Jusqu'où seriez-vous prêt à aller pour découvrir la vraie personnalité de votre futur conjoint ? Silvia sait avoir recourt à une ruse aussi piquante que révélatrice, en usant du Jeu de l’amour et du hasard. Notre dramaturge, né à Paris en 1688 et mort en 1763, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, fut également romancier avec La Vie de Marianne. Il travailla pour la Comédie italienne où il donna d’abord des pièces satiriques. Il contribua considérablement à renouveler la comédie théâtrale, avec des pièces comme La Surprise de l’amour (1722) ou La Double Inconstance (1723). Il est le créateur de ce que l'on va, par antonomase, appeler le marivaudage, soit l’échange de propos galants et spirituels. Mais probablement ses chefs-d’œuvre sont-ils Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) et L’île des esclaves(1725), qui ne sont pas sans participer du mouvement des Lumières.Le Jeu de l’amour et du hasard met en scène le stratagème de deux futurs époux, reposant sur une inversion des rôles entre maître et serviteur afin de pouvoir mieux connaître le promis avant de s’engager dans le mariage. C’est dans la scène 2 de l’acte premier que Silvia et sa soubrette Lisette imaginent ce stratagème sous l’œil bienveillant du père, Monsieur Orgon. Comment Marivaux, à travers une scène de comédie classique, nous propose-t-il une vision de la société du XVIIIème siècle ? Nous étudierons l’autorité paternelle, avant de s’intéresser à deux jeunes filles fantasques, afin de lier cette scène au mouvement des Lumières
En cette comédie en trois actes et en prose, la scène première, scène d’exposition comme il est de tradition, présentait Silvia aux prises avec sa servante Lisette au sujet du mariage dont elle craint les avanies : mari « sombre, brutal, farouche ». Notre scène deuxième est déjà le nœud dramaturgique dans lequel le père, Monsieur Orgon, est la figure de l’autorité. Autorité matrimoniale d’abord puisqu’il présente à sa fille un mariage arrangé avec Dorante, ce qui était très courant au XVIII° siècle : « j’arrêtais ce mariage là avec son père ». Sa première réplique, inaugurant la scène, est construite selon une antithèse. D’abord gai, il annonce l’arrivée du « prétendu », tout en manifestant son entregent : il montre, en une didascalie implicite, la « lettre » qu’il a reçue de son ami. Il appartient en effet à un milieu bourgeois aisé, pourvu de relations sociales. Cependant à ce champ lexical du « plaisir », répond celui de l’inquiétude, voyant sa fille « triste », et les questions pressantes, pathétiques. C’est, dans le cadre d’une éthopée, un père attentif aux émotions de sa fille, mais aussi de Lisette, un père bienveillant, qui n’a rien d’autoritaire, respectant les décisions de sa fille : « à condition que vous vous plairiez […] vous auriez entière liberté ». Il termine sa réplique en usant d’un connecteur logique d’hypothèse, d’un registre délibératif et d’un parallélisme : « si Dorante ne te convient point, tu n'as qu'à le dire, et il repart ; si tu ne lui convenais pas, il repart de même ». Il se veut rassurant : « sur tout le bien qu'on m'en a dit, je ne saurais craindre que vous vous remerciiez ni l'un ni l'autre », remercier signifiant ici congédier. S’il fait preuve d’autorité c’est sans être autoritaire : son « Je te l’ordonne » délibératif n’ordonne que quelque chose de juste puisqu’il s’agit d’être sans « complaisance » a priori avec Dorante. Un père modèle, en quelque sorte, affectueux, discrètement lyrique (« ma chère enfant, tu sais combien je t’aime »), loué par sa fille : « Il n'y a que le meilleur de tous les hommes qui puisse dire cela ». Il est en effet magnanime : « dans ce monde il faut être un peu trop bon pour l'être assez », usant d’une maxime généreuse, significative de sa sagacité acquise avec l’expérience, et probablement l’éducation, la lecture.
