Peintre classique, peintre baroque et anti-contemporain, et cependant vigoureusement novateur, curieusement singulier, tel est Gérard Garouste (né en 1946), chez qui la couleur excède le dessin, comme le souhaitait Le Titien. Parfois démesurées, ses toiles sont à thèmes, à histoires, illustratives et fantasmatiques, sensuelles et cultivées. Néanmoins il peut paraître ludique et décoratif, voire kitsch, lorsqu’il séduit la mythologie et ses figures les plus emblématiques, comme celles de Diane et d’Actéon. Peut-être manquait-il parmi sa première période un brin naïve une profondeur émotionnelle et expressive que lui a permis l’acquisition de la virtuosité ainsi qu’une réelle ascèse intellectuelle. C’est en illustrant des chefs-d’œuvre de la littérature, tels le Don Quichotte de Cervantès, en emportant ses pinceaux aux vents de Kafka, du Talmud et de la Shoah, des grands maîtres du judaïsme, qu’il a trouvé sa véritable dimension. Et si nous aimons tant ce peintre littéraire, au meilleur sens du terme, c’est également pour investiguer ceux qui le commentent, qui pratiquent l’ekphrasis, voire la prosopopée, en faisant discourir ses tableaux. Mais aussi celui qui aime « Vraiment peindre », comme l’affirment ses entretiens avec Catherine Grenier. Notre Gérard Garouste signe-t-il le retour en grâce de la peinture ?
Cela n’étonnera personne, une constante source d’inspiration pour Gérard Garouste est la mythologie gréco-romaine. L’un de ces mythes, celui de Diane et d’Actéon, est examiné par Philippe Angénieux, dans la collection « Le Roman d’un chef-d’œuvre », sous le titre de La Vengeance divine selon Garouste. Selon une stimulante idée de départ, le romancier fait parler le tableau à la première personne, comme le propose la rhétorique, au moyen de la prosopopée, qui fait parler tout ce qui ne parle pas : animal, dieu, objet… Ce pour quoi il s’agit bien du « roman d’un chef-d’œuvre ».
Le thème de « la fâcheuse curiosité » est mis en scène, depuis ne serait-ce que Les Métamorphoses d’Ovide[1], au moyen de « la rencontre fortuite et fatale entre la déesse de la Chasse et le petit-fils d’Apollon. De prestigieux ancêtres de l’Histoire de l’Art président à l’innovation garoustienne - si l’on peut employer ce néologisme - : Titien, Rembrandt, Boucher, Böcklin… La toile vierge confie son bonheur de ne pas avoir été lacérée par un Lucio Fontana, brûlée par un Yves Klein, ignorée par les idolâtres de Marcel Duchamp. Puis son attente dans un immense atelier où musique, lumières et masques s’enchantent les uns les autres. Aux côtés des boites de couleurs, en fonction d’une commande, les échanges philosophiques, politiques, théologiques fécondent le geste à venir : « J’ai vécu assez de mois dans l’atelier pour comprendre que ces débats sont nécessaires à son travail, qu’ils en sont l’essence même ». Carnets, esquisses et dessins préparent l’exécution ; là il s’agit de « peindre à l’ancienne ». Cependant l’artiste joue avec les représentations traditionnelles : « Il coupe, cache, hypertrophie, plie, tord, noue, démultiplie les figures, les membres et les corps, se refusant à respecter la moindre convention, organisant toujours un labyrinthe d’interrogations et de mystères ». Etape par étape, avance le récit de la création formelle et colorée : Surprise dans l’onde bleue, Diane, cependant sereine, condamne la sacrilège à être torturé, dévoré par ses propres chiens. Le plus étrange n’est-il pas que l’on puisse reconnaître dans la déesse un peu du portrait de son épouse Elizabeth, voire dans celui d’Actéon un autoportrait au cri…
Toute fière d’elle, la toile achevée relate son voyage capitonné vers la galerie Daniel Templon, à Paris, puis vers la galerie Maeght à Saint-Paul-de-Vence. Enfin elle se sent admirée et ne compte pas son bonheur.
Si la couverture de ce volume ne présente qu’un détail, le rabat s’ouvre sur la reproduction complète du tableau. L’on y mesure le contraste entre le lisse utilisé pour peindre Diane, sur la droite, et le brouillé, qui sur la gauche isole le malheureux Actéon, se métamorphosant en cerf aux bois élancés, dont la chair cruellement se dissout sous les crocs des chiens furieux. Et si ces derniers sont devenus chasseurs du chasseur, sous le commandement de la chaste, froide et lunatique déesse dont la pudeur fut transgressée, il est logique que cette toile soit maintenant exposée à Paris, sur les cimaises du Musée de la Chasse et de la Nature, qui en fit la commande. Elle fait rayonner, dans un décor XVIII°, l’effroi et la beauté, où « chaque jour de visite est un jour de surprise », celle sans cesse renouvelée des énigmes et du sens des grands mythes.
