Muséum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.
Babel en marche et imaginaire ethnologique
par Jean-Marie Blas de Roblès :
L’Île du Point Némo,
Ce qu’ici-bas nous sommes.
Jean-Marie Blas de Roblès :
L'Île du Point Némo, Zulma, 2014, 464 p, 22,50 €.
Jean-Marie Blas de Roblès :
Ce qu’ici-bas nous sommes, Zulma, 2020, 236 p, 20 €.
Le bouillonnement de la psyché, tel ceux des vagues océaniques et des sables libyques, emporte l’écrivain imaginatif - ils ne le sont pas tous - vers des extrémités parfois joliment baroques. Ranimer tous les feux mythiques et éteints du roman d’aventure, tout en rejoignant des paysages étranges, au-delà de milliers de lieues l’île attendue du Capitaine Nemo, ou les déserts fabuleux, telle est l’ambition déraisonnable de Jean-Marie Blas de Roblès, écrivain et archéologue, né en 1954. Fouiller aux « greniers de Babel » lui avait déjà permis de ramener de Là où les tigres sont chez eux, d’un Brésil aussi réaliste que magique, les histoires d’Athanasius Kircher[1], encyclopédiste baroque trop peu connu. Mais avec L’Île du Point Némo, la mission du narrateur touche-à-tout est plus ludique. En prestidigitateur du roman et de ses pouvoirs de fascination, il réussit à escamoter son lecteur dans le pur plaisir ; avec un brio supérieur à celui qui gisait Là où les tigres sont chez eux. Et quoique non sans risque de kitsch, il parvient à faire de son éloge de la lecture et de l’aventure, un éloge de la science. Quant au récit illustré comme une planche de dictionnaire Larousse du siècle dernier, Ce qu’ici-bas nous sommes, il a définitivement quitté les rivages du réalisme. Bien digne de l'archéologue Jean-Marie Blas de Roblès, voici un beau roman d'aventures et d'ethnologie fantasmagorique, pétillant d'imagination, qui, à lui seul, fait honneur à la rentrée littéraire.
C’est avec Dulcie qu’Arnaud fonde une luxueuse usine de cigares en Périgord. Hélas la faillite entraine leur ruine, l’attaque cérébrale de la jeune femme qui reste inconsciente, la revente des lieux à un Chinois qui les reconvertit en usine d’assemblages de liseuses numériques : « B@bil Books ». Mais ce n’est là qu’un des noyaux du kaléidoscope romanesque de L’Île du Point Némo, commencé par la bataille d’Alexandre et de Darius, que l’on croyait vraie, mais qui n’était qu’une splendide bataille de soldats de plombs sous les doigts de Martial Canterel. Ce dernier est visité par John Shylock Holmes pour l’entraîner dans une enquête rocambolesque, autour de pieds morts trouvés sur une plage d’Ecosse, et à la recherche d’un diamant volé par « L’Enjambeur Nô »… Est-ce cette histoire, aux ramifications nombreuses, qu’Arnaud lit aux employées de « B@bil Books » ? Ce sont en effet « Trente nuits pour essayer de ramener Dulcie au cœur des lectures premières, seule matrice où il fût possible de retrouver le goût de naître. » De même, il s’agit d’offrir aux cigarières attentives la condition savante et bienheureuse du lecteur, passion bienfaisante, mais parfois dangereuse : « il y avait plus de révolte chez Edmond Dantès que dans toute l’œuvre de Marx ». En effet, disent-elles, « ce sont bien les romans qui nous ont ouvert l’esprit », comme, on l’a deviné, celui d’Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo.
