San Lorenzo, Huesca, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Grandeurs et descendances contrariées
des Lumières.
Georges Gusdorf : Les Principes de la pensée au siècle des Lumières,
Payot, 1971, 550 p.
Pierre-Yves Beaurepaire : Les Lumières et le monde,
Belin, 2019, 324 p, 24 €.
Stéphanie Roza : La Gauche contre les Lumières ?
Fayard, 2020, 208 p, 18 €.
Francis Wolff : Plaidoyer pour l’universel,
Fayard, 2019, 288 p, 19 €.
Qui est en train d’éteindre la lumière ? Ou plus exactement celles de l’Encyclopédie, de la raison et de la liberté, celles portées par D’Alembert et Kant, celle de l’invention de la liberté, celle des Lumières et le monde, telles que les inventorient Jean Starobinski[1] et Pierre-Yves Beaurepaire… Il semblerait qu’une distorsion de la pensée veuille aujourd’hui remettre en question, voire nier toute validité à une entreprise trop occidentale, trop blanche, trop universaliste, la présumant attentatoire aux minorités, comme le dénonce Stéphanie Roza dans La Gauche contre les Lumières ? Pourtant un Plaidoyer pour l’universel, sous les doigts de Francis Wolff, nous permet encore d’espérer en un monde qui saurait rendre justice à la continuité nécessaire de ses Lumières.
« Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de la minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières. On aura reconnu ici l’exaltant prologue de « Qu’est-ce que les Lumières ?[2] » d’Emmanuel Kant. Ce texte fondateur de 1784 suivait l’épopée de l’Encyclopédie, que D’Alembert avait mené, conjointement avec Diderot[3], entre 1751 et 1777, et accompagnait les œuvres de Condillac et d’Helvétius.
L’entreprise de l’Encyclopédie témoigne d’une foi véritable et acharnée dans les pouvoirs de l’intelligence, dans les vertus de la culture, dans l’utilité et la beauté du travail intellectuel et manuel. Selon les mots de D’Alembert, ce « dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des métiers » place « le philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe », veillant à « l’histoire qui se rapporte à la mémoire, la philosophie qui est le fruit de la raison, et les beaux-arts que l’imagination fait naître ». Comme Roger Bacon, il « n’envisage la philosophie que comme cette partie de nos connaissances qui doit contribuer à nous rendre meilleurs et plus heureux » ; il « invite les savants à étudier et à perfectionner les arts, qu’il regarde comme la partie la plus relevée et la plus essentielle de la science humaine ». Non sans omettre de dénoncer le « despotisme théologique » de ces temps où « l’abus de l’autorité spirituelle réunie à la temporelle forçait la raison au silence[4] ». Soit, contre l’obscurantisme, les Lumières !
Le déisme, révoquant toute velléité de vérité singulière de tel ou tel culte, est tolérance, telle que l’établit le traité fondateur de Voltaire[5]. Cependant le matérialisme de Diderot débouche sur un athéisme discrètement tu, ou affirmé dans les ouvrages d’Helvétius, publiés sous le manteau, tant les Jésuites et autres religieux contraignent le pouvoir royal à la censure.
L’esclavage, pourtant florissant les Deux Indes, suscite l’indignation de Montesquieu, qui dans De l’esprit des lois, en 1748, le traite par une ironie et une argumentation par l’absurde remarquables, de Voltaire, dans Candide, de Raynal qui y voit un crime de lèse-humanité. De plus Georges Gusdorf rappelle qu’ « indépendamment même de de la corruption dont elle affecte l’humanité […] il existe « un parti-pris anticolonialiste, en particulier en France ; les colonies rapportent moins aux métropoles moins qu’elles ne coûtent[6] ». En outre il rappelle que Raynal termine son ouvrage par une « condamnation sans nuance de l’entreprise coloniale, dont il ne reconnait nullement la valeur civilisatrice » ; ce dernier point d’ailleurs serait à nuancer eu égard à la colonisation au XX° siècle. L’auteur de l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes conspue ce qu’il appelle un « fanatisme des découvertes ». Ainsi écrit Raynal : « On a parcouru et l’on continue à parcourir tous les climats vers l’un et l’autre pôle, pour y trouver quelque continent à envahir, quelques îles à ravager, quelques peuples à dépouiller, à subjuguer, à massacrer. […] Cette soif insatiable de l’or a donné naissance au plus infâme, au plus exécrable de tous les commerces : celui des esclaves[7] ».