Personnage éminemment baroque, Don Quichotte oscille entre illusion et réalité, pour reprendre le titre d’Alfred Schulzt[2]. Ce serait alors affirmer que la seconde infirme sans recours la première. Cependant, au chevalier à la triste figure, l’illusion est bien plus précieuse et nécessaire. Et si Sancho semble irréductiblement, de sa grosse panse et de son âne, incarner la réalité, il n’est pas sans céder aux visions de son maître, son opposé, son miroir et son double, comme le confirme la tête biface de Janus les unissant sur la couverture imaginée par le peintre Gérard Garouste,
Cette relecture, stimulante, de Don Quichotte ne peut se passer du retour au texte de Cervantès ; surtout s’il est accompagné des images des illustrateurs des XIX° et XX° siècles, Tony Johannot, Gustave Doré, Dubout… Il faudra maintenant compter sur un renouvellement inouï de l’imagerie en 150 gouaches et 126 lettrines aux prestigieuses éditions Diane de Selliers[3]. Car l’œil et le pinceau de Gérard Garouste (né en 1946) ont ce grain de lyrisme et de folie qui font exploser les couleurs au service des facettes du mythe quichottesque.
En toute singularité complice, le Don Quichotte de Gérard Garouste est un sous-univers flamboyant, né de la rencontre d’un écrivain du XVI° siècle déjà égaré en son temps, quoiqu’incroyablement moderne, avec un peintre inactuel, qui ne s’embarrasse pas des credo conceptuels et post-duchampiens de l’art contemporain. Il joue avec la fraîcheur de la gouache, avec la représentation, la diffraction, aussi bien mentales que colorées. Il peint comme le fantasme d’un enfant qui hallucine le monde de la fiction, mais avec les moyens et la liberté d’un artiste achevé. En fait il s’agit de la représentation par l’artiste de la représentation de la réalité que s’est faite Don Quichotte, lui-même personnage de fiction, né d’un auteur fictionnel, Cid Hamet Ben Engeli, imaginé par Cervantès. Les mises en abymes de la représentation et de la fiction brouillent tout espoir de réalité dès lors qu’il s’agit d’œuvre d’art aux multiples facettes, concaténations et métamorphoses.
Gérard Garouste montre avec autant de brio qu’Alfred Schütz[4] combien Don Quichotte a un problème avec la et sa réalité. Il le peint à travers des distorsions corporelles, des affabulations de la perception. Sa tête se déploie, se retrouve détachée entre ses mains, multipliée, liée sans retour avec son complice et opposé, Sancho, qui est l’autre face de ce Janus. De plus, son miroir se renverse, comme il se démultiplie dans le miroir des histoires enchâssées parmi le roman. Il est tatoué d’yeux et de songes, couché dans la caverne de Platon. Allégorique comme les tarots, puéril comme le barbouillage, le travail du peintre bouscule les yeux, ravit l’esprit. Les métaphores baroques de Cervantès s’animent sous nos paupières : squelettes en feu, chanteuse devenue harpe, bossue se changeant en pieuvre, une duchesse se partageant en lune et soleil… Mieux encore, Gérard Garouste, en sa belle et quichottesque folie, s’identifie à son personnage et peint ses propres traits pour un « Quixotte apocrifo ».
Nous n’aurons pas la folie qu’eurent le curé et la gouvernante de Don Quichotte : jeter dans la cour et brûler ses livres de chevalerie. Que la raison, la beauté et la bibliophilie nous gardent d’agir de même ! Prenons soin du coffret où Diane de Selliers sut unir la main de Cervantès et celle du peintre aux pinceaux polymorphes…
Le Banquet de Platon cherchait l’origine et le sens de l’amour, sous la gouverne de Socrate, qui avait le dernier mot en donnant la parole à l’idéale Diotime, après un défilement d’hypothèses mythiques. Il est bien possible qu’avec un tel titre, Gérard Garouste y ait pensé, mais pour lui opposer une autre tradition culturelle : celle du judaïsme. Avec un clin d’œil formel à la tradition picturale chrétienne, puisqu’il s’agit d’un triptyque, comme ceux de la nativité ou de l’adoration des mages, ou encore Le Jardin des délices de Jérôme Bosch. Mais il s’agit cette fois d’un triptyque intensément coloré, virevoltant, placé sous le signe de Kafka[5].