L’enquête, longue odyssée géographique sur les rails du Transsibérien, qualifié de « Babel en marche » et de « nef des fous », puis vers Pékin, est digne de Conan Doyle père de Sherlock Holmes. Elle se situe quelque part entre la fin du XIXème et le XXème siècle, quand les aventures entrepreneuriales de « B@bilBooks », qui n’est pas sans faire penser à un récit du même auteur, Les Greniers de Babel[2], sont évidemment très contemporaines. En première apparence, ces épisodes n’ont rien de connecté, de plus ils sont entrelardés de divers et brefs récits un tant soit peu salaces : on se masturbe en épiant sur son iPad les douches des employées, Louise, une ronde en mal d’amour, offre son opulente poitrine à la succion du Chinois : chroniques ordinaires des abus de pouvoir en entreprise. Sans compter des pages inspirées des Notes de l’oreiller[3] de la japonaise Sei Shonagon. L’on a d’abord peine à trouver la cohérence en cette superposition de récits entraînants…
Des femmes endormies pour des années, un illusionniste qui recrache les balles tirées sur lui, jusqu’à ce que l’une le frappe mortellement, des sœurs siamoises, des sectes sibériennes assassines, des hermaphrodites, un diamant nommé « Ananké », comme la marque des baskets des cadavres mutilés… Quête rocambolesque et impitoyable destin gouvernent cet apparent désordre narratif. L’enquête policière, menée par un quatuor haut en couleurs, glisse des jeux du cirque vers les prestiges de l’épopée. À la faveur de divers moyens de transports, réalistes comme dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, ou de science-fiction, « Ekranoplane » et « Nautilus », voire d’épisodes omis avec bien de la légèreté, un tueur implacable sera poursuivi jusqu’à « l’île du point Némo », qui est une sorte d’utopie, où se sont réfugiés une poignée de chercheurs. Là seulement, l’on découvrira le surprenant coupable et son terrible châtiment, digne de Lovecraft…
Un réjouissant catalogue des objets improbables et fabuleux saupoudre le récit : garde-robe du dandy Canterel, « Sainte Chemise de la Vierge » semblable au suaire de Turin, animaux du zoo catapultés lors d’une attaque du train, dirigeable de luxe, île flottante. Catalogue qui est également celui de la bibliothèque du « B@bil Books », et de Jean-Marie Blas de Roblès lui-même : ne puise-t-il pas son diamant parmi « Le diamant du rajah[4] » de Robert-louis Stevenson, mais aussi « L’escarboucle bleue » et « Le diadème de béryls[5] » d’Arthur Conan Doyle ? Sans oublier bien sûr son maitre tutélaire, Jules Verne, dont il ressuscite le personnage de Cyrus Smith, Nemo lui-même, d’une fabuleuse façon, et dont les réécritures et les marques intertextuelles émaillent le tissu romanesque chatoyant…
Quelque chose de postmoderne affleure en ce roman : la réutilisation des codes et de l’imagerie romanesque du passé et leur distanciation, voire leur ironie, leur aimable parodie. Comme si sous la couverture de léger carton bariolé et fleuri de Zulma transparaissaient les cartonnages rouges d’Hetzel, l’éditeur de Jules Verne, dont les cigares d’Arnaud évoquent les titres prestigieux en or et rouge. De même, la lecture aux ouvrières des manufactures de tabac, en Haïti et en Périgord, va des Misérables à Don Quichotte, en passant par Le Comte de Monte-Cristo et Vingt mille lieues sous les mers. C’est à double sens que les personnages sont fait de lectures, lorsqu’ils en font leur propre roman d’apprentissage, autant que lorsque que le romancier Jean-Marie Blas de Roblès les fabrique et les anime, comme le souvenir d’un collage régénérateur : « que reste-t-il dans nos mémoires, sinon un résumé flou et poussiéreux, de ces livres qui ont bouleversé notre existence ? Dulcie, elle se souvenait de tout ». L’artiste alors imite moins la vie que l’art des littérateurs qui l’ont précédé : « le réel n’est au contraire qu’un miroir servile de ce qui est déjà survenu dans les romans ». Peu ou prou comme le disait Oscar Wilde dans ses Intentions : « La Vie imite l’Art beaucoup plus que l’Art n’imite la Vie[6] ».
Ainsi, les cigares sont des « Rastignac pur corona, et un pur Salammbô aux doux accents créoles »… Le jeu d’aventures et le catalogue littéraire des allusions, où Blas de Roblès aurait puisé, n’est pas sans faire penser au Nouveau Magasin d’écriture[7] d’Hubert Haddad. Les personnages eux-mêmes sont faits d’échos, voire de reprises d’autres personnages célèbres : Claudia Chauchat, par exemple, vient de La Montagne magique de Thomas Mann. Sans que l’on ait peur des anachronismes.
Aussi fasciné qu’Umberto Eco - dans La Mystérieuse flamme de la reine Loana[8] - par les héros de romans populaires, Blas de Roblès est un Robinson borgésien qui ne renie pas ses amours littéraire d’antan et d’aujourd’hui, qui en avoue et exhibe les mécanismes, dans une réécriture pimpante et sans complexe. Son art romanesque, lors du réalisme magique de Là où les tigres sont chez eux[9], ranimait les cendres d’Athanasius Kircher[10], cet hallucinant Jésuite encyclopédiste du XVII° siècle. Ses nouvelles, dans La Mémoire de riz[11], étaient vingt-deux fictions colorées comme des baraques de cirques, contes où les mythes s’affolent, avec une prédilection pour l’imagerie des Mille et une nuits. Aujourd’hui, c’est avec une rare aisance qu’il empile les topoï littéraires, et fait revivre en de nouveaux et séduisants avatars les fantômes du Docteur Mardrus (le traducteur de Shéhérazade), de Sherlock Holmes et du capitaine Némo, mais aussi des Thénardier qui donnent leur nom à un cuirassé. Ecrivain de Babel, Jean-Marie Blas de Roblès l’est bien. S’il n’écrit qu’en français, ce sont les langues de l’histoire littéraire qui viennent en ses livres babiller avec délectation.
