Grand'Rue, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Muses Academy V.
Récit de la danseuse :
Terpsichore
ou les noces de l’Ardeur et de la Paresse.
À l’idée d’entreprendre ce récit de la jeunesse de ma sœur terrienne… la fatigue et le sommeil me prennent. Que ne puis-je laisser raconter, en digne Muse Terpsichore revenue un moment du royaume de notre confrère Hypns, ce rêve nocturne salement brumeux, aux noirceurs confuses, son inconscient qui, sûrement, a enregistré cette vile histoire criminelle, cette séquestration d’une danseuse, ces viols ? Et ainsi nous éviter la peine des longues phrases aux subordonnées complexes, aux assommantes causalités, aux délibérations impuissantes… Puisque hélas il me faut bien relater cet épisode répugnant de sa vie artistique, mais aussi ce collant tremplin vers sa gloire professionnelle, je vais en quelque sorte mettre sa conscience en sous régime. Comme sous l’auto-hypnose du sommeil, je vais laisser sa peu musculeuse bouche parler pour elle. Ainsi, en digne Muse, j’infuse ce terrible poème sur la scène sonore d’une mortelle. Voici ce que son cervelet n’a pu oublier, ce que lui ont patiemment arraché, avec mon captivant concours, et avec le scalpel de leur sollicitude envahissante, les juges d’instruction. D’un souffle, je lui verse le don du récit, et pendant que devant vous je danse, chaussons et tutus comme pour un Lac des cygnes tempétueux, écoutons la parler :
Je m’appelle Ophélie. J’avais seize ans. J’étais une petite danseuse niaise avec la goutte de lait encore sur la lèvre supérieure qui donne à tant d’hommes encore l’envie de téter cette minime excroissance pulpeuse sur mon visage maigre, comme sur la minceur sauvage de mon corps la lourdeur de mes seins que vous avez sûrement la discrétion de trouver petits. Je dormais devant mes cahiers de cours ; je dormais devant mon assiette ; je dormais dans mon lit. Ma mère m’habillait, mon père me transportait. Mes résultats scolaires étaient médiocrement passables, sans rien faire. Ou je faisais le minimum pour éviter la peine d’être grondée, remise en question. De même, aucune amitié, je n’en avais pas l’énergie. Une zombie, portée, effacée par la vie…
Paresseuse et molle, avec le culte de l’oreiller, figurante dans un ballet pour le palais du Dieu du Sommeil, où seuls Morphée, Phantasos et Phobétor, ses trois aides, l’un pour le pouvoir de se transformer en qui l’on voudra, l’autre pour les fantasmes imagés, le dernier pour la peur et les cauchemars épuisants, mettent pour moi en scène, à travers le tuyau vide de ma bouche, la fatigue de ma non-vie…
Oui, paresseuse en tout, en gestes et en pensées, sauf la Danse. Pourquoi avais-je et ai-je toujours cette énergie furieuse de danser ? Sûrement parce que ma mère, elle-même danseuse ratée, qui ne travaillait plus qu’en danseuse sur le clavier de sa dactylo - elle était la secrétaire du Président de l’Opéra-Ballet-Rivoli - m’avait poursuivie d’un rêve et d’une intransigeance auxquels je ne devais à aucun prix résister sous peine de haine éternelle, de damnation, d’être déshéritée, reniée, ravalée dans le sperme de mon père, être sans personnalité qui ne pouvait en rien contrebalancer sa peu tendre moitié. Je compris très vite que correspondre à cette image de photo sous verre et sur guéridon, petit fille en tutu blanc et chaussons roses, et glisser dans le pilotage automatique d’une énergie plastique toute entière dévouée à la danse, me permettait le pardon, mieux la bénédiction pour l’absence d’autres activités qu’on dit vitales, jouer, travailler, ranger ses affaires, et j’en passe, faute de courage pour une telle fastidieuse énumération.