Le droit naturel à la liberté aspire à devenir liberté civile et politique, à partir de la séparation des pouvoirs chez Locke, dès 1690 dans son Traité du gouvernement civil, jusqu’à la constitution américaine de 1787, quoiqu’elle dusse attendre l’abolition de l’esclavage pour être cohérente. De même la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens s’inscrit dans la continuité du Contrat social de Rousseau. Il n’est pas certain cependant qu’il faille compter Rousseau parmi les Lumières. La souveraineté de la « volonté générale » dans Le Contrat social a quelque chose de pré-totalitaire, la dénonciation des « sciences et des arts » dans son premier Discours est anti-Lumières, la remise en cause de la propriété dans le Discours sur l'inégalité est résolument anti-libérale, même si le philosophe prétend devoir s’y adapter. Même si la plupart des philosophes en tiennent pour un despotisme éclairé, pour un roi-philosophe, la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu tend vers l’aspiration à la République.
Nous l’avons deviné : il faut se garder d’une lecture hexagonale des Lumières. Elles sont une continuité de l’humanisme, donc européennes. Elles sont d’abord Enlightement en Angleterre avec Locke, Lumières en France de Fontenelle à Condorcet, Auflärung en Allemagne avec Lessing et Kant, Illuminismo en Italie avec des Délits et des peines de Beccaria, aux Etats-Unis avec Franklin et Jefferson.
S’il faut chercher une intelligente synthèse, tournons-nous vers Georges Gusdorf : « C’est le XVIII° siècle qui a inventé les idées et les valeurs constitutives de l’ordre mental jusqu’au milieu du XX° siècle [il écrit en 1971]. Les thèmes de la Civilisation et du Progrès, de la Tolérance, de la Justice et de l’Universalité, des Droits de l’homme, du droit au bonheur et à la paix se sont dégagées peu à peu des aspirations confuses de l’âge philosophique ». Voilà sous quels auspices, l’essayiste place son ouvrage Les Principes de la pensée au siècle des Lumières. Certes les deux plus récents siècles ont été à cet égard décevants, malgré les indéniables progrès scientifiques et de niveau de vie, surtout en ce qui concerne le dernier demi-siècle, prodigue en guerres et génocides, ce qui a tendance à entraîner une « usure des absolus[8] ». Les hommes des Lumières n’étaient pas des naïfs exaltés par leur idéal de civilisation, ils savaient « qu’il y avait dans la nature humaine d’irréductibles zones d’ombres[9] », ce qu’en pleine période des Lumières le romantisme noir du roman anglais, dès 1764, manifestait de manière explicite.
L’étude encyclopédique de Georges Gusdorf fait également preuve de largeurs de vues brillantes. Si le retrait de Dieu suscite une nouvelle anthropologie et une nouvelle théologie, c’est en atténuant, voire effaçant, le péché originel, de façon à ce que le jansénisme se convertisse en libéralisme politique et économique…
Photo : T. Guinhut.
Au-delà des superstitions populaires et religieuses, des doxa scientifiques périmées, les Lumières, depuis l’héliocentrisme de Copernic et la gravité universelle de Newton, révolutionnent la conception de l’univers. Ce à quoi répond une faim d’exploration inextinguible, révélée par Pierre-Yves Beaurepaire dans son essai Les Lumières et le monde, sous-titré « Voyager, explorer, collectionner ». Dans la même perspective que celle du Système de la nature de Linné (à partir de 1735) et de L’Histoire naturelle de Buffon (à partir de 1749), les amateurs et les savants du XVIII° siècle se lancent avec ferveur dans des voyages d’explorations qui sont autant géographiques que temporels. Ce dont témoigne la première partie de l’essai « À la source des mondes antiques ».
