Sierra de Bernera, Aisa, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Entre polar baroque et veine fantastique,
le roman monstrueux de la conscience balte :
Ricardas Gavelis : Vilnius poker.
Ricardas Gavelis : Vilnius poker,
traduit du lituanien par Margarita Le Borgne,
Monsieur Toussaint Louverture, 544 p, 24 €.
Venu des tréfonds de l’Europe, voici un opus sombre, inquiétant, monstrueux. En un mot : fascinant. Il émane d’ « au-delà des barbelés » du goulag, ravivant le passé de la Lituanie, entre chape de plomb soviétique et indépendance rêvée. En autant de parties, quatre voix effectuent cette descente aux Enfers littéraire, se débattent à la recherche d’une liberté impossible : Vytautas, l’ex-prisonnier, au sexe de « bête couvert de cicatrices », Martynas, auteur d’un « Extrait des marmoires », la blonde Stefania, enfin la « Vox canina » d’un étrange chien philosophe.
Vytautas Vargalys, qui est peut-être le double de son auteur, n’est-il qu’un narrateur paranoïaque ? Dans un immense et labyrinthique monologue intérieur, seulement parfois coupé de dialogues, il exhibe sa personnalité trouble, ses errances dans Vilnius, la capitale lituanienne, sa brève passion pour une « Circé des carrefours ». Epié, pense-t-il, par une « organisation fantomatique », il se fait embaucher par la bibliothèque, parmi les « informaticiens sans ordinateurs », chargés d’un catalogue absurde et inaccessible, mais pour « mener [son] enquête clandestine ». Qui sont-ils ? Tous ceux qui, au cours de l’Histoire, ont incendié des livres. Ils ont pour « but de kanuk’er les gens, de les priver de leur cerveau et de leur résolution ». À moins qu’ils soient l’allégorie du communisme qui vampirise la Lituanie, « des suppôts de Satan -tous ces Staline, Hitler, Pol Pot »… Au cours de cette quête des entités malfaisantes qui menace la raison de Vytautas, seule la jeune, séduisante -et presque nabokovienne- Lolita parait lumineuse (il aime « le jazz de ses paroles »), si elle n’est pas un leurre dangereux. Elle participe à la tension érotique, parfois obscène, en aimant ceux qui sont marqués « par les glyphes du malheur ». En effet, l’anti-héros ne poursuivra son errance que jusqu’à son arrestation, sa disparition, probablement dans les « caves du KGB ».
Suite à la confession tourmentée de Vitautys, qui remplit les deux tiers du volume, les témoins présentent leur version du drame. Son collègue Martynas est un penseur, un bavard. Cerné par le « Pouvoir Exécutif des Grabataires », il aiguise son réquisitoire contre Vytautas : ce dernier est bien l’assassin de Lolita, démembrée, dépecée, dont il ne reste d’intact que « le mont de Vénus ». Stéfania, la « fille de la campagne », au contraire, le disculpe. Quant à celui qui s’est réincarné en chien, comme en écho du fameux « Colloque des chiens[1] de Cervantès, il pense qu’elle « portait le parfum du suicide ». Sous les feux sombres de ces trois projecteurs mentaux, Vytautys reste un mystère urbain, une conscience politique brisée, un trou noir métaphysique. Quant à Vilnius, elle est également un personnage polymorphe, hallucinatoire, menteur, rusé, dont Vytautys est « la clé du code ».
En ce roman touffu, profus, crépusculaire, dépourvu des balises que seraient de plus précis chapitres, l’atmosphère sourde, vibrionnante de menaces réelles et fantastiques, est évidemment une transfiguration, sur le plan du fantasme, de la tyrannie totalitaire opposée à la conscience de l’artiste. À la lisière du roman policier baroque et du réalisme magique, la prose de Gavelis est une pieuvre au mille bras imagés et dangereux. Ainsi, l’écrivain agit sur le lecteur comme un Kafka qui aurait gonflé, pourri de l’intérieur, comme un Borges qui aurait joué au poker avec les poupées vaudou de ses personnages…
On comprend alors pourquoi, malgré la compacité proliférante du roman, Vilnius Poker fut reçu à sa sortie en 1989, comme un incendie littéraire, rallumant les noirceurs de la traumatique occupation soviétique dans les pays Baltes, reçu comme une catharsis sans pitié et nécessaire. Soudain Ricardas Gavelis (1950-2002) comble un vide dont nous ne savions rien, affame une curiosité nouvellement née pour son théâtre, ses nouvelles, ses romans aux titres toujours anglophones, comme The Last Generation of People on Earth. Trop tôt disparu, il hante les bibliothèques de l’angoisse métaphysique et politique. Sans oublier l’appel salvateur de la liberté créatrice.
Thierry Guinhut
Article publié dans Le Matricule des Anges, avril 2015
François-Xavier Bellamy : Les Déshérités ou l’urgence de transmettre,
Plon, 2014, 224 p, 17 €.
Patrice Jean : Rééducation nationale,
Rue Fromentin, 2022, 144 p, 17 €.
Si Achille est éduqué par le centaure Chiron, qui l’instruit au tir à l’arc, au soin des blessures et aux nombreux talents des Muses, c’est pour tenir compte de notre nature à la fois animale et spirituelle. Pourtant Rousseau, qui fit figurer ce centaure parmi les gravures aux frontispices d'Emile ou de l’Education, écrit en son livre III : « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas ». Pourtant lecteur précoce et furieux, Rousseau condamne encore avec vigueur les volumes de ces prédécesseurs et contemporains, et « leur pédantesque philosophie » au livre IV de ses Confessions, préférant relire ses propres productions. Suivant de tels préceptes rousseauistes, il est à craindre que, face aux nouveaux programmes dévolus au collègue par l’Education Nationale, ne reste que la part animale, ludique et tyrannique de l’adolescent, malheureuse poupée victime d’une déséducation programmée. Ces programmes annoncés n’ont-ils pour autre volonté que d’éradiquer non seulement l’excellence, mais également les Lumières occidentales ? Semblant ensuite plus justement ambitieux, mais plus chiches en horaires, vont-ils poursuive jusqu’au lycée la pente de la déséducation et rééducation idéologique ? L’on se doute que les essayistes, comme François-Xavier Bellamy, vont s’emparer du monstre pour en démonter et contrer les rouages ; sans compter les romanciers, comme Patrice Jean, gourmand de satire.
L’on sait combien les nouveaux programmes du collège ne font qu’entériner une tendance depuis longtemps à l’œuvre : abonder en jargon pédagogique, mettre l’élève au centre du système éducatif (alors qu’il nous semblait qu’il fallait y faire trôner les savoirs vers lesquels les élèves doivent être élevés), faire disparaître les auteurs classiques des intitulés de Français, rogner les heures des fondamentaux que sont la lecture et le calcul, des sciences et de l’histoire-géographie, au profit, ou plutôt aux pertes, des accompagnements personnalisés et des parcours transdisciplinaires, sans oublier les activités ludiques et les promenades périscolaires, qui ne seront guère consacrées aux musées.
Pourtant, disait le philosophe de l’éducation Alain, « Il faut lire et encore lire. L’ordre humain se montre dans les règles, et c’est une politesse que de suivre les règles, même orthographiques. Il n’est point de meilleure discipline. Le sauvage animal, car il est né sauvage, se trouve civilisé par là, et humanisé, sans qu’il y pense, ou seulement par le plaisir de lire. Où sont les limites ? Car les langues modernes et les anciennes aussi nous servent de mille manières. Faut-il donc lire toute l’humanité, toutes les Humanités comme on dit ? Des limites, je n’en vois point. Je ne conçois point d’homme, si lent et grossier qu’il puisse être par nature, et quand il serait destiné aux plus simples travaux, je ne conçois point d’homme qui n’ait premièrement besoin de cette humanité autour, et déposée dans les grands livres. […] Les Belles-Lettres sont bonnes pour tous, et sans doute plus nécessaires au plus grossier, au plus lourd, au plus indifférent, au plus violent.[1] »
Hélas, au lieu de l’humble étude des « grands livres », on va flatter l’autonomie de l’élève, on va se gargariser de nouvelles technologies et de copié-collé dans le cadre de travaux interdisciplinaires, dont on sait, par l’expérience des « Travaux Personnels Encadrés » en classe de Première, qu’ils conviennent au mieux aux meilleurs élèves créatifs et déjà assurés d’une réelle culture, mais qu’ils laissent à la dérive, quoique l’enseignant y prenne garde, des élèves moins animés par leurs modestes capacités que par leur ludique j’menfoutisme. De surcroit, il faudra aux enseignants, peu formés à cet égard, bien des réunions oiseuses qui rogneront d’autant les horaires effectifs et la motivation des élèves, comme il en est de règle en lycée avec le pseudo « Accompagnement personnalisé ». Ne doutons pas qu’une fois de plus les enfants des milieux les plus défavorisés seront de moins en moins tirés vers le haut, contribuant à ce que devienne lettre morte l’égalité des chances promise, alors que l’école est de moins en moins l’ascenseur social qu’elle devrait être. Le capital culturel restera familial, voire génétique, mais de moins en moins accessible au vulgum pecus (houps, du latin, pour le vulgaire ignorant !), qui d’ailleurs ne se fait pas faute de stigmatiser les meilleurs qui feraient mine de travailler à leur culture, sous le quolibet de l’« intello »…
Le pire est à venir pour la rentrée des collèges 2016. Donc pour celle des lycées par la suite. À moins que le ministère recule devant la bronca des enseignants et des intellectuels pas si fous, dont Luc Ferry, Marc Fumaroli, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut (excusez du peu), que la Ministre, dont la culture semble être au mieux de l’ordre de l’improvisation légère et dont l’idéologie est une arme lourde de destruction massive, traita du haut de sa petite vanité de « pseudo-intellectuels ».
