Ossip Mandelstam :Voronej,traduit du russe par Henri Deluy, Al Dante, 96 p, 13 €.
Ossip Mandelstam : De la Poésie, traduit par Christian Mouze,
La Barque, 120 p, 15 €.
Ralph Duti : Mandelstam, mon temps, mon fauve,
Le Bruit du temps / La Dogana, 608 p, 34 €.
Ossip Mandelstam : Œuvres complètes, traduit par Jean-Claude Schneider,
Le Bruit du temps, La Dogana, deux volumes sous coffret, 1250 p, 59 €.
« Les doigts sont des vers, gras et bouffis,
Les mots sont précis comme des blocs de métal,
(…) Comme des fers, il forge oukase sur oukase,
Il vise les parties, la tête, les sourcils, »
Quel monstre charmant, n’est-ce pas ? C’est ainsi qu’en novembre 1933 le poète Ossip Mandelstam signait le décret qui allait l’emmener dans l’exil de Voronej, puis l’écraser sous l’immense éboulis rocheux d’un lointain goulag sibérien, en décembre 1938. N’avait-il pas eu le front de caricaturer, avec la récitation de ces vers, le grand Staline ! Et encore, ce dernier ne les lut-il pas, car sinon deux ans de poèmes n’auraient été écrits que dans les limbes du néant. La poésie est évidemment pour toujours une activité « contre-révolutionnaire », que cette révolution soit brune, rouge ou verte. En la personne de Mandelstam, la petite chapelle de la poésie avait été broyée par la grise paroi rocheuse du totalitarisme. À l’occasion de deux recueils, l’un de vers, Voronej, l’autre de prose, De la poésie, il faudra de Mandelstam ne pas éviter une lecture biographique, ni, de toute évidence une lecture du chemin d’images et d’éthique poétiques. Mieux encore, et s’appuyant sur la biographie de Ralph Dutli, paraissent les deux volumes miraculeux des Œuvres complètes du grand poète russe.
« De toutes les fibres de ma personne, je veux, et du poids qui est sien, peser contre le déni du libre-arbitre, l’absence de toute liberté »[1]. Loin de nous de vouloir faire une lecture à la Sainte-Beuve de l’œuvre poétique de Mandelstam. Cependant, la biographie d’un esprit russe et poétiquement libre, né en 1891, ne pouvait que fatalement heurter le mur rouge du communisme et du stalinisme. Donc s’irriguer de souffrances, d’impossibilité de publication, à partir de 1933. Seul miracle : que Nadejda, son épouse longtemps fidèle à sa mémoire, ait pu copier, cacher, préserver ses manuscrit, dont ces follement intenses Cahiers de Voronej, écrits entre 1935 et 1937, dont Henri Deluy donne en son Voronej un bref choix, quoique pertinent (malgré la fâcheuse double impression d’un poème du 30 avril 1937). De plus judicieusement augmenté de la fameuse épigramme à Staline (citée plus haut) qui n’omet pas : « Tout supplice est un régal, une framboise, / Pour sa lourde poitrine d’Ossète. » Ces dizaines de poèmes sont en effet la trace des avanies subies, de la déportation en une ville lointaine, de peu de moyens culturels, où le couple Mandelstam tire la pauvreté par la queue. « J’ai envie de hurler devant toutes ces serrures, ces pinces », chante-t-il en février 1937, alors que « Le redoutable jalon du siècle regarde ».
À cet égard il n’y a rien de plus précis, de plus édifiant, que la biographie rédigée par Ralph Dutli : Mandelstam, mon temps, mon fauve. Entrecoupée de poèmes, de photos précieuses, elle nous plonge dans une jeunesse pétersbourgeoise, puis moscovite, qui traversa le symbolisme et l’acméisme, qui côtoya les Futuristes, puis -excusez du peu- Blok, Essenine, Maïakovski, Pasternak, Anna Akhmatova, vécut une amitié amoureuse avec Marina Tsvetaeva[2]. Autour de lui, on se suicide, on se cache et se surveille, à moins que l’on parade et l’on dénonce parmi la clique de l’Union des écrivains officiels… Un poète et vieillard précoce, à l’esprit vif, relégué loin des villes de poésie, chante en mars 1937 la nostalgie du beau : « Sur les collines de Voronej, / J’ai toujours le regret des collines toscanes, universelles et claires ». A quarante-huit ans, Mandelstam crève aux neiges du goulag, près de Vladivostok. Il n’est qu’un cadavre parmi les millions de L’archipel du Goulag[3] et de la Kolyma[4], pour reprendre les titres d’Alexandre Soljenitsyne et de Varlam Chalamov. La tyrannie communiste a fermé ses lèvres, mais pas empêché de parler ses poèmes : « Vous n’avez pu me priver de lèvres signifiantes » (mai 1935).