Un exemple de cette soif de découvertes est particulièrement éclairant : « le caillou Michaux », soit la pierre gravée de caractères cunéiformes ramené de Perse par le voyageur du même nom, en 1786. Sur une diorite noire, un bas-relief figurant des dieux voisine avec un texte juridique. Cependant à un tel voyage, parfois dangereux, s’ajoutent, conjointement avec Beauchamp, des recherches astronomiques et botaniques au service du Journal des savants. Dans la continuité des lettrés humanistes, c’est du XVIII° siècle que date « l’invention de l’antiquité », ce dont témoigne le livresque Voyage du jeune Anacharsis en Grèce dans le milieu du quatrième siècle avant l’ère vulgaire publié par l’abbé Barthélémy en 1788. L’on sait que la conquête de l’Egypte par Bonaparte contribuera aux travaux de Champollion déchiffrant les hiéroglyphes.
La Grèce et Rome sont également des champs de recherche considérables. L’auteur de l’Histoire de l'art dans l'Antiquité, publiée à Dresde en 1764, Winckelmann, visita les fouilles d’Herculanum, de Pompéi, et établit la supériorité de l’art grec, ainsi que sa périodisation, non sans associer la qualité politique de la démocratie athénienne à la capacité de créer le beau supérieur[10]. Les essais et gravures présentant les antiquités de la Grèce sont nombreux à être publiés en Angleterre.
Outre les œuvres d’art antiques, l’on peut plus facilement collectionner les minéraux et les coquilles, voire jusqu’au fantasme de collection universelle, comme l’Anglais Ashton Lever, qui crée puis ouvre en 1775 à Londres son « Holophusicon », soit « le lieu qui embrasse toute la nature ». Mieux encore, Hans Sloane prétend « collectionner le monde entier ». Il est à l’origine du British Museum auquel il légua en 1753 son époustouflante collection, faite de milliers d’objets et spécimens, un herbier pléthorique, sans compter une bibliothèque de quarante-cinq mille ouvrages.
Les voyages autour du monde font partie intégrante du projet des Lumières. Ainsi James Cook embarque en 1768, accompagné par un botaniste fervent, Joseph Banks. Les herbiers se doublent de la collecte des semences, des animaux empaillés, de plantes curieuses, jusqu’au malodorant spadice, « fleur cadavre » selon les Indonésiens, qui peut dépasser trois mètres ! Le travail se poursuit grâce à des publications savantes, voire luxueuses, comme Le Jardin d’Eden, recueil de planches en couleurs, en 1783. À l’occasion des expéditions de La Pérouse et de Bougainville, qui se verra discuté par le célèbre Supplément de Diderot prenant fait et cause pour les indigènes tahitiens, les voyages d’exploration permettent également d’observer autant l’espace géographique et astronomique que les peuples et leurs mœurs parfois « monstrueuses », voire de ramener « Omai », un tahitien présenté au roi d’Angleterre en 1774, ce qui n’est pas sans poser des problèmes éthiques. En toute logique, les philosophes, écrivains, peintres, et même caricaturistes, s’emparent de ces découvertes et de ces savoirs pour les exalter ou s’en moquer.
Plus loin, plus haut, les aventuriers de la connaissance parviennent à achever la circumnavigation et la cartographie de l’Australie, approchent le Groenland, l’Afrique intérieure, sont en quête des sources du Nil avec John Bruce. Toutes ces vigoureuses entreprises trouveront leur acmé au XIX° siècle.
Parallèlement à ces voyages exotiques, un « monde d’objets, d’images et de livres » inonde l’Europe. Au moyen de croquis, d’aquarelles, de planches répondant à celles de l’Encyclopédie, il faut apporter « la preuve par l’image ». Outre les naturalistes, les navires embarquent des dessinateurs et peintres, tel Sydney Parkinson, qui vogue sur l’Endeavour du côté de la Terre de feu. En 1773, les guerriers Maoris curieusement tatoués, de Nouvelle-Zélande, et les kangourous australiens sont gravés en couleurs pour l’étonnement du public anglais. C’est jusqu’à une jeune rhinocéros d’Inde qui est amenée in vivo à Rotterdam en 1741 : « Mademoiselle Clara va parcourir l’Europe en l’étonnant. Elle est peinte par Pietro Longhi, elle illustre médailles, périodiques et porcelaines…
L’humaine condition, dispersée autour du globe, est non seulement cartographiée, mais dessinée dans un maître-ouvrage, de 1723 à 1737, Cérémonies et Coutumes religieuses de tous les peuples du monde de Bernard Picart et Jean-Frédéric Bernard, avec deux cent cinquante planches. Même s’il ne s’agit pas encore d’un « plaidoyer pour la tolérance », le regard sur le monde s’élargit dans le temps et dans l’espace, se déseuropéanise, et découvre que l’universalisme se nourrit de la multiplicité humaine. Et si les Lumières paraissent en France subir le couperet de la Révolution, l’on ne saurait dire quand et si elles s’achèvent, alors qu’un scientifique et explorateur comme Alexander von Humboldt publie en français son magnifique Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent entre 1807 et 1837.
