Au pays des « houyhnhnms », de Jonathan Swift, ces créatures sont des chevaux dotés de parole et de raison, quand les « yahous » sont des bipèdes simiesques stupides. L’auteur des Voyages de Gulliver sut intervertir l’humanité et la bestialité. Ainsi Aux Etats-Unis d’Afrique, Abdourahman A. Waberi intervertit les civilisations : sur le continent africain, richesse et développement attirent des hordes d’immigrés venus d’Europe, d’Amérique et du Japon. L’ironie de la situation serait un peu facile en l’apologue s’il n’était servi par un style affuté, expressif, et par une étonnante hauteur de la pensée. Nous avions eu le tort de ne pas remarquer la première édition[1] de ce roman plus que singulier, brillant ; il n’est que temps de réparer cette injuste cécité.
En ce monde au sommet de la civilisation, la topographie africaine, où l’Africain vit « sur cette terre comme un être supérieur », est hallucinante. Entre la ville-lumière d’Asmara, où grouillent les prostitués blanches, et « la colline d’Haile Wade », temple de l’industrie du cinéma », les mœurs occidentales sont singées pour le meilleur (peu) et pour le pire (beaucoup). Le « professeur Garba Huntingabwe » qui préconise de « se débarrasser des sous-développés, est une parodie, certes excessive, de Samuel Huntington, l’auteur du Choc des civilisations[2]. En cet espace de la splendeur économique, on boit du « Neguscafé » et des « cafés Sarr Mbock », on va chez « McDiop »…
Cependant la topographie euraméricaine vaut son pesant de pauvreté. Savez-vous (à moins d’être mal renseigné) que Zurich est couverte de favelas, qu’un conflit entre Français et Anglais secoue le Canada, au point que les casques bleus bangladeshis doivent intervenir ? Qu’à Toulouse, une « guerre ethnique » oppose Occitans et Parisiens ?
Devant une déferlante migratoire, qui introduit « le tiers-monde dans l’anus des Etats-Unis d’Afrique », « la crème de la diplomatie internationale […] est censée décider du sort de millions de réfugiés caucasiens » qui « propagent leur natalité galopante » et « leur religions rétrogrades comme le judaïsme, le protestantisme ou le catholicisme ». Quand « les golden boys de Tananarive sont à des années-lumière de la misère blanche de notre charpentier helvète », l’on en vient à l’évidence : « les Etats-Unis d’Afrique ne peuvent accueillir toute la misère du monde ». La charge satirique contre notre égoïsme occidental est à son comble. D’ « Asmara, capitale fédérale » à Paris, en passant par « l’atelier » de l’artiste, avant le « retour à Asmara », la pérégrination est planétaire.
Outre Yacouba, un Helvète qui eut pour nom de « Maximilien Geoffroy de Saint-Hilaire », qui a fui son pays où l’on « se zigouille allègrement », et trouve une mort sordide sur un trottoir, il faut nécessairement un personnage emblématique pour animer cette fiction : ce sera Maya, une jeune fille qui a eu le malheur de venir au monde dans un trou de Normandie, ravagée par « la guerre contre les Bretons », et le bonheur d’être tôt adoptée par une famille érythréenne, riche comme il se doit. Son enfance est alors narrée d’un pinceau lyrique, malgré l’agonie de sa mère et le chagrin de son père, « Docteur Papa », médecin humanitaire qui porte « sur ses épaules toute la misère de Manhattan ».
Peu à peu se détache le roman de formation de Maya, artiste et sculptrice sous le nom de Malaïka, qui est aimé par l’artiste-photographe Adama Traoré, dont la lettre d’amour affiche un lyrisme dans la veine de Léopold Sédar Senghor et Saint John Perse.
N’empêche qu’elle se sent obligée de comprendre, au point de se lancer dans la quête de ses origines, jusqu’à retrouver sans amour sa mère. Lorsqu’elle aborde la France, la description de l’unique aéroport parisien, glacial, miteux, aux agents « bourrés d’oisiveté et de vinasse », puis de la miséreuse place Vendôme, vaut son pesant de littérature. Les femmes ont « un foulard sur la tête », la langue française est « monotone, dépourvue d’accent et de génie », bien sûr « sans académie ni panthéon ». Si nous avons besoin de nous rassurer sur ce point, il suffit de voir ce qu’en fait notre ami Abdourahman A. Waberi. Pire cependant, « les autochtones consomment des surdoses d’identité à s’en éclater la cervelle » et sont « dressés et éduqués pour s’entredétester » !
Avec Aux Etats-Unis d’Afrique, Abdourahman A. Waberi n’a pas démérité de son ambition : « rien de plus jouissif qu’un renversement de la situation politique, rien de plus jouissif qu’un grand rire nègre et rabelaisien pour dire le monde tel qu’il boite[3] ». Il a en effet su donner voix à une uchronie renversante, qui dit notre orgueil et notre fragilité, autant qu’elle dit l’orgueil et la fragilité de l’autre. Pensons que les écrivains, nommés « Kafka, Faulkner et Borges » séjournèrent dans des universités africaines ! Les clichés qui collent aux basques des pays sont renversés. C’est ainsi que la brillante Afrique, glorieuse de son panafricanisme, se lance dans la « chasse aux immigrés », grâce à une police « aux pectoraux gonflés d’orgueil et de préjugés » qui ne recule pas un instant devant l’assassinat.
