La Librairie du XXI° siècle, Seuil, 2022, 612 p, 27 €.
« L’espace semble être, ou plus apprivoisé, ou plus inoffensif, que le temps[1] », remarque Gorges Perec, dont la vie fut trop brève, entre 1936 et 1982. Cependant c’est sur le fil de ce dernier que s’inscrit le romancier, bien que quelques-uns préfèrent être des observateurs de l’espace, des génies du lieu. Antiromantique patenté, Georges Perec fait indubitablement partie des émules de la géographie, soucieux d’objectivité. Ses « lieux » n’ont volontairement rien d’extraordinaire, sauf le regard qui les scrute et les recrute, sauf la méthode systématique et ludique de composition au service l’œuvre finalement littéraire. Et dont les échos avec maints textes et romans de l’auteur de W ou le souvenir d’enfance sont nombreux.
L’on ne s’étonnera pas que le maître romancier de l’Oulipo se soit attaché à un tel projet spatial. Sa Vie mode d’emploi était moins narrative que distribuée selon les parties d’un immeuble de Paris. Nous lui connaissions ses Espèces d’espaces, sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, qui répondent à ce titre posthume et laconique : Lieux. Si Espèces d’espaces était un petit livre qui, à l’aide d’une gradation ascendante, s’élevait depuis la page, de la chambre jusqu’au pays et au monde, Lieux est plus nettement horizontal.
Ce serait pourtant ignorer que la distribution spatiale de notre regard ne peut faire l’impasse sur la dimension temporelle qui, in fine, l’ordonne : « J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à des souvenirs, à des événements ou à des moments importants de mon existence ». Georges Pérec répond ainsi, quoique partiellement, à la question qui taraudait la fin d’Espèces d’espaces : « De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer[2]? »
Plutôt que « l’art du puzzle[3] » qui présidait à La Vie mode d’emploi, Georges Pérec se livre à une topographie ordonnée, comme au rythme d’une énumération qui se veut objective : « je décris ce que je vois, de la manière la plus neutre possible, j’énumère les magasins, quelques détails d’architecture, quelques micro-événements ». Sauf que l’on n’échappe guère à la subjectivité, tant dans un deuxième mouvement d’écriture il évoque les souvenirs afférents.
Tout cela est ordonné dans une méthode : « Chaque texte [...] est, une fois terminé, enfermé dans une enveloppe que je cachette à la cire. Au bout d’un an, j’aurai décrit chacun de mes lieux deux fois, une fois sur le mode du souvenir, une fois sur place en description réelle. Je recommence ainsi pendant douze ans », soit entre 1969 et 1980 en observant douze lieux, comme autant d’heures du jour. La contrainte oulipiesque doit s’achèver avec 288 enveloppes cachetées considérées comme des archives, à ouverture différée, et se déroulant au moyen de la contrainte mathématique chère aux Oulipiens, tel Raymond Queneau. Le tout étant censé aboutir à une traversée du « vieillissement des lieux » et du « vieillissement de mon écriture », sans que l’auteur fût certain de réaliser de telles ambitions. Il rêve d’élever un modeste monument confondant « temps retrouvé » avec « temps perdu ». L’allusion proustienne tient plus du temps du sablier que de celui de la cathédrale du souvenir. D’où le titre qui devint de plus en plus neutre : il pensa d’abord à « Loci Soli (ou Soli Loci) », pour se résoudre au minimaliste Lieux. C’est ainsi, en conformité avec les jeux compositionnels de l’Oulipo - plus exactement Ouvroir de Littérature Potentielle - que dans une lettre à Maurice Nadeau, en 1969, l’auteur des Choses confia son intention.
À la lisière de l’écriture de soi, pourtant accusée de donner lieu à une « triple ou quadruple fable autobiographique », et de ce que l’on pourrait appeler l’autobiographie, Georges Perec nous fait parcourir les stations d’une marelle temporelle et géographique, qui n’est pas sans faire penser au bien plus poétique et antérieur Paysan de Paris de Louis Aragon. L’exercice de description obligée se double d’un exercice de neutralité au-devant duquel se présentent les rues, les objets, les vitrines, les enseignes, les affiches, sans guère d’affect, ni désir, fort loin du rousseauisme des Rêveries du promeneur solitaire. Quoique la nostalgie ne soit pas absente. En témoigne la rue de l’Assomption qui lui permet de dresser une « nomenclature des amis d’enfance ».
L’écriture se veut simple, pour laisser transparaitre le réel, « blanche » aurait dit Roland Barthes[4]. Rien de romanesque, rien de transcendantal ne transparait, même si l’écriture travaille « un passé qui se ferme », autour de douze années, « les dotant d’une vie seconde ». Peut-être faut-il voir là une des raisons de l’abandon du projet : « le propos de mon livre m’échappe », confie-t-il. Pour preuve c’est à l’occasion de l’écriture des Espèces d’espaces et de W ou le souvenir d’enfance, en 1975, que ces Lieux trouvent leur borne.
Bistrots, cinémas et leurs films, rencontres ordinaires et déjeuners avec untel, l’œil est sans cesse à l’affut, bien plus que les autres sens. Les traces matérielles répondent à l’engagement mémoriel. Ainsi les bistrots sont parfois synonymes de soirées entre amis, parfois fort alcoolisées - « une cuite fantastique » -, de flirts sans suite - « ce sera certainement le plus platonique de mes amours » -. Des projets de films font bouillonner les énergies, les rencontres, comme à l’occasion de L’Homme qui dort. L’auteur va jusqu’à se déprécier : « Je ne suis qu’un pitre » et douter de la validité de l’entreprise : « Soif de rangement […] devenir seulement comptable d’un passé à peine passé ; puis ressasser. » Il n’est pas non plus toujours amène : « Les musées ça va encore. Mais les Parthénon, le folklore et la spiritualité, Merde ! » Tout ceci visant à « enraciner une existence » ; sans le moindre existentialisme cependant. Car l’on découvre, au fil de la lecture, l’ombre d’une angoisse devant le gouffre du temps : « ces lieux mythiques et momifiés gardant intacts des souvenirs de plus en plus dérisoires »… Reste, selon les mots de Philippe Lejeune, « une sorte de phénoménologie de la mémoire[5] ».
