Photo : T. Guinhut.
La bibliothèque du meurtrier.
Roman.
III
L’écrivain voleur de vies.
Il se sentait vide comme une bouteille de gin percée. Vide de toute inspiration. Comme si le monde pourri qu’il avait cru porter en ses viscères l’avait abandonné, comme si la cohorte imbécile de ces saloperies de muses déchues et démodées ne consentait en rien à lui susurrer des bruits de Bloody Mary à l’oreille. Un écrivain, assis dans son studio puant les vieux alcools éteints, qui ne peut plus pisser sur le papier, ou grêler sur son clavier ne vaut plus un cent, n’est-ce pas ? Qui savait encore qu’il s’appelait Valmontis ? Evidemment un pseudonyme de frimeur, alors que le patronyme qui flétrissait son passeport périmé n’était même pas regardable.
Certes, il avait eu, jadis, un succès.
Classiquement, son premier livre avait été un autobiographique roman de formation : jeunesse rapide, coucheries pseudo intellectuelles, fornications d’une obscène banalité avec le milieu de la publicité, histoire d’amour intéressée avec une mûre et riche propriétaire d’une agence internationale à ne pas nommer relatée avec le cynisme du novice, seule partie strictement fictive d’un volume mal fagoté comme un scénario, et qui finissait par le meurtre de cette égérie de matelas et d’or. Le film qu’on en tira aussitôt commença et s’acheva comme de juste par l’égorgement de la presque belle sur la rougeur des draps dont elle avait voulu écarter le godelureau déçu.
Le livre était, du propre aveu de Valmontis, mauvais ; fait pour l’affiche aux draps sanglants qui rougeoya longtemps au fronton des salles de cinéma et des étuis plastifiés de dévédés, le réalisateur ayant habilement exploité le pourpre récurrent qui balisait de loin en loin le récit. Les critiques avaient d’ailleurs titré « Ode au rouge », « Etude en rouge », pour chroniquer ce film qui s’appela Meurtre aux draps rouges, mieux que le titre du roman qui n’était que Pub en rouge et qui, de l’aveu même de Mishka Benvoglio, le réalisateur, n’était que celui d’un plumitif qui n’avait guère su réaliser ses promesses. Sous-entendu : le film, lui, l’avait fait.
Les droits d’auteur échus en cascade permirent alors à Valmontis de faire tapisser de rouge les suites des plus grands hôtels où il descendait, de capitales en villes thermales, de se beurrer systématiquement la gueule au Bloody Mary. Et de laisser son Mont Blanc de poche de poitrine pisser l’encre rouge sur ses vestes et chemises sans en maculer un instant ni ses carnets vierges, ni ses claviers tétraplégiques. Seules les putes de luxes aux robes rouges bénéficièrent de sa plume sur les cartes de visite démesurées qu’il paraphait d’un pourpre prétentieux.
Autant le succès du film et des traductions qu’il avait entraînées avait cavalé en tête d’affiches et de gondoles, autant ce même succès dégringola en peu de mois, jusqu’à un oubli que Valmontis s’étonna de voir se creuser dans les yeux de son éditeur, de Mishka Benvoglio lui-même, qui venait de propulser sur les écrans son nouvel opus, déjà primé : La Blancheur de Blanche, adaptée d’une nouvelle obscure d’une écrivaine d’origine guinéenne secrète jusqu’à l’absence.
Quand Valmontis s’aperçut que seul son compte en banque était dans le rouge et vint s’en plaindre à son éditeur, le fameux et matois Wilfried Komushka, ce dernier lui répondit, cassant :
- As-tu travaillé ?