Reste que l’on peut se demander à quoi sert une telle entreprise romanesque aujourd’hui ? Un jeu du cirque romanesque nostalgique, une imagerie délicieusement colorée comme une collection de bonbons un peu kitsch, un rêve d’humour et de super héros pour tenter de définitivement s’évader d’une réalité grise, terrible et confuse… S’il faut suivre le « delectare et docere » d’Horace, ou selon la tradition classique « plaire et instruire », Jean-Marie Blas de Roblès sait de toute évidence plaire ; mais instruire ne semble d’abord guère au programme : rien, ou à peine, d’encyclopédique ou de philosophique, au contraire de Là où les tigres sont chez eux, à peine une satire sociale à l’occasion des abus de pouvoir chez B@bil Books », peu de ces phrases qui sont pensée surprenante et féconde.
L'on aurait alors pu craindre que le roman ne dépasse guère le pur exercice de style. Mais au cours du voyage marin vers l’île Némo, les créatures des abysses éveillent la dimension encyclopédique. La connivence de Verity, réveillée de son long sommeil, avec le chant des baleines, et sa réponse énigmatique, atteignent une réelle hauteur poétique. Quant au « B@bil Books », bientôt « liseuse one shot » et « jetable », il devient l’objet de la satire culturelle : « La bibliothèque numérique n’était qu’une variation moderne du péché d’orgueil, celui de parvenus pressés d’exhiber leur prospérité, s’entourant de reliures tape-à-l’œil - voire de simples reliures vides - qu’ils n’avaient jamais lus et ne liraient jamais ». Bientôt un logiciel permettrait de se passer des écrivains… Pourtant, nous ne passerons pas de Jules Verne, ni de la thérapie en guise de lectures emboitées de Blas de Roblès !
Mieux encore, on ne peut douter que l’ « utopie rationnelle » de la communauté des savants, bâtie autour d’un cirque sur « l’île du point Némo », face à la dérive d’un monde qui n’est qu’une « Atlantide lente », soit la raison d’être et l’acmé splendide du roman. Le palais de nouvelles technologies, « organisme chargé de comprendre et de prédire les changements climatiques », (on pardonnera l’idéologie superstitieuse) est une merveille de science-fiction écologique. Egalement le prélude d’un monde où les nouveaux citoyens expérimentent une foule de nouvelles technologies, de libres initiatives éthiques et scientifiques. Une réelle éthique au secours de beaucoup d’esthétique ; voilà qui devient considérable. Mais n’est-il pas suffisant de dire que ce livre est une jubilation ?
A. Carolo Mullero : Tabulae in geographos Graecos minores,
Firmin Didot, MDCCCLV.
A. Bouché-Leclercq : Atlas pour servir à l'Histoire grecque de Curtius,
Ernest Leroux, 1888.
Photo : T. Guinhut.
Jean-Marie Blas de Robles n’a pas avec Ce qu’ici-bas nous sommes quitté l’habit de prestidigitateur qui animait son « point Nemo ». Cette fois l’île est entièrement terrestre, sauf lorsque le roman tire le rideau et voit la montée des eaux lacustres effacer toute la cité et devenir mer. Comme les territoires délirants du rêve, une illusion s’est dissipée, mais en laissant derrière elle les cailloux infiniment colorés du conte.
« Histoire mensongère », quoique tout soit prétendu vrai par le narrateur, Augustin Harbour, le roman d’aventures, qui doit quelque chose à L’Atlantide de Pierre Benoit et à sa reine Antinéa, est encadré par le tableau d’une clinique de luxe, au bord d’un lac du Chili. Ce sont deux espaces antinomiques, le premier étant celui d’une expédition ethnographique, le second, quarante ans plus tard, celui de la rédaction de ses souvenirs, au milieu d’une demi-douzaine de personnages, dont l’anachronique Aby Warburg, le fameux historien d’art qui dut être interné cinq ans dans une clinique suisse pour soigner son traumatisme causé par le désastre de la Première Guerre mondiale. S’il réussit en 1923 son rétablissement en prononçant une conférence, « Le rituel du serpent », qui relatait son voyage parmi les indiens Hopis en 1895 et 1896, le récit que tisse notre narrateur en est un peu la métaphore.