Le pire gît en effet lorsqu’il s’agit d’évacuer le latin et le grec, évacuer les classes bilangues, et plus particulièrement l’allemand. Quoique l’on prétendre conserver les langues anciennes parmi l’étude de la langue et de l’étymologie, parmi des séquences d’Histoire, des parcours interdisciplinaires. Foutaises ! Certes, l’on rappellera que l’on peut lire Platon et Ovide en d’excellentes traductions (ce qui est le cas du modeste auteur de ces lignes), mais la curiosité intellectuelle, l’agilité de l’esprit, sans oublier nos fondations culturelles, entre Athènes, Rome et Jérusalem, y perdraient infiniment. Rien moins qu’une déculturation à l’œuvre. Qui mieux que d’actifs latinistes et hellénistes peuvent mieux transmettre depuis leurs sources mythologie, démocratie, république et philosophie ? Qu’importe alors que bien des élèves usent leurs fonds de culottes sur les bancs des déclinaisons et des étymologies sans devenir des érudits, s’ils ont néanmoins conscience du substrat culturel qui est le nôtre et celui d’une universalité de l’humanité…
Mais il s’agit au contraire d’une machine de guerre contre l’élitisme, contre la « reproduction » dénoncée par le sociologue Bourdieu (qui pourtant sut s’abstraire d’un milieu populaire grâce à l’éducation et finir ponte du Collège de France). Pierre Bourdieu, maître à penser (c'est un comble !) stigmatisant la reproduction des « héritiers » de la distinction culturelle, dont l’école, cette structure de la domination de classe, serait un injuste instrument. Car pour ce dernier, la reproduction des élites se fait aux dépens des classes défavorisées : « transmission, faute contre la justice », résume François-Xavier Bellamy, dans son excellent essai à charge, Les Déshérités ou l’urgence de transmettre. Il s’y livre à une généalogie de la critique de la transmission, passant par Descartes, dégoûté de l’école, des livres et du passé, discourant de la méthode permettant à l’enfant de développer sa propre raison, puis par Rousseau, pour qui, préférant l’aimable ignorance de la nature aux sciences et aux arts, et refermant tous les livres, la transmission est une pollution de la nature, et enfin Pierre Bourdieu pour qui « l’enseignant ne doit surtout pas transmettre un savoir, il doit se faire l’organisateur des situations dans lesquelles l’élève construira son propre savoir ». À rebours de ces trois Attila, et au-delà de cette crise de la culture, de l’éducation et de l’autorité, François-Xavier Bellamy réhabilite la nécessité profonde de la transmission des savoirs. Avec sagesse, plutôt que l’enfant sauvage, « l’homme dégradé, insociable, grossier » de la barbarie, plutôt que l’abandon de la civilisation, il préconise « de fréquenter la poésie, le roman, l’infini travail de la littérature, pour entendre dans les mots, chaque fois redécouverte, la nuance nouvelle dont un écrivain les enrichit.[2] »
Pourquoi tant de haine de nos désastreuses élites contre l’élitisme ? Nos ministres, hauts fonctionnaires et idéologues marxisants veulent-ils ne jamais fréquenter l’élite des boulangers, des mécanos, des industries pharmaceutiques, pour se contenter de la plus égalitaire catégorie des médiocres ? S’y cache le monstre de l’envie sordide, de la jalousie qui préfère couper toutes les têtes qui dépassent, pour ne pas devoir trouver autrui supérieur à soi, l’hubris enfin de la domination sur tous. L’égalitarisme est bien un socialisme : on fait du social en égalisant les conditions, en traquant les inégalités[3], en prenant au riche pour donner au pauvre, en arasant par une fiscalité confiscatoire une élite en voie de disparition, qui s’exile ou ne crée plus d’emploi en France ; on fait du social en flattant les médiocres qui répugnent tant à voir quelqu’un les dépasser. Ainsi le triomphe de l’égalité sociale à l’école est-il bientôt assuré lorsque les notes, méchamment discriminatoires bien sûr, seront remplacées par des compétences, au demeurant fort vagues, car il n’y a pas mieux qu’ « acquis », pas pire qu’ « en voie d’acquisition », que l’on préférera au « non acquis », novlangue de l’euphémisme pour cacher combien le roi est nu. Voici une façon discrète de prendre les bonnes notes aux culturellement riches pour les redistribuer aux culturellement pauvres, qui, d’ailleurs ainsi ne peuvent que le rester ! Le diktat de la réussite pour tous a trouvé un moyen radieux d’afficher le plan à la soviétique des 80% d’une classe d’âge au bac : se laver de l’effort et de la réussite. Là où pourtant résistent des élèves d’autant plus méritants dans un tel contexte débilitant…
Photo : T. Guinhut.
Il y a donc un affreux élitisme (là où pourtant on œuvre pour le et les meilleurs) à diriger ses enfants vers l’étude du grec, du latin, de l’allemand (langue si nécessaire aux activités économiques), de façon à leur éviter de côtoyer la plèbe semi-délinquante que le collège unique a voulu absorber au lieu de la diriger vers un apprentissage aussi utile qu’honnête, parmi lequel, soyons en sûr, peut émerger l’élite des soudeurs, des livreurs et serveurs, car ceux-là sont aussi des ressorts dynamiques et honorable de la société. Alors que 22% de nos collégiens sont en échec, qu’un jeune Français sur cinq est dans un état d’illettrisme plus ou moins alarmant ! A-t-on veillé à leur lire des histoires en maternelle, à mettre le paquet sur la lecture en méthode syllabique en primaire, à soigner et enrichir leur vocabulaire, leur logique, ces vecteurs premiers de la réussite, de la culture et de la civilité… À moins que l’on ait refusé de transmettre la maîtrise de la langue et l’accès à la culture. Le cours magistral est honni quand l’enfant doit construire son propre savoir, illusion pédagogiste, réservée à de fort rares autodidactes en puissance. L’ennui est à pourchasser au moyen de ludismes divers, de nouvelles technologies invasives, quoiqu’elles n’en rendent pas plus aisés les labyrinthes des savoirs et ne contribuent trop souvent à attirer l’adolescent que vers son semblable.
Un exemple est à cet égard éclairant. Parler de musique, faire écouter Bach ou Schubert en classe, est un crime de lèse culture des élèves. Invariablement ou presque, ces derniers revendiquent leur « chacun ses goûts », leur imprégnation par rap and roll and variétés. Des trouvères du Moyen-âge aux oiseaux d’Olivier Messiaen, en passant par l’opéra et le râga indien, des siècles et des continents de culture musicale, sont balayés par un médiocre présent (même si l’on peut y légitiment trouver quelques perles). Les richesses expressives, esthétiques et éthiques des grands compositeurs, des grandes traditions et des nouvelles inventivités savantes, ont cédé la place au relativisme, à l’ignorance et à la vulgarité de l’enfant-roi.
Le pire du pire est au creux des nouveaux programmes d’Histoire du collège. Quand l’étude de l’Islam se fait obligatoire, alors que le Christianisme n’est plus qu’optionnel, et encore sous les espèces de la hiérarchie chrétienne au Moyen-âge, façon de le montrer sous sa nuit tyrannique et non sous jour moral, transcendantal, civilisationnel et artistique. De même l’Humanisme et les Lumières deviendraient optionnels. Faut-il, par-delà l’étendard affiché d’une menteuse laïcité, le dire abruptement ? L’Islam est obligatoire, le Christianisme jeté par la fenêtre et les Lumières éteintes ! Oyez, braves gens de France et d’Occident, le grand remplacement, le changement de peuple[4], de religion et de civilisation, est en marche, édicté par nos ministres, dont celle de l’Education Nationale est franco-marocaine. Le Grec et le latin n’étant même plus optionnels, le Christianisme et les Lumières impossibles à étudier dans des classes parfois à majorité musulmane, on préfère l’obscurantisme en se pliant aux injonctions du plus menaçant. « La raison du plus fort est toujours la meilleure », disait un La Fontaine que l’on n’étudiera plus. Car croyez-vous que l’on étudiera l’Islam avec l’objectivité historique, théologique, politique et philosophique requise ? Ce dont témoignent déjà les manuels : l’Islam est une religion spirituelle de paix et d’amour. Quid (tiens du latin) de la théocratie, du jihad guerrier, des dizaines de versets de Médine dans le Coran, enjoignant au croyant le meurtre des infidèles: car « ceux qui guerroient contre Allah et ses envoyés, semant sur la terre la violence, auront pour salaire d’être tués ou crucifiés ». Ou encore : « Allah exècre les transgresseurs. Tuez-les là où vous les rencontrez »[5]. Ainsi les adolescents tyrans font la loi devant les maîtres qui auraient eu l’outrecuidance de leur enseigner les vertus du Christ, la tolérance de Voltaire[6] et le libéralisme politique de Montesquieu…
Déjà Platon, dans la République, voyait dans la soumission démagogique à l’adolescent la source d’une tyrannie à venir : « quand le père prend l’habitude de se comporter comme s’il était semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et réciproquement quand le fils se fait l’égal de son père et ne manifeste plus aucun respect ni soumission à l’endroit de ses parents. […] Dans ce régime, le maître craint ceux qui sont placés sous sa gouverne et il est complaisant à leur endroit. Les élèves, eux, ont peu de respect pour les maîtres, et pas davantage pour leurs pédagogues. On peut dire que généralement les jeunes conforment leurs gestes aux modèles des plus vieux et qu’ils rivalisent avec eux en paroles et en actions. De leur côté, les vieux sont racoleurs, ils se répandent en gentillesses et en amabilité auprès des jeunes, allant jusqu’à les imiter par crainte de paraître antipathiques et autoritaires.[7] »
Certes Platon utilise cet argument pour combattre « une liberté excessive », ce en quoi nous ne le suivront pas forcément, mais en arguant qu’il « est dès lors vraisemblable que la tyrannie ne puisse prendre forme à partir d’aucune autre constitution politique que la démocratie ». Il ne parle pas évidemment de démocratie libérale, mais d’une démocratie qui devient celle d’une majorité inculte et désordonnée, sinon délinquante, en d’autres termes, de l’ochlocratie, ou gouvernement par le bas peuple.
De même, le jeune peuple musulman, et dhimi céfran par la même occasion, saura tout de la culpabilité occidentale, en étudiant le vilain esclavagisme et la vilaine colonisation. Quant à l’esclavage enraciné en quatorze siècles d’Islam, ce serait hérésie que d’en faire mention, que de noter que les colonisations française et anglaise, malgré leurs déboires et exactions, ont eu le mérite d’à peu près éradiquer l’esclavage en leurs nouveaux territoires. Là encore il s’agit d’aller dans le sens des préjugés et des idéologies, de réécrire l’Histoire au goût du jeune public et des édiles de la rééducation historique. Comme toutes les tyrannies, le socialisme, et bientôt l’islamo-socialisme, efface des livres et des cerveaux des pans entiers de l’Histoire, de la Grèce antique aux sciences occidentales, en passant par les Lumières. Son idéologie tiers-mondiste et anticapitaliste voue aux gémonies la transmission d’une culture millénaire, prospective et capable de hiérarchies civilisationnelles[8], pour y substituer son tyrannique credo (houps, encore du latin !).
Le pire est-il à venir pour la rentrée des lycées 2019 ? Sous couvert de faire des économies (alors que le personnel administratif de l'Education Nationale est triple de celui de l'Allemagne, quand le nombre de professeurs - bien moins payés- par habitant est le même, l’on réduira les heures de matières fondamentales comme le Français, l’on rejettera d’autres dans l’accessoire, voire le mépris, en pratiquant le contrôle continu, et non l’examen anonyme moins suspect de manipulation, quoique consignes soient données de « bienveillance », donc de laxisme. Outre le risque d’enseignements sacrifiés, comme les langues anciennes et la musique, celui d’ « Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques » laisse craindre de post-marxistes orientations, quoique les intitulés mentionnent heureusement l’étude de libéraux comme Benjamin Constant et Tocqueville, laisse également craindre une coupable euphémisation de l’Islam, quoique que les intitulés mentionnent heureusement « la laïcité en Turquie : L’abolition du califat en 1924 par Mustapha Kemal » et « Sécularisme et dimension politique de la religion ». Tous les espoirs sont également permis du côté des « Humanités, littérature et philosophie », lorsque les programmes, ambitieux, font la part belle à l’Antiquité et aux Lumières… Même si l'on comprend très vite que le flou de l'épreuve terminale et la mansuétude des critères de notation risquent d'invalider un tant soit peu la chose.