L’écrivain, qui n’avait qu’une belle addiction au Bloody Mary à afficher sur ses joues déjà légèrement couperosées, se sentit un moment interdit, avant de balbutier un « On allait voir ce qu’on allait voir » qui ne convainquit pas une seconde Wilfried Komushka. Quant à Mishka Benvoglio, lui pensait déjà à un nouveau film qu’il allait intituler Un Amour en bleu wedgwood…
Au fond du studio crasseux qu’il avait eu la sagesse (où avait-il pris cette sagesse miteuse ?) d’acheter, dans le XVème parisien, Valmontis comprit qu’il ne pouvait jouer une deuxième fois sur la gamme des couleurs. Ce qui avait été pour lui un pur hasard, un élément secondaire de son roman somme toute pauvret et petitement provocateur, était devenu chez Mishka Benvoglio un système, une marque de fabrique, un prétexte à reconnaissance immédiate du public autant qu’une sensuelle, intellectuelle et efficace esthétique. Son éditeur d’ailleurs, qui ne le reçut qu’entre deux portes fermées, le lui fit bien sentir, lorsqu’il lui proposa un synopsis dérisoire : une énumération sans queue ni tête de meurtres de prostituées de luxe, toutes vêtues et dévêtues de rouge, depuis les boucles d’oreilles, en passant par le pubis, jusqu’aux yeux… Qu’il l’écrive donc ! Et qu’il le ficèle mieux que ça, et on verrait. D’ailleurs c’était tout vu, le rouge était passé de mode. Il faisait vulgaire. Le meurtre et la prostitution se voyaient taxer de banalité obscène et le voyeurisme afférent ne valait plus grand-chose en cette ère de réprobation morale et de pudicité officielle.
Econduit comme un videur de corbeille à papier, Valmontis regagna, désespéré, son studio. Il n’avait même pas en poche de quoi se beurrer aux alcools de couleur au bar de La Closerie des Lilas. Il passa à la broyeuse anorexique la page et demie de son romanesque synopsis et pleura comme un amoureux romanesque, lui qui n’avait jamais aimé, et ce jusqu’au sang, que lui-même. La vaine tentative de trouver une épaule pour épancher un chagrin d’ivrogne en manque auprès des créatures vénales dont il avait claqué les fesses à coups de cartes de crédit lui avait ôté d’un coup les dernières illusions qu’il avait pu nourrir sur la nature humaine.
En rongeant un hamburger qui ne s’était pas résolu à complètement dégeler, il tenta d’analyser les causes de son succès premier, unique et peut-être ultime. Il ne le devait en fait qu’à l’adaptation géniale de Mishka Benvoglio. Et s’il avait pu mener à bien l’écriture des cent quatre-vingt pages du roman, c’est parce qu’il tenait encore l’alcool, parce qu’au sortir de son école de publicité il avait fait un stage chez « Cyprès et Mimosa », l’agence bien connue de Zorah Manassias, cette femme mûre impavide aux seins blancs dans ses bustiers rouges qui ne l’avait jamais gratifié du moindre regard et dont il s’était ainsi vengé. Heureusement, Zorah Manassias ne lisait pas de romans, et, si elle avait vu Le Meurtre aux draps rouges, l’actrice lui ressemblait si peu et Mishka Benvoglio avait à ce point pimenté de rouge l’histoire qu’elle n’eût pu imaginer s’y reconnaître. En fait, conclut-il, il n’avait dépeint en ce petit livre que sa petite vie, son petit fantasme, il avait pillé sa propre existence et le personnage de Zorah Manassias. Il était, il le savait trop bien, totalement dépourvu d’imagination. Puisque sa vie depuis lors n’avait été que cocktails bruyants de noms et d’anonymes qui ne lui avaient laissé aucun souvenir, n’avait été que succession de call-girls internationales et cosmopolites dont aucun ne parlait correctement français (en avaient-elles besoin, d’ailleurs ?) quand lui n’avait en sus qu’un fétide anglais à la bouche, il n’avait pu que déposer sur le papier les vides points de suspension autobiographiques qu’ils avait espéré rédimer en œuvre d’art en l’ensanglantant du cliché du meurtre en série…
Il n’avait rien vécu d’autre. En conséquence, il lui fallait vivre quelque chose pour espérer écrire et vendre. Et arrêter l’alcool, cet inhibiteur de l’érection du stylo. Oui, mais pour avoir le courage de l’arrêter, il fallait en reprendre. L’alcool à 90% de l’armoire à pharmacie, s’il n’avait croisé son visage de trop jeune poireau violacé dans le miroir fêlé de la salle de bain où la douche ne savait plus laver les toiles d’araignées, lui aurait paru salvateur. Qui allait pouvoir devenir avec lui un de ses personnages ? se demanda-t-il dans les affres du manque… Qui, sinon, oui, idée de génie, les « Alcooliques Anonymes » où l’on pourrait facilement justifier un meurtre en série par la saine et immonde volonté d’assainir le monde de ses loques.