Cet essai de Pierre-Yves Beaurepaire, agréablement érudit, passionnant comme une enquête aux sources bouillonnantes des Lumières et comme un journal de voyage, donne envie, si ce n’est déjà en cours, de collectionner « un monde d’objets, d’images et de livres », pour réactiver la curiosité éclairée des Lumières. Tout en s’interrogeant, en sa conclusion, sur la pérennité et la conservation de toutes ces collections qu’il faut protéger du temps, des coléoptères et de la violence des hommes, mais aussi sur l’épineuse question de la restitution des œuvres aux pays originaires, qui les conserveraient peut-être de manière faillible, peut-être aux dépens d’une vocation muséale universelle…
Certes le XVIII° siècle et ses habitants ne furent pas tous éclairés, voire furent de farouches ennemis des Lumières, et les philosophes ne se portaient pas tous en leurs cœurs, si l’on en juge par les controverses entre Voltaire et Rousseau, entre les esclavagistes modérés et les antiesclavagistes, entre les déistes et les matérialistes athées. Rousseau lui-même (est-il digne des Lumières ?) n’accordait pas la dignité et l’éducation requises à la femme dans son Emile. Cependant ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Ce siècle est aussi celui de l’esclavage parmi les Indes, de quelques guerres européennes, et surtout d’une révolution qui abandonna vite l’emblème de la Raison pour en son nom user de la Terreur et accoucher du despotisme et de la trainée guerrière napoléonienne. Mise à part la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’assemblée constituante, qui put contribuer à la séparation des pouvoir, et l’abolition des privilèges, il est à craindre que la Révolution française soit pour le moins une perversion des Lumières, un démenti des Lumières, surtout si l’on pense que la Terreur jeta au cachot, où il s’empoisonna, Condorcet, le philosophe de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.
Cependant prétendre que les Lumières, forcément plurielles, seraient la cause de l’esclavage, de la Terreur, des invasions impériales, de la colonisation, voire in fine des totalitarismes ultérieurs, serait de la pure mauvaise foi, serait confondre corrélation et causalité. Ces phénomènes sont gravement attentatoires à l’esprit des Lumières.
Ils conduisent pourtant à imaginer que la désaffection des idéaux des Lumières serait nécessaire. C’est ce que dénonce vigoureusement Stéphanie Roza dans La Gauche contre les Lumières. La philosophe retrace la généalogie de la gauche politique, innervée par la foi en l’égalité et l’universel. Ses combats récurrents sont, outre la dimension sociale, ceux des droits de l’homme, de l’antiracisme, et du féminisme, devant favoriser ce que l’essayiste appelle une société de « semblables ». Or, paradoxalement, la gauche n’est en rien unifiée en la matière. Quand les idéaux socialistes et communistes ont pris du plomb dans l’aile, il faut se renouveler, avec un succès divers et controversé : des activismes certes minoritaires, mais bruyants, vociférants, se partagent et s’unissent entre technophobes et écologistes, zadistes et insurrectionnalistes, qui rendent coupable le rationalisme occidental et les Lumières de toutes les noirceurs du monde. Non sans une consternante mauvaise foi : cette gauche se proclame « décoloniale », dénonçant la supériorité de l’homme blanc, alors que depuis plus d’un demi-siècle les contrées décolonisées ne se sont que trop peu développées et libérées, la faute à des pratiques endémiques, à l’Islam, à des tyrannies politiques et à des corruptions nombreuses. Plutôt que de battre sa coulpe et songer aux remèdes, l’on préfère cracher son ressentiment sur un commode et anachronique bouc émissaire. Sans compter que la démagogie et l’électoralisme de cette nouvelle gauche obscurantiste lèche dans le sens du poil les pleureurs et revanchards qui rêvent d’un nouveau colonialisme de pillage à l’encontre de l’Occident, qui, s’il ne fut pas un modèle de perfection humaniste, leur apporta néanmoins les clefs d’un certain développement économique et sanitaire.
