André Ourednik : Omniscience, traduit du tchèque par Ondrej Sykora,
La Baconnière, 276 p, 19 €.
Tom McCarthy : Satin Island, traduit de l’anglais (Royaume-Uni)
par Thierry Decottignies, L’Olivier, 2017, 208 p, 20 €.
Julien Boutonnier : Les Os rêvent,
Dernier Télégramme, 2022, 736 p, 32 €.
Combien notre connaissance est-elle limitée ! Et combien même peut-être l’intelligence artificielle[1] ne saura, d’origine humaine et trop humaine qu’elle est, parvenir à l’omniscience, non seulement d’une gigantesque base de données, mais de tous les phénomènes surgis des mains et des neurones de l’humanité, sans compter ceux de l’univers ? Dans le cadre de ce qui devient une science-fiction spéculative, deux romanciers, André Ourednik et Tom McCarthy, quoiqu’éloignés dans l’espace, l’un Tchèque, l’autre Anglais, explorent les fils et rhizomes des informations et des réseaux événementiels. Tandis que parmi de lourdes pages intitulées Les Os rêvent, un secret Français, Julien Boutonnier, consacre des années à une science spéculative imaginaire : l’ostéonirismologie. Dans quel but ces romanciers hors normes et pour le moins décalés œuvrent-ils ?
Serait-ce outrepasser Dieu que de plonger dans l’Omniscience d’André Ourednik ? Goan Si travaille au « Service la mémoire », comme « data scientist ». Plonger dans l’océan de l’archivage et de l’information n’est pas une métaphore, il y faut un scaphandre sans faille. Là, en suivants des fils narratifs, il est possible de lire aussi bien « la découverte d’une nouvelle planète, ou le secret cochon d’une sénatrice ». Nous sommes quelques deux siècles en avant, quand le papier et le numérique ont été remplacés par un immense réseau dans un dangereux bassin, peut-être sans fond, comme en un gigantesque bocal à connexions neuronales, où erreurs, fantasmes et folies feraient leurs lits.
Autour, ils sont une dizaine de personnages à croiser leurs histoires, entre banalité du quotidien et effroi de ce nouvel univers, dont un « archéologue clochard », un « ver de métal » qui use de la parole. Turmdjik chapeaute le Service en physicien familier du Big bang et des trous noirs, dont l’Omniscience est l’équivalent. Un autre révise le statut de l’œuvre d’art qui pourrait en être, quoique partiel, un autre équivalent. Parmi les minces péripéties il faut compter la satire de tous ceux qui ne pensent qu’à « accéder à la direction ». S’agit-il d’accéder à un pathétique statut divin ?
Méditation philosophique plus qu’intrigue, tableau kaléidoscopique de l’intellect étendu à la dimension du monde plutôt que drame, cet étrange roman spéculatif étonne, séduit, jusque dans ses contes emboités, venus du glacier ou du désert. On s’interroge : « Une traduction d’une œuvre en numérique était-elle encore l’expression d’une même œuvre » ? Qui sait en effet si la dématérialisation du livre est une alchimique transmutation sans risque pour son intégrité, tant esthétique qu’intellectuelle ? Lors, cette équivalence du monde humain n’est-elle plus ce dernier mais une gangrène quantique sans fin…
André Ourednik, né en 1978 à Prague, géographe enseignant à Neufchatel en Suisse, a quelque chose de l’auteur de Stalker[2], dans ses explorations de zones inconnues, fantastiques et science-fictionnelles. Avec un rare talent rhétorique, il multiplie les descriptions concrètes autant que les allusions cultivées (une bibliographie ferme le livre), par exemple à « La bibliothèque de Babel » de Borges : « Ta vie, la mienne : chacune n’est qu’un échantillon infime des combinaisons potentielles de l’univers ».
Dans Les Cartes du Boyard Kraienski[3] André Ourednik imagine un Joachim Brink qui s’attelle à publier en ligne une cartographie européenne révisée, tant ses confins oscillent. Mandatés par les hautes sphères européennes, il s’engage à scanner une monumentale collection de cartes, qui repose chez le Boyard-titre, ce aux lisières immédiates de la frontière dacène. Evidemment, là rien n’est simple, le fantastique s’immisce dans la réalité, les péripéties écroulent les certitudes, en un no man’s land post-apocalyptique. Une fois de plus, l’on ne sait s’il s’agit de lire un récit, un conte philosophique, un essai, à cheval sur les territoires du burlesque et ceux d’un espace non euclidien…
La théorie du tout serait pour les physiciens le Graal qui réconcilierait physique quantique et relativité générale. Au cœur de Satin Island, lacunaire roman de Tom McCarthy, elle rendrait compte de toutes les interactions se produisant à la surface du globe terrestre.