Son portable n’avait plus de crédit, son fixe avait été coupé, sa connexion internet dévastée, ses poches étaient trouées, dans tous les sens du terme il n’avait plus de liquide, sauf l’eau encore disponible au robinet d’un retard de paiement que les autorités incompétentes avaient eu la paresse de sanctionner et dont il aspergea son encore jeune trogne rubescente. Il failli vomir tant sa langue chargé de soif éthylique se rétracta au contact impie de l’eau du Bassin parisien. Il se sentait comme un personnage sans son auteur, sans son intrigue, sans ses mots, tombé de son livre en loques. Il dut alors consulter, dans un bureau de poste voisin, un annuaire en charpie, pour rejoindre d’un pas vacillant le local des Alcooliques Anonymes, rue de la Pompe…
Une femme au visage maigre comme la tranche d’une étiquette de whisky hors d’âge le reçut au coin d’un bureau qui avait visiblement été un vaste casier à bouteilles. L’hallucination lui vrillait les yeux et les oreilles, quand Valmontis lui exposa son cas : « Je veux renaître. Je ne veux pas sombrer dans les éléphants roses et les fraises des bois bleues comme le curaçao du delirium tremens. Sauvez-moi, je vous prie… »
La femme parut se liquéfier de pitié. Elle s’était appelée Mauve-Eglantine de Charrières. Elle avait trente-neuf ans, un physique de septuagénaire. Elle aussi avait sombré dans l’alcool mondain, elle avait pris des bols de gin au petit déjeuner et des baignoires de cherry au dîner. Sa famille l’avait répudiée, malgré ce nom dont le Gotha s’enorgueillit. Sa langue avait failli tomber comme une pomme ridée, elle s’en était sortie grâce aux Alcooliques anonymes, ses amis : maintenant je suis leur secrétaire, leur réceptionniste, leur Madone, leur Madeleine pénitente aux cheveux déjà gris pour essuyer les pleurs de leurs jeunes joues couperosées. Confiez-vous, cher jeune homme, je peux tout entendre. Et restez avec moi jusqu’à ce soir où vous intégrerez le cercle des confessions addictives…
Valmontis la sentit bonne poire. Un peu blette, certes, comme un fruit que l’alcool du bocal avait ridé. Alors, il lui lâcha toute sa maigre vie ; en une heure de soulagement vaguement narcissique et masochiste, il lui ouvrit les écluses de sa pitoyable descente aux enfers, degré par degré, jusqu’au dé d’alcool à quatre-vingts dix degrés qu’il avait dérobé à sa propre armoire à pharmacie pour se donner le courage infâme de s’humilier devant une Sainte.
C’est ce dernier mot, bien appuyé d’un regard ardent, qu’il employa pour conclure son récit. Mauve-Eglantine de Charrière en eut les larmes aux yeux, aux joues, aux lèvres… Visiblement, elle avait changé le manque alcoolique pour le manque affectif, à moins que le premier fût la conséquence du second…
Elle lui offrit des sandwiches pain de mie salade et des infusions de sauge. C’était infâme, comme s’il avait mâché du carton-pâte et bu de l’urine de héron. Mais il acceptait avec reconnaissance. Jamais, en dépit de l’affection de sa mère, plus froide que la porte d’un congélateur, de son père au divorce fuyant, du désir spleenétique du confesseur qui l’avait préparé à sa première communion en lui palpant le testicule gauche et de la mécanique corporelle de ses escort-girls aux émotions plastifiées et feintes, il n’avait vu ainsi l’amour maternel, sororal et passionnel lui fondre sur le râble, ni une main si douce, parfumée à la crème d’origan et de vanille…
Le soir même, il était sous la couette rose et parmi le chintz de ses murs et rideaux, dans une chambre d’ami princière qu’elle lui confia, après l’avoir lavé nu dans une baignoire de marbre vert. Elle avait ondoyé son sexe de ses longs cheveux gris sans même qu’une demie-érection n’effarouche sa pudeur. Il se laissa faire comme un enfant. Il retint un moment sa main dans la sienne lorsqu’elle le borda en lui offrant le regard de la vérité de l’être. Elle avait des yeux gris infinis.