Stéphanie Roza pratique également une généalogie intellectuelle en décelant les origines de cette désaffection des Lumières, chez les romantiques préférant la sensibilité à la raison, chez des philosophes comme Friedrich Nietzsche[11], Martin Heidegger et Michel Foucault[12], tous hostiles, à leurs manières certes particulières, à ce que l’on croyait attendre de la gauche : les idéaux égalitaires et rationalistes. Etrange pourtant, car Foucault défendant les prisonniers, les homosexuels ou les immigrés, est devenu l’icône des mouvements d’émancipation, quoique dénonçant la Révolution, le communisme, voire le socialisme. Son retour tardif en amour envers les Lumières ne fut-il pas superficiel, alors qu’il saluait la révolution iranienne ?
C’est là une drôle d’émancipation, à rebours des Lumières, que ce décolonialisme qui exècre les droits humains, le féminisme occidental et l’universalisme. Ce dernier concept serait l’hypocrite flambeau de la domination impérialiste, génocidaire et écocidaire « blanche » et bourgeoise : « un dessein foncièrement impérialiste, néocolonial, mâle et oppresseur, en un mot : blanc ». Ainsi les Lumières seraient coupables d’un suprémacisme blanc hétérosexuel ! C’est alors avec pertinence que Stéphanie Roza montre combien les assignations identitaires des individus par l’extrême droite sont du même tonneau, finalement tyranniques, voire totalitaires. Il est stupéfiant de constater combien les anti-Lumières voudraient restaurer une sorte d’éden régressif fantasmé, écologiste, matriarcal et ancré dans une communauté culturelle finalement opressive…
Cette philosophe sait pertinemment que l’antiracisme, l’antiesclavagisme et le féminisme sont en quelque sorte synonymes, et sont des déclinaisons de l’humanisme et des Lumières. Il est légitime de confier à tous l’égalité des droits et non de parquer le droit par couleur de peau, par culture, par sexualité ou par classe sociale, ce que préconisent ceux qui se nomment « intersectionnalistes ».
Il ne faudrait plus, dit-on, se réapproprier les cultures d’autres peuples, par respect ; en fait par assignation identitaire clivante et retranchée. Cette morale identitaire, portée par une « génération offensée[13] », blessée par toutes les offenses faites à leur peuple, à leurs ancêtres, à la planète, est évidemment attentatoire à l’esprit des Lumières. Si le progressisme peut-être délétère lorsqu’il oublie l’humain, c’est le progrès issu des Lumières qui peut continuer de nous assurer plus de richesses, de santé, de dignité et de biodiversité, n’en déplaise aux gourous de l’écologisme. Et quoique Stéphanie Roza se veuille rester fidèle à l’illusion antilibérale du socialisme à la Jaurès (cependant reconnaissant envers les Lumières), et du socialisme tout court, elle fait en son essai œuvre éclairante, en fidèle des progrès de l’émancipation intellectuelle, morale et politique.
Reprenons la conclusion de Georges Gusdorf : « Les valeurs en honneur au XVIII° siècle sont liées à l’universalisme du droit naturel, de la religion naturelle et du déisme », y-compris , ajouterons nous de l’athéisme. Or aujourd’hui cet universalisme est contesté au prétexte qu’il serait blanc et occidental, qu’aucune vérité ne serait partageable. Ce qui nécessite de s’appuyer sur le Plaidoyer pour l’universel de Francis Wolff.
C’est avec une réelle altitude philosophique que Francis Wolff rebat les cartes de la défense de l’humanisme et des Lumières. L’humanité étant source de toute valeur, ses êtres humains ont valeur égale. Corps et œuvres humains sont inviolables et dignes de respect, soit l’Histoire, les savoirs, les techniques et les arts. Les concepts de « raison », « science », « égalité », « moralité », « philosophie » sont de l’ordre de l’universel, qui pourtant est déconsidéré.