À huit ans, comme d’autres petites filles couvraient les murs de leur chambre de posters de dauphins ou de chevaux et leurs étagères de poupées Barbies, je vivais dans une boite à petits rats et danseuses étoiles. A neuf ans j’étais moi-même un de ces petits rats, à douze ans, première des rats, j’allais bientôt pouvoir espérer devenir une de ces étoiles naines qui gravitent autour de la constellation originelle des géantes roses… Quand ma poitrine se mit à pousser. D’abord discrète, boutons de roses sur la grande tige que je devenais, de plus en plus élancée, plume éthérée vers l’espace, puis très vite énorme, bubons de roses transgéniques gonflés et lourds, tirant vers le bas, vers le poids du sol, mon corps aliéné, massacré. Il me semblait également que mes hanches s’arrondissant, j’allais être une boule de plomb collée à la terre. Je me mis à haïr la puberté, haïr la part physique de mon corps, abhorrer la masse graisseuse qui, comme aimantée, s’était précipitée sur ma légèreté pour s’y coller, comme un quatuor de mammouths sur le stradivarius de mon art à jamais alourdi. Deux seins et deux fesses comme quatre pneus de bulldozer, un nez devenu monstrueusement aquilin et aussi disgracieux que le bec d’une pelleteuse. Toutes caractéristiques venues de mon père, gras, mou, et au nase d’aigle qui n’a jamais su voler. Il m’avait charmé quand petite il me lisait des histoires avec son after-shave, il m’était indifférent, il me devint haïssable. Sans pourtant avoir l’énergie de le lui faire voir. Comment ma mère, ce modèle de minceur aux seins absents et aux traits légers, avait-elle pu consentir à s’accoupler avec un tel verrat sans caractère? Sûrement c’était de ma faute si je n’étais pas assez ma mère et l’idéal qu’elle attendait de moi. Elle réduisit cette nourriture que jusque là elle m’encourageait à prendre pour le bien de ma vigueur musculaire. Je l’aidais en allant me faire vomir dans les toilettes et en doublant mes exercices à la barre, aux chaussons. Sur mes pointes, et sur mes pointes seulement, j’avais accès à la légèreté, à l’euphorie de la vigueur, comme le départ d’une aile d’ange, je vibrais à l’unisson de l’effort et de la fatigue épurée, réussissant les sauts les plus aériens, les grands écarts les plus cabrés, les élans vers la finesse et le haut, comme si le seul fluide, la seule drogue versée dans mes sens depuis la bouche de Terpsichore m’affolait dans ses baisers mystiques.
Mais une fois la danse passée, je tombais dans l’épuisement, l’abattement sans sommeil, les migraines nauséeuses, les seins comme deux culs de camion-bennes sur l’œsophage, la respiration creuse, je ne voulais que jouer une nouvelle mort du cygne sur une scène paradisiaque. Car l’examen spectacle qui allait décider de mon admission à la haute école de danse de l’Opéra, approchait.
Je ne sais comment je m’y rendis, emportée dans les bras de ma mère, incapable d’autres pas que ceux de la danse sur un plancher de cours ou de scène. Et là je dansais comme une reine, comme une déesse, comme Terpsichore en personne. Les seins bandés et comprimés sous mon tutu, il me semblait qu’ils avaient disparus, pour me changer définitivement en ange asexué, volatile.
Je ne sus quand je m’écroulai avant les derniers sauts qui auraient dû me consacrer au firmament de l’art. On me dit que Monsieur Prunier, le pianiste qui animait nos cours, s’était jeté du premier rang sur la scène pour me prendre dans ses bras et me coucher dans la déréliction du linceul de l’infirmerie.
Ma mère eut alors pour moi l’œil de l’exécration. Je l’avais cruellement déçue. Je ne la remplaçais pas au pinacle où elle n’avait pas atteint. Je lisais une répugnante pitié dans les yeux chassieux de l’être que je n’appelais plus mon père. Seule sur le lit vide du néant, je ne valais plus rien, n’étais rien.
Soudain, j’étais abandonnée. Par ma mère et par la danse. On ne m’amenait plus à aucun cours. La barre de la salle de jeux avait été démontée. La maison ne résonnait plus des disques en continu du Lac des cygnes ou de Coppélia. Le frigo était vide de ses habituels petits choux boulimiques de crème. Le tutu en lambeaux était mon seul costume. Mes chaussons roses dépassaient de la poubelle de cuisine. Les portes étaient ouvertes sur la rue.