Il dormit longtemps, dans un cauchemar intermittent où des sorcières aux cheveux de saintes ouvraient leurs bouches tubéreuses, décochant des langues dardées et gonflées d’entêtantes odeurs lourdes d’alcool de genièvre, d’œufs battus, de grenadine et de vieil armagnac…
Le lendemain matin, il tint à prendre sa douche seul, à préparer des cafés serrés pour lui et lui verser son thé à la bergamote dans des tasses de porcelaine coquille d’œuf minuscules. Mais elle tint à lui laisser prendre ses aises dans son petit bureau bibliothèque, déjà pourvu de carnets vierges, de rames de papier recyclé près d’une imprimante discrètement enchâssée dans un meuble de palissandre, un ordi portable Apple et des stylos Mont Blanc en bouquet, pendant qu’elle faisait une course…
Il se fit la réflexion qu’il ne pouvait faire moins que noircir du papier. D’une écriture qu’il rendit aussi pire en illisibilité que possible, il saccagea quelques pages en énumérant ses cuites, ses beurrages et ses tremblements de delirium au bout des doigts, jusqu’à ses dernières pannes de pénis avec Mata Hari 115, 116, 117 et 118… C’était nul ; et taché de quelques gouttes de ce jus de pamplemousse acerbe qu’il buvait à petites gorgées pour ne pas penser à cet alcool de mandarine qu’il avait surconsommé à La Spezia…
Grenada, Andalucia. Photo : T. Guinhut.
- Je le sais, vous pouvez mieux faire, lui dit-elle à son retour, spectrale et royale dans un fauteuil, dont la couronne de bois sculpté, tresse de roses et de lys, nimbait son chignon.
C’était à peine si Valmontis la reconnaissait, dégrisé de la folie lamentable de la soirée, des brumes du petit-déjeuner dont il avait émergé avec peine. Les cheveux gris de Mauve-Eglantine approchaient le blond platine, sa peau paraissait rajeunie, tellement moins grise et tannée que lorsqu’elle était teintée par le reflet sordide du local des Alcooliques Anonymes.
- Vous allez mieux faire, reprit-elle, en tapotant sur son genou et sa robe chèvrefeuille la couverture du seul et piètre bouquin de son protégé. Ce que vous avez vécu doit être dépassé par l’écriture. Comportez-vous bien et ce bureau est le vôtre. La chambre où vous avez dormi est la vôtre. Il n’y a pas pour vous de clef sur la porte. Vous avez la clef de votre écriture. Je vois que vous avez travaillé. Ne me lisez votre nouveau travail que lorsque vous le jugerez assez mûr. Vous ne devez rien. Sinon votre nouveau live. J’ai toujours rêvé d’un écrivain. Vous serez celui-là. Et elle l’enveloppa d’un de ces regards qui changent les écailles de tatou en duvet de cygne et en confiture de roses blanches…
Valmontis la remercia humblement. Tout en s’inquiétant avec la sincérité du désespoir s’il serait un pur salaud, sans compter la sincérité du diable pour les rechutes alcooliques. Il termina son aveu en riant d’une possible addiction au pamplemousse rosé. Elle le laissa pour aller accomplir son office au bureau des Alcooliques Anonymes.
Il ne se permit qu’une brève sortie dans le square voisin où des enfants gardés par d’attentives nounous en semi-uniformes semblaient à jamais hors d’atteinte des affres du Bloody mary… Il ferma ses yeux avec ses poings sous lesquels veillait la caresse soyeuse d’éternels cheveux gris-blonds, ou plus exactement blond cendré (là était le secret) pour ne pas regarder la brasserie où de chaudes lumières chatoyaient comme un gâteau d’anniversaire illuminé de bouteilles cuivrées. Dans sa bouche, sa langue avait un goût de souris morte. Pourvu que Mauve-Eglantine n’ait pas l’idée saugrenue de vouloir l’embrasser, lui, un si piètre garçon aux joues rouges, à l’immaturité abjecte, au pénis de colin-mayonnaise…
Après un repas du soir plus austère qu’une cantine de monastère, laissé à sa disposition par celle qu’il considérait déjà comme la gardienne de son inspiration, la nuit fut sans écueil, inédite, reposante en diable, alors qu’à sept heures pétantes, une heure qu’il n’avait jamais connue depuis des années, il se sentit un appétit d’ogre des contes, et impatient d’écrire, qui sait un conte, un essai, une roman-fleuve, une somme philosophique… Il n’aboutit, en quelques heures d’affreux labeur, qu’à vider deux cartouches d’encre blanche en dessinant pléthore de spaghettis. Qu’importe, se dit-il, peu avant le retour de Mauve-Eglantine, la discipline était là, en compagnie d’une fraîche eau d’Evian.