Ce qui ne l’empêche d’utiliser un registre comique, en se moquant du « galimatias » de Lisette, mot venu du latin « gallus matthiae » signifiant le coq de Matthieu, ou du grec matheia, soit la science de Matthieu. Il se révèle de plus enchanté et complice lorsque Silvia annonce son projet d’interversion des rôles avec Lisette, l’encourageant, encore une fois avec un registre délibératif, car il est le chef de famille, et un sage : « Soit, ma fille, je te permets le déguisement », tout en retrouvant son sens de l’humour face à Lisette : « Comment donc, je m'y trompe actuellement moi-même ; mais il n'y a point de temps à perdre, va t'ajuster suivant ton rôle », jouant avec le champ lexical du temps pour animer la scène et celles qui vont suivre : « hâtez-vous. De plus l’ironie (« je m’y trompe ») est aimable, d’autant qu’il compte en tirer amusement, et conserve par devers lui sa petite idée.
Voici en effet un père cachotier. Ce que confirment les didascalies : « à part », « Haut », « À part », « Haut ». La hauteur de sa voix fait ainsi la différence entre ce que doivent entendre les deux jeunes filles et ce qu’elles ne sont pas censées entendre, alors qu’en la double énonciation caractéristique du théâtre ce qu’il ne dit que pour lui-même doit être intelligemment perçu par le public, obligeant l’acteur à un jeu de scène et de voix qui participent du comique. Le « Si je la laisse faire, il doit arriver quelque chose de bien singulier, elle ne s'y attend pas elle-même… » est particulièrement affriolant pour le public, qui est ainsi délicieusement agacé par le suspense : que veut-il dire, que sait-il que sa fille ne sait pas ? Le lecteur et le spectateur sauront dès la scène suivante, une conversation complice entre Monsieur Orgon et son fils Mario, que Dorante, de son côté, a eu la même idée avec son laquais Arlequin, pour le même motif. Il en résulte une situation piquante, un parallélisme entre les promis, qui augure bien de leur finesse en miroir. L’on pourra bientôt suivre avec une curiosité sympathique le progrès de l’amour involontaire de Sylvia pour ce pseudo-valet, et de Dorante pour cette étrange soubrette. Ainsi le père, ordonnateur d’un mariage, devient à la fois l’ordonnateur d’un spectacle dont il compte bien devenir le spectateur ravi devant deux actrices improvisées.
Photo : T. Guinhut.
Ces deux jeunes filles fantasques, amies et complices, appartiennent néanmoins à deux classes sociales différentes, en une variante féminine du couple maître-valet familier du théâtre classique : Silvia, la maîtresse, a conversé, dans la scène précédente, avec sa soubrette Lisette, des malheurs du mariage et en particulier de celui désastreux d'une de ses connaissances. Lisette rapporte de telles appréhensions au père de Silvia, en un registre pathétique accentué : «un visage qui fait trembler, un autre qui fait mourir de froid, une âme gelée qui se tient à l'écart ». Cette énumération recèle une exagération, « un visage qui fait trembler », une hyperbole, « un autre qui fait mourir de froid ». Voilà qui fait de cette énumération une gradation ascendante jusqu’à « une âme gelée qui se tient à l'écart », qui est non seulement une personnification de plus, mais une allégorie de la femme maltraitée, comme tirée des Enfers. Ce qui est confirmé par une prosopographie pour le moins alarmante : « le visage abattu, un teint plombé, des yeux bouffis, et qui viennent de pleurer ». Et quoique Monsieur Orgon n’y puisse rien comprendre, n’ayant pas assisté à la précédente scène, la satire des maris ingrats et violents est virulente et polémique, à l’instar des précédents portraits de maris faits par Silvia, comme un des caractères dépeints au siècle précédent par le moraliste La Bruyère. Sauf que l’énumération dans la bouche de Lisette, sans explication ni contexte en s’adressant à Monsieur Orgon, est désamorcé par l’effet du comique de mots.
Toutes ses figures de rhétorique montrent à quel point la perspective du mariage tourmente Silvia. Les champs lexicaux psychologique et de la tristesse, donc le registre pathétique, suscitent la pitié et la compassion du père, et bien sûr du spectateur et lecteur. C’est à cette dernière, plus raisonnable que sa servante, que revient un discours explicatif, avec l’exemple de la femme de Tersandre, « maltraitée par son mari ». Alors que, non sans esprit Lisette ajoute, en usant d’une analepse : « Oui, nous parlions d'une physionomie qui va et qui vient, nous disions qu'un mari porte un masque avec le monde, et une grimace avec sa femme ». Elle use d’une personnification, de la métaphore du masque et de la chosification de la grimace, en terminant avec une expressive antithèse satirique, qui se veut à la fois une vérité générale et un adage.