J’errais, avec ce seul vêtement, sur le goudron sale des avenues. Ne sachant pas si j’allais me coucher dans le caniveau comme un bébé femelle chinois abandonné, ou dans le lit définitif du fleuve… Quant une main glaciale, aussi squameuse qu’un serpent d’eau, me toucha l’épaule. C’était Monsieur Prunier. « Que fais-tu là jeune fille ? Je te cherchais. »
Je lui racontai à peine mon abandon. Il m’enleva alors dans sa voiture, sans le moindre effort, physique ou de persuasion : j’étais molle comme un linge mouillé. Muscles épuisés, moelle osseuse vidée, je ne perçus pas le moindre centimètre du trajet. Pas même lorsque de ses grosses mains boudinées, au bruit du cliquètement de clés nombreuses, il me transporta dans ce que je ne sus que plus tard être un sous-sol, sans fenêtres.
Photo : T. Guinhut.
Je me réveillai dans une lueur d’aube artificielle descendue du plafond. Un lit paradisiaque, blanc, nuageux et douillet me retenait de tomber dans je ne sais quels limbes. Sur les murs de cette petite chambre, il n’y avait que des posters géants de danseuses rosées, dans des lueurs pastelles, des flous dorés à la David Hamilton. Moi-même, je portais un tutu neuf, blanc et miraculeusement à ma taille. Monsieur Prunier, qui était là, m’observant de ses deux yeux de limace derrière ses binocles globuleuses, m’avait donc dépecée de ce vêtement de scène que ma mère avait sur moi déchiré, m’avait donc vue parfaitement nue. Mécaniquement je cachai avec mes coudes trop minces, insuffisants, ma poitrine ballonnée aux pointes aiguës que rien ne contraignait sous l’obscène et moulant tissu. Quand je réalisai que Monsieur Prunier avançait vers moi un plateau de petit déjeuner chargé d’un chocolat au lait, d’un croissant doré, d’un énorme chou à la crème, d’une rose dans un cristal et d’un verre de jus de pamplemousse. Comment connaissait-il mes gourmandises ? Je me jetai sur ces merveilleuses senteurs jusqu’à me faire des moustaches de crème…
- Et ne va pas le vomir ensuite. Je reste avec toi.
Monsieur Prunier n’avait donc pas seulement un joli son de piano, mais une belle voix, grave, mâle, expérimentée.
- Ton royaume est à côté, ma princesse. Fais-le vivre. Et reviens quand tu veux.
Autour d’un parquet blond courait une barre. Un vaste piano à queue trônait. Tchaïkovski et Delibes tournaient tour à tour dans l’air. Le paradis originel dont j’avais été chassée avait été reconstitué, mieux, élargi, embelli, et dominé par les doigts paternels et virevoltants de Monsieur Prunier sur un Chopin d’ivoire…
Mais lorsqu’à la barre et sous sa mâle direction, je devais sans relâche exercer mes muscles pour assouplir et allonger et mes tendons et mes os, les plier jusqu’à mes tempes, ouvrir à l’équerre et à la règle les fuseaux virevoltants de mes cuisses et de mes pieds, celui dont je ne dois plus prononcer le nom me pinçait dans ses serres, écartait mes membres, observait mes pas et mes jetés, scrutait mes aisselles ouvertes, palpait mon pubis béant, mon périnée écartelé… Le salaud, le vicelard, le brouteur de touffe, le rat des tunnels glauques ! Au secours ! Où trouver la couette et l’oreiller qui m’enfouiraient dans leur sommeil chaud et protecteur pour ne plus le voir me mater, le sentir me fouiller avec ses appendices corporels de gnome, ses ongles noirs de sorcier, sa mentule de requin marteau…
Oh, j’étais si bien chez monsieur Prunier… Jamais un mot plus haut que l’autre, toujours un sourire, une main pour me soutenir, un encouragement pour me chérir… Que je l’aimais ce bon bonhomme qui m’a jamais touché autrement que par la discrète intercession des vêtements, draps et serviettes de toilette propre qu’il laissait toujours à ma disposition… Le quitter, moi jamais ! La clef bien huilée était toujours sur ma porte, côté intérieur s’entend, ma main toujours prête et jamais empêchée de la toucher, de la masser sans cependant le moindre besoin d’aller affronter la fatigue du dehors et son air froid comme la solitude…