Pour la recevoir néanmoins dignement, il vida ses graphismes indignes dans la corbeille à papiers, alla s’ébrouer sous le robinet d’eau froide, avant de se réinstaller à son bureau de forçat.
Il rêvassait. À il ne savait quoi. À la claire blancheur, à la transparence du verre, au filet d’une source de montagne, aux cirrus peignant un ciel infini... Reprenant soudain conscience, il vit qu’il avait écrit deux pages. Eberlué, il considéra son œuvrette, la lut : c’était un portrait de sa nouvelle Muse. Assez réussi ma foi. Tendre et précis. Jamais il n’avait écrit ainsi. Certes cela était à peine l’embryon d’un roman, mais l’heure était à l’humilité.
Elle vit sur le bureau ces deux pages, au graphisme net, aux lignes rangées comme à la parade scolaire. Elle eut un sourire à lui adressé. Il se sentit fondre comme une guimauve. Il lui prit la main. Elle lui prit l’autre main.
- Non, je ne suis pas plus pure que toi, commença-t-elle. Je dois laver mon abjection devant toi. Es-tu prêt à m’écouter ?
Valmontis ne put qu’acquiescer.
- J’ai été mariée. Par ma famille. Une de Charrière doit tenir son rang, n’est-ce pas ? À dix-neuf ans, je n’avais, quoique précoce, qu’une licence d’économie. On me destinait à Pierre-Christophe de Murailles, dix ans de plus que moi, déjà fondé de pouvoir dans une grande banque dont je tairai le nom. Et comme j’étais fille unique, j’avais bien conscience de représenter un investissement substantiel. Même intérieurement, je ne doutais pas de cette décision, tout en ne sachant pas que mes sentiments étaient vierges. L’homme avait belle prestance, froide et distante, et pratiquait le baisemain en frôlant mon poignet, ce qui me procurait des frissons dont je ne savais s’il fallait les interpréter comme les prémices du désir ou comme de la répugnance.
- Je passerai sur le temps de fiançailles, pendant lequel nos rapports se limitaient à la mince cérémonie du baisemain et à une distante conversation sans âme. La perspective du grand jour m’amusait, m’excitait, m’incendiait par avance : sa robe aux blancheurs nouvelles, ses enfantines demoiselles d’honneur à ma traîne, la cathédrale en foule et le prêtre en extase, la bague diamantée que Monsieur mon mari glissait à mon doigt avec une autorité sans pareille. Je m’ennuyais bien un peu pendant les longues agapes, où je trouvais cependant un confident dans le Champagne exceptionnel qui me fut servi.
- Le train de nuit était pour Venise, les couchettes séparées, le lever de soleil fantomatique sur la lagune et la gondole funèbre dans la fraîcheur matinale. Il me semble que mon mari avait un rendez-vous d’affaires au Florian, ce pourquoi je visitais seule l’Academia, exaltée par « La Présentation de la Vierge au temple » de Titien, ne pensant pas à la légère incongruité de la situation. Le soir, il y eut encore du champagne au Danieli, au point que j’étais un peu pompette, m’accrochant au bras de mon mari pour rejoindre notre suite.
- Tout à coup, j’étais crucifiée sous le corps de l’homme, un glaive d’ivoire perforant mon sexe, criant comme égorgée alors que le monstre prenait garde de fermer ma bouche avec son poing, avant de m’abandonner comme un chiffon d’essuyage gorgé de sang et de sperme. Alors que le vainqueur avait rejoint la sienne, je sanglotais longtemps dans ma chambre. Avais-je dormi ? Je fus éveillée, saillie par l’arrière comme une biche par un sanglier d’airain, encore une fois souillée, sans m’essuyer. La niaise avait été légalement violée, saccagée.