Lancé à la recherche de cette utopie conceptuelle, son personnage, laconiquement nommé U., est son propre narrateur : il nous fait voyager du négatif du Saint-Suaire de Turin à New-York, Staten Island, d’où le titre, qui en est une poétisation, car il s’agit d’un « grand dépotoir ». Anthropologue consultant pour une influente organisation internationale, dont le logo est une tour de Babel, employé pour sa « pénétration culturelle » au sein du « Projet Koob-Sassen », U. observe chaque détail d’un regard perçant et rêveur : écrans et « déversement de pétrole », « pli » deleuzien du jeans, comportements tribaux des individus, visite d’un musée allemand d’anthropologie, en vue de livrer « le Grand Rapport » essentiel et définitif sur notre temps. Ce passionné de Lévi-Strauss, qui a pour adamique mission de « nommer ce qui est en train de se passer en ce moment », est censé être au service du conseil aux entreprises et aux gouvernements que dirige Peyman, tête pensante des tendances, et comparé à une « déité », qui leur fournit la connaissance de ce qu’il y a « de politique, structurel et sacré » en tout produit, en toute société.
Moins qu’un roman, il s’agit d’une sorte d’essai spéculatif sur « l’avenir du savoir », d’une discrète satire des exponentielles mégadonnées du big data, d’un vaste recueil de poèmes en prose, d’une mise en abyme de la totalité brisée en un micro-roman inévitablement partiel. L’écriture de Tom McCarthy est suggestive, précise et rêveuse. Peu d’action, hors l’étrange histoire de Madison, l’amie d’U., mais de borgésiennes strates méditatives s’élançant de toutes parts.
Pour quelques critiques d’outre-Manche, Tom McCarthy, romancier postmoderne né en 1969, serait rien moins que le Pynchon[4] anglais. Même s'il s'agit là probablement une exagération, il faut en effet se souvenir de son plus ambitieux roman, C[5], mais peut-être plus traditionnel, qui, dans une démarche passablement postmoderne, se présente comme le roman d’éducation de Serge Carrefax. Enfant sourd, Serge grandit entre son père, un excentrique inventeur, et sa sœur, tous préoccupés de science et de la manière dont la surdité pourrait ne pas empêcher la naissance de la parole. Suite au suicide de sa sœur aimée, il fuit l'Angleterre pour une ville thermale allemande, s’engage dans l'aviation anglaise durant la Première Guerre mondiale, plonge dans la débauche et l’opium à Londres, accompagne l'un des découvreurs de la sépulture de Toutankhamon, Lord Carnavon, cette victime d’une légendaire malédiction… Le romancier s'est inspiré d'Alexander Graham Bell, l'inventeur du téléphone, lorsque son héros s’intéresse aux fréquences radio, imaginant de « créer une machine assez sensible au moyen de laquelle il pourrait converser avec lui dans le cas où l'existence dans l'au-delà se révélait être non seulement une présupposition métaphysique mais également un fait physique ». La dimension faustienne du personnage, si elle est moins proche de la science-fiction que du bildungsroman germanique, voire du récit picaresque, est néanmoins prégnante.
Depuis 1999, Tom McCarthy se targue d’être le Secrétaire Général d’une semi-fictionnelle organisation (co-fondée avec le philosophe Simon Critchley) : l’International Necronautical Society, agrègeant une poignée d’artistes et d’écrivains qui se proposent d’être aussi surréalistes avec la mort que les surréalistes l’étaient avec le rêve. Outre Tintin et le secret de la littérature[6], il a publié Les Cosmonautes au paradis[7], dans lequel, comme pour répondre au Pragois Ourednik, une bande de personnages excentriques recherche à Prague une icône volée, tout en déambulant dans des espaces burlesques, politiques et métaphysiques.
Explorateurs, scientifique ou anthropologique, les héros inquiets d’André Ourednik et Tom McCarthy sont tous deux des avatars du Docteur Frankenstein, ou du Docteur Faust, outrepassant les prérogatives naturelles de l’humain pour atteindre un supplément de connaissance, de pouvoir et d’âme, voire d’éternité. Nos romanciers semblent cependant manquer de confiance envers la science, tant il se dégage de leurs étranges opus science-fictionnels une vanité ultime, un desengaño empreint de renoncement et de mélancolie devant l’irréductibilité de notre lilliputienne condition ? Perdent-ils volontairement pied devant les dangereuses potentialités de la technique et de la gestion de l’information ? Risquer la dilution de l’intelligibilité de l’univers humain et du cosmos est en effet un aporétique pari.
Quel scribe hiéroglyphique lovecraftien, quel copiste borgésien peut-il se consacrer à ce point à l’inactualité de sa fantastique étude ? Certainement une patience de plusieurs années a occupé Julien Boutonnier pour creuser le filon de sa science spéculative imaginaire : « l’ostéonirismologie ». Les Os rêvent est un de ces romans que l’on n’osera conseiller à personne. Pourtant il exerce une secrète fascination à destination de rares happy few.
Roman ? Peut-être, à moins qu’il arraisonne les parages des traités scientifiques ou parascientifiques, entre archéologie, anatomie, freudisme, oniromancie et quelque chose qui n’a pas de nom. Suivons l’itinéraire mental et initiatique de Giacomo Palestrina dont le nom rappelle irrésistiblement celui du compositeur italien de la Renaissance, maître de la polyphonie, qui au XVI° siècle composa force messes et autres musiques profanes. C’est à la lecture de la polyphonie des rêves que se livre notre héros, nous permettant ainsi de pénétrer le monde de l’ostéonirismologie, ou, pour le dire à l’usage des profanes, la science des rêves tirés de la lecture des os. Transcrire ces rêves amène à pouvoir lire chaque élément du monde.
Les ostéonirismologues forment toute une société : « Ce fut à Giacomo Palestrina que, le 17 janvier 2014, le Comité ostéonirismologique s’adressa pour étudier le rêve SBÞ de type Pānini. Les Institutiones en prévoyaient l’arrimage quatre cent sept jours plus tard, soit le 28 février 2015, quelque part dans les montagnes qui se dressent à proximité de Sary Tash dans le sud-ouest du Kirghizistan. Au terme de la période d’indécidabilité, dont la durée a depuis fort longtemps été fixée par la Tradition à cinquante-deux jours, le jeune ostéonirismologue de quarante-deux ans acquiesça avec un bel enthousiasme. C’était tout récemment qu’il avait clôturé son Voyage Sigle, lequel avait duré dix-sept ans, et se voir confier une telle étude était une reconnaissance certes pas exceptionnelle, mais néanmoins tangible ». Peut-on résister à une telle quatrième de couverture, qui donne sans faute le ton et ainsi lance le premier chapitre ?
Notre Palestrina est évidemment partie prenante de l’immense expérience : « Les rêves de son squelette participaient d’un gigantesque rêve articulé, composé de millions de rêves, aussi vieux que la matière même ». Aussi la quête se poursuit-elle de manière incessante et fractale, spiraloïde et soutenue par un irrépressible esprit de sérieux. Car, lecteurs curieux, nous voilà tiraillés entre le genre de l’essai et le roman feuilleton, dont les têtes de chapitres s’ornent d’effets d’annonces succulents. Prenons par exemple le chapitre onze titré « Le théâtre anatomique » : « Le désordre anatomique laissé par Gulgjigit. Désarroi de Palestrina. Les anatomies imputrescibles. Le protocole de Koprülü. Erection du théâtre anatomique de Palestrina. Effets thérapeutiques de ce travail ». L’on y croise, outre Palestrina, bien des personnages, bien entendu le fondateur, Pānini soi-même, Almazbek Dujshebaev, Mme Kurniavka ou encore Elijah Mwape au destin tragique ; et bien des comparses, ne serait-ce qu’une petite fille portant un chat mort dans ses bras. Mais à peu de choses près, ils ne se consacrent à rien d’autre qu’à leur science onirique, entre « caractéristiques spatiales d’une image-de-rêve » et les « six formations mélancoliques dans l’image-de-rêve ».
Nanti de récits emboités et autres « incises », parfois illustré de croquis, tableaux, de lettres ou radios d’humérus, clos par un utile « glossaire », le roman mime une rigoureuse scientificité, inventant de ci-de-là force bibliographie, telle que Borges ne l’aurait pas démentie, tout en s’aventurant dans une proximité envoûtante avec la magie, voire l’alchimie. À moins qu’il soit une immense parodie de la tradition de l’interprétation des rêves, des Oneirokritika du Grec du II° siècle Artémidore de Daldis[8], jusqu’au mieux connu Sigmund Freud[9], cependant guère plus scientifique, ce qui ne serait pas le moindre mérite de notre Julien Boutonnier, à la recherche de « la mémoire de notre corps éternisé ». En ce sens et en bien d’autres, Les Os rêvent ne doit manquer à aucune bibliothèque revendiquant à la fois la multiplicité et la singularité.
Les voisinages des sciences et de la littérature peuvent ainsi fomenter des œuvres singulières. Même si ces élucubrations peuvent ne paraître résider qu’aux abords ou bien loin de toute rationalité, n’est-ce pas aux territoires des spéculations qu’habitent les nœuds intelligents des romanciers et que se cachent les prémices de toute découverte scientifique réelle ?
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.