que je fais à ce roman sont purement subjectifs<br />
mais d'autres moins, à mon sens. Et c'est une lecture qui m'a d'autant plus déçu que j'en avais entendu beaucoup de bien sur la blogosphère.
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Voilà qui est plus intéressant. Merci. Si je ne retire rien à ma critique, je partage certaines de vos réserves. L'écriture, impeccable et limpide, n'a rien de novatrice. La familiarité avec les<br />
grandes oeuvres littéraires ne délivre que peu de choses sur leur apport. Ce roman mérite d'être lu pour son poids de vie, mais evidemment nous sommes loin de Proust... Anne Gavalda en est la<br />
traductrice, l'amatrice, ce qui est à sa portée, sans vouloir la mépriser un instant: elle a eu le mérite de nous faire connaître ce livre très humain...<br />
Thierry Guinhut<br />
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Peut-être avez-vous raison. Mais pensez à argumenter. Merci.<br />
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Présentation
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thierry-guinhut-litteratures.com
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.