- Mais pas engrossée. Quoique le soc de labour de Monsieur ne me rendait plus que fort rarement visite - ce pourquoi je lui rendais la seule grâce possible - les mois passaient sans le moindre signe de maternité envisageable. Heureusement, pour me rendre la vie supportable, même si l’on me concédait d’entreprendre un Master d’économie sur les flux de capitaux internationaux, je me beurrais consciencieusement au champagne en toutes occasions mondaines auxquelles j’étais conviée.
- Au bout de deux années, je ne pouvais plus cacher mes titubations, mes joues trop roses, mon haleine, chargée, mon élocution hasardeuse, alors que je n’avais aucun embonpoint à cacher. Ai point que lors d’un cocktail, et en présence de nos deux familles, et - cela va sans dire - de Monsieur Pierre-Christophe de Murailles, je m’écroulai dans une table chargée de flutes et de bouteilles, évanouie, le haut des seins, le visage tailladé d’éclats de verre, la chevelure mousseuse et poisseuse de champagne, la robe blanche tailladée du sang de mes bras…
- Le scandale fut tel que l’ivrognesse se retrouva gisant sur le lit d’une clinique, sans la moindre visite, sauf celle du notaire familial que l’on avait chargé de m’assurer un divorce à mes torts exclusifs, une modeste pension mensuelle, un appartement à l’autre bout de Paris, une solitude sociale honteuse, la haine de soi, des liqueurs, des vins blancs avec ou sans bulles, la peur et le remord de soi. Cependant j’avais accompli, non sans une certaine jouissance, ma vengeance. Assez vite il ne me resta aucune trace de ses blessures au verre brisé, sauf sur ce bras que tu vois là…
Bouleversé, Valmontis embrassait avec passion cette légère cicatrice rosée qu’on ne lui refusa pas. C’est avec une délicatesse qu’il ne se connaissait pas qu’il glissait ses doigts respectueux sur ses veines vivantes. Il sentit des lèvres ailées glisser sur sa nuque, avant qu’elle lui chuchote en disparaissant :
- Henri, écris pour moi…
Le lendemain, il ne se rendit même pas compte qu’il écrivait. Il lui fallait pour cela fatiguer le Flaubert de Madame Bovary et le Tolstoï d’Anna Karénine, épier les dictionnaires, monter, on ne sait par quelle opération d’un hypothétique Saint Esprit, les épisodes de ce qui s’annonçait comme un roman, assurer la puissance de la fiction, fouiller les caractères, rayer, biffer, réécrire de jour en jour, décrire les lieux avec précision, donner des noms à ses personnages, animer la vitesse dramatique, offrir de l’ampleur aux destinées, alors que l’eau d’Evian le désaltérait princièrement, alors que Mauve-Eglantine avait la discrétion d’approcher son parfum d’un travail dont elle voyait en quelques mois les pages s’accumuler, sans exiger un instant de lire quoi que ce soit, brouillon, variante ou jet d’imprimante.
- Je ne veux lire que le roman publié, lui confia-t-elle. Je ne voudrais pas que la moindre de mes remarques, que la moindre expression de mon visage gênent ou influencent l’écrivain.
Il n’avait jamais écrit comme cela. Parfois, il était contraint de s’arrêter, parmi le silence de sa vie devenue monacale et dans laquelle il ne se reconnaissait pas, mais sans le moindre regret, oh non ! Il était stupéfait devant la beauté d’une phrase, d’un paragraphe, d’un chapitre de Proust et de Nabokov, l’efficace simplicité de Camus, la psychologie torrentielle d’Henry James, qui hantaient au-dessus de lui les étagères que sa mécène avait su pourvoir. Il considérait avec une humilité qui le surprenait grandement le tricotage de mots auquel il se livrait, repassant plutôt dix fois qu’une sur le métier, raturant, élaguant, enrichissant, polissant l’ouvrage qui approchait peu à peu de l’achèvement.