Je suis la victime innocente d’une traque, d’un enlèvement et d’un viol à répétition. Mon ravisseur - celui dont je ne dois pas prononcer le nom - m’enferme dans sa cave aménagée en salle de danse où je dois vivre nue et en tutu, lui donner en spectacle mes exercices au sol et à la barre, en tutu seins nus et babioles génitales exposées à sa vue. Mis à part mon opiniâtreté à la barre et sur le parquet dont l’art me transcende et me sauve, dont l’art est la seule soumission possible au monstre dont je ne dois pas prononcer le Prunier, je ne suis que paresse, sans aucune initiative, me laissant masser, manipuler, malaxer, car ma chair n’est chair que dans la danse, mon autre chair est répugnante sous la paire de pupilles sales de Prunier, sous la paire de mains sales de Prunier, sous la paire de testicules sales de Prunier, sous le pic à glace unique et rouge et bien suffisant de Prunier qui me transperce journellement jusqu’au sang. Que me reste-t-il sinon danser, car là je ne pense ni ne sens rien d’autre. Que me reste-t-il sinon dormir, car là je ne suis que paresse intellectuelle et sensitive, je ne pense ni ne sens rien d’autre, je ne suis que paresse de la sensibilité physique et morale, là où je fuis dans la force de la danse, là où je me love et me niche dans le sommeil sans fond sans rêves… Prunier peut alors me faire tout ce qu’il veut. Je suis sûr que cette face de rat aux dents jeunes dont je suis le petit rat rose prisonnier ne dort jamais, qu’il me découvre la nuit pour baver des ronds de salive sur ma peau, sur mes seins qu’il alourdit de ses pognes, sur mes fesses qu’il manie comme l’air manie les ballons dirigeables, dans mon intérieur génital par ses soins vicieux déformé, ensanglanté, conspué comme le Christ sur la croix… Je suis sûre que ce rat jaune court à petits pas la nuit sur la nudité d’une belle au bois dormant que je ne veux ni voir ni connaître…
Une fois, pendant ma séquestration qui a duré des années, ou plusieurs fois peut-être, de trop nombreuses fois, j’ai eu la fièvre. Ce bon Monsieur Prunier tamponnait mes tempes d’ouate humide, de serviettes fraîches, me tenait le front de ses mains douces pour que je vomisse sans ces spasmes qui m’arrachent l’estomac. C’est parce que j’ai mangé ; une danseuse ne doit pas manger, mais danser, rester plus légère que le vol des grues au-dessus de la scène du crépuscule. Ce bon Monsieur Prunier dont la compassion, l’humilité et le recueillement conduisent à ne pas devoir prononcer son nom, me secondait dans mon effort : un régime draconien de brin de salade verte, de lamelle de carotte orange et de blanche crème chantilly allégée sans sucre, c’était tout ce qu’il m’administrait. Et si j’avais fauté dans son frigo, il avait le devoir de me frapper le sillon fessier à coup de ceinture, à coup de nerf d’homme, là où c’est gras, si graisseux et noir, là où le corps ne peut jamais danser. Pour être pure danse, il me faudrait être délivrée des fonctions digestives et excrétives, devenir sylphe, plume, nuage et air…
Oh toi dont je ne peux prononcer le nom ni ne le dois, Maître de la danse des gnomes et des sylphes, punis ma paresse de ne pas pouvoir voler ! Soit viol puisque je ne suis pas vol ! Oh je m’effondre épuisée, les membres aussi secs, minces et sans force que des spaghettis dans l’eau croupie des égouts. Tombée dans mon lit, roulée dans mon duvet blanc, je suis enfin l’allégorie de la Paresse , la Miss conquérante de l’anorexie au service de la beauté, je m’envole enfin, légère dans les prémisses d’un sommeil aussi total que l’art de la danse ; je danse disparue, sans corps ni poids, pure dans un rêve de vol qui n’a pas de fin.
