La huppe. Charles d'Orbigny : Dictionnaire universel d'Histoire naturelle,
Renard & Martinet, 1849. Photo : T. Guinhut.
Le Cantique des oiseaux,
une poétique soufie de l’interprétation,
par Farid od-dîn ‘Attar.
Farid od-dîn ‘Attar : Le Cantique des oiseaux,
traduit du persan par Leili Anvar,
illustré par la peinture d’Islam d’Orient
sous la direction iconographique de Michael Barry,
Diane de Selliers, 432 p, relié sous coffret, 195 €.
Olivier Messiaen offrit aux oiseaux d’être leur secrétaire, leur voix, leur toucher et leur orchestre. Dans le Catalogue d’oiseaux pour piano, ou son opéra Saint François d’Assise, il sut les chanter avec autant d’humilité, que d’enthousiasme. Probablement eût-il été enchanté par cet immense et délicieux poème, ici exhumé de l’oubli et magnifié : Le Cantique des oiseaux, composé au XII° siècle par Farid od-dîn 'Attar. L’original persan, Mantiq al-Tair, avait été traduit en prose en 1863 par « Le langage des oiseaux » ; il méritait pourtant une nouvelle traduction, inspirée par le souffle des anges de Rilke et digne de ses 4600 vers, chef-d’œuvre de la poésie et de la mystique soufie.
Imaginez que l’assemblée des oiseaux se réunisse en délibération, afin de partir à la recherche du mythique oiseau-roi, autrement dit le Simurgh, et se choisisse pour chef cette huppe, qui, selon le Coran, servit de messagère entre le roi Salomon et de la reine de Saba. Sans cesse, la huppe se doit de stimuler les ardeurs de ses congénères, qui désirent se soustraire au difficile voyage, en alléguant maintes « excuses », qu’il s’agisse de celles du bouvreuil ou du hibou. C’est avec le secours de maints contes, doués de dimension morale, qu’elle parvient à les amener à visiter sept vallées successives : la connaissance, l’indépendance, l’union, l’étonnement et l’anéantissement intérieur. Au bout de leur quête, ils parviennent à se joindre au Simurgh, allégorie transparente de leur propre essence, profondément celée en eux-mêmes… Il s’agit bien sûr d’une figuration du chemin semé d’obstacles en direction de Dieu, ou du souverain Bien, au sens platonicien. L’abondance des récits et des péripéties, les images colorées de la poésie préservent du moindre instant d’ennui cette vaste épopée de la mystique soufie, mais également néoplatonicienne.
Comme Dante sut illustrer la quête de sa Béatrice aimée, en même temps que de la pure contemplation de Dieu, parmi les embûches de l’Enfer et du Purgatoire, à l’aide de son guide Virgile, au moyen de la richesse narrative, du sens des images frappantes et suggestives, de la vie entraînante des allégories, ‘Attar fait ici montre d’un talent aussi séduisant qu’étourdissant. Qui eût cru que ce poème mystique unisse le charme des oiseaux qui ont la parole, grâce à la prosopopée, à la dimension réaliste où se déploie peu à peu toute une société, sans compter le procédé récurrent des histoires emboitées à la façon des Mille et une nuits. La formule magique « Il était une fois » jalonne alors les récits. Animaux, renards, chien, papillons, sans compter le phénix, ou acteurs des apologues, « Le roi et son esclave », « Le bourgeois et le fou », auraient pu inspirer La Fontaine…
L'oiseau mouche. Buffon : Histoire naturelle, Les Oiseaux,
Furne, 1853. Photo : T. Guinhut.