Nom d’un Prix Nobel, s’étrangla Wilfried Komushka ! Je n’aurais jamais cru que tu pouvais écrire comme ça ! Je te croyais lessivé, mort de frime et péteux comme un déchet de cannabis. Bon c’est peut-être un peu trop léché pour nos lecteurs, mais la satire est rude, le pleur de Margot dans les chaumières est assuré, nous le sortons dans trois mois. Mon petit Valmontis, va chercher ton chèque d’à-valoir chez le comptable rugueux et viens-là que je te fasse péter un champagne !
Voyant la mine soudain déconfite de Valmontis, Wilfried Komushka se rétracta :
- Ah, je comprends, te voilà sobre comme le sable d’Arabie ; tu n’étais pas joli à voir la dernière fois, sans compter l’haleine à tuer les morts…
Il fallut annoncer à Mauve-Eglantine que le livre allait bientôt paraitre. Elle dansa de joie, le prit dans ses bras, fondante comme la pulpe du lychee ; il n’avait jamais fait l’amour si lentement, si tendrement, il n’aurait jamais cru que l’on puisse encore aimer celle dont on venait de jouir et dont les yeux avaient l’inimitable parfum de l’amour reconnaissant.
Mais plus le jour de la sortie du roman approchait, plus Valmontis se rongeait d’angoisse : que dirait-elle de ce qui n’était pas digne d’elle ? Décidément non, elle méritait un génie créateur qui transcenderait le réel, pas un apprenti malhabile, pas un volume broché jailli des rotatives, mais un incunable composé par Aldo Manuzio, pas une cascade de psychologies pour courrier des mœurs, mais rien moins qu’une œuvre monde hors de la portée de son clavier…
Lorsqu’il le tint entre les mains, ce livre, sobrement intitulé Champagne !, le dégouta. Comment cacher à sa chère Mauve-Eglantine l’objet putride qu’avaient vomi des stylos d’emprunt, une imprimante confiée par ses saintes mains ? Il eût aimé le cacher dans tous les égouts des librairies, l’arracher des doigts charognards des critiques qui l’avaient reçu en service de presse, quitte à rembourser un indigne et intouché à-valoir. Comment rentrer chez elle dignement ? Il se sentait les tripes nouées comme un cep de vigne biblique, les mains tremblantes comme un alcoolique
Un whisky saurait le secouer, le raffermir, le sauver. Le tabouret de bar tanguait avant même qu’il se jette l’incendiaire breuvage au creux du gosier. La brûlure œsophagienne le terrassa. On le ramassa comme s’il avait bu douze douzaines de verres, on le jeta sur le trottoir. Où pouvait-il rentrer ailleurs que chez elle ? Il trouva la force de boire un grand verre d’Evian au bar suivant qui ne s’en formalisa pas.
Elle était échevelée, livide, la démarche brinquebalante, la diction chargée, une flute à champagne dégoulinante à la main. Il reçut son propre livre à la tête, dont le coin lui entailla la pommette droite, elle l’invectivait comme il ne l’en eût jamais crue capable, le traitant de traitre, de voleur, de sac à malignité…
Il dut écorner son à-valoir dans une chambre d’hôtel en rafraichissant sa pommette sous une douche qui n’était pas d’Evian.
Dès le lendemain, trois hebdomadaires consacraient des critiques louangeuses au roman de Valmontis : « Une éclatante satire des mœurs mondaines », « Le goût doux-amer de l’alcoolisme » et, pour le magazine féminin, « Un réquisitoire contre le viol conjugal ». En une semaine, une dizaine de grands quotidiens plaçaient au pinacle le roman « vindicatif », « doué d’un remarquable sens de la psychologie », sans compter les meilleurs blogs… Wilfried Komushka le fatiguait de ses appels, réussit à le recevoir dans son bureau :
- Mon petit Valmontis, mon grand Valmontis, les librairies me commandent des réassorts, Amazon réclame un wagon de réimpressions, les Italiens, les Américains, les Allemands et tutti quanti se battent à coups redoublés pour acheter les droits, la téloche réclame ton faciès, les radios veulent ta voix. Même mon rogue comptable t’a déjà signé un chèque en peau de lion. Allez, ne fais pas la gueule, on dirait que le succès de fait peur !