Non, je ne bougerais plus de ce lit si bon. Tu as beau, Prunier, me traiter de paresseuse, me traîner devant une jatte de lait, un gigot d’agneau, un steak de cheval pur sang, je vomis mes organes internes comme je vomis la vie, je danse au-dessus de ce spectacle disparu, je m’évanouis dans une danse aisément mentale et fatale…
Parfois je vais mieux. Mon tortionnaire m’a fait ingérer je ne sais quel liquide corporel, par je ne sais quelle transfusion buccale, sexuelle, nasale, stomacale ou artérielle… Il me viole maintenant quatre fois par jour avec je ne sais quels instruments et tuyaux, de fer, de plastique. La chambre est blanche et je ne la reconnais plus ; celui dont je ne dois pas prononcer le nom est aussi habillé de blanc avec un collier de caoutchouc et d’acier sur le ventre… Je vais beaucoup mieux, ma main s’appuie sur la barre, Monsieur Prunier peut de nouveau me guider, mes jambes s’appuient sur une paire de pointes en chaussons roses. Je danse avec des muscles de chair et d’acier. Je danse sur la poignée de la porte qu’une seule fois depuis des années il a oublié de fermer. Je sors comme danse le vent dans la rue. Le monstre dont je ne dois pas prononcer le nom me rattrape, me prends la taille, je roule sur le gravier de l’allée où je ramasse un débris de brique et lui colle en travers du front avec l’énergie du désespoir. Je m’échappe de ses mains lâches, je tombe encore, je me traîne à quatre pattes molles jusqu’à une rue que je ne connais pas, je tombe encore, faible comme un duvet échappé de l’oreiller, sur une arête de trottoir vive.... Je me réveille un instant dans les bras d’un bel et jeune policier, la tempe contre le cuir et le métal de son ceinturon, il me couvre avec sa veste qui sent la sueur, et je ne sais plus…
De nouveau je puis être à la barre. Je ne reprends conscience du crime que devant vous, Mesdames et Messieurs les jurés. Prenez-conscience, vous aussi, de la gravité des outrages que j’ai subis, du crime de ce monstre qui est devant vous, devant moi, j’ai nommé : Monsieur Prunier ! Ne m’a-t-il pas empêché d’atteindre la pure danse en me nourrissant outre mesure, en me changeant en bonbonne avec deux outres de lait gras sur la poitrine, avec une grossesse immonde autour de la taille… J’en vomis… Regardez, j’en vomis… Devant vous… Oh, je sais… C’est répugnant… Oh, je vomis tout… Sur la barre… Enfin libérée… J’avorte ses crimes… Son engeance… Et mon corps.
- Ne voyez-vous pas qu’une fois enfuie, après avoir réussi à blesser d’un coup de brique au crâne son prétendu tortionnaire, pour ne pas dire trop gentil père de substitution, ainsi rendu aphasique et passablement débile, qu’elle n’était en rien enfermée et qu’elle n’a pas été violée, qu’il ne s’agissait que d’un inoffensif mécène particulier. Sûrement s’est-elle laissée emporter par son fantasme, sa paranoïa, arguant que toute attitude et sollicitude masculine n’est que masque du désir prédateur et violent… A moins que lassé de son attitude molle, de son anorexie militante, hors la danse, il l’ait menacée de la jeter hors de ce cocon-atelier qu’il avait créé pour sa fille décédée et qu’il lui avait offert, croyant qu’elle avait les capacités de la remplacer. Il n’en reste pas moins, que vous avez, Mesdames et Messieurs les jurés, une affabulatrice qui use de tous les délires pour faire enfermer son bienfaiteur, mon client respecté, ici présent, monsieur Prunier lui-même, que je confie, Mesdames et Messieurs les jurés à votre sereine indulgence, à votre sens inné de la justice. Merci pour la vérité et pour mon client.
- Ma jeune cliente a sans nul doute blessé son ravisseur par légitime défense. Elle n’est que la victime d’un véritable et inacceptable rapt à la fin duquel son tortionnaire moral et physique aurait ouvert les portes, la sachant sous l’emprise du syndrome de Stockholm. Peut-il y avoir d’autre fin au procès de son séquestrateur que la plus sévère condamnation? Vous le condamnerez pour enlèvement, séquestration, mauvais traitements (voyez la maigreur de cette fille) et viol sans atteinte à la virginité.