Quelque part au sud du désert libyque, se cache une cité lointaine, que l’on atteint qu’au prix de la soif et de la mort. S’agit-il, au bout d’une tempête de sable qui désoriente les boussoles et l’errance, de celle des Garamantes, en cet oasis que le narrateur, Augustin Harbour, disciple de Claude Lévi-Strauss[12], atteint en compagnie d’Hamza. C’est avec aménité qu’ils sont logés dans la ville de Zindan. Ils vont de surprise en surprise. Ici l’on mange les défunts, et Hamza, convenablement engraissé se voit dévoré avec force réjouissances. Une voyageuse éreintée, Adélaïde McCord, vient le remplacer. Une Anglaise du siècle victorien, car l’on « arrivait à Zindan d’à peu près n’importe où, mais aussi d’à peu près n’importe quand ». De plus, en une sorte d’avant Babel, la compréhension des langues et spontanée. Les rituels de l’amour, du mariage et de l’accouchement sont évidemment déconcertants, d’autant qu’il existe, à côté de ceux des « Mangeurs de crevettes » et des « Trayeurs de chiennes », un « clan des Amazones ». Les mœurs sexuelles connaissent des courgettes en guise d’ « olisbos », ou phallus artificiel.
Les voix sont enregistrées dans des poteries, grâce auxquelles il existe une « Encyclopedia lethargica ». Et si l’on imagine que la culture écrite est valorisée, car « il existe deux monnaies : l’eau et les livres », il faut déchanter, car ne compte que leur poids, d’autant qu’ils sont en coréen ! Cependant « les habitants de Zindan étaient eux-mêmes la bibliothèque », puisque leur peaux, abondamment tatouées par « Babeliôn », sont après leurs morts tannées et conservées dans les familles…
Si l’on ne sait comment ont été franchies les portes de cet espace incongru, l’on se sait pas plus comme le quitter, surtout si l’on a conscience d’y être irréparablement séquestré par un mur invisible. Qu’importe, si le merveilleux prend de l’ampleur. Ainsi le chaman Hadj Hassan connait les « secrets inavouables » de ceux qui viennent le consulter, y compris de miss McCord et du narrateur entré en « béatitude », dont il est l’omniscient récitant. Aussi est-il Dieu en personne, nanti à son côté d’une vestale fascinante : Maruschka Matlich, qui, littéralement, foudroie d’un regard un meneur hérétique. Pourtant notre Augustin reste un sceptique raisonnable et matérialiste. Laissons alors le lecteur découvrir la fantasmagorique union du narrateur avec la houri et l’irréparable catastrophe qui s’en suit. Où la transgression est la cause d’un wagnérien crépuscule du Dieu.
Le plus sérieux pince sans rire s’insinue l’air de rien dans le récit, lorsqu’Al-Fassik se voit nanti d’un « plumeau de commandement », orné d’un « QR code » - qui devient un QûmRan code », par allusion aux manuscrits bibliques - ; alors que celui du « Duc de Trou-Bonbon » est « tatoué sur sa fesse gauche ». L’humour agite également les clochettes de son bonnet de fou à l’occasion d’un « chasseur de tatous » qui s’appelle « Mélanchthon » (comme l’humaniste du XVI° siècle), ou de la « Chamelle Sixtine », de « Barbie la gnostique », et dans la barbe du « poète incombustible, vieil homme aux allures de primate », qui a celle du vénérable Victor Hugo, dans un dessin de marge…
Il est permis de ne voir en ce roman qu’un grand n’importe quoi divertissant, « un monde à coefficient de rationalité variable en fonction des individus, ce qui est à la rigueur admissible, mais aussi du temps et de l’espace ». Quoique s’incruste de-ci de-là, maintes vraies et fausses éruditions venues d’une Antiquité réelle ou trafiquée. Mais songeons que par contrecoup la satire va se nicher où l’on ne l’attend pas. Comme à l’occasion du personnage d’Al-Fassik, qui « gouvernait en despote, préoccupé du seul bien-être de ses électeurs ». Les clins d’œil à notre actualité sont lourds d’ironie et d’avertissements, comme lorsque les hôtes de la clinique n’échappent pas aux informations : « sept kamikazes français, issus de la bonne bourgeoisie parisienne, s’étaient fait exploser au cœur de Notre Dame. La cathédrale était en ruines. […] L’attentat avait été revendiqué par Alpha de la Lyre, un groupuscule végan qui entendait ainsi protester contre l’exploitation des animaux et le sacrifice pernicieux de l’agneau pascal ».