Mais en forme de démenti, un « programme national » de Français définit « quatre œuvres intégrales ». Malgré l’honorable enrobage conceptuel et pédagogique, ne risque-t-on pas un choix d’œuvres à connotation idéologique marquée ? Pire, ne s’agit-il pas là d’une tyrannique imposition, réduisant la liberté de l’enseignant, l’infantilisant, comme s’il n’était pas capable de choisir les œuvres dignes d’être étudiées ? Pire, de surcroît, s’agit-il de formater des millions d’élèves qui se voient imposer jusqu’à la nausée la même œuvre, la même étude ? Sous l’uniforme qui est un fantasme trop répandu, se cache l’uniformité des cerveaux…
La pente se fait de plus en plus glissante en un temps où les candidats désertent le professorat, sous-payé, affligé par la violence verbale et physique en des quartiers où racaille côtoie islamisme. Les idéologies de l’« égalité des chances » et de l’écologisme gangrènent l’école, au dépend de l’élitisme et de l’émulation, au dépend des connaissances et recherches historiques et scientifiques. Qu’imagine-t-on pour y remédier? Le « rôle du professeur de français » est ainsi conçu pour la rentrée 2022, à l’occasion du recrutement de contractuels payés 936 € sur douze mois : « Rompre avec la posture magistrale, déconstruire la figure du professeur pour ne plus être au centre des activités de la classe. Il faut apprendre à créer des situations pédagogiques qui mettent les élèves en activité. Le cours idéal n’est pas celui où les élèves écoutent religieusement leur professeur mais où ils acquièrent le savoir ensemble et en quasi-autonomie ». Si nous voulons bien nuancer le « religieusement » avec la nécessité de l’esprit critique, quoique respectueux, nous nous refusons à nous laisser « déconstruire la figure », pour y préférer la dignité du savoir qui s’acquiert grâce à l’écoute, au travail, et non en une « quasi-autonomie » qui est le masque du bavardage puéril et vulgaire, du nivellement par l’ignorance et les préjugés, d’un égalitarisme délétère.
La déséducation est bien alors la propagation organisée de l’ignorance, mais aussi de l’inconscience des enjeux humains et de société. Refuser de transmettre la civilisation européenne et mondiale ne fera de nos enfants que des « déshérités » au mieux, que des loups aveugles au pire. « Là où l’éducation est en échec, n’est-il pas nécessaire que la barbarie finisse par resurgir ? » François-Xavier Bellamy rappelle alors que « l’homonymie du mot liber, qui veut dire en latin à la fois « libre » et « livre », n’a rien d’insignifiant.[9] » Dans le cadre d’une éducation libérale[10], c’est à dire généreuse en savoirs, ce sont tous ces livres qui rendent libres que nous voulons et devons transmettre, et non pas un seul livre qui est soumission. Livres d’Histoire, de littératures allemande et grecque, de philosophie politique, d’économie, pour rendre à nos sociétés et à nos jeunes les libertés créatrices en péril.
Après l’analyse, la parodie ; après la polémique, la satire. En ce domaine Patrice Jean est imbattable. Son roman cruellement mais justement titré Rééducation nationale campe un jeune professeur idéaliste, enthousiaste, et surtout d’un conformisme confondant, thuriféraire du pédagogisme de Philippe Meirieu.
Bruno Giboire a l’air d’emprunter son patronyme au « ciboire » religieux, mais pour s’y délecter des diktats de la pédagogie innovante. Il est professeur de Lettres au lycée André Malraux de Nantes. Où une querelle autour d’une statue khmère offerte par l’ancien ministre de Charles de Gaulle à ce même lycée va cristalliser les antagonismes politiques. Entre majorité protomarxiste prétendant lutter contre le fascisme et quelques ringards élitistes, la salle des « profs » aux personnages irrésistibles et bien reconnaissables et aux intrigues plus ou moins érotiques s’arme de discours revanchards, sans hésiter à instrumentaliser les élèves, les pousser à la grève. N’enseigne-t-on pas pour « lutter contre les inégalités » et « conscientiser » la jeunesse ?
L’un des sommets de ce roman mené avec allant et vigueur est la visite de l’Inspecteur qui approuve hautement les efforts du naïf pour être dans les clous, tout en lui intimant de « cesser ce scandale du travail à la maison ». Il faut des « savoir-faire » et des savoir-être » et non plus des savoirs car « tout est sur Internet ». Pour le susdit la littérature n’est pas plus importante que le rap, les tweets, les cracheurs de feu… « Je dirai que l’amour des Lettres entrave la transmission des savoirs […] Et je donnerais toute l’œuvre de Proust pour un inédit des Rolling Stones ». L’accablant personnage est à lui seul un massacre de civilisation ! Et même si l’expérience du modeste auteur de ces lignes, par ailleurs professeur de Lettres, ne peut témoigner directement de tels errements, le brûlot frappe juste. Le « lycée citoyen » armé de « développement durable » (l’on n'a ici oublié que la justice climatique) n’est pas une fiction.
Attendons-nous à trouver bien des errements en vogue, entre bribes d'écriture inclusive, néoféminisme antiphallique et autres délires du wokisme contemporain, ici brocardés d'importance. Ne ratons pas également de purs moments burlesques, où l’on décide d’administrer en cachette de « l’Ethico3000 » aux enseignants de la vieille école, sans le moindre effet sur leur comportement, alors que des volontaires de gauche se retrouvent attifés de « treillis de l’armée » et de « crânes rasés » !
Finalement le pauvre Bruno est pathétique, tant il ne vit que pour la « rééducation nationale idéologique » et n’a aucune personnalité propre, aucune culture au sens noble du terme : n’est-ce pas ce que l’institution lui demande ? Il saura peu à peu déchanter. Et même si la charge est forcée, comme l’exige l’exercice de la satire, mieux vaut en rire, s’il faut éviter d’en pleurer. Comme le disait le poète latin Horace, ou plus exactement quelqu’apocryphe du XVII° siècle : face au couple déséducation et rééducation, il convient de corriger les mœurs en riant, soit « Castigat ridendo mores ».
Globe terrestre, vide-greniers de la Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
La Chine, continent politique :
du Gène du garde rouge
aux Confessions d’un traître à la patrie,
en passant par Tienanmen.
Luo Ying : Le Gêne du garde rouge,
traduit du chinois par Shuang Xu et Martine de Clercq, Gallimard, 240 p, 20 €.
Diane Wei Liang : Les Amants de Tiananmen,
traduit de l’anglais par Elise Argaud, éditions de l’Aube, 368 pages, 23 €.
Li Chengpeng : Confessions d’un traître à la patrie,
traduit du chinois par Hervé Denès, Liana Lévi, 240 p, 19 €.
Au ridicule de la rouge propagande communiste, préférons les écrivains courageux, poètes et essayistes. Quoique dire la vérité en Chine soit une mission à peu près impossible. Que ce soit sur le passé ou sur le présent. Trois écrivains, s’armant de genres littéraires fort différents, tentent de forcer le bâillon de la censure. Luo Ying, afin de dresser un édifiant tableau du maoïsme fondateur, fait œuvre de poète, avec Le Gêne du garde rouge, quand Diane Wei Liang choisit le récit avec Les Amants de Tiananmen. Enfin, Li Chengpeng, avec ses Confessions d’un traître à la patrie, puise dans son infatigable activité de bloggeur, pour dénoncer le pêle-mêle de corruptions et d’exactions liberticides.
Existe-t-il un gêne du mal ? Luo Ying semble définitivement le penser. La Révolution culturelle chinoise des années Mao en est l'illustration et la preuve. Ce que nous pensions avoir compris en lisant Le Livre noir du communisme[1] et en y découvrant le trou rouge de ses quatre-vingts millions de morts chinois. Cependant la façon de mener sa démonstration fait du livre de Luo Ying une piqûre de rappel aussi efficace qu'incroyablement originale.
Ecrit entre Pékin et Los Angeles, entre octobre et novembre 2012, ce récit autobiographique prend la forme peu usitée d'un ensemble d'une centaine de poèmes d'à peu près égale longueur, soit une page et demie. Ce sont de longs vers libres, plus exactement ce que l'on appelle, avec le Claudel des Cinq grandes odes[2], mais aussi, conformément à bien des pages bibliques, des versets. A l'instar de nos poèmes historiques médiévaux (pensons à la Chanson de Roland [3]), Luo Ying retrouve un lointain atavisme épique pour chanter l'Histoire. Sauf que cette Histoire fait grincer des dents.
Ce sont des souvenirs d'enfance (Luo Ying est né en 1956) par petites touches, anecdotes, scènes d'horreurs quotidiennes et nationales. Il n'y a guère de page sans délire idéologique, sans vexation, torture ou cadavre, ce « butin de la Grande révolution »… La « dictature prolétarienne » n'est qu'un prétexte où s'engouffrent les pires pulsions violentes, les délinquants et les criminels. L'enthousiasme, les positions hiérarchiques acquises assurent l'impunité de tous ceux que le totalitarisme arme au service de la répression : « On nous faisait préférer l'herbe du socialisme aux blés du capitalisme ». On arrête son père, en tant que « contre-révolutionnaire », et cette tache déteint sur le fils qui tente de se dédouaner : « Au nom de la révolution nous avons brisé toutes les vitres de l'école primaire. » Quand involontairement briser « l'effigie en porcelaine du Président Mao » vaut à un élève quatre ans de prison. On coupe les cordes vocales au criminel politique avant de le fusiller...
Pourquoi écrire un tel livre ? Bien qu'il ne puisse être publié qu'en Occident, son auteur réclame « que la Chine purge totalement sa mémoire de son histoire pour que sa société progresse. » Loin de s'égarer dans les afféteries lyriques, dans un impossible esthétisme, le poète reste essentiellement factuel, sans indulgence pour les Chinois endoctrinés par le « marxisme léninisme » et leur bien aimé Mao ; sans indulgence également pour lui-même, dans la mesure où il a participé autant qu'il a subi cette litanie d'abjections. Pourtant, jeune « voleur de livre », au-delà d'un art bassement au service de l'idéologie, il trouve sa liberté et sa fierté dans cet implacable réquisitoire au ton glacial. Ce qui ne l'empêche pas, en ce récit-poème, et dans un recueil intitulé Lapins, lapins[4], d'être critique envers le matérialisme d'un capitalisme sans libertés politiques, où trop d'ex-révolutionnaires se sont reconvertis sans états d'âme. Lui-même aujourd'hui est un homme d'affaires talentueux, de surcroît passionné d’alpinisme.
La contre-épopée hallucinante se fait leçon d'Histoire et d'humilité. Luo Ying avoue en sa postface combien il a « été imprégné de son esprit de combat ». Il faut alors entendre en cet euphémisme la Révolution culturelle qui ne fut qu'une tyrannie anti-culturelle, conspuant la culture bourgeoise, les intellectuels et les lettrés, pour les remplacer par une propagande éhontée. S'il est « depuis toujours un garde rouge » (même s'il n'a « ni tué, ni mis le feu »), en une définitive imprégnation génétique, il reste contaminé. Comme la société chinoise, point à l'abri de retrouver le chemin de la rouge abjection. C'est nous dire que chacun d'entre nous est susceptible de choir en ce travers. Les circonstances aidant, qui sait si ne va pas se réveiller le « gène du garde rouge », ou noir, ou vert, qu'importe la couleur du mal, humain, trop humain...