Contre moi, Ophélie Primavera, seront retenus le faux témoignage, la dénonciation calomnieuse et l’entrave à la justice. Contre lui la séquestration et les violences sexuelles. Je laisse la place, par paresse intellectuelle vous l’avez compris, à ces deux fins, sans livrer le verdict final que j’attendrai toujours. Comme tous les femmes, comme Phèdre, comme Myrrha, Ophélie et Lady Macbeth, j’attends, silencieuse, dansante, et de mauvaise foi, mon jugement sans la fatigue de penser. Qu’on me laisse enfin dormir…
Moi Terpsichore, Muse de la danse, je laisserai donc le voile du silence tomber sur Ophélie, mon petit double, ce voile blanc de transparence qui offre à la rêveuse animation de la chorégraphie de ma sœur terrienne tout son mouvement dans l’air…
Et pendant ce récit, chacun avait pu voir la danseuse (était-ce Terpsichore ou son reflet, son émanation, quelque film stéréoscopique ou hologramme ?) d’abord maladroite sur ses pointes, mais acharnée, puis madrée après l’affreuse nymphose, devenue parfaite et mobile, comme le vol de l’aisance et de la lumière, papillon du jour aux seins lourds et aux ailes aériennes, ensuite modulée par des rythmes jazz et blues, élonguée, saccadée, et enfin brisée, tutu griffé, bas filés, dévastée par des convulsions trash sur le sol, chaussons en lambeaux, côtes du squelette crevant les ordures du frêle costume, saccades comme des ultimes crampes de l’agonie, achevant sa figuration par la métamorphose d’un sommeil qui parut un instant mortel, avant de battre de la paupière du rêve et d’éveiller la pupille de l’ironie…
Ainsi Terpsichore acheva de danser son histoire, en un ballet tour à tour sensuel, chaste, et obscène. Chacun se rassasia en silence de cette pantomime immense et terrifiante, observant les dessins, les torsions et les volutes mobiles de son corps mince en toutes parties : seins imperceptibles, petit nez mutin, yeux bleus, voix de pépiement d’oiseau. Comme si la chirurgie esthétique de l’art, nez et seins, lentilles aux iris bleus, opération des cordes vocales, avaient changé une pauvre humaine en Déesse…
VI Deuxième soirée.
- La danse est-elle encore un art, sinon totalement désuet, demande Uranos avec un rictus cruel dans la voix ? Qui aujourd’hui danse encore comme un art quand on se secoue dans les boites de nuits, quand on fait la toupie en hip-hop, quand on martèle le goudron aux cris égoïstes des revendications sociales ?
- La preuve, s’il en était besoin, elle ne danse que l’échec de la danse, le fantôme de cet art mort, assène, péremptoire Melpomos.
- Et l’on ne sait même pas si cette petite danseuse est une pauvre victime ou une infâme manipulatrice. Ardente et paresseuse à la fois, tout est incohérence en ce récit !
- La nature humaine est plus complexe que les jugements entiers, tempère Clios.
- Comment peut-on imaginer qu’une jeune fille, danseuse par surcroit, soit autre chose qu’une proie pour l’assouvissement du prédateur masculin dominé par ses sales hormones pédophiliques ? s’insurge Polymnie.
- Allons donc, rit Melpomos ! Ton féminisme naïf - sexiste par là même - semble oublier que le diable peut-être femme, y compris si jeune femme…
- On peut soutenir l’hypothèse de la fausse accusation, reprend Clios, sans pourtant dédouaner les vrais violeurs.
- Et personne ne se moque de ses deux fins possibles indignes d’une Muse ? contrattaque Euterpe. Mademoiselle se prend-elle pour un Diderot qui bâcla trois fins pour son Jacques le fataliste, ou pour un John Fowles qui hésita entre deux conclusions pour La Maîtresse du Lieutenant français… Peut-on ainsi savoir la vérité, due à tout bon récit policier ?
- Mettez plutôt à l’épreuve votre sens du verdict, tranche Calliope… En attendant c’est sur la qualité de ce récit que votre verdict est attendu. Votons donc.
- Je ne sais pas, je ne veux pas savoir, débrouillez-vous, je vous laisse la responsabilité du choix, intervient aussitôt Terpsichore. Je ne consens à voter ni pour ni contre moi-même et mon récit…
La juge éloquente condamne non seulement le machisme prédateur universel, mais ce récit qui ne sait pas choisir son camp. Clios, Euterpe et Calliope approuvent son récit, lorsque l’on aboutit à un score désastreux : trois voix pour, cinq contre, les plus virulents paraissant être Uranos et Melpomos, laissant une fois de plus au public télévisuel de Muses Academy garder son vote secret jusqu’au dernier jour… Terpsichore, malgré son indifférence affichée, parait accuser le coup : son regard chancelle. Elle se reprend pourtant en annonçant qu’elle part prendre un bain…
Extrait d'un roman à venir : Muses Academy, synopsis, sommaire et Prologue
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Photo : T. Guinhut.