« Une encre aérienne, indéchiffrable, légère » (26 décembre 1936) est celle de Mandelstam. La poésie, « plutôt que raconter la nature, la fait résonner à l’aide de ces instruments vulgairement appelés images[5] ». Or, la réalité immédiate, profuse et colorée de ses images n’empêche pas toujours son indéchiffrabilité. Ce qui contribue à le rapprocher de Paul Celan[6], qui en plus de le vénérer, fut son traducteur. Son authenticité intérieure est remarquable : « Ne rien décrire qui, d’une façon ou d’une autre, ne rende compte des mouvements secrets de l’âme[7] ». Aussi son activité de poète -autant que de prosateur- ne veut élire que le meilleur : « La qualité de la poésie dépend de la célérité avec lesquelles elle fait pénétrer ses conceptions-impulsions créatrices dans la nature non-instrumentale, lexicale, purement quantitative, de la formulation verbale[8] ».
Voici le défi, l’art poétique, et la conduite éthique du poète à Voronej, le 8 février 1937 :
« Je chante quand ma gorge est moite, et l’âme sèche,
L’œil mouillé sans excès, la conscience limpide.
Le vin est-il bien pur, et les outres sans brèche ?
Et dans le sang, fluide l’écho de la Colchide ?[9] »
Ainsi le traduit Henri Abril qui, parmi les quatre volumes de l’œuvre poétique publiés chez Circé, tient à rendre justice à la métrique et à la musicalité russe, dans son édition bilingue. Ce qui donne, en vers plus libres, chez Henri Deluy :
« Je chante quand la gorge est humide, l’âme - sèche,
Le regard pas trop moite et la conscience sans ruse :
Le vin est-il sain ? Et robustes les outres ?
Est-il sain dans le sang le bercement de la Colchide ? »
Si notre russe est en dessous du néant, nous empêchant de juger du bien-fondé des choix lexicaux, nous serons bien en peine de totalement préférer une traduction, quoique avec une certaine tendresse pour la première. Celle d’Abril paraissant favorisée par le choix des vers presque réguliers, des rimes, et le style plus elliptique, quand Deluy propose au dernier vers une belle allitération…
Reste que rien ne vaut la multiplication des traductions, surtout lorsque les quatre volumes bilingues peuvent (à tort) paraître intimidants, et qu’en un plus modeste recueil, au graphisme élégant, la quintessence de l’art de Mandelstam éblouit. Car, à Voronej, il chante, sans guère pouvoir échapper au manque :
« Rends-moi ce qui est mien, aile bleue,
Crête ailée, rends-moi mon travail,
Nourri de tes déesses aux seins
Fluides, le vase brûlé… »
Mais, vantant le « Tchernoziom », cette terre fertile de Voronej, on n’est pas sûr qu’il ait tiré la leçon du bolchevisme, à moins qu’il use d’ironie : « Je dois vivre, respirer, bolcheviser, travailler le verbe, / Ne pas obéir, face à face » (mai / juillet 1935). Hélas, en janvier 1937, pour se concilier les bonnes grâces d’un pouvoir tentaculaire et indéracinablement cruel, il commet les sept strophes de son « Ode à Staline ». À quels tréfonds de bassesse en est-on réduit, à quelle hypnose soviétique et totalitaire est-on soumis, lorsque l’on est acculé par la faim, le froid et l’exil ! Sept strophes d’éloge sirupeux, que Mandelstam demanda que l’on détruise. En vain. Sauf qu’en écrivant « Si je prenais le fusain (ou le charbon, selon les traductions) pour un hommage suprême », le conditionnel reste dubitatif, autant que la noirceur du portrait. Pas si simple. Qu’aurions-nous écrit à sa place ?
Les brefs essais réunis parmi De la poésie sont pour beaucoup consacrés à des auteurs russes, Pouchkine ou Pasternak, ou parfois presqu’inconnus de nous, montrant l’attachement profond de Mandelstam à la Russie, malgré les travestissements et le rouleau compresseur du soviétisme, ce qui contribue à expliquer, comme pour Akhmatova, son refus de l’exil. Mais aussi à Chénier et Villon (ce mauvais garçon devant les systèmes). Nous pouvons néanmoins en tirer quelques précieuses formules, comme celle tirée de « Remarques sur la poésie » : « Ainsi la poésie divague, gesticule, bredouille, titube, ivre, béate, hébétée, folle et pourtant elle seule demeure sobre, et de tout ce qui est au monde elle seule reste éveillée ». Ce sont de fulgurantes et allusives analyses originairement parues en revues : « Le mot et la culture », « De l’interlocuteur », « La fin du roman », etc. On y trouve, en 1923, une définition de la « langue poétique », assez époustouflante : « une exubérante floraison morphologique et un durcissement de la lave morphologique sous l’écorce sémantique ». Où l’on voit que l’apparente rigueur lexicale, bien au-delà de l’acméisme du « mot-objet » de celui qui préférait, en 1922, « l’austère et rigoureux Salieri » à « l’idéaliste Mozart », n’a pas un instant peur de l’avalanche des images.