Une fois de plus, la Chine ouvre les pages rouge-sang de son histoire. Pas par la voix officielle, bien sûr, mais par celle de ses dissidents, de ces écrivains qui ont pu témoigner en faisant sortir leurs manuscrits du pays, ou en s’exilant, comme Diane Wei Liang. Née en 1966, au début de la « Révolution culturelle », elle doit quitter la Chine en 1989, suite aux révoltes étudiantes de la Place Tiananmen de Pékin. Elle a la chance de partir étudier aux Etats-Unis où elle est pourvue d’une bourse. C’est cet itinéraire à travers l’histoire chinoise qu’elle raconte dans ce roman autobiographique. Fille d’intellectuels, elle est harcelée par les écoliers et les délinquants qui la traitent de « vilaine princesse capitaliste », bien qu’avec tout son enthousiasme enfantin elle aille ramasser des choux glacés pour toute nourriture collective. Après la mort de Mao, en 1976, elle put intégrer « une école privée d’élite », puis entra en 1986 en deuxième année de psychologie. C’est là qu’elle rencontre l’amour… Très vite, ils s’identifient aux amants d’Anna Karénine de Tolstoï, car il faudrait à Dong Yi divorcer, dans une Chine réfractaire à cette insulte à l’honneur. Ils se retrouveront dans la tourmente des 50 000 manifestants de Tiananmen, face aux « tyrans », jusqu’à ce que « le sang coule du ciel », jusqu’à ce que « 1000 contre-révolutionnaires » soient arrêtés et que leurs familles remboursent « le prix de la munition pour pouvoir emmener le corps ». Il ne s’agit peut-être pas là d’un roman inoubliable au sens stylistique et épique affirmé, mais cette révolution contre-révolutionnaire, bafouée, écrasée, reste un témoignage crucial et prenant sur les mentalités politiques d’une Chine qui est loin d’être un continent de libertés et plus près du totalitarisme en voie de perfection…
Hélas l’histoire de la tyrannie chinoise ne s’arrête pas là. Si le judicieux encouragement au capitalisme a propulsé la Chine au rang de la première puissance mondiale et permis à des centaines de millions de Chinois d’accéder à un niveau de vie meilleur, la chape de plomb du régime communiste et de ses nombreux affidés règne toujours sur l’empire du milieu. Il faut alors un courage surhumain pour aller à l’encontre de la censure, de l’arrestation toujours possible, de la prison, pour n’y échapper que par l’exil, si possible. Li Chengpeng est de ces héros du verbe, de ces hérauts de la liberté.
La satire qui veine les Confessions d’un traître à la patrie est aussi pleine d’amertume que d’humour. En une vingtaine de textes au ton vif, Li Chengpeng se livre à une charge sans concessions à l’encontre de la corruption et du mensonge communiste, tous deux omniprésents. Ce ne sont là qu’une mince partie d’un volume plus vaste réunissant les billets de son blog, qui fit un triomphe sur Weibo, un réseau social chinois, avec plus de six millions d’abonnés. Jusqu’à ce qu’il soit suspendu en 2014. Sans se décourager, notre web-journaliste, publie sa production en volume. La sanction ne tarde guère : le voilà interdit. Heureusement Taiwan permet sa reparution, cette fois sans l’ombre d’une censure. Quant à son auteur, interdit de se présenter à des élections locales, il convole avec la liberté en recevant le « German Best Bloggers Award », puis en étant invité parmi les frais gazons de Harvard Kennedy School, même s’il ne souhaite pas quitter son pays…
Tout commence par un tremblement de terre. Pourquoi un immeuble récent s’effondre-t-il, « effrité comme un biscuit », au milieu d’immeuble anciens intacts ? Soudain, la propagande communiste ne fait plus effet : « ce n’étaient pas les impérialistes qui étaient venus voler en douce les armatures métalliques des décombres ». Quand un « Inspecteur des travaux » est digne de confiance, des dizaines d’autres sont corrompus. Dénoncer cette impéritie nationale vaut alors à Li Chengpeng d’être lui-même dénoncé comme « traitre à la patrie », pour reprendre son titre-choc. Cependant, dit-il, « Pour moi, le patriotisme, c’est donner à chacun selon ses besoins et dépouiller les usurpateurs de leurs rapines. Alors, le pays pourra devenir florissant ». On passera sur l’illusion marxiste de la première partie de cette profession de foi pour retenir l’engagement en faveur de la probité.
Combien de fonctionnaires corrompus sont à l’origine des scandales du « lait frelaté », des scandales immobiliers et sanitaires, des vagues de pollutions aux métaux lourds, des tsunamis de suicide dans des usines, des « petits marchands illégaux » balayés parce qu’ils ne peuvent payer leur licence, des vies affligées par les traînées sulfureuses de la révolution ? Une mère qui fut membre d’une troupe d’opéra témoigne de ce qu’elle fut envoyée dans une aciérie, à fin de rééducation de classe. On devine ce que veut dire : « l’argent de l’état est utilisé pour soigner tous « les malades mentaux » du pays ».
Toutes ces tragédies, qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg rouge, sont cependant contées avec une ironie sagace, un humour proliférant : « Si l’on reste agenouillé trop longtemps, on oublie les avantages de la station debout ». Fonctionnaires, « gardes urbains », « barrage des Trois-Gorges » font partie du chapelet communiste des calamités offertes au « citoyen de quatre sous ». Là où les bulletins de vote « ne sont qu’une décoration », notre polémiste « se sert de son stylo comme d’une hallebarde du dragon vert »…
Mieux, pour Li Chengpeng, « le patriotisme, c’est ne jamais léser l’individu au nom de l’état ». En dernière analyse, la même conviction autobiographique et politique anime Luo Ying, dont Le Gêne du garde rouge doit être conjuré. Une fois de plus, les voix des écrivains, qu’il s’agisse d’user des genres les plus anciens, le vaste poème épique aux cent bras, la tradition romanesque avec Diane Wei Liang, ou les plus neufs, la chronique du bloggeur, secouent avec vigueur les chaînes avariées d’un communisme qui, s’il a sagement lâché prise en autorisant le développement capitaliste, n’a pas su se suicider au service du bien des patries et des individus, en accordant ce qui doit être complémentaire à la liberté économique : la liberté politique.
« Iä ! Iä ! Yog-Sothoth ! Ossadogowah ! » Oserez-vous prononcer cette invocation dans un cercle de pierres nocturnes ? Au risque infâme de rappeler les dieux anciens, Nyarbuthotep ou Chtulhu ; et leurs corps bulbeux, leurs tentacules infinies, leurs griffes immenses, leurs ailes gélatineuses… C’est avec une délicieuse imprudence que François Bon a osé les murmurer, en traduisant de nouveau une poignée de nouvelles du maître de l’effroi américain : Howard Philip Lovecraft. Chacun de ces titres annonce, avec une inquiète délectation, un flot de catastrophes, imminent et cosmique. Le maître du fantastique invente, voire déterre, un cycle légendaire dont n’avaient pas rêvé les prodigues mythologues que furent les anciens de la Grèce solaire.
La mythologie singulière de Lovecraft (1890-1937) postule « de Très Grands Anciens qui vivaient des éternités avant l’arrivée des hommes ». Parmi eux, « Chtulu le mort attend en rêvant ». Ce pourquoi, quand résonne L’Appel de Chtulhu, il est indéfectiblement entendu par l’héritier d’un professeur de langues sémitiques. Parmi des caisses de documents, un bas-relief attire son attention, orné d’une superposition des « images d’une pieuvre, d’un dragon et d’une caricature humaine ». Des manuscrits, la coïncidence des rêves, une statuette « répulsive » venue de « vieux et impies cycles de vie », une « orgie vaudoue » conduisent l’inspecteur Legrasse auprès d’un culte sanguinaire qui révère le retour du grand-prêtre Chtulhu, prêt à soumettre « la terre à sa domination ». Créatures lacustres informes et « Grand Noirs ailés » attendent un alignement des planètes pour que les rituels du « Necronomicon », ce livre de l’Arabe Abdul al-Hazred, réveillent « la ville cyclopéenne de pierres vertes, mouillées et visqueuses ». Qu’allons-nous voir jaillir d’une porte marine, sinon « une masse battante d’ailes membraneuses recouvrant le ciel de leur gibbosité », sinon « la titanesque Chose des étoiles »… Qui sait si, affreusement menacé, le narrateur pourra survivre à son manuscrit ?
Encore une fois, des « constructions inconnues et primordiales » balisent L’Abîme du temps. Une fois de plus, le narrateur vient de l’université de Miskatonic dans la ville d’Arkham, au plus ancestral du Massachussetts. De retour de l’Australie de l’ouest, il confie ses affres et tourments, en commençant par son amnésie et ses visions. De nouveaux « savoirs quasiment inconnus » vivent en celui qui avait « occupé [son] corps ». Ainsi, il confectionne une étrange machine qui lui est volée. Bientôt, il retrouve son ancienne personnalité de professeur d’économie. Quoique des rêves de voûtes et de bibliothèques monstrueuses le poursuivent. Jusqu’à ce que ses recherches psychologiques lui permettent d’appréhender le monde plus qu’antédiluvien de la « Grand’Race », où le savoir de tous les temps est immense, où les technologies sont incroyables. Il se rêve en grand « cône » muni de tentacules, étudiant « des chapitres de l’histoire humaine dont aucun savant d’aujourd’hui n’aurait soupçonné l’existence », conversant avec les esprits de maintes créatures de temps anciens ou à venir parmi les mille millénaires. Rien de ridicule en l’univers lovecraftien, plutôt d’oniriques, voire borgésiennes, potentialités de l’existence et des civilisations, parmi les archives du temps, parmi l’univers aux dimensions multiples. Au creux des ruines du désert, au fond de la bibliothèque aux « étuis de métal », la « terreur » des poulpes aura-t-elle le dernier mot ?
La Couleur tombée du ciel est celle d’une météorite. Là où elle tombée, et s’est dissoute, la végétation, affligée de couleurs étranges, s’agite, avant qu’il ne reste plus qu’une « lande foudroyée ». Les animaux s’effritent, la famille devient folle. Un « monstrueux blasphème » a pris possession des lieux. Une phosphorescence inconnue règne avant de disparaître dans « une frénésie cosmique »…
Tremblerons-nous lorsqu’il faudra poursuivre les pages de La Chose sur le seuil, après avoir lu l’incipit suivant : « Et c’est parfaitement vrai que j’ai mis six balles dans le crâne de mon meilleur ami » ? Nous laisserons au lecteur le soin d’avancer au-delà de ce seuil, de crainte qu’il abandonne sa personnalité au profit d’une héroïne sombrement manipulatrice…
Cruciaux, ces quatre récits bénéficient d’une nouvelle édition, en une traduction bienvenue. Mais pourquoi trois fois la même préface, passable au demeurant ? En revanche les postfaces sont plus éclairantes : on y apprend que L’Abîme du temps et les autres nouvelles sont des quasi-inédits, dans la mesure où François Bon traduit le dernier état des manuscrits, dont l’un fut découvert en 1994. Quoique les différences ne soient pas toujours considérables, sauf un supplément de vigueur, si l’on compare avec les traductions de Jacques Papy[1].
Un schéma récurrent, quoique avec bien des variations, comme orchestrales, innerve les récits de Lovecraft. Un homme hérite d’une vieille demeure, fouille des bibliothèques et des manuscrits passablement maudits, reçoit la commotion d’un appel, d’une disruption de personnalité, explore des ruines lointaines ou des fonds marins. De manière obsessionnelle, et l’éloignant du commun des mortels, sa quête l’amène au bord d’un autre univers, dont par des formules imprononçables il va soulever le vitrail, la porte, le gouffre… La glaciale menace de poulpes cosmiques, de batraciens en ambassade, de chauve-souris indescriptibles, de civilisations omniscientes, d’entités aux pouvoirs démesurés et immondes déferlent sur la forêt, la côte ou la ville… Seuls quelques courageux pionniers vont savoir résister aux sirènes gélatineuses, à leurs griffes virulentes, pour les repousser dans leur antre plus que préhistorique.