L’essai d’Olivier Kaeppelin relève de l’exerce classique de l’ekphrasis, soit, en rhétorique, la description d’une œuvre d’art. Si l’on reconnait d’emblée la figure de Franz Kafka, celles de Walter Benjamin et de Gershom Scholem[6] ne sont accessibles qu’à l’initié. D’autant que l’art de Gérard Garouste aime associer son hommage fervent à des déformations corporelles, un rien grotesque, serpentiformes, où l’on devine le souvenir d’un Espagnol : Le Greco.
Au centre, Le Banquet proprement dit, intitulé « Le festin d’Esther », du nom de cette héroïne de la Bible qui sauva le peuple juif, au dépend des « oreilles d’Aman », celui qui crut pouvoir le massacrer. Autour d’une table en perspective diagonale et nappée de blanc, les convives sont présidés par un Kafka au faciès tourmenté, et opprimé par un fantôme vermiforme bleuâtre. Le conclave pensif et facétieux ne semble guère festif, car hanté par la Shoah, les femmes aimées, Felice et Dora, et les trois sœurs de l’auteur du Procès, victimes de la barbarie nazie : « spectres, algues, plantes sous-marines, couleurs verdâtres sont conviées à la fête de Pourim, mais avec elles la mort s’invite ».
La partie gauche fait survoler par un ange en forme de zeppelin un « Carnaval » fantasque et animalier sur le Grand canal vénitien, où le pont rappelle le « je et le tu » de Martin Buber. Mais un petit masque jaune tombé signe le ghetto et annonce la partie suivante. Celle de droite voit une farandole de créatures animaliformes tournoyer autour d’un poète bâillonné taquinant sa lyre, dans lequel on reconnait le peintre soi-même, sous les confettis multicolores de la manne biblique, nourriture physique et spirituelle. Il fait danser les « chiens musiciens » venus d’un récit de Kafka, auprès duquel le « choucas » (« kavka » en tchèque) ponctue le tableau comme une signature, rappelant le « G » de Garouste sur la tombe de l’auteur de La Métamorphose, à droite du dernier volet.
Lorsque la Kabale, le Talmud sont à la source de toute cette farandole, la « tragédie de l’Histoire » est-elle rédimée par les intellectuels, écrivains, poètes, et par la manne divine, sous la gouverne de l’artiste postbaroque ?
La prose d’Olivier Kaeppelin fournit les clefs que lui confia le peintre, conduit son lecteur avec patience et sens des nuances parmi les arcanes du vaste ensemble pictural, somptueusement reproduit avec maints détails et un dépliant qui nous laisse imaginer avec un rien d’effarement et un beaucoup d’admiration les trois mètres sur huit du chef-d’œuvre. Elle explicite les allusions à Dante, Scholem, Benjamin et surtout Kafka dont lettres et récits sont sollicités. Enfin « À ce banquet, les convives, les spectateurs se nourrissent d’une manne mentale et picturale ».
Peut-être pourra-t-on, mais seulement si l’on se montre grincheux, qualifier la chose de peinture trop littéraire. Le peintre a tant joué avec une débordante fantaisie de Don Quichotte pour que l’on ne puisse le qualifier de simple copiste du mot par l’image. Le seul éblouissement visuel qui se produit de prime abord suffit par ailleurs à disqualifier l’argument. Si chercher à nommer les personnages et décrypter les énigmes est ici exaltant, rien n’interdit la pure contemplation des formes dansantes et des couleurs amères ou enjouées, avant de se confier à une esthétique qui est une herméneutique.
Non sans une réelle provocation à l’encontre des installations pléthoriques de l’art contemporain, Gérard Garouste, professe de Vraiment peindre, comme l’affirment avec une inquiète jubilation ses entretiens avec Catherine Grenier.