Sans nul doute, l’inversion des situations géopolitique nous interroge : que penserions et ferions-nous si tel était le cas ? Il n’est pas sûr que l’auteur veuille seulement nous culpabiliser, nous Occidentaux, et nous rassurer, nous Africains ; seulement inviter la main noire et la main blanche à se tendre l’un vers l’autre, en un humanisme vertueux, quoique naïf. Loin de tomber dans le facile manichéisme, dans la sentencieuse diabolisation des égoïsmes de l’Occident, son ironie diablement facétieuse s’adresse en fait aux deux camps. Car les tares européennes ne sont que le reflet de celles d’outre-Méditerranée. Car il s’agit d’une « Afrique repue, grasse, rotant d’aise et d’ennui ».
Comment se fait-il que l’Afrique n’ait pas su se développer comme le postule cette fiction ? Ainsi « l’antique contrée d’Erythrée, dirigée depuis des siècles, par une lignée de puritains musulmans profondément marqués par le rigorisme des Mourides du Sénégal, a su prospérer en alliant le sens des affaires et les vertus de la démocratie parlementaire ». Tiens donc ! N’y-a-t-il pas contradiction des termes ? Cet Islam, qui stigmatise ici les « païens des îles de la Baltique qui pratiquaient le cannibalisme », cette « domination masculine que les religions ont contribué à perpétuer », ne s’est guère montré capable de telles prouesses, et l’on devrait escompter qu’en l’accueillant on bénéficierait des largesses de sa tyrannie théocratique ? De plus ce n’est pas qu’un effet du renversement opéré que de signaler les « ports esclavagistes […] du Nord-Est africain béni par la Providence », ce qui est une réalité historique -et l’on ne peut penser que notre romancier l’ignore.
Aussi ce serait (si l’on pardonne l’image un peu brusque) se mettre le doigt dans l’œil jusqu’au talon d’Achille, que ne voir en ce roman qu’une charge contre le Nord pourri de luxe et de suffisance. Ne s’agit-il pas de renvoyer le compliment à une Afrique bouffie de culpabilisation de l’autre, de prétention moralisatrice, d’orgueil culturel et de pulsion conquérante ? La petite Maya est bien sûr en bute au racisme : on la stigmatise en « Face de lait, Lait caillé ». En outre, cette peau blanche donne lieu à des clichés érotiques, qui sont l’envers de ceux associées aux femmes noires : « Lourde tantôt de senteurs de lait et de sperme, tantôt de poudre et de fourrure, tantôt de remugles d’ail et d’ortie ». Ainsi pas le moindre afrocentrisme dans la pensée d’Abdourahman A. Waberi ; plutôt un humanisme critique sans angélisme : l’aiguillon du lettré s’adresse à toute l’humanité que nous sommes. De surcroît, comble de l’ironie, la famille de Traoré est de celles des « colonisateurs […] qui pressèrent le jus de l’Europe et de l’Amérique du Nord dès 1596 » !
Malgré son incontestable brio, Abdourahman A. Waberi se fait faute d’oublier deux faits importants pour aller jusqu’au bout de sa démonstration. Un : il ne fait pas mention de quartiers et de zones de non-droit où les immigrants mettent en place un communautarisme exclusif. Deux : qu’il s’agisse de judaïsme, de christianisme ou d’athéisme, voire de confucianisme ou de shintoïsme, les Occidentaux, même si leur religion a pu chapeauter une fort discutable colonisation, ne s’appuient pas sur une idéologie aussi théocratique et conquérante que l’Islam pour coloniser les autres continents…
Découvrir soudain Abdourahman A. Waberi, né en 1965 à Djibouti, laisse à penser qu’en ses autres livres se cachent des richesses à déguster, comme Moisson de cranes[4], dédié au génocide rwandais. Quant à La Divine Chanson[5], elle est le dernier volet d’une trilogie consacrée à son pays natal, entre réalisme, rythmes de jazz venus de Gil Scott-Heron[6], et lyrisme digne des contes… Sans nul doute, il va jusqu’au bout de son éthique : « où se fait la jonction entre le privé et le politique, entre l’histoire individuelle et la grande Histoire ? Tu connais la réponse, Maya. Tu dis sans hésitation : dans l’art et dans la littérature ». Le militantisme de l’auteur réside en un vaste cosmopolitisme littéraire de récits et de traductions, en un « nomadisme fertilisant », ouverts au monde à pacifier et parfaire.
Disons-le sans ambages : le talent d’Abdourahman A. Waberi est stupéfiant : ne fait-il pas allusion à des livres imaginaires, comme celui sur « l’immigration en provenance d’Alaska », publié au Rwanda ? Ne cite-t-il pas René Caillié découvrant Tombouctou en 1828 ? Ne brosse-t-il pas un tableau satirique de l’art contemporain, tout en exaltant le travail plastique de Maya ? Son clavier toujours imagé a mille voix et registres, à la lisière du conte de fée des savanes, du poème enfiévré à l’apologue cruel, et jusqu’aux marges de l’essai érudit sur la nature et les destinées des civilisations[7]. Un exemple de plus : le réalisme magique imagine le retour du prophète biblique Enoch et du jeune prophète Mohammed : « de quoi alimenter les braises imaginaires pour des siècles, du côté de Vatican ou de Médine, et susciter des flux migratoires ». Tout cela virevoltant avec la plume légère de l’ironie, la griffe profonde du satiriste des mœurs et des temps. L’apologue et l’uchronie, dans le sillage de Swift, de Voltaire ou d’Orwell, font le fil romanesque le plus à même de tailler dans l’obscurantisme et de filer vers les Lumières, du moins de la pensée.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.