Plus loin dans la terreur que les vampires de Bram Stocker, que le monstre de Frankenstein, mais dans la tradition gothique d’Edgar Poe et d’Arthur Machen, le récit d’investigation de Lovecraft retient le lecteur en ses tenailles, grâce à la sûreté de sa narration, au suspense maîtrisé, à l’art de l’horrifique suggestion. Un narrateur d’abord ignorant, le cheminement presque policier d’une enquête, des témoignages effarants et lacunaires, une exploration hautement risquée sur le terrain amènent lentement et sûrement à un climax terrifiant, non sans que l’on demeure sur les berges dangereuses de l’incertitude : réalité incompréhensible et soudain frappée d’une indubitable évidence, ou autosuggestion, hallucination ? Délicieux onirisme qui est de l’ordre du fantastique le plus affirmé[2]. Les héros malheureux, voire suicidaires, n’ont sans doute fait que trop errer au fond des forêts primitives, au bord des flots originels, des déserts oppressants. Ou plutôt dans ces bibliothèques où ne moisit jamais le « Necronomicon », recueil fictif d’incantations et de magie noire, évoqué dans treize de ses œuvres, preuve fantasmatique de l’existence du mal radical dans la nature cosmique.
Au point qu’à bien des reprises l’on a publié ce prétendu manuscrit impie d’Abdul al-Hazred (lire : « all has read ») en compilant les diverses allusions éparses dans les contes de son créateur, quoiqu’il ait pris soin d’écrire lui-même une brève « Histoire du Necronomicon[3] ». Il est alors permis de lire l’œuvre entière de l’écrivain comme « un roman d’amour entre le Chercheur et la connaissance[4] ».
Toutes affaires cessantes, il faudrait alors poursuivre notre immersion lovecraftienne par son plus ample, initiatique et patient roman : Le Rôdeur devant le seuil. L’on sait qu’à sa mort, Lovecraft avait peu publié, que certains de ses textes étaient inachevés, en brouillon, sous forme de plan. C’est grâce à son ami et éditeur August Derleth que l’œuvre (parfois écrite en collaboration avec d’autres conteurs) put prendre son envol, être complétée, en un beau travail de réécriture fidèle et imaginative. Ainsi les contes les plus singuliers et caractéristiques du maître de Providence sont-ils réunis sous les couvertures aux illustrations splendides et hallucinantes de Virgil Finlay, aux éditions Christian Bourgois. Tels L’Ombre venue de l’espace, Le Masque de Cthulhu et La Trace de Cthulhu[5].
Dès 1969, Lovecraft fit l’objet d’une française consécration, grâce à son apparition au sein des Cahiers de l’Herne[6]. Où l’on saura tout sur les dieux anciens, de « Nyarlathotep », « Le Chaos rampant », jusqu’à « Chtulhu », « Celui qui viendra des Abysses d’Océan », en passant par « Tsathoggua », « La Chose batracienne ». Où l’on lira des inédits, des poèmes en anglais, des études aussi précises que vénérables consacrées au « royaume noir », à la « passion selon Satan », à ses illustrateurs. Entre fantastique et science-fiction (minoritaire en ses contes) un autel érudit est élevé au digne successeur du macabre Edgar Allan Poe et d’Ovide, créateur inspiré de nouvelles métamorphoses mythologiques ; métamorphoses douées d’une redoutable et lacunaire cohérence au service de nos peurs les plus terribles et les plus ravissantes. Au-delà des mythologies grecque ou aztèque, qui sont des créations collectives et immémoriales, Lovecraft est un formidable démiurge et mythologue, même s’il s’appuie sur des incubateurs et des sources diverses, d’Algernon Blackwood à John Dee, en passant par la tradition de l’occultisme.
Le grand et sombre Lovecraft était-il misogyne, raciste ? Peu d’héroïnes en ses récits, sinon la terrible Asenath de La Chose sur le seuil, captatrice infâme qui suce le cerveau de son époux. Est-ce une image du bref mariage de l’écrivain avec Sonia Greene ? Quant à ces créatures aux faciès batraciens et surgies de la mer, ces Indiens dansant en transe autour de délires vaudous sanguinaires, abattus et arrêtés par l’inflexibles policiers, faut-il y lire l’image métaphorique d’immigrés aux sangs pollués, de races inquiétantes à repousser, voire à éliminer ? À moins que notre auteur qui écrivit un jour à propos d’Hitler « I love the guy », bien qu’il ait par la suite conspué le nazisme, mérite que l’on soit plus prudent à son égard, et que l’interprétation se limite, en-deçà d’une surinterprétation dangereuse, à la figuration imagée du Mal et de son cortège de peurs. Ou aux métamorphoses de Phobos, ainsi que des potentialités les plus étranges de l’humanité et de l’univers…
Pourtant il imagine, dans L’Abîme du temps, que ses créatures bénéficient d’un système politique et économique peut-être révélateur : « une sorte de fascisme socialiste, aux ressources rationnellement distribuées, et le pouvoir dévolu à un petit aéropage gouvernant, élu par les votes de tous ceux capables de réussir certains tests d’éducation et de psychologie ». Il ne semble donc pas que, conformément à sa prolixe correspondance, Lovecraft soit un amateur du libéralisme.
Lovecraft aux Editions Mnémos.
Etonnamment, Chuchotements dans la nuitest un inédit, enfin animé en français par notre expert, François Bon. C’est l’un des récits lovecraftiens les plus audacieux. Certes la structure en est connue : un jeune chercheur en littérature et folklore, Wilmarth, se voit entretenir une étrange correspondance avec un propriétaire fermier du lointain Vermont, nommé Akely ; bientôt il lui rend visite. Entre temps il est question de créatures ailées « au corps de crustacé », d’un « grand crabe » au sang vert, d’une pierre noire couverte de hiéroglyphes à-demi effacés et venus du désormais inévitable Nécronomicon. Encore une fois, s’agit-il d’une santé mentale compromise ou d’une hideuse et fascinante réalité ? On finirait par y croire tant les personnages et l’écrivain sont doués d’ « un pouvoir de suggestion damnable ». Rarement Lovecraft a pénétré si loin, non seulement les territoires de l’horreur, là où « ces crêtes reculées sont de façon sûre l’avant-poste d’une colonie d’une effrayante espèce cosmique », mais surtout ceux de la science-fiction. Une fois dans la ferme maudite, l’on apprend que les créatures extraterrestres ont colonisé Pluton, récemment découverte, qu’elles se déplacent au-delà de la vitesse de la lumière prévue par Einstein ; enfin les cerveaux, en quelque sortes décapsulés, voyagent dans les espaces galactiques, ce à quoi est invité le narrateur. Tout cela côtoie les techniques d’enregistrements alors nouvelles, permettant aux « chuchotements », par ailleurs télépathes, d’être conservés, jusqu’à ce que l’effroi du narrateur le contraigne à abandonner les preuves amassées. Le virtuose et haletant récit, ponctué de descriptions paysagères somptueuses, de jeux de personnages dignes de la plus rare prestidigitation, s’achève par une chute aussi surprenante qu’irrésolue.
Le maître des dieux atroces, ainsi que son mythe de Chtulhu et autres créatures immondes, ont essaimé non seulement dans la littérature (Stephen King et Houellebecq[7] sont des inconditionnels), au cinéma (La Couleur tombée du ciel a été trois fois adaptée), mais parmi les jeux de rôles, les jeux vidéo, la musique métal et rock, la bande dessinée, par exemple Druillet, qui signa la couverture du cahier de L’Herne. Les tee-shirts post-gothiques affichent le nom fatal de l’écrivain, ainsi que le faciès tentaculaire plus ou moins réussi plastiquement des abominations venues de l’espace stellaire ou des eaux primordiales. Pour paraphraser la conclusion de son Epouvante et surnaturel en littérature[8], Howard Phillips Lovecraft est sans nul doute parvenu à transmuer des « thèmes sinistres » en un vénéneux bouquet de récits d’une « radieuse beauté ».
Dumont & Suger : Londres et les Anglais, Delagrave, 1908.
Photo : T. Guinhut.
Peter Ackroyd, biographe monumental
et romanesque de Londres : Londres, la biographie ;
William & Cie, Trois frères.
Peter Ackroyd : Londres, la biographie, Stock, 2003, 980 p, 30€.
Peter Ackroyd : William & Cie, Philippe Rey, 2006, 222 p, 18€.
Peter Ackroyd : Trois frères, 2006, Philippe Rey, 2015, 288 p, 19 €.
Traduits de l’anglais (Royaume-Uni) par Bernard Turle.
Londres est un personnage. Hautement polymorphe, sous les yeux de l’historien autant que du romancier anglais jusqu’aux ongles, né en 1949. D’une efficacité redoutable, son clavier est tout autant capable d’écrire sur la Tamise que les Tudor, sur Venise et la Grèce, sur Oscar Wilde et Frankenstein. Quoique ces derniers ouvrages ne soient pas tous encore traduits en français, il faut tenir son essai Londres, la biographie, pour son plus brillant opus. La description spatiale et temporelle, au travers du regard informé de Peter Ayckroyd, ne lui parait, au moyen de son indéniable et tourbillonnant talent, jamais épuisable ; au point qu’il lui soit nécessaire d’animer sa ville favorite avec de révélateurs personnages de fiction, qu’il s’agisse de William et Cie ou de ses Trois frères…
D’entrée, en Londres, la biographie, le sous-titre nous laisse entendre que la ville subit une personnification, qu’une vie lui est insufflée, qu’il ne suffira pas de la décrire, de faire œuvre d’historien, mais de donner à voir la croissance de son corps autant que de ses cellules mentales, de sa sensibilité. Pour nous offrir une telle somme, encyclopédique, truculente, attachante, Peter Ackroyd est un amoureux fou et de longue haleine, sans pour cela perdre la raison devant le changeant objet de sa passion. Au-delà du Londres de Paul Morand[1]et de ce roman londonien qu’est le Guignol’s Band de Céline[2], Peter Ackroyd les dépasse en ampleur sinon en agilité narrative.
Cependant, plonger -comme les plongeurs au-dessus de la Tamise de la couverture- entre deux pages de hasard, nous assure d’être emportés, plus puissamment encore que par le modeste fleuve anglais, dans un continent fluctuant d’informations, d’anecdotes, récits et tableaux pittoresques et sociologiques, parfois effarants : qu’il s’agisse de la cruauté populaire et de la prostitution à l’époque victorienne, ou de l’alliance du crime et de la mode, lors de la pendaison de cette Mrs Turner qui sous Jacques Ier fut condamnée à trépasser avec ses « manchettes et collerettes à l’amidon jaune, comme étamées, puisqu’elle inventa et fut la première à porter cet horrible accessoire ». Voilà un « assassinat considéré comme un des beaux-arts » que n’eût pas renié un Thomas de Quincey[3].
Et si l’on prend le parti de s’engager dans ce voyage au long cours avec la confiance du patient lecteur, nous suivrons Londres depuis les fossiles marins de son sol jusqu’au nouveau triomphalisme de son libéralisme économique, « alors que la ville abrite tant de déshérités et de S.D.F. » Même aujourd’hui, ces multiples quartiers hébergent des temps différents : une rue ouvre un monde à la Dickens, une autre les HLM des années soixante, une autre les lofts insolents d’ultramodernisme des Docklands… Hélas, « Londres a toujours été laid ». La ville est sans cesse démolie, reconstruite, que ce soit à cause du « grand incendie », du blitz ou de « l’âge d’or du promoteur immobilier ».