Ce registre pathétique est très vite remplacé par un registre plus comique au sujet de Dorante : « Premièrement, il est beau, et c'est presque tant pis. – Tant pis ! Rêves-tu avec ton tant pis ? » L’opposition entre « beau » et « tant pis », accentuée par la répétition, est à la fois ironique et sous-entend la différence entre beauté physique et beauté morale. Lisette joue à la sérieuse en pratiquant un champ lexical didactique, « Moi, je dis ce qu'on m'apprend ; c'est la doctrine de Madame, j'étudie sous elle. », marquant la hiérarchie sociale. Son humour va croissant : « Un duo de tendresse en décidera comme à l'Opéra ; vous me voulez, je vous veux, vite un notaire ; ou bien m'aimez-vous, non, ni moi non plus, vite à cheval ». Le champ lexical de la musique chantée et la comparaison avec l’opéra introduisent une vivacité allègre, renforcée par la structure elliptique de sa réplique, avec l’image du notaire, signifiant le mariage, placée à l’antithèse avec celle du cheval, suggérant le départ. Ce qui confirme le jugement de valeur et le registre élogieux : « Lisette a de l’esprit ».
L’on ne quitte pas le comique avec l’idée amusante et originale de Silvia : l’échange des rôles et le « déguisement ». Elle aussi a de l’esprit, confirmant à la foi leur complicité et la complémentarité des portraits moraux, soit des éthopées, ce qui est lisible au travers du parallélisme : « elle pourrait prendre ma place pour un peu de temps, et je prendrais la sienne ». Toute la fin de la scène emprunte à la fois un ton guilleret et un registre délibératif avec des ordres et des conseils. Si Silvia utilise d’abord le conditionnel, « elle pourrait […] je prendrais », Lisette, enchantée, adopte son nouveau rôle en interpellant celui reste cependant son maître : « Moi, Monsieur, vous savez qui je suis, essayez de m'en conter, et manquez de respect, si vous l'osez ; à cette contenance-ci, voilà un échantillon des bons airs avec lesquels je vous attends, qu'en dites-vous ? Hein, retrouvez-vous Lisette ? ». Le champ lexical de la distinction, « manquez de respect », « contenance », bons airs », montre qu’elle a su observer ses maîtres, quoique l’interjection « hein ? » reste un peu familière et bravache. Le naturel et l’origine ancillaire percent sous l’affectation de distinction, créant un effet comique. Ne reste plus à Silvia que de prendre un « tablier » et de « s’ « accoutumer à [ses] fonctions », à Lisette que de se faire coiffer. Tous colifichets et postures qui sont autant des marqueurs sociaux que des accessoires de théâtre.
En cette scène de comédie, le champ lexical du théâtre avec « rôle », déguisement », celui du costume avec « coiffer » et « toilette », mais aussi « masque et « grimace » est fort abondant. Un « masque » est aussi un genre dramatique anglais du XVI° au XVIII° siècle, venu de France et d’Italie, soit un spectacle dansé et chanté où les acteurs portaient des masques. Le nom d’Arlequin, valet de Dorante, que nous découvrirons dans peu de scènes, est évidemment emprunté à la commedia dell’arte italienne. La mise en place de l’échange des rôles devient un théâtre dans le théâtre, donc une mise en abyme. La comparaison avec l’opéra faite par Lisette est celle d’un théâtre avec un autre théâtre, plus lyrique encore. Le déguisement et l’échange des rôles est un ressort comique, tandis que le rapport maître-valet est caractéristique de la comédie classique, chez Molière (pensons à Dom Juan et Sganarelle). D’ailleurs Monsieur Orgon est aussi le nom du chef de famille dans Le Tartuffe de Molière, une comédie en vers.