C’est ainsi qu’en ce poème apparaissent tant de personnages, derviches et princes, mendiants et souverains, amoureux et religieux… Parmi lesquels l’archange Gabriel lui-même, « le Très-Haut », mais aussi un « marchand de miel » qui s’insurge : « Donne-t-on rien pour rien ? » ; alors que le « Soufi » entend une « voix céleste » qui lui donne tout : « La Grâce est un soleil brillant de toutes parts / et qui bénéficie au moindre des atomes ». La sagesse, mais aussi la folie des désirs et des innombrables fous, les délires d’amour, le passage par les sept « vallées », jusqu’à celle « du dénuement et de l’anéantissement », s’unissent en construisant une pensée philosophique (au point de convoquer « Le tombeau de Socrate »), au sein d’une haute vision cosmique où jouir de l’éblouissement de la connaissance.
Dans une perspective également mystique, c’est au XII° siècle que le Persan Attar composa son Livre divin[1]. Dans lequel un défilé de contes et apologues est relié par la volonté d’un souverain : il demande à ses six fils quels seraient leurs désirs. La fille des Péri, une coupe où se reflète le monde, l’anneau de Salomon ou les secrets de la magie deviennent alors l’image de la vanité des désirs. Mieux, cette fille des Péri signifie l’âme, quand la coupe figure l’intellect. Outre la dimension allégorique, la variété des trois-cents récits emporte l’adhésion ravie…
Le poète « parfumeur » du Cantique des oiseaux ayant « chanté dans la gamme des amants », conclue : « Ô lecteur, si tu es un homme de la Voie / Ne vois pas dans mon œuvre des rimes et des sophismes » (…) « Fécondant le papier de la plume des mots / De l’océan du vrai, je fais jaillir les perles » (…)
« Et pour toutes les roses prises au jardin de l’âme
Que j’ai semées pour vous dans mes récits en vers
Souvenez-vous de moi en bien, ô mes amis ! »
Photo : T. Guinhut
C’est en bien que nous nous souviendrons d’Attar et de Diane de Selliers… En effet, parmi des centaines de manuscrits persans, turcs et indo-musulmans, Diane de Selliers et son équipe ont, avec un goût sûr, choisi des enluminures époustouflantes. Les unes venues d’un manuscrit royal de 1487 à Hérat, les autres choisies parmi les grands textes de la culture persane, le tout éclairé par des commentaires, des exégèses iconologiques et religieuses, aussi précis et informés que sans jargon. Le flamboiement des couleurs, le détail infini des motifs, la danse de la calligraphie, le charme encyclopédique des oiseaux, les étrangetés de la perspective, la richesse des paysages, les monstres caricaturaux, la minutie psychologique des visages… Tout concourt à l’étonnement, à l’effacement de soi devant la prodigalité de la création divine et des artistes. En se mêlant à la tradition figurative de l’islam persan, l’influence plastique chinoise est plus ou moins explicite, alors que la dynastie mongole adopta la foi coranique de ses sujets. La richesse picturale s’explique par la multiplicité des traditions, des croyances, par une tolérance inattendue, lors de la « renaissance timouride » à Hérat, en Afghanistan, au XV° siècle.
Les portes de l’interprétation restent ainsi ouvertes : outre le commentaire libre du livre saint qu’est aussi ce Cantique des oiseaux, la liberté de l’imagination des peintres et du poète est patente. Au point que, quelque soit la couleur de la religion ou de la civilisation du lecteur, il puisse s’identifier dans cette interrogation et cette quête de la dimension mystique, qu’il s’agisse de religion ou d’amour : pensons par exemple à l’irremplaçable figure de « Dame de beauté ».
Témoignage d’une époque et d’une contrée où la brillance culturelle et spirituelle put rayonner, ce Cantique des oiseaux bénéficia de l’écoute et du mécénat des rois. Dans le cadre d’une curiosité prolixe envers les autres cultures, même si les souverains ne s’empêchaient pas d’être de fameux tyrans et des professionnels de la guerre de conquête, voire d’extermination, n’y a-t-il pas, en ce poème, en cette iconographie merveilleuse, la précieuse vertu et liberté de la création, qu’elle soit poétique ou picturale, lorsque l’interdit de la représentation de la figure humaine par l’islam n’a pas ici cours… Nous sommes alors iconophiles et non iconoclastes, ouverts aux sentiers de l’art et de l’interprétation, grâce auxquels l’univers visible et ses images de main d’homme sont le miroir de la divinité. Hélas, ce qui n’était tout de même pas un islam des Lumières (on ne respectait ni la séparation des pouvoirs, ni celle du temporel et du spirituel), fut fauché par une invasion chiite, qui rétablit l’obscurantisme. Il faut chercher alors de nouvelles enluminures dans les parages de l’Iran, de la Turquie, du Pakistan, dispersées dans les musées du monde, réunis sous nos yeux en ce volume à la complétude unique.