Le chroniqueur se double d’un critique littéraire, appelant à son secours Shakespeare, Dickens, Wordsworth ou Thackeray, mais aussi gastronomique, nous entraînant dans les beuveries des pubs, parmi les fumets de la cuisine cockney… Une autre façon d’entrer dans le livre est à cet égard précieuse : se confier à l’énorme index couronnant ce modèle d’édition, nanti de deux cahiers d’illustrations. Où l’on ira s’ébahir devant « La Tamise gelée », ce « smog » aujourd’hui disparu, ou « La Complainte du bouseux », ramasseur de purin et autres déjections condamné par l’invention des « machines balayeuses », par le progrès enfin…
Des sociologies étonnantes s’ouvrent à nos yeux. Comme lorsque « la tradition voulait que les femmes vendent les biens périssables, comme les fruits et le lait, alors que les hommes, d’ordinaire, vendaient des articles manufacturés et durables ». Tandis que jusqu’au XVIIème siècle, on trouve « de nombreuses sorcières qui font fréquemment beaucoup de mal en semant la grêle et la tempête ». Plus près de nous, aux XIXème et XXème siècle, l’auteur note la prégnance de « phobies globales face à l’immigration ». On doute à cet égard que la méfiance envers d’aujourd’hui envers le radicalisme islamiste du « Londonistan », ne soit qu’une irrationnelle phobie. Mais, notons-le, Peter Ackroyd achève cette somme en l’an 2000, au crépuscule d’un siècle, et à l’aube d’un autre, dont les démons ne seront probablement guère les mêmes. Car, dit-il, « Londres a été l’asile d’anges et de démons qui cherchaient à dominer le monde ».
Autre sociologie : loin de privilégier le seul financier de la City et de la gigantesque tour de « Canary Warf », ou la Victorienne à crinoline, Ackroyd nous offre l’amitié du petit peuple, « dormeurs » du métro fuyant les raids aériens, enfants errants ou criminels, chétifs ramoneurs suffoqués et estropiés, « chiffonnières » et émeutiers… La « cité visionnaire » inaugure des luxes et des modes, quand parmi les strates de son sol et sous-sol se rencontrent « le sarcophage d’une dame romaine du IVème siècle », jusqu’à des « ruines de logements du XVIIIème siècle : « le palimpseste des siècles est tellement concentré qu’on y lit d’un coup d’œil toute la densité historique de Londres ».
Londres cache également folies et faussaires. Car la ville capitale est le cadre de William et Cie, roman d’amour contrarié et de supercherie littéraire… Tous les ingrédients du polar cultivé postmoderne y sont. Charles et Mary Lamb, couple d’écrivains du XIX°, parfaitement authentifié par l’histoire des lettres, se voient concurrencer par un jeune bouquiniste : William Ireland, qui parvient à se faire un nom en découvrant et commentant des documents shakespeariens, dont une pièce inédite de la main du maître ! Nombre de spécialistes viennent authentifier les graphies et les œuvres ; le bouquiniste père profite de l’aubaine. Le souffle littéraire et théâtral emporte dans sa tourmente les esprits des protagonistes : « Là était la preuve que l’on pouvait échapper à la prison que nous sommes pour nous même. » Au point que Mary, de santé délicate, dangereusement émue par William, apprenant la vérité sur le faussaire, tuera sa mère à coup de fourchette… Satire des milieux shakespeariens et lettrés anglais, roman d’émotion, d’action et d’enquête, William et Cie, s’il manque peut-être de vivacité et de couleur dans l’écriture, est d’une lecture plus qu’agréable. Non sans rappeler un autre opus plus considérable d’Ackroyd, sa vie romancée du poète romantique Chatterton[4], auteur de faux poèmes médiévaux et qui se suicida à dix-huit ans.
Raconter Londres est une fois de plus bien séduisant, cette fois à travers le prisme de Trois frères, tous nés un 8 mai, date hautement symbolique, après la seconde guerre mondiale. Venus d'un milieu prolétarien, deux parmi eux vont gravir les échelons de la réussite sociale. L'aîné, Harry, franchit la plus petite porte du journalisme, jusqu'à succéder au propriétaire du journal, non sans jouir d’un mariage doré, cependant vicié. Le cadet, Daniel, après Cambridge, devient un critique littéraire dont la dent s'aiguise à plaisir sur les mauvais livres. Son essai sur les écrivains de Londres est d'ailleurs une sorte de mise en abyme du roman, et un clin d’œil au Londres de son père romancier et essayiste. Seul le dernier né, Sam, préfère la modestie, l'amitié des clochards et des moniales, quoique peut-être dans le cadre d'une vision mystique, avant d'être le factotum d'un impitoyable entrepreneur.
Cette narration alternée ne serait rien s'il ne s'agissait d'une triple satire : des mondes de la presse, universitaire (dont on se demande si l'auteur se l'applique à lui-même) et enfin de l'immobilier et de la politique, aux liens frauduleux, où la corruption règne en maître. Ce qui permet aux frères et à leur mère retrouvée de croiser leurs destinées, car, en cette vie londonienne, « les éléments les plus hétéroclites s'y heurtent ». La maîtrise du narrateur virtuose, qui noue avec virtuosité les fils du drame, va jusqu'à infliger des morts un brin théâtrales, qui tombent presque trop à propos pour achever les carrières de deux d'entre eux. Forcément, ceux qui ont réussi leur carrière paient ainsi leur réussite, l’autre étant en quelque sorte absous, malgré son emploi peu moral chez le méchant mafieux de l’immobilier. Le roman échappe de peu au manichéisme simplet, grâce au penchant pour l’ironie de son auteur.
Néanmoins, en digne successeur de Dickens, Peter Ackroyd sait jeter des portraits caractéristiques, des mises en scènes aussi brève qu'efficaces, entre crime et amour familial contrarié. Pimentant son numéro de prestidigitateur de personnages d'une intrigue au suspense haletant.
Peter Ackroyd confirme sa réputation de talentueux polygraphe, après d’exhaustives et fort élégantes biographies, qu’il s’agisse de Dickens, T.S. Eliot, Chaucer, Poe et Shakespeare. Mais aussi des romans parfois inégaux, entre divertissements mâtinés de thriller, comme ce William et Cie et ces Trois Frères. On se souviendra avec bonheur de ses reconstructions postmodernes de l’Histoire, qu’il s’agisse de faire revivre le poète Chatterton, d’envoyer Un puritain au paradis[5] de la Nouvelle Angleterre, ou d’imaginer, dans Le Dossier Platon[6], le philosophe revenir troubler les esprits en l’an 3700. Longtemps son Londres, reviendra habiter, hanter nos esprits… Devant la réussite de ce monumental roman-ville, on se prend à rêver à un tel livre sur Paris.
Au secours, l’Etat est devenu fou. Une grêle de lois s'abat sur la France. Mais c’est pour notre bien. « Dès lors, on ne fit pas seulement des lois pour tous, on en fit souvent contre un seul ; et plus la République était corrompue, plus les lois se multipliaient[1] », disait déjà l’historien Tacite au second siècle de notre ère. L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on. Loi sur le renseignement, interdiction des propos racistes, antisémites, islamophobes et xénophobes, sécurité sociale obligatoire, tiers-payant généralisé : l’ombre d’un totalitarisme soviétoïde et national-socialistoïde s’étend sur la France. Ainsi le Renseignement, cette vaste oreille le couteau de la censure entre les dents, censé nous protéger du terrorisme, devient une grande cause de Sécurité sociale. La lecture de L'Esprit des lois de Montesquieu serait-elle salutaire ?
Un Persan de Montesquieu serait aujourd'hui stupéfait par la France. Les lois coercitives bourgeonnent à plaisir. Un problème, et hop une taxe, une contrainte et une interdiction. Interdire les mannequins trop maigres sur les podiums de la mode, interdire les distributeurs de boissons sucrées, interdire le portable au volant, obliger au contrôle technique tous les deux ans, interdire de fumer en présence d’un mineur en son habitacle, interdiction des marques sur les paquets de cigarettes, interdiction du cannabis, interdiction des bâches publicitaires sur les monuments historiques en réfection, limiter le nombre de stagiaires en entreprise, imposer 153 taxes diverses à ces mêmes entreprises. Pendant ce temps les réels délits contre les biens et les personnes, les crimes, ne sont pas poursuivis, ou avec de dommageables retards. Ainsi, pour reprendre Montesquieu, « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires[2]».
La loi santé, sous couvert de rembourser sans peine les Français lors de leurs consultations et soins, ne vise qu’à étatiser au dernier degré la médecine, contrôler (c’est déjà fait) leurs tarifs, salarier comme des fonctionnaires captifs les médecins, afin que rien n’échappe à l’emprise totalitaire socialo-communiste, conjointement avec l’étau d’une Sécurité sociale obligatoire, aux dépens d’une liberté de choisir son thérapeute, de s’assurer auprès des organismes privés et concurrentiels de son choix, comme cela se pratique dans la plupart des pays européens, et qui est d’ailleurs en contradiction flagrante avec les lois européennes sur le respect de la concurrence.
Mieux et pire, les lois sur le renseignement et la « lutte contre les propos racistes, antisémites et xénophobes » vont la main dans la main, dans leur impeccable et perfide collaboration.
Photo : T. Guinhut.
Qu’il faille permettre à l’Etat de traquer le terrorisme, soit. Entre internet, les réseaux sociaux et les messages privés, il est loin d’être impossible que se cachent des informations permettant d’arrêter des criminels, d’empêcher que se produisent des attentats terroristes. Il serait idiot, voire suicidaire, de se priver de ces sources pour assurer notre sécurité, qui est aussi notre première liberté. Mais à la condition expresse que tout contenu sans rapport direct et avéré avec ces imputations soit effacé des grandes mémoires du Renseignement. Que les lois sur le Renseignement ne puissent être en aucun cas utilisées pour une autre fin au service d’un despotisme larvaire et à venir. Sans compter que le 13 avril dernier, seuls 35 députés étaient là pour débattre d’un projet de loi à la merci des thuriféraires les plus activistes d’un gouvernement attentatoire aux libertés. Bientôt, il sera parfaitement légal, d’écouter et épier, micros et caméras cachées, chacun d’entre nous, sans requérir l’autorisation d’un Juge. Outre que notre confiance en la justice est déjà sérieusement écornée, celle que nous pourrions avoir envers d’anonymes larbins zélés de la police étatique reste de l’ordre de la plus saine méfiance scandalisée. Notons par ailleurs que cette loi s’adresserait non seulement aux actes terroristes, donc aux propos dits terroristes, mais serait également dédié au service des intérêts économiques de la France. Disons-le tout net, de façon à ce que chacun, jusqu’aux plus hautes sphères de l’Etat, l’entende j’ai bien envie d’acheter israélien, allemand et américain (malgré la NSA), chilien, plutôt que qatari, voire français ! L’espionnage en ligne d’une prolifique police politique serait donc acté ! Rassurons-nous néanmoins, il n’est pas sûr que ces espions sachent lire notre prose, puisqu’ils ont désappris de lire L’Esprit des lois de Montesquieu, avec un projet de loi de plus qui n’en a plus (d’esprit, pour mettre les points sur les i). Le ridicule ne dégonfle pas l’outrecuidance étatique et socialiste, d’autant qu’une telle surveillance gonflée de milliards de données, même soigneusement filtrées par des logiciels intelligents, n’a statistiquement guère de chance de trouver l’aiguille terroriste dissimulé par la taqiya dans les camions de foin de l’Islam, religion de paix et d’amour que l’on sait.