Faut-il lire ce roman chatoyant comme un pastiche, ou une parodie, des classiques de l’ethnographie, comme l’est le récit de Michel Leiris, L’Afrique fantôme ? Il n’en reste pas moins que notre romancier partage sans nul doute la profession de foi de son héros : parvenir « au cœur de ce qui faisait sens », quoique cela paraisse en la demeure une gageure.
Et bien que suffisamment réaliste, les quelques portraits et péripéties qui jalonnent les petits épisodes alternés relatant la vie de la clinique chilienne n’en est pas moins un contrepoint pour le moins étrange. Diego, expert informatique, s’est fait tatouer sur le modèle de « la momie de l’homme de Pazyryk », Dolorès a traduit Homère à quatorze ans, Ernst Ludwig expose ses tableaux où il a portraituré de manière obscènes tous les hôtes de la clinique…. Sans doute s’agit-il de signifier par ironie que notre humanité est digne d’un ethnologue curieux ; d’autant que là encore, le tragique n’est pas absent.
En dialogue avec les forts nombreux dessins du romancier lui-même et les quelques gravures qui s’y entremêlent, comme un catalogue des armes et quincailleries, parfois jusqu’à la façon des collages surréalistes de Max Ernst ou de Prévert, mais aussi du palimpseste, le récit affiche beaucoup d’une encyclopédie consacrée à une civilisation disparue, avec ses tabous, ses sports et divertissements, son « rhapsodomancien », son « homilophilie », « vive excitation sexuelle en prononçant une leçon, un discours, un sermon ». Ainsi aux illustrations en noir et le plus souvent au trait, s’adjoignent de petits textes didactiques.
Outre une affinité avouée avec L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet[13], et plus que suggérée avec Jules Verne, Jean-Marie Blas de Robles semble avoir un goût immodéré pour Le Tour du Monde, cette revue de voyages et d’explorations de la seconde moitié du XIX° siècle, illustrée de gravures évocatrices, dont l’auteur des Voyages extraordinaires raffolait et s’inspirait. Sauf qu’il doit à sa seule imagination fluviale et pétillante une foule d’anecdotes et de péripéties, toujours surprenantes et palpitantes.
Pas de narcissique autofiction au fade réalisme et à la psychologie sordide au menu de Jean-Marie Blas de Roblès, pas plus de roman engagé dans les pièges idéologiques de l’Histoire contemporaine, pas de roman à thèse en faveur d’un écologisme niais ou d’un anticapitalisme aveugle et revanchard. L’écrivain revendique la plus folle liberté de la fiction, la création de contrées imaginaires, de civilisations fantasmagoriques, avec la patience de l’entomologiste. Est-ce une fuite hors notre monde dont on néglige d’être le fresquiste ? À moins qu’il s’agisse d’une indéfectible liberté, cette de l’imagination ; que Jean-Marie Blas de Roblès, exerce dans Ce qu’ici-bas nous sommes,[14] une hallucination, une fiction, une multiplication de la personnalité, à l’instar d’un autre opus, Dans l’épaisseur de la chair, où l’esprit d’un fils fabule l’histoire vraie de son père, Manuel Cortès, assisté par les sarcasmes du perroquet Heidegger. Ici-bas nous est confié un magnifique roman borgésien prodigieusement construit et délicatement ouvragé…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Joscelyn Godwin : Athanasius Kircher. Le théâtre du monde, Imprimerie Nationale, 2009.
[2] Jean-Marie Blas de Roblès : Les Greniers de Babel, Invenit, Ekphrasis, 2012.
[3] Sei Shonagon : Notes de l’oreiller, Stock, 1928.
[4] Robert-Louis Stevenson : Les Nouvelles mille et une nuits, Œuvres I, Pléiade, 2001.
[5] Arthur Conan Doyle : Les Aventures de Sherlock Holmes, Félix Juven, 1905.
[6] Oscar Wilde : « Le déclin du mensonge », Intentions, Œuvres, Pléiade, 1996, p 805.
[7] Hubert Haddad : Le Nouveau magasin d’écriture, Zulma, 2007.
[8] Umberto Eco : La Mystérieuse flamme de la reine Loana, Grasset, 2005.
[9] Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux, Zulma, 2008.
[10] Voir : Joscelyn Godwin : Athanasius Kircher. Le théâtre du monde, Imprimerie Nationale, 2009.
[11] Jean-Marie Blas de Roblès : La mémoire de riz, Zulma, 2011.
[14] Jean-Marie Blas de Roblès : Dans l’épaisseur de la chair, Zulma, 2017.
Le Tour du monde, 1889 ;
Jean-Marie Blas de Roblès : Ce qu’ici-bas nous sommes.
Photo : T. Guinhut.