Mandelstam parait être plus réaliste lorsqu’il note en 1921 qu’ « à présent l’Etat adopte vis-à-vis de la culture une attitude originale que traduit au mieux le terme de tolérance ». Même si on a pu, à la suite de la révolution, et autant dans les arts plastiques que dans les lettres, voire la musique, observer une étonnante efflorescence, nul doute qu’il fallait bientôt déchanter de ses illusions. Quoique poète, Mandelstam, n’était en rien un philosophe politique, ni même, selon Shelley, un « législateur non reconnu du monde[10] ». Car après le tsarisme, la vie politique dégringolait de Charybde en Scylla. Plus prophétique, à la lisière du novlangue d’Orwell[11], il notait la même année : « Les différences sociales et les oppositions de classe pâlissent devant la division actuelle entre les amis et les ennemis du mot. » Au point de savoir, dès 1918, dans les vers de Tristia[12] combien cette amitié allait être pervertie, y compris par lui-même : « Célébrons le sombre joug du pouvoir, / Son insupportable poids ».
Heureusement, en 1924, son esthétique se libère : « En poésie, il faut du classicisme, il faut de l’hellénisme, en poésie, il faut un sens aigu de l’image, le rythme de la machine, le collectivisme des villes, le folklore paysan… La malheureuse poésie se gare d’une foule d’exigences pointées sur elle comme des canons de révolvers. Que doit-être la poésie ? Mais peut-être qu’elle ne doit pas, qu’elle ne doit rien à personne, ses créanciers sont tous des imposteurs ! » Voilà bien une précieuse maxime, à longuement méditer hier et demain. Au-delà de la tyrannie du réalisme socialiste, Mandelstam préférera toujours Dante. En effet, il juxtapose « l’amour et le respect de l’interlocuteur, et la conscience du bon droit poétique ».
Mais à toutes ces merveilleuses publications dispersées chez de discrets éditeurs (grâce leur soit rendue !) il faut maintenant préférer la soudaine édition des deux volumes des Œuvres complètes d’Ossip Mandelstam, sous l’égide d’un unique et opiniâtre traducteur : Jean-Claude Schneider, qui revendique justement « le buissonnement des significations », dans la lignée de Paul Celan qui fut le passeur du poète russe dans la langue allemande ; tous deux partageant un sens de la parole éclatée, bruissante, elliptique et mystérieuse. Car « la terre bourdonne de métaphores » écrit en 1928 l’auteur de Tristia. De plus, et de manière séduisante, Jean-Claude Schneider choisit d’user d’une versification aux mètres alternés, mais sans ces rimes qu’avait réinventées Paul Celan.
Jugeons-en, reprenant l’épigramme épinglée sur Staline. Elle devient :
« c’est lui, le montagnard du Kremlin, qu’on évoque,
Ses doigts sont gras comme des vers de terre,
ses mots infaillibles comme des poids d’un pound.
Parmi ses moustaches ricanent des cafards
et les tiges de ses bottes sont des miroirs.
L’entoure une racaille de chefs aux cous frêles,
sous-hommes dont il use comme de jouets.
Un qui siffle, un autre qui miaule, un qui pleurniche,
lui seul s’amuse en père fouettard et tutoie.
Il forge, comme un fer à cheval, ses oukases -
frappe, qui à l’aine, qui au front, qui à l’œil.
Toute mise à mort est pour lui délectation
et fait se dilater sa poitrine d’Ossète. »
Ces Œuvres complètes permettent une autre lecture. L’acméisme poétique originel d’Ossip Mandelstam se veut minéral, comme le titre de son premier recueil, et « nostalgie d’une culture universelle ». De La Pierre à Tristia, les allusions gréco-romaines nourrissent en effet le verbe, où l’âge d’or de Crimée et de Géorgie tente d’être une antithèse à la Révolution bolchévique et soviétique, rompant ainsi avec son siècle injuste, aux « paupières malades », à la « belle bouche argileuse » (1928). Dès 1910, le jeune homme avait abandonné « la politique pour la poétique », selon la belle formule de la préfacière, Anastasia de la Fortelle. En conséquence, « ce décembre de l’année dix-sept » une Cassandre parle au poète :
« Sur la place où stagnent les chars d’assaut,
j’aperçois un homme, il menace
les loups en brandissant d’ardents tisons :
liberté, égalité, loi ! »
En 1923, « l’écharde harcèle l’azur ». Dans un poème adressé, depuis Voronej en 1937, à la fois à la « Rome » éternelle et à la Rome de Mussolini, le poète conspue « le menton d’un avorton-dictateur » ; ne doutons-pas qu’il s’agisse d’un autre Staline, quoiqu’au petit pied… Le dernier poème conservé date de juillet 1937, soit un an et demi avant sa mort. Il y est question de « cimes ensanglantées », de « faucheurs tombés dans la folie »… Il le dit lui-même, avec une ironique amertume : « La poésie est traitée sérieusement dans ce pays, puisque pour elle on vous tue ». Dans peu de mois, ce martyr de la poésie sera lui-même gagné par la folie, jeté dans la confusion des détenus et des cadavres du goulag, aux confins de la Russie orientale.