Car l’universalisme est assailli par « ses ennemis » : des identités de genre, de sexe et de sexualité, de race, de classe, d’ethnie de religion, de culture, prétendent à des particularismes inattaquables en dénonçant dans l’universel le « droit du plus fort ». Patriarcat, « blanchité », européocentrisme et anthropocentrisme (aux dépens des animaux et de la biodiversité) jettent l’homme au sens universel dans la déréliction, le désaveu, l’autoflagellation, voire dans le génocide programmé. Après le marxisme aussi bien qu’Heidegger (dans sa Lettre sur l’humanisme), qui ont dénié à l’humanisme son universalisme, de surcroit battu en brèche par les relativismes, voici le temps ravageur du biocentrisme et du zoocentrisme, aux dépens de l’humain, de son « essence langagière » et de sa capacité de jugement, donc d’« une conscience informée par la raison dialogique », de « valeurs morales partageables », d’où découle la liberté. La diversité culturelle ne signifie pas le respect de la diversité des tyrannies, qu’elles soient antiscientifiques ou antilibérales.
La lecture de l’essai roboratif de Francis Wolff peut être envisagée comme une sortie de crise : au rebours de « la dictature des émotions » et des préjugés obscurantistes, il est essentiel de défendre la raison scientifique et humaniste. Soit le vrai et le bien, autrement dit la conjonction de la science, comme « relation d’objectivité idéale », et de l’éthique comme « relation intersubjective idéale, où chacun considère tous ceux à qui il peut parler comme il se considère lui-même et réciproquement : un monde commun, vu de toutes parts et dont on pourrait parler avec tous. Tel est le fondement de l’humanisme ». De toute évidence au-delà de toutes les tyrannies d’opinion et de droit positif, s’élève un tel « idéal cosmopolitique », passablement utopique. Certes « l’humanisme de la Renaissance était ethnocentrique et se fondait sur un Dieu ambigu » (quoique ce dernier mots reste à creuser), certes « celui des Lumières était adossé à l’anthropologie du libéralisme et se fondait sur une nature équivoque », mais, au-delà du chaos des valeurs, l’humanisme et les Lumières de demain sont « nécessaires contre les faux refuges dans des identités imaginaires antagoniques ».
Les assauts contre la liberté individuelle sont en fait nombreux dans ce combat contre l’universalisme hérité des Lumières : il s’agit de clôturer chacun dans une appartenance sexuelle, colorée ou non, spéciste ou non-spéciste, religieuse, ethnique, et caetera. L’on croyait naïvement qu’il s’agissait de ne plus stigmatiser qui ce soit en fonction de son appartenance à telle ou telle catégorie, il s’avère que la critique et la discrimination judicieuse[14] n’ont plus droit de cité, que la liberté de n’être rien qui soit assigné, celle de se construire une identité plurielle et mouvante, risque d’être corrompue. Pensons plutôt l’homme comme individu et comme humanité de façon à respecter et développer ses libertés, de façon à collectionner le monde et ses connaissances, dans la tradition des penseurs libéraux[15] et dans la continuité scientifique et philosophique des Lumières de Kant, de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Jean Starobinski : L’Invention de la liberté. 1700-1789, Skira, 1984.
[2] Emmanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières ? Œuvres philosophiques, Pléiade, t II, 1985, p 209.
[4] D’Alembert : Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Œuvres philosophiques et littéraires, Jean-François Bastien, 1805, t I, p 232, 236, 265, 263.
[5] Voir : Tolérer Voltaire et retrouver notre sens politique : du fanatisme au Traité sur la tolérance
[6] Georges Gusdorf, p 398.
[7] Raynal : Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, édition de Genève, 1781, t X, p 386.
[8] Georges Gusdorf, p 32.
[9] Georges Gusdorf, p 550.
[13] Voir : Caroline Fourest : Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée, Grasset, 2020.
[14] Voir : L'art de la discrimination par Umberto Eco
[15] Voir : Du concept de liberté aux penseurs libéraux
Photo : T. Guinhut.