Photo : T. Guinhut.
Ecrites à la première personne, ces notations ne recueillent cependant guère, voire aucune, narrativité, rien du journal intime et pas plus de projet esthétique. Le constat parait peu littéraire. Mais il entretient, dans ces années soixante-dix, des complicités probablement involontaires avec l’arte povera et le nouveau réalisme, les affiches déchirés de plasticiens comme Villeglé ; ce que l’on pourrait qualifier comme l’air du temps.
Peut-être ne lira-t-on pas ce copieux ouvrage d’un seul tenant. Mieux vaut alors en picorer, déguster, chaque semaine, par exemple, un de ces chapitres alternativement intitulés « réel » ou « souvenir » parmi un chantier sans chef d’œuvre encore, parmi ce qui pourrait passer pour une liste de listes, tel qu’en révélait la substantifique moelle du brillant essai d’Umberto Eco[6]. Et de surcroit recourir aux notes nombreuses et scrupuleuses, à l’index des noms propre, tout ceci au service d’un ouvrage savant édité par Jean-Luc Joly et nanti d’une préface de ce Claude Burgelin qui sut œuvrer au service d’un bel album Pléiade.
Quarante ans plus tard, cette « esquisse architecturale » (selon les mots de Maurice Olender, directeur de collection) trouve son complément dans un site internet, une navigation numérique aux trajectoires libres, dont les possibilités auraient probablement ravi l’auteur ; à moins qu’il eût préféré l’espace mental qui se suffit de naître du papier et de l’encre. Bien qu’inachevé, le work in progress méritait un beau livre : à cet égard l’objet, illustré par une carte utile de Paris pointant les douze lieux, par des photographies du manuscrit et des planches-contact en noir et blanc est une réussite, digne de dépasser les seul amateurs patentés et autres perecophiles. À moins que cet objet-livre puisse compter parmi l’énumération des vanités dont l’auteur des Choses se moquait avec humour…
Il était un urbain. La nature ne l’intéressait guère, surtout celle sauvage. En ce sens il vivait et sentait à mille lieux de la sensibilité romantique. Il préférait penser en sociologue du quotidien, inventoriant les choses et le couple de ses futiles et consommateurs personnages ; en autobiographe un brin fantasmatique, à l’instar de son W ou le souvenir d’enfance, épousant le traumatisme de la Shoah qui pesait sur son temps ; en joueur sérieux et facétieux à la fois, goûtant les contraintes et les prouesses linguistiques, telle celle de la « disparition » de la voyelle la plus courante ; enfin en amateur de romans gouleyants qui se boivent avec l’appétit d’un lecteur de Jules Verne, tel qu’il tenta de le réaliser dans les péripéties de La Vie mode d’emploi.
Si en tant qu’enfant survivant, orphelin juif d’origine polonaise, il avait pu être protégé du génocide nazi, il jouait probablement à faire de sa littérature un espace ludique lui permettant d’échapper à l’Histoire, ce qui fut le cas au moyen de l’humour potache de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? Pourtant, cette « Histoire avec sa grande hache » fit un retour obligé parmi les interstices fantastiques et dystopiques de W ou le souvenir d’enfance, peut-être son ouvrage le plus marqué par un humanisme et un tragique inattendus.
Avec un rare talent, Georges Perec a fait exploser l’autobiographie. Le « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » inaugural du chapitre deuxième se diffracte en une petite enfance à Belleville, puis en trois années suivantes dans le massif du Vercors, malgré les défaillances de la mémoire. Cependant, ce qui pourrait passer pour ressortir respectueusement au genre se trouve bousculé par les fictions intercalées et en italiques consacrées à « W », pays dystopique, situé dans une Terre de Feu fantastique, habité par des Anglo-saxons. L’on y reconnaîtra un avatar de l’Allemagne nazie, voire de l’Union soviétique communiste. L’enfance douloureuse, l’absence de souvenir d’une mère envoyée périr à Auschwitz, donne lieu à un effrayant fantasme où le sport et sa surexposition, caractéristique des régimes totalitaires, glisse vers l’exaltation d’une race d’Athlètes aux tenues rayées arborant le « W » noir sur le poitrail.
Roman d’un petit garçon fantasmatiquement perdu dans une île lointaine, roman d’aventures encore une fois redevable de Jules Verne, roman politique, W ou le souvenir d’enfance, bien au-delà du réalisme topographique de la plupart des livres de Georges Perec, superpose des spatialités et des projections mentales dignes d’une psychanalyse. Si la compétition sportive forcenée aux règlements absurdes anticipe sur de mortels jeux de télé-réalité, comme Battle Royale[7], il s’agit plus sûrement d’un apologue sur le système concentrationnaire et l’extermination des Juifs. Lorsque « la vie de l’Athlète W n’est qu’un effort acharné, incessant, la poursuite exténuante et vaine de cet instant illusoire ou le triomphe pourra apporter le repos », lorsqu’il « ne sait pas où sont ses véritables ennemis », lorsque « sa vie et sa mort lui semblent inéluctables, inscrites une fois pour toutes dans un destin innommable[8] », le mythe de Sisyphe tel qu’analysé par Albert Camus trouve sa pire illustration.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.