Qu’il faille réprimer les actes antijuifs, antimusulmans, anti tout ce que l’on voudra lorsqu’il s’agit de dégradations, d’atteintes à la propriété, de coups et blessures, personne n’en doute. Que la courtoisie la plus élémentaire et la plus humaniste nous invite à respecter l’humanité d’autrui quelque soit sa couleur de peau, sa religion, son origine géographique, soit. Quant à réprimer « tout propos haineux », voilà qui devient plus délicat. Il est certes désagréable d’en être la victime. Mais voilà qui n’entraîne aucune lésion physique sur les personnes et les biens. Outre que les vices (ici la colère) ne sont pas des crimes, à partir de quel degré de vocabulaire, vulgaire ou raffiné, le législateur va-t-il sévir, engorgeant les tribunaux qui ont bien d’autres chefs d’accusation à fouetter ? Une insulte aussi grossière que stupide sur Facebook, une généralisation abusive (« les … sont tous des … »), une argumentation raisonnée, discutable, faillible, assise sur des faits, des textes, contrevenant aux préjugés, au politiquement correct ? La critique d’une religion, voire la citation de ses versets ordonnant le meurtre et la crucifixion de tous ceux qui ne partagent pas un tel entre soi totalitaire, sera-t-il un « propos » haineux, islamophobe ?
Oh la vilaine blague et insulte raciste, alors que les scientifiques savent pertinemment que les races humaines n’existent pas, si nous entendons ce qu’il ne faut pas entendre, que les noirs et les musulmans représentent 70 % des locataires des maisons d’arrêt françaises, que je n’aime pas le chocolat blanc, qu’un arrière-natif de l’Afrique ou de la Creuse a omis d’utiliser son gel douche…
Quant au racisme anti-blanc, quand à la christianophobie : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir » ! disait le Tartuffe. La tartufferie va jusqu’à taxer d’actes de « déséquilibrés » les crimes judéophobes, les dégradations de cimetières, les profanations et les incendies d’églises. Surtout ne pas dire qu’il s’agit d’une guerre de religion, surtout ne pas désigner le coupable, par niaiserie tiersmondiste, par peur d’une religion intrusive et totalitaire, par islamophobie rentrée enfin.
Bientôt notre Etat Monsieur Propre, combattant d’une main le terrorisme islamiste sur notre sol et hors-sol, aura achevé, au moyen de son autre main, de financer, via nos collectivités locales, conjointement avec les Qatar et autres nids salafistes nourris aux pétrodollars, la construction du double des 2000 mosquées déjà construites et actives, aura contribué aux rets étroits d’un Islam « de » France, aura définitivement fermé les yeux et les oreilles sur les poches de charia exponentielles qui mitent notre territoire et les libertés.
Photo : T. Guinhut.
Faudra-t-il alors condamner la lecture de Montesquieu, qui, en son fleuron des Lumières, en son Esprit des lois, affirme « que le gouvernement modéré convient mieux à la religion chrétienne, et le gouvernement despotique à la mahométane » ? Que « la religion mahométane, qui ne parle que de glaive, agit sur les hommes avec cet esprit destructeur qui l’a fondée[3] » ?
Haïr, ou, plus simplement, ne pas aimer, refuser, quelque irrationnel et mal élevé que ce soit, reste-t-il de l’ordre de la liberté d’expression ou de l’injure caractérisée ? Il faudra au législateur, aux associations dénonciatrices, au juge, à l’Etat in fine, bien du zèle collabo, bien du discernement sémantique et philosophique pour trancher. Ne doutons pas que leur compétence éclairée sera sans faille, aussi efficace que la gestion de l’économie et du chômage par notre bel et bon, saint et vénéré Etat, tel qu’il se perfectionne depuis trois décennies pour le bien de ses citoyens choyés. Encore une fois, notre Etat oublie d’entendre Montesquieu, lui qui stipule « qu’il ne faut pas décider par les principes des lois civiles les choses qui appartiennent au droit des gens[4] ».
Un gigantesque magnétophone contre xénophobie et antisémitisme, un gigantesque Observatoire contre l’islamophobie étendent leurs filets sur les langues, sur les sites internet, les messages de nos smartphones, les propos de comptoir, bientôt les titres de nos bibliothèques publiques et privées… Nous nous aimerons tous la langue ligotée. Nous nous entrelécherons tous les papilles avec des propos aimants. Gare aux langues et aux claviers récalcitrants ! Ce sera législatif, financé (100 millions d’euros pris au fond de nos poches contribuables à merci), répressif. Et pédagogique, vous dis-je ! Comme lorsque les programmes du collège à venir ne stipulent parmi l’étude des religions qu’une seule obligatoire, l’Islam, quand le Christianisme ne doit guère mettre en avant ses réalisations morales, intellectuelles et artistiques ; n’ordonnent que l’étude de l’esclavage (européen bien sûr) et de la colonisation (forcément abjecte) aux dépens des Lumières optionnelles…
Pédagogique, vous dis-je ! Comme un conte de bonne maman à l’usage des citoyens : « Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ! – C’est pour mieux écouter, mon enfant. – Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ! – C’est pour mieux voir, mon enfant. –Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents ! –C’est pour te manger ![5]» Et en disant ces mots, le méchant Etat se jeta sur le petit citoyen, et le mangea.
La cause est entendue. Taisons nous donc. Les grandes oreilles de l’Etat-Dumbo nous écoutent. Big ear is watching you, aurait chuchoté Orwell, réécrit par Edward Snowden[6]. Vous ne m’avez pas entendu. Je n’ai rien dit. D’ailleurs « je » n’existe plus. « Dire » n’existe plus. « Rien » n’est même plus une chose. Les lois n'ont plus d'esprit. Seul reste le silence des tombes profanées. Mais remboursées par la Sécurité sociale en faillite…
Lichen sur une épave, Marais de La Groie, Saint-Clément, Île de Ré.
Photo : T Guinhut.
Tout peut changer, sauf Naomi Klein :
Le manichéisme à l’assaut du capitalisme.
et à la rescousse du changement climatique.
Naomi Klein : Tout peut changer. Capitalisme & changement climatique,
traduit de l’anglais (Canada)
par Geneviève Boulanger et Nicolas Calvé,
Actes Sud / Lux, 640 p, 24,80 €.
Plus tenace qu’un lichen indicateur d’absence de pollution, Naomi Klein récidive avec virulence. Au moins on ne peut lui reprocher ni son manque de constance, ni son avancée parmi de nouveaux champs politiques. Faux courage en fait que celui d’enfoncer avec vigueur des portes déjà ouvertes, de marteler les thèses à l’emporte-pièce, de statufier la doxa anticapitaliste de l’or blanc dont on fait les mausolées de marbre rouge. C’est là son troisième ouvrage de poids, cette fois pour nous persuader, si nous n’avions pas déjà connaissance de l’évidence, que le climat est à l’agonie, que la planète terre frôle l’apocalypse, et qu’il suffit de pourfendre l’éternel chevalier noir qu’est le capitalisme toujours coupable, pour que notre blanche chevalière soit le héraut du rétablissement de la pureté écologique ! Si l’on ne peut que saluer les qualités d’opiniâtreté et d’investigation de l’ambitieuse essayiste, il faut se résoudre à dénoncer son manichéisme, ses prémisses et conclusions hallucinées.
La passionaria de l’anticapitalisme militant avait fourbi ses armes avec le fer anti-mondialisation en publiant un lourd opus, No logo[1], qui se voulait dénoncer la dictature des marques. Il suffisait de penser un instant que le consommateur peut cesser de consommer tel produit et d’afficher son crocodile, peut créer à son tour marques et non-marques, pour voir tout cet édifice pseudo-intellectuel s’écrouler dans le ridicule. C’est alors qu’elle fomenta La Stratégie du choc[2] qui fustigeait les politiques d’austérité, sans prendre conscience que nous ne souffrions pas de trop de capitalisme, mais de trop d’étatisme. Il lui restait assez de clairvoyance pour constater que les stratégies économiques et politiques n’étaient évidemment ni celles des tendres, ni celles de purs esprits seulement préoccupés du bien des populations. On est en droit aujourd’hui de se demander si cette clairvoyance n’avait qu’un œil d’aveugle, qui aurait pris chaud un jour de sursaut climatique.
Qu’il existe des catastrophes climatiques, personne ne peut le nier. Là Naomi Klein joue sur du velours. Inondations immenses par le Mississipi ou le Brahmapoutre, assauts marins contre les côtes en Vendée… Cependant, si l’on excepte pour le second cas la déforestation excessive des pentes, bien présomptueux celui qui ferait un lien avéré de cause à effet entre l’activité humaine et ces désastres. L’urbanisation des rives, des côtes et des deltas, de plus en plus intensive, multiplie les dégâts, alors que l’Histoire ne se prive pas de mentionner, depuis le mythique déluge, des pluies, des tornades et typhons, des sécheresses, des hivers terribles. Si l’on relit l’Histoire du climat d’Emmanuel Leroy-Ladurie[3], n’apprend-on pas qu’un optimum climatique régna pendant le chaud Moyen-âge, que la Loire gelait, que le vin gelait dans les barriques, sous Louis XIV, lorsqu’une longue période froide s’abattit sur l’Europe. Sans que la main visible de l’homme y fut pour quelque chose, y compris depuis la fonte des glaciers, avérée depuis la fin du XVIIIème siècle.
Qu’il existe également des déprédations immenses sur le paysage, du fait de vastes entreprises capitalistes, là il faut l’avouer, le dénoncer avec Naomi Klein : les sables bitumineux exploités comme par un bulldozer chtonien dans l’Alberta sont hélas assez impressionnants pour l’attester. Mais les décisions des gouvernements, prétendument écologiques, sont parfois pires que le mal contre lequel ils veulent lutter : fermer les centrales nucléaires allemandes après Fukushima est aussi irrationnel que contreproductif. En effet les centrales thermiques au charbon, les mines de lignite (dont l’une est aussi vaste dans la Rhur que la ville de Lyon) entraînent une pollution au CO2 et aux particules fines sans précédent, si l’on excepte les temps révolus du smog en Angleterre, des pluies acides venues des industries de l’ex-Allemagne de l’est.
Le remède prôné par Naomi Klein est le suivant : « planifier et interdire ». Que l’on se laisse persuader avec elle par l’accumulation des agressions environnementales commises par les grandes entreprises d’extraction des combustibles fossiles est une chose, mais il est à craindre que le remède soit pire que le mal. Que l’on souhaite avec elle que les individus et les entreprises autogérées prennent en main la production d’autres énergies, certes, mais il faut la convaincre (quoiqu’à l’idéologue nulle argumentation ne sera audible) qu’il s’agit là de ce qu’elle abhorre : la « main invisible » du marché et du libéralisme.
Les « guerriers du climat », les « zadistes » de la « Blocadie », sont les élus du cœur militant et rougeoyant de Naomi Klein. Que le droit naturel et celui de la propriété doivent se défendre contre une agression environnementale, nous en conviendrons. Mais nous ne sommes pas sûr qu’avec de tels acteurs que ce soit « l’amour qui sauvera la planète » (oui, il s’agit bien du titre d’une des parties de cet opus).
De Tchernobyl à la mer d’Aral, en passant par la Chine, les pays communistes ont été et sont les pires pourvoyeurs de pollution et de destruction des espaces naturels et humains. Parce qu’un projet collectiviste chapeauté par un parti totalitaire avait pris des décisions aberrantes. Si les pays capitalistes ne sont pas à l’abri de décisions politiques et économiques aux conséquences désastreuses, ce qu’il reste de démocratie ainsi que les multiplicités des acteurs économiques indépendants, des consommateurs et propriétaires privés des terrains peuvent avoir voix au chapitre pour contester et porter des initiatives plus propices à un espace écologique vivable et productif. C’est en fait ce que réclame Noami Klein, mais sous le drapeau d’un projet iréniquement totalisant, voire absolument totalitaire : « sous l’égide d’un programme cohérent destiné à protéger l’humanité à la fois des ravages d’un système économique d’une injustice féroce et d’un système climatique déstabilisé ». Pourtant, elle n’est pas sans reconnaître « une peur légitime envers ce que certains appellent le fascisme vert ».