Parmi les proses, l’on découvre « la bibliothèque de la prime enfance » d’une maison juive, et sa collection qui est un reflet de la littérature universelle. Ce sont des essais où l’acméisme, au-delà de la réalité, en connait « une autre, infiniment plus convaincante, celle de l’art ». Ecrite entre 1929 et 1930, quoique publiée de manière posthume comme bien d’autres manuscrits, La Quatrième prose éclate en furieux accents pamphlétaires contre la littérature inféodée au pouvoir, contre « le Parti Vérité » (Pravda en russe), donc férocement antistalinien. Sans compter qu’une absurde accusation de plagiat contribue à le mettre au ban des écrivains soviétiques. La parenthèse du Voyage en Arménie est plus apaisée, lumineuse. Au réalisme socialiste, il préfère la voix de Dante. Dans cet Entretien sur Dante, le poète proscrit par sa ville florentine est en quelque sorte son alter ego dans l’enfer tombé sur la terre russe. Il est de plus celui qui définit la ligne scripturale poétique : « Un mot, n’importe lequel, se présente comme un faisceau, et le sens, au lieu de se concentrer en un point donné, se projette dans diverses directions ». En fait, c’est dans l’œuvre entière de Mandelstam, selon la conclusion de l’Entretien sur Dante, que se joue « l’interdépendance entre l’explosion et le texte »…
Aussi avons-nous entre nos mains respectueuses un modèle d’édition, conjointement conçu par La Dogana et Le Bruit du temps (ce qui vient d’un titre de Mandelstam). Ce sont deux volumes reliés, l’un pour la poésie, bilingue de surcroit, l’autre pour les proses, enrichis de notes et commentaires, sur papier fin et légèrement ivoire, cartonnés, dans un magnifique coffret bleuté, illustré par « Le retour de Thésée » du peintre Josef Sima (ce qui est un écho du premier poème de Tristia). Un ensemble précieux et délectable, tant pour les textes, que pour l’objet, qui offre toute la noblesse poétique à ce livre que notre civilisation menace absurdement et sans guère de succès de remplacer par le numérique, et pour le prix d’un Pléiade, collection qui s’en trouverait presque reléguée dans l’ombre. Ce merveilleux et poignant monument de bibliophilie, de sens, d’Histoire et de beauté, rejaillit en toute sérénité sous nos yeux, au-delà de l’avalanche du totalitarisme qui ensevelit Ossip Mandelstam. Si les souffrances de ce dernier ont été rouées de coups par un abject destin politique, son verbe est miraculeusement présent, en hommage posthume à sa merveilleuse créativité ; et à son épouse Nadejda qui apprenait par cœur les poèmes de son époux, et à qui nous devons outre les recueils mais aussi des « poèmes non inclus », véritables découvertes à savourer, dans leur amertume citronnée…
Que reste-t-il à celui qui, à Voronej, se souvient « de la beauté de [ses] semelles » ? À nous, demeure « la chaîne au féminin des lettres en boucles ». Dans un monde qui est celui de « la condamnation du juge et du témoin », ne reste plus qu’à « maîtriser cette tombe aérienne / Sans gouvernail et sans ailes », qui n’est pas loin de la « tombe dans les nuages » de la « Fugue de mort » de Paul Celan. Il ne restait à ce poète aux semences infinies que neuf mois à si mal vivre, lorsqu’il s’écria :
"La poésie est une activité contre-révolutionnaire". Bien d'accord, mais au delà de l'humour, elle est en fait révolutionnaire, car c'est un appel à la présence au monde, la gratuité. Et donc le capitalisme, sous cet angle (au moins), ne peut la tolérer.
Merci de votre commentaire, dans un premier temps justifié. Cependant je ne partage pas votre anticapitalisme : <br />
http://www.thierry-guinhut-litteratures.com/article-eloge-des-peches-capitaux-du-capitalisme-114334886.html<br />
Cordialement<br />
Thierry Guinhut
Présentation
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thierry-guinhut-litteratures.com
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.