De toute évidence les éléments caractéristiques du genre théâtral sont ici : mention des actes et des scènes, répliques précédées du nom du personnage, aparté de Monsieur Orgon, didascalies (quoique là peu nombreuses). La comédie ne manque pas de mettre en scène des bourgeois, maître et maîtresse, des gens plus modestes, valet et soubrette, au lieu des rois, héros et dieux de la tragédie racinienne ; comédie dont le langage, certes élégant, n’est pas que soutenu (on le verra avec Arlequin). Et plutôt que de s’occuper d’amours tragiques, de politique et de fatalité, l’on est ici occupé par des amours plus galantes et par la dimension sociale du mariage. Le comique est de situation avec l’échange des rôles, de caractères avec les personnalités piquantes, en particulier celle de Lisette, de mots, avec les images qui se bousculent dans la bouche de Lisette, le « galimatias » dénoncé par Monsieur Orgon, « l’opéra », le « cheval » et le « notaire » également bousculés. Et l’on devine que le comique de geste ne saurait tarder. Sans oublier qu’avec une scène aussi animée, d’abord grave et puis délicieusement légère, au contraire de la fin malheureuse attendue dans les tragédies, une fin heureuse est dévolue à ce Jeu de l’amour et du hasard.
L’on a également compris que ce théâtre, quoique encore fidèle aux schémas du théâtre classique, doit introduire, dès cette scène, un jeu de séduction, des propos galants que l’on appellera le marivaudage, confiant au théâtre du XVIII° siècle une personnalité particulière et novatrice. Mais la satire du mariage arrangé et des mauvais maris permet à Marivaux de se montrer à l’écoute de la liberté de choisir son épouse ou son épouse, de respecter le libre-arbitre de chacun, voire d’entendre la revendication d’une liberté féminine, qui se matérialisera, quoique sans être guère entendue, sous la plume d’Olympe de Gouges, dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en 1791.
Ainsi Marivaux participe-t-il, bien qu’avec discrétion, au mouvement des Lumières, un mouvement littéraire et culturel libérateur. Paraissant encore mineure au regard de son père, Lisette en cette scène cruciale pourrait annoncer les mots célèbres du philosophe allemand Emmanuel Kant : « Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de la minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières ». L’on aura reconnu ici l’exaltant prologue de Qu’est-ce que les Lumières ?[1] d’Emmanuel Kant. Ce texte fondateur de 1784 suivait l’épopée de l’Encyclopédie, que D’Alembert avait mené, conjointement avec Diderot, entre 1751 et 1777.
Résolue à servir de son propre entendement quant à la sérieuse question du mariage, Lisette, au travers d’une scène de comédie, est en quelque sorte la porte-parole de Marivaux. Le théâtre est ainsi l’allié complice de la littérature d'idées : l'homme de lettres met sa plume au service de la liberté en s'appuyant sur le savoir et la raison, revendiquant ainsi le droit au bonheur pour chaque individu. Il y a cependant une limite à cette avancée sociale. Si Dorante sera résolu à épouser Lisette, brisant les cloisons sociales, la remise en cause de la hiérarchie des classes reste fort ténue, puisqu’il aime une femme de qualité, à la rare finesse intellectuelle, telle que son milieu aura permis à Silvia déguisée en soubrette de devenir. Il faudra attendre la généralisation de l’éducation pour que la véritable Lisette puisse devenir une Silvia…
Une scène si vivante, si animée, si riches de registres contrastés, du pathétique au comique, ne peut que nous convaincre du talent de Marivaux, de sa capacité à divertir son spectateur ; mais au-delà, son écriture, alliant marivaudage et satire sociale provoque autant la délectation que la réflexion. Horace écrivait dans son Art poétique : « castigat ridento mores ». Ce qui signifie « la comédie corrige les mœurs en riant ». Marivaux aura bientôt pour ambition de corriger un peu plus sévèrement les mœurs avec sa comédie L’Île des esclaves. Cette fois il faudra aux maîtres devenir les esclaves de leurs anciens esclaves, de façon à purger l’humanité d’un abus de pouvoir inqualifiable et abolir une tyrannie alors presque planétaire. Hélas, sa pièce n’aura pas le succès du Jeu de l’amour et du hasard, le public de 1725 n’étant pas assez mur et n’ayant pas encore lu les pages de L’Esprit des lois, qui en 1748, dénonçaient l’esclavage avec force ironie.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.