Seul Valmontis savait ce qu’il avait perdu…
Insinuant come une loutre, l’éditeur réussit une nouvelle fois à l’attirer en ses bureaux :
- Alors là ! Nous tenons le pompon, mon cher Valmontis, te voilà à l’abri du besoin jusqu’à la fin de tes jours, que nous espérons aussi nombreux que tes prochains livres. Tu ne devines pas ? Non. L’innocent… Te voilà avec un procès au cul, pas besoin de publicité, elle est gratuite. Attends-toi aux grands titres des médias, aux réimpressions au kilomètre. Un certain Pierre-Mireille de la Christole, ou je ne sais quoi, enfin je vais te retrouver le nom du gonze, un banquier des sphères européennes, assigne l’éditeur et l’écrivain en justice pour atteinte à la vie privée ! Il parait que tu l’aurais diffamé ; dis-moi en confidence, ton personnage appelé Jean-Pierre Cressange, joaillier genevois de son état, violeur mondain d’épouse alcoolisé, aurait-il à voir avec ce plaignant, qui, entre nous, eût été plus avisé de passer inaperçu, s’il ne veut pas se prendre dans les parties intimes notre avocat, qui saura convaincre l’épouse outragée de porter plainte…
Valmontis était à la fois indifférent - quant à son propre sort - et outragé, pour sa chère et désespérée Mauve-Eglantine, qui n’avait pas mérité un tel tracas, et dont il murmurait sans cesse le prénom avec les lèvres de l’amour.
Visiblement Pierre-Christophe de Murailles avait le bras long, car le procès avait été annoncé pour le trimestre suivant. L’instruction était d’autant plus rondement mené que l’avocat Parketat savait pouvoir compter sur la confession de Madame ex de Murailles, sur sa plainte pour viol conjugal réitéré, sur le certificat du médecin qui avait dû soigner l’intimité malmenée de la dame peu d’années auparavant.
Le jour dit, après le sirupeux réquisitoire de l’avocat du plaignant quémandant l’interdiction à la vente du corps du délit, un malheureux bouquin qu’il agitait en guise d’éventail, le dit Monsieur Pierre-Christophe de Muraille, plus froid qu’une banquise antarctique, se fit chaudement décongeler par le vivace Parketat. Il jouait à la fois la carte de la défense de la liberté créatrice de l’écrivain, de son engagement en faveur de la dignité féminine, et du réquisitoire, à l’encontre d’un violeur avéré, qui plus est soudain assailli par trois plaintes venues de son personnel opportunément débâillonné. L’habile Parketat eut le génie d’accorder des qualités intellectuelles indéniables à celui qui risquait une condamnation bien sentie, histoire de ne pas choir dans le manichéisme…
Apparemment impavide, Mauve-Eglantine assistait évidemment au procès, quoiqu’une larme ne pouvait pas ne pas être adressée à Valmontis, qui la recueillit des yeux avec une bouffée de bonheur digne de l’éruption du Vésuve. Leurs âmes, si tant est que ce mot ait une signification, se souriaient.
La foule du procès des journalistes et des preneurs de son aux micros intrusifs, la presse des curieux, rien de tout cela ne les empêcherait de se rejoindre, pendant la pause qui précédait le verdict dont personne ne doutait… Enfin, Valmontis blottit contre lui le corps fragile de …
Quand il sentit un bras s’immiscer entre leurs deux poitrines pourtant unies, un bruit de déchirure, un hoquet dans le baiser de … Elle vacilla comme un chiffon qui s’abandonne, il vit une lame s’échapper d’entre d’eux, un flot de larmes les couvrir. Il tomba avec elle qui dans un demi souffle répéta : « J’ai tellement mal… Je t’aime tellement… » Il lui redit cette dernière et si brève phrase qui était un monde. L’entendit-elle ?
Sous les flashs, parmi les cris, alors qu’un homme hirsute était ceinturé, plaqué au sol, on releva Valmontis. Stupéfait, il se découvrit lavé de sang sur toute sa chemise blanche et sa veste, la bouche pleine d’un dernier baiser vomi par la mort de son aimée, les lèvres aussi sanguinolentes que celles d’un vampire.
Thierry Guinhut
Extrait d'un roman à venir : La Bibliothèque du meurtrier
Une vie d'écriture et de photographie
Rämistrasse, Zurich, Schweiz. Photo : T. Guinhut.