Un tel livre a l’immense vertu de nous faire un temps sortir de notre ethnocentrisme, tout en étant le gage des valeurs de la poésie et de la mystique ; à condition que ce soit sans déchoir de celles des libertés venues des Lumières. En effet, on se surprend à adhérer au pouvoir de persuasion de cette fable volubile, de ce mysticisme soufi. Adhérer poétiquement, mais pas jusqu’à la conversion à l’islam. S’il est de bonne guerre d’y lire des récits où un maître spirituel tombe amoureux d’une chrétienne au point de devenir apostat, la conclusion morale ne se fera pas attendre : tous les deux rejoindront la vraie religion. On peut trouver de semblables victoires dans la littérature occidentale et chrétienne, par exemple dans La Jérusalem Délivrée du Tasse. La vraie religion est évidemment une vue de l’esprit ethnocentrée. Si une noble et humble tolérance doit être à l’ordre du jour, il n’en reste pas moins qu’au soufisme, parfois plus que molesté par l’islamisme, un respect serein et prudent doit être adressé. Avec la nécessaire conviction, acquise à la lecture des textes du Coran, de la Sunna et de la biographie d’un Mahomet tyrannique et sanguinaire par Maxime Rodinson[2], qu’il y a des religions plus intolérantes que d’autres, plus meurtrières que d’autres, et dont il faut se garder. Avec la liberté inaliénable de jouir de la beauté du Cantique des oiseaux.
Les éditions Diane de Selliers se sont donné pour mission de propager et d’honorer les chefs-d’œuvre de l’humanité. En leurs volumes et coffrets soignés, luxueux, ont paru quelques-uns parmi les textes fondateurs et emblématiques de nos civilisations. A cette haute ambition répondent La Divine comédie de Dante, illustrée par Botticelli, Les Métamorphoses d’Ovide ornées par la peinture baroque, La Fontaine par Oudry et Fragonard, Le Décaméron de Boccace, Les Fleurs du mal de Baudelaire, Don Quichotte éclairé par les gouaches de Gérard Garouste, Le Ramayana indien, le Dit du Genji japonais… Qu’après Mille ans de poésie d’Orient, paraisse ce Cantique des oiseaux, offre une fenêtre supplémentaire sur les beautés du monde et de l’esprit. Oserions-nous suggérer, pour rester dans une volonté d’ouverture aux libres beautés du récit et de l’humanité, de publier une vaste édition splendidement illustrée des Mille et une nuits ?
Très bel article ! "la folie des désirs et des innombrables fous, les délires d’amour", le poète "parfumeur", l'anéantissement..<br />
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"Qui mêle ces parfums à l'air que je respire ?" demande Aphrodite.<br />
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"Je cherche dans les vents, les sources, les échos<br />
Ce chant qui fait parfois des hommes nos égaux"<br />
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dit encore Déesse de l'Amour! Elle évoque encore "la race des oiseaux" "dont Eros est le père."<br />
http://www.youtube.com/watch?v=kpu_1A3JU7I<br />
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Le plus amusant c'est que l'auteur du poème joue ici les oiseaux de Messiaen:<br />
http://www.youtube.com/watch?v=-9ryoq3vVQM
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Merci de ce commentaire théâtral et musical...<br />
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Présentation
:
thierry-guinhut-litteratures.com
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.