Santillana del mar, Cantabria. Photo : T. Guinhut.
Les géants imbéciles d’Ermanno Cavazzoni,
ou l’école de l’ironie :
Les Géants, Les Idiots.
Ermanno Cavazzoni : Les Géants,
traduit de l’italien par Monique Bacelli, Le Nouvel Attila, 256 p, 21 €.
Ermanno Cavazzoni : Les Idiots,
traduit de l’italien par Monique Bacelli, Attila, 208 p, 17,25 € ; Points, 192 p, 6,30 €.
L’humour ne nuit pas à la littérature, y compris dans le domaine du merveilleux, trop souvent d’un sérieux extatique et abyssal. Amateur de curiosités fantastiques et merveilleuses, l’Italien Ermanno Cavazzoni a publié un Guida agli animali fantastici[1], hélas non traduit. De même pour Le tentazioni di Girolamo[2], un roman qui mériterait d’être acclimaté en notre langue. Réjouissons-nous cependant des efforts méritoires de nos éditeurs pour acclimater dans la langue de Molière cet excellent amuseur des Lettres. Car volontiers burlesque et satirique, il aime à enguirlander ses pages d’une galerie de grands bestiaux, dans Les Géants, et de grotesques Idiots, dont la tête est ornée des idées courtes les plus loufoques et déglinguées. Sous la franche rigolade, quoique parfois pathétique, le chroniqueur de l’école de l’ironie cache cependant bien des enseignements en ses apologues colorés…
Les chevaliers gothiques devaient combattre de dangereux géants. Si avec Don Quichotte ils sont avec certitude devenus purement imaginaires, ils n’en restent pas moins fascinants. Venus des romans de chevalerie médiévaux, du Roland furieux de L’Arioste, du Roland amoureux de Boiardo ou du cycle e la Table ronde, ils font l’objet d’un portrait polymorphe, en soixante-dix petits récits et essais par Ermanno Cavazzoni.
Les voici balourds et brutaux, égocentriques et ignares, psychotiques et contrefaits, « en forme d’échelles », sinon (on s’en serait douté) « en forme de moulins », voire carrément « péronistes ». Quand ils ne combattent pas -pour être souvent occis- ils excellent en « concours de force, fanfaronnades, joie débridée, plaisanteries grasses et bruyants concours de rots et de pets ». Ils sont en effet « inaptes à l’idée de civilisation » et sont avérés avoir des « origines de sauriens mahométans ratés », comme ces dinosaures que redécouvre la paléontologie. Affligés de tous les défauts, ils sont voleurs, batailleurs, bestiaux, et leur filiation mahométane n’y est pas pour rien, en un manichéisme passablement burlesque. Il y a cependant de « rares géants philosophes » que leur mal de vivre à contraint à réfléchir sur leur condition.
Quant aux également rares géantes, elles sont « peu excitantes ». Aussi leur capacité de reproduction n’est pas un mince exploit. Car « Satan lui-même aurait peur de faire l’amour avec elle » ! Néanmoins, on connait des familles géantes. Gare à la mère de famille qui peut être redoutable : « Les statistiques enseignent que pédophiles, pornographes, sadiques, ravisseurs, maniaques et assassins en tous genres sont moins dangereux qu’une mère dans sa cuisine ». L’on conçoit que la chose soit un brin réaliste, comme lorsque l’ami du narrateur confie : « les épouses sont des géantes rapetissées, mais en conservent l’instinct ». Se greffant à l’occasion sur les récits, la satire contemporaine est douce-amère.
Mieux vaut alors croiser une fée, car celle-ci « pratique à outrance l’amour libre », préférant cependant les beaux chevaliers, ce qui n’est pas sans danger pour ces derniers, d’autant que les géants peuvent signer avec elles des « contrats de sortilèges » ; ainsi ils peuvent se multiplier de manière exponentielle, devenir par exemple une « bombe humanoïde » montée sur un griffon.
Or, condamnés par leur « irrationalité militaire et stratégique », par leurs « tares génétiques », contre lesquelles ils tentent de lutter en s’abreuvant du sang de vierges (remède peu sûr !), décimés par les Croisés et autres chevaliers, les géants ont disparu. Ce qui pousse notre narrateur à se demander : « Et si je m’éteignais, comme les géants ? » Leur seule trace se trouve parmi l’« oncle Ago », féru de tripots et de marxisme, les cas psychiatriques, des « crétins » et des « flemmards », qu’il ne faut cependant pas provoquer. Ce qui n’est pas sans rappeler un autre opus de notre humoriste rabelaisien, consacré aux idiots.
Farfelu, certes, mais le chroniqueur des gigantomachies, de leur antiquité et de leur « système mafieux » (autre pique adressée à notre contemporain) est aussi, l’air de ne pas y toucher, un érudit, qui précise entre parenthèses les références de quelques-uns de ses dires, puisés parmi les romans de chevaleries du Moyen-Âge et de la Renaissance, en quelque sorte réhabilités, et auxquels il rend un hommage affectueux. Non sans pratiquer un pittoresque télescopage entre les mythiques créatures de la chevalerie et les membres passablement décérébrés de la famille du narrateur, entre les poètes de la chevalerie et les théories de Marx, Darwin, Keynes ou Linné, sensées expliquer la disparition des géants.
Il est délicieusement évident que notre écrivain, qui ne destine guère ses contes aux enfants, au nez et la barbe de l’esprit de sérieux et non loin de Queneau et des surréalistes, ne se prend pas au sérieux et se plie les côtes de rires : « Je parie que Darwin enlèverait la tendre damoiselle plutôt que se taper la géante de huit mètres ». On se demande bien d’ailleurs comment une « géante rouge » pourrait dévorer le soleil. Du merveilleux épique à l’astrophysique, il n’y a qu’un pas, si vite franchi. Et si notre narrateur, au détour d’un rêve, apparu en 1643, « d’un Paris assiégé par les Sarrasins », faisait avec ironie allusion à notre contemporain ?
Expert en récits burlesques, Ermanno Cavazzoni aime agréger les formes courtes, à la lisière des nouvelles et des chroniques. Un mois d’écriture, selon toute apparence, lui permet de lister trente et un Idiots, farfelus, abrutis et autres prétentieux « à la manque », en son Calendrier des imbéciles, ce qui était le titre d’une précédente édition[3] de ce bouquet délétère de récits.
Chaque jour ayant son Saint patron, mais il faut admettre que les Saints ne sont guère raisonnables, embarrassés qu’ils sont de fictions, exaltés de visions, attaqués par les tentations des démons, il a maintenant son imbécile tutélaire. Voici donc une petite collection de « brèves vies d’idiots », qu’il n’est pas interdit de lire comme une lointaine parodie de ces vies des saints contenues dans la Légende dorée de Jacques de Voragine[4], écrite au XIII° siècle. La preuve, si besoin est, la jeune Adèle, par ailleurs peu finaude, aperçoit dans un genévrier la Madone, et répond grâce aux questions les plus diverses, y compris de mathématiques…
Un bricoleur fait de sa Fiat un aéroplane qui ne décolle pas, et l’envoie, faute de freins, mourir contre un talus. Un « crétin » a pour passe-temps de jeter des cailloux en l’air ; avec les conséquences que l’on devine. Un « calculateur prodige » n’est pas épargné par la « confusion mentale », comme celui qui craint par-dessus-tout la vitesse de la terre « filant à 108 000 kilomètres à l’heure dans l’espace ». À moins que l’on préfère le « pyromane sournois », le « preneur de tension » qui se prend pour un médecin, celui qui se laque le visage, un demeuré nanti d’un faux nez. Peut-on faire un pied de nez risqué en racontant avec ironie la vie celui qui n’a jamais compris qu’il avait séjourné dans un camp de concentration nazi…
Ou l’idiot suprême, l’écrivain lui-même, qui dans un livre qui énumère ses congénères en idiotie, inclut une énumération des « Suicides du travail », puis des « Faux suicides », où chacun est suicidé avec un outil de son métier ou de son art, en une véritable obsession gourmande et suspecte des bizarreries criminelles et autodestructrices de ses contemporains. Il faut alors recommander à ces pauvres candidats de la mort volontaire « l’usage de l’aimant contre les idées fixes morbides ».
Parfois la satire est également politique. Un « marxiste convaincu » pense que le Christ et les rois mages sont des extraterrestres ; s’en suit une controverse granguignolesque entre l’illuminé « fou furieux » et les tenants du marxisme dialectique lu plus orthodoxe, tout aussi exaltés par leur religiosité. Le moins que l’on puisse dire est que l’humanité n’est pas faite que d’Einstein et de Michel-Ange, et que le tableau qu’en offre Ermanno Cavazzoni est peu flatteur. Le pire est de prendre conscience que l’on habite « la république des idiots congénitaux ». Hélas, seul « le diable n’était pas un idiot »…
Avec bonne humeur, l’on se moquera de ces farfelus, obtus et hurluberlus, de ces esprits irrémédiablement diminués ou « microcéphales », non sans s’apitoyer un peu sur ces lubies qui leur ont gâché la vie, sans compter celle de leurs familles. Tout en se demandant s’ils sont tous fictionnels, car s’y glisse Cesare Lombroso, savant du XIX° siècle, qui mesurait les criminels et leurs capacités crâniennes. Qui est alors l’idiot ? Quant au poète Dino Campana, également du XIX° siècle, mort dans un asile psychiatrique, il est l’objet d’une ridicule fascination parmi les thésards et les professeurs qui en perdent leur faculté de juger en un tournemain.
L’art de l’auteur est à même de nous offrir des textes enlevés, ciselés avec précision, dont la chute est incisive. L’on se doute qu’un tel écrivain ne peut se passer d’un brin d’autodérision. En quarante-neuf fables, le voici se livrant à un réjouissant jeu de massacre : ils sont Les Ecrivains inutiles[5], ceux qu’une satire aiguisée livre au scalpel de l’ironi, bouffis d’orgueils et vains comme des coqs de basse-cour, vicieux et encombrés de vacuité, tels qu’ils pourraient être déplumés dans de modernes Caractères de La Bruyère. L’un d’entre eux se trouve d’ailleurs parmi Les Idiots : c’est un « écrivain réaliste » à la production absolument indigente, minuscule, et de surcroît maladivement répétitive.
Quels enseignements peut-on tirer des opus apparemment sans prétention d’Ermanno Cavazzoni ? Une littérature chevaleresque aux nobles propos et aux buts élevés s’est vue peu à peu contaminer par une plus basse dérision, comme les parodiques géants, cependant hautement éduqués, de Rabelais. Bientôt la chevalerie embrumant l’esprit du Don Quichotte de Cervantès[6] se vit moquée. La littérature descendait peu à peu des hautes sphères de l’idéal pour se heurter au réalisme et au sens du comique, jusqu’à se pencher sur l’imbécillité humaine. En ce sens, Ermanno Cavazzoni relève de « l’école de l’ironie », selon le mot de Thomas Pavel[7].
Entre érudition facétieuse et burlesque, Ermanno Cavazzoni, qui fut professeur d’esthétique, se moque de ses cibles à grands bruits, quoique non sans une secrète tendresse pour les géants de l’imbécilité. Un humour rabelaisien jamais démenti anime la prose de ce chroniqueur satiriste et encyclopédiste de l’imaginaire. Notre poète comique est non moins roboratif et plus gouleyant que le Manuel de zoologie fantastique de Jorge Luis Borges[8], avec lequel il entretient d’implicites relations, puisque l’on y croise quelques-uns de ses animaux fréquentés par les géants, comme le catoblépas. Familier des travaux de l’Oulipo, Ermanno Cavazzoni est également complice d’italo Calvino : pensons au Chevalier inexistant[9] de ce dernier, qui joue également des recueils de micro-fictions, comme Aventures.[10] Sans compter qu’il faudrait ranger ses énumérations de géants et d’imbéciles sous la bannière du Vertige de la liste d’Umberto Eco[11]. En outre, notre facétieux italien, né à Reggio nell’Emilia en 1947, est loin d’être un inconnu dans la péninsule : Fellini n’a-t-il pas tiré le scénario de La Voce dell aluna de son roman Le Poèmes des lunatiques[12]? Cette nébuleuse d’écrivains et de cinéastes redevables du merveilleux, de la satire et des facéties s’enrichit d’un nouveau géant, mais au rire modeste…
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.