Composé sous forme d’autobiographie, ce volume modeste, et cependant somptueusement illustré comme l’annonce sa couverture, est une conversation idéale entre le peintre et son attentive amie, au point qu’il paraisse offrir avec largesse ses confidences à ses lecteurs. Une enfance dyslexique auprès d’un père violent, des épisodes « maniaco-dépressifs », dix ans sans peindre, et l’indéfectible soutien de son épouse Elisabeth. Voilà pour les épreuves, exposées sans fard. Puis une pièce de théâtre Le Classique et l’Indien, dont il réalisa les décors. Et enfin une carrière ininterrompue jalonnée de peintures de chevalet, soutenue par des galeristes fidèles, dont Daniel Templon, des collectionneurs passionnés. Marqué par la révolution du ready made de Marcel Duchamp, il est cependant plus exactement l’héritier du Greco, de Tiepolo et de Chirico, voire d’Alberto Savinio. Ses rouges, ses bleus et ses ocres flamboient, ses figures s’étirent, multipliant leurs bras et leurs têtes dans un fantastique baroque. Les autoportraits et les portraits sont triturés, infiniment expressifs, alors que l’étude des mythes, de grandes œuvres de la littérature mondiale, comme Don Quichotte ou Faust, puis de la spiritualité biblique et juive nourrissent un univers sans cesse renouvelé. La réalité trouve en ses toiles et ses dessins de nouvelles dimensions de la représentation, des élaborations sensuelles de l’imagination et de l’intelllect. Si le métier est « classique », l’élaboration patiente, tout est possible dans ce « grand œuvre drolatique ».
Être un peintre aux visions bouillonnantes n’empêche pas l’humanité. Pour preuve, l’association « La Source » que Gérard Garouste anime et dans laquelle il propose des ateliers au service des enfants en difficulté. Un homme aux pinceaux et à la pensée stimulants se livre ainsi dans un livre qui n’a qu’un défaut : de laisser le lecteur un peu sur sa faim tant il aimerait plonger encore un peu plus dans l’immensité physique et psychique de ses tableaux. Heureusement, il ne manque pas d’occasion de contempler ses tableaux en chair et en os, tant ils flamboient de vie, et de beaux livres qui sont autant de polyptiques du maître, comme le catalogue du Centre Pompidou[7].
Dans une sorte de nihilisme, de ressentiment contre la tradition classique, de paupérisme intellectuel, de provocation infantile, nombre d’artistes, la plus grande part de l’art contemporain[8] en fait, a non seulement abandonné la peinture, mais la culture. Entre minimalisme abstrait monochrome et pléthore de quincaillerie d’objets prétendument pensants au moyen des installations, une désertification balaie l’espace artistique et le temps muséal. Mais avec ce mythologue quichottesque et kafkaïen, Gérard Garouste enfin, et une abondante exposition au Centre Pompidou en 2022, en forme de reconnaissance tardive des institutions et de l’Etat, au contraire des amateurs et collectionneurs depuis bien longtemps plus avisés, l’on signe enfin le retour en grâce de la peinture dans l’art contemporain, dont ce Banquet est l’œuvre tutélaire.
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la conférence de Roger Chartier au Collège de France devrait vous intéressez, si vous ne la connaissez pas.<br />
http://www.college-de-france.fr/site/roger-chartier/p1346267508082_content.htm<br />
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"Les deux premiers cours donnés dans le cadre de cette chaire, inaugurée en 2007, ont été consacrés à l’étude d’un cas exemplaire de mobilité textuelle entre langues, genres et situations historiques, à savoir, les appropriations théâtrales de Don Quichotte dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles. Cette recherche, commencée avec la pièce de Shakespeare et, peut-être, surtout de Fletcher, The History of Cardenio, représentée en 1613 mais dont ne subsiste ni édition imprimée ni manuscrit, et continuée avec l’analyse d’autres Don Quichotte ou Cardenio, joués sur les scènes espagnoles, françaises ou anglaises, a porté l’attention sur la tension fondamentale qui existe entre, d’une part, la malléabilité des œuvres, transformées par leurs traductions, leurs migrations d’un genre à l’autre, les significations successives que leur attribuent leurs publics, et, d’autre part, leur identité perpétuée, toujours reconnaissable dans leurs multiples adaptations. Ce paradoxe fondamental, qui associe la permanence de l’œuvre et la pluralité de ses textes, ou états, est au point de départ du cours donné cette année. Il fait retour sur le programme de recherche défini dans la leçon inaugurale d’octobre 2007, Écouter les morts avec les yeux, et fondé sur l’idée selon laquelle l’histoire de la culture écrite, saisie dans sa très longue durée, peut aider à mieux comprendre les mutations du présent, caractérisé par l’entrée de l’écrit dans le monde digital. Les débats suscités par la constitution de collections numériques, les interrogations quant aux transformations des pratiques de lecture et d’écriture, la prolifération des nouveaux écrans et la croissance du marché des livres électroniques sont autant d’indices des profondes transformations de la culture écrite dont les enjeux (juridiques, esthétiques, culturels) sont souvent masqués par le flux incessant des nouveautés ou l’âpreté des controverses. Une perspective historique, débarrassée de toute tentation prophétique, peut aider à les mieux comprendre."<br />
Extrait du site.<br />
Bonne soirée!<br />
Merci pour ces précieux avis.<br />
Bien à vous.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.