Comment, dans un combat capitalisme contre climat, ce dernier donné gagnant à cent contre zéro, peut-on asséner un tel pavé sur la tête du lecteur en faisant précéder le parti-pris, la foi, avant l’enquête ? Comment en des matières aussi complexes et incertaines que le climat, qui plus est l’anticipation climatique, peut-on foncer bille en tête, sans nuances ni concessions, avec tant d’immodestie péremptoire, d’hubris en un mot ? Sans compter que l’anticapitalisme primaire, soviétoïde, libertaire, idéaliste en diable, aurait dû faire long feu, du moins pour tout cerveau doué d’un minimum de raison et de capacités d’observation de la réalité qui nous entoure…
On n’a pas vu l’Ile de Ré, si basse sur l’eau, être submergée par la fonte des glaciers. Car si la banquise arctique s’est considérablement réduite depuis quelques décennies (ce qui n’a aucune influence sur le niveau des mers), mais semble depuis peu s’étendre de nouveau, si les glaciers, dont ceux du Groenland diminuent bien, la calotte glaciaire antarctique, elle, atteint des surfaces de plus en plus étendues. Si le siècle précédent a vu la température planétaire très légèrement s’affoler, on observe depuis deux décennies une stabilisation.
Aussi, la foi apocalyptique du GIEC en un réchauffement climatique inexorable ne cesse de gagner des affidés, malgré les bidouillages de données, malgré l’évidence de leur industrie intellectuelle au service de leur propre domination sur les esprits et les subventions qui ne submergent que leur modestie scientifique.
Quoique souvent ostracisés, et au premier chef par Naomi Klein, les climato-sceptiques ne sont pas que des abrutis ou d’affreux capitalistes qui s’en mettent plein les poches en sifflant « advienne que pourra ». Pourtant l’on sait bien que la longue histoire de la planète a connu bien des alternances de réchauffements tropicaux, de glaciations, aux conséquences bien pires que celles d’aujourd’hui pour les créatures vivantes. Les taux de CO2 ont pu être parfois supérieurs grâce aux seules activités de la nature. Sans compter que l’augmentation de ce taux a pour conséquence heureuse un reverdissement visible par satellite, donc une activité agricole plus propice.
Qui, hors les associations et politiques écologistes, les scientifiques arrosés de financements destinés à gonfler leurs études acquises à la thèse du réchauffement anthropique, profite donc de la manne venue des taxations et des décisions publiques ? Eh bien le capitalisme de connivence avec les Etats et les organisations internationales, au détriment du capitalisme réellement libéral, et in fine, du consommateur et du citoyen attaché à la qualité de son environnement. Ainsi, nous risquons nous seulement de plomber notre économie, mais de retarder les recherches qui mènent à de nouvelles énergies aussi propres que rentables. La science, pourtant déontologiquement sceptique, devient l’otage d’une doxa idéologique, dans le cadre d’une guerre contre la science[4]…
On ne peut douter que des lobbys politiques encouragent les réchauffistes, alors même que des lobbys industriels attachés aux énergies fossiles financent des climato-sceptiques... Que penser des scientifiques qui, au contraire, observant en particulier les cycles de l’activité solaire, prédisent une mini ère glaciaire à venir ? Si cela s’avérait vrai, ne doutons pas que le coupable serait tout désigné. Qui donc ? Mais bon sang, c’est bien sûr : le capitalisme lui-même tel que l’éternité le change…
Ce sont pourtant des entreprises tout ce qu’il y a de plus capitalistes et de plus innovantes (que la « main invisible du marché soit louée !) qui inventent des composants photovoltaïques de plus en plus performants, des exploitations du gaz de schiste de plus en plus inoffensives, des moyens de recycler le pétrole, le plastique, y compris celui flottant sur les océans. Bientôt, n’en doutons pas, nos transports n’aurons plus besoin des énergies fossiles, mais d’hydrogène, d’eau, de thorium. Qui sait ce que demain inventera pour nos villes et nos forêts soient bien plus vivables…
Est-ce à dire qu’il ne faut pas lire Naomi Klein ? Certes non. Mais avec l’œil du sceptique scientifique et politique. On lui saura gré d’accumuler des exemples de ravages de l’activité humaine sur la nature et sur la santé humaine. De dénoncer « le commerce de la pollution ». D’offrir les apparences d’une livre savant bourré de notes. Et de cirer la langue de bois, entre « décombres du néolibéralisme » et « forces progressistes ». Nous avions déjà signalé combien le discours écologiste n’avait fait que verdir les vieux habits rouge du marxisme léninisme[5], il est à craindre que le nouveau livre de messe de Naomi Klein en soit une plus indigeste preuve qu’espéré…
Walter Mehring : La Bibliothèque perdue, traduit de l’allemand
par Gilberte Marchegay, Les Belles Lettres, 2014, 272 p, 15 €.
Daniel Ménager : Le Roman de la bibliothèque, Les Belles Lettres, 2014, 336 p, 25,50 €.
Virgile Stark : Crépuscule des bibliothèques, Les belles Lettres, 2015, 210 p, 17 €.
Virgile Stark : Les Miscellanées d’un bouquineur,
Les belles Lettres, 2022, 160 p, 17,70 €.
Tuer un homme c’est tuer un livre, dit-on. Qu’en est-il du meurtre d’une bibliothèque ? N’est-ce pas un génocide, comme celui de six millions de Juifs effacés, avec une égale constance, par la barbarie nazie… Walter Mehring, narrateur et polémiste brillant, a réchappé d’un autodafé qui n’a pas acquitté la bibliothèque paternelle perdue, pourtant apogée d’une civilisation. Comment la retrouver, sinon en érigeant un livre à sa mémoire ? À moins d’avoir recours, comme Daniel Ménager, aux bibliothèques de la fiction, celles que recèlent les romans, sous les yeux et les doigts de leurs personnages. Quoiqu’il soit à craindre que nous n’ayons plus rien sous les doigts, à l’occasion de la révolution numérique, et que s’éteigne jusqu’au Crépuscule des bibliothèques, pour lesquelles le pamphlet de Virgile Stark, bouquineur impénitent,n’est qu’une triste et revigorante alarme-incendie. Bibliothèque charnelle ou immatérielle ?
La remémoration autobiographique de Walter Mehring, en sa Bibliothèque perdue, est à la fois nostalgique, tragique et enjouée. L’évocation du père, haute figure d’intellectuel socialiste et progressiste incarne une éthique humaniste européenne. Son côté didactique et donneur de leçons est traité avec une tendre insolence, mais finalement avec vénération : « assuré par le pacte qu’il avait conclu avec le socialisme d’être respecté des forces obscures issues des bas-fonds de la société, il s’était promis d’exorciser les cieux étoilés aussi bien que cette infernale contrainte morale qui l’habitait ». Lorsqu’il décède d’un coup, l’édition originale de la Critique de la raison pure de Kant à la main, Walter parait d’abord ne guère se soucier de l’héritage ; mais avec la montée de ce national-socialisme qu’est le fascisme, la conscience du trésor volubile, accumulé comme à la parade, pour protéger l’humanité se fait plus prégnante : « j’avais été chassé du domaine de la culture à son apogée par des barbares méthodiques, des cannibales en uniforme, des adorateurs de l’idole la plus basse que le XIXème eût stigmatisée et contre laquelle mon père avait donné libre cours à son ironie ». Comment tromper les douaniers quant au contenu des caisses déménagées de Berlin à Vienne, sinon en exhibant les Grecs et les Latins, pour mieux dissimuler les volumes anathèmisés par le Troisième Reich : livres écrits par des Juifs, des poètes « dégénérés », des philosophes libéraux…
Autant qu’un récit, ce volume polymorphe est cependant une sorte d’essai : les pages dévorées par les flammes revivent grâce à la fébrilité et l’enthousiasme de l’écriture de Mehring ; même si, non sans raison, il n’est pas toujours indulgent envers ceux qui n’échappèrent pas à l’autodafé : « Les marxistes et les freudiens refusent également à l’art la joie de vivre », ce qui s’applique de surcroit aux nazis, dont il disloque l’argumentation simpliste avec vigueur.
De « l’abbaye de Thélème » venue de Rabelais, en passant par La Bataille des livres chère à Swift, sans oublier ni « Babel » ni la « vanité littéraire », les rayonnages encombrés de richesses, comme alvéoles du cerveau de la culture humaine, suscitent un flot de références, d’allusions et de métaphores. Malgré la relative modestie de la pagination du volume mémoriel de Mehring, il ambitionne « le livre universel ». La « chute aux enfers de la bibliothèque », constituée de bien des classiques, d’ouvrages érotiques, « anticapitalistes, anticléricaux », mais aussi de l’antisémite Protocole des sages de Sion, précède alors une résurrection, non des corps, mais des âmes des livres.
Paru en 1951 dans une traduction anglaise, puis en allemand en 1952, et en français en 1958 dans une édition depuis longtemps épuisée (Les Lettres nouvelles) ce volume mémoriel est l’acmé de l’œuvre de Walter Mehring (1896-1981), d’abord dadaïste et poète. Collaborateur de la revue Der Sturm (La Tempête), il fut un des ténors de l’expressionisme, avant de se livrer à une critique ardente du national-socialisme incarné par Hitler. Guère en odeur de sainteté auprès du régime, il ne dut son salut qu’à son exil, en 1933. Et son salut littéraire avec ce livre profondément original, écrit aux Etats-Unis, qui parvient avec brio à malaxer en sa prose les talents de l’autobiographe et de l’essayiste ; ce que souligne le sous-titre : « Autobiographie d’une culture ». La vivacité du ton exhume l’urgence d’une mémoire qui doit rétablir la vérité autant que ramener au présent l’entier d’une bibliothèque, allégorie d’une civilisation humaniste à réinvestir.
Il y a un présent éternel pour les bibliothèques, même détruites, dans la mémoire des livres, essais ou romans. Ainsi, Daniel Ménager, dans Le Roman de la bibliothèque, ne peut évoquer, en sa page 116, celle perdue de Mehring que comme, désormais, une fiction.
Les bibliophiles, outre leurs trésors reliés, n’aiment rien tant que retrouver les livres dans les catalogues de libraires ; mais aussi dans les fictions qui foisonnent au rayon littérature. Et maintenant parmi un essai dans lequel Daniel Ménager explore ces bibliothèques imaginaires habitées par les personnages ; où se jouent parfois des épisodes cruciaux.
Comment sont rangés les volumes que fréquentent les romanesques héros ? Chez Céline et Rabelais se trouve un « désordre jubilatoire ». En revanche, l’ordre est source autant des plaisirs de l’accessible connaissance que de dangers, surtout si l’on y cache « les fruits défendus ». Ainsi les jeunes gens de Stendhal, les jeunes amoureux d’Ada ou l’ardeur de Nabokov savent que là se rencontrent les corps et les mots, unissant « amour et bibliothèque ». En revanche, Hoffmann, Nodier ou France « montrent que la bibliothèque n’est vraiment fascinante que grâce à des figures féminines rêvées, fantasmées, et souvent sorties des livres eux-mêmes ».
Deux figures incontournables attirent l’attention sur ce qui menace le plus les bibliothèques : le feu. Chez Elias Canetti, dans Auto-da-fé, le professeur Kien, rattrapé par la populace pré-nazie, voit brûler ses milliers de volumes ; chez Umberto Eco, dans Le Nom de la rose, l’aveugle bibliothécaire Jorge incendie le blasