Piz dles Conturines, San Cassiano, Trentino Alto-Adige / Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Erri de Luca, justicier politique discutable
et sculpteur de romans :
Impossible, La Nature exposée.
Erri de Luca : Impossible, traduit de l’italien par Danièle Valin,
Gallimard, 2020, 176 p, 16,50 €.
Erri de Luca : La Nature exposée, traduit de l’italien par Danièle Valin,
Gallimard, 2017, 176 p, 16,50 €.
Parmi les monstrueuses faces rocheuses des Conturines va se jouer un drame. Cette montagne calcaire, culminant à 3064 mètres, s’élève au-dessus de San Cassiano, dans les Dolomites, soit le Südtirol italien. En ces parages redoutables, le romancier italien Erri de Luca situe le point névralgique de sa quête de justice, tandis qu’à cet Impossible répond une autre quête, celle à la fois artistique et théologique vibrante dans les pages de La Nature exposée.
S’il distingue une chute lointaine dans la paroi, le narrateur se voit contraint de tomber dans les rets de la Justice, et entre les mains d’un magistrat vindicatif. Pourtant nulle relation causale entre cette dégringolade et la présence de l’alpiniste témoin, si l’on en croit l’homme d’âge mûr qui doit assurer sa défense. Seul le magistrat rapporte cette mort accidentelle à une coïncidence « impossible », à la présence simultanée des deux amateurs de montagne qui ne sont pas inconnus l’un à l’autre, quoique le narrateur n’en ait rien su, sauf d’avoir vu dévaler une silhouette et d’avoir ensuite appelé les secours ; du moins s’il doit être considéré comme fiable. Car une vieille querelle politique les enlace.
Voilà un homme venu de « la génération la plus poursuivie en justice de l'histoire d'Italie ». Accusé d'être le meurtrier d’un de ses anciens camarades parmi une organisation révolutionnaire armée, que l’on devine être (même si elle n’est jamais nommée) les Brigades rouges. Car ce dernier fut un Judas, dénonçant à la police ses pairs, afin de bénéficier non seulement d’une réduction de peine mais aussi d’une remise en liberté. Face à ce juge résolument convaincu de sa culpabilité, de sa préméditation et de son meurtre de sang-froid, il se doit d’argumenter : un tel assassinat est « impossible », pour reprendre le titre laconique. Non sans faire face au lecteur, qui a du mal à éprouver de l’empathie pour un tel personnage calculateur et glacé, alors qu’il ne regrette pas un instant son activisme en faveur de mouvements politiques terroristes d’extrême-gauche.
La rigueur de la composition romanesque s’impose au moyen de l’alternance des questions et des réponses de l’interrogatoire, comme saisies par un greffier, et les méditations du narrateur, isolé dans une cellule, se remémorant ses années de prison pour son engagement politique affilié à une organisation terroriste, dont il a le front de ne rien regretter. Certes ne pas trahir ses convictions parait une vertu, mais quand il s’agit d’un tel entêtement en faveur d’une entité révolutionnaire et mortifère, le vice est avéré, ce qui empêche d’adhérer à un personnage aussi sûr de lui. L’avancée du suspense, mais aussi, paradoxalement, la détermination, la résistance de l’accusé devant le pilonnage abusif, dénué de toute neutralité objective du réquisitoire du Juge d’instruction, usant de plus de mauvaise foi en paraissant pactiser avec son adversaire et se laisser persuader par ses valeurs attachées à la pratique de la montagne, tout cela parvient à convaincre et enserrer le lecteur, qui n’en éprouve guère plus de confiance en la Justice.
Le huis-clos ne s’éclaire que grâce aux souvenirs de l’emprisonné, aux lettres émouvantes écrites à son « Ammoremio » à sa sérénité inattaquable, tout ce qui ne peut manquer de susciter une admiration soumise à caution. Campés avec une redoutable sûreté psychologique, les deux protagonistes, appartenant à deux camps radicalement opposés, combattent chacun pour leurs valeurs. Si le Juge doit se résoudre à relâcher sa proie, faute de la moindre preuve, il ne croit pas aux coïncidences. Ainsi la caractérisation psychologiques de deux caractères forts opposés en un réquisitoire et une plaidoirie implacables, font de ce bref roman une réussite taillée dans le vif et le roc, affrontant deux générations, le vieux routard des combats rouges et du solide argumentaire sans fard, et le jeune magistrat imbu de sa fonction. Non loin par moment d’une construction théâtrale, à l’instar des Justes d’Albert Camus.
Est-ce une histoire de vengeance contre « un homme vivant avec le poids d’une infamie qui l’a laissé indemne lui et qui a détruit les vies des autres pendant des dizaines d’année », alors que celui qui prononce ce discours a lui-même contribué à un terrorisme qu’il tait ? Est-ce un acte manqué, de jubilation, une charge polémique contre la Justice ? En tous cas il s’agit d’un bel et troublant apologue, bien peu manichéen, dont la lecture sans accrocs laisse imaginer bien des morales politiques, contradictoires, complaisantes, car aucun des deux ne peut être l’allégorie la Justice. Avec une rare pertinence se glisse également une réflexion sur le langage : « La langue est un système d'échange comme la monnaie. La loi punit ceux qui impriment de faux billets mais elle laisse courir ceux qui écoulent des mots erronés. Moi, je protège la langue que j'utilise ». C’est ce qui permet à l’homme d’expérience de mener haut la main le duel oratoire. Reste au lecteur à se ranger du côté du prévenu ou de le désavouer.
Nous ne bouderons pas notre plaisir en découvrant une éthique de la montagne ici à l’œuvre : « Je cherche des endroits difficiles, en dehors des sentiers battus, pour me sentir à l’écart du monde ». Ne doutons pas qu’il s’agit là d’une métaphore intellectuelle et politique, qui n’est pas sans parenté avec une éthique politique forte, quoique d’un bord éloigné, celle du Traité du rebelle ou le recours aux forêts[1] et de la figure de l’« anarque », dans Eumeswill[2], d’Ernst Jünger. Aussi, retrouvant la liberté, retourne-t-il parmi les vires du Val Badia : « Je me suis aperçu que mon souffle s’était mis à chantonner ».
Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venezia. Photo : T. Guinhut.
Une fois de plus, le Val Badia, dans le nord des Dolomites, est le théâtre déclencheur de cette histoire, même si La Nature exposée déplace son action de la montagne à la mer. Ce « récit théologique » met en avant un vieux sculpteur, plus exactement réparateur de sculptures. « La montagne est mon hospice », dit-il, mais aussi le théâtre de son activité, rémunérée pour ses camarades, bénévole pour lui, de passeur de migrants parmi une frontière escarpée, que l’on devine être celle de l’Autriche. L’un d’eux, devenu écrivain, raconte son passage et rend célèbre notre homme, qui s’en dédie : « la célébrité est une dérision ». Ce pourquoi, désavoué par les siens, il doit quitter le village. Dans un autre village au bord de la mer, l’attend un crucifix de marbre digne de la Renaissance, dont il faut ôter le drapé superfétatoire et révéler la « nature ». Mais si sur une photographie ancienne se révèle « un début d’érection », faut-il être fidèle à l’intention de l’artiste ? Pourtant sa nature n’est-elle pas celle du pardon ? De plus « l’ébauche d’érection est le détail le plus émouvant de toutes les images chrétiennes ». Mais « en retrouvant l’original le scandale est assuré », assure l’évêque, cependant confiant dans les qualités de l’artiste, du restaurateur, et du sacré…
Devant ce corps à la souffrance puissante s’offre une révélation, celle de la compassion : « C’est l’effet que doit produire l’art : il dépasse l’expérience personnelle, il fait atteindre des limites inconnues au corps, aux nerfs, au sang ». Le travail de restauration est un véritable soin, une attention à la nature humaine, une ascèse et une révérence, tant envers la souffrance du crucifié qu’envers la beauté. La partie détruite doit être de nouveau sculptée, et « c’est une œuvre en soi et non une partie ».
Le récit prend encore plus d’épaisseur à l’occasion de retours en arrière, lorsque l’épouse du narrateur s’efforçait de faire de lui un artiste, de l’exposer ; lui préférant l’humilité : « elle dit qu’elle avait vécu avec un artiste et qu’elle ne voulait pas vivre avec un contrebandier ». Des rencontres, une femme attentive, un drame et une réconciliation en montagne, un rabbin, qui découvre en ce détail anatomique « la réhabilitation du serpent », ponctuent l’avancée du travail, enrichie par de sagaces réflexions sur l’art, chrétien et païen. Laissons au lecteur la découverte de la chute de ce beau récit, surprenante et éclairante…
Hélas la naïveté d’Erri de Luca, voire l’aveuglement volontaire, se fait jour non seulement vis-à-vis des migrants apparemment innocents, mais aussi lorsqu’un pêcheur rapporte un livre trempé qu’il donne à un ouvrier algérien : un Coran, que ce dernier baise et qui suscite ce commentaire du narrateur : « Je dis qu’un livre sert de porte-bonheur, de compagnon de voyage, d’ange gardien ». Certes, mais c’est se méprendre sur la réalité d’un tel livre saint, au contenu génocidaire avéré[3]. Si les connaissances bibliques de l’auteur sont solides, celles coraniques laissent pour le moins à désirer…
L’œuvre d’Erri de Luca, né à Naples en 1950, est prolifique. Outre son goût pour la montagne, son passé de militant politique, qu’il est permis de trouver discutable, permet de lire, toute proportions gardées, Impossible, comme un avatar du roman autobiographique. Communiste dès seize ans, il glisse vers l’anarchisme et devient un dirigeants de « Lotta continua », sans passer à la lutte armée. Sa vie de modeste ouvrier s’éclaire avec l’étude de la Bible et de l’hébreu, avant qu’il devienne écrivain et passionné d’alpinisme. Altermondialiste patenté, donc anticapitaliste, il est accusé d’incitation au sabotage contre la ligne de train grande vitesse Lyon Turin et relaxé en 2015. Tous ces éléments trouvent leur trace, voire leur acmé, dans une œuvre d’abord autobiographique, puis plus romanesque, parmi une trentaine de titres chez nous traduits avec la plume attentive de Danièle Valin. Les prix littéraires ne lui ont pas manqué, comme celui au nom d’Ulysse en 2013. Entre d’une part luttes politiques dans la lignée marxiste et anarchiste, certes comptables de controverses et analyses polémiques[4], et d’autre part culture judéo-chrétienne et goût pour l’art, Erri de Luca a bien mérité du Prix Européen de Littérature, encore en 2023. Il est tout de même assez frappant de constater que tant d’intellectuels, à l’instar de ce romancier au talent insigne, nonobstant leur sincérité pour la cause des ouvriers opprimés et des réfugiés instrumentalisés, n’entendent pas la raison libérale pour y préférer un tropisme vers des solutions totalitaires ; ce que n’a pas manqué de pointer Friedrich A. Hayek dans Les Intellectuels et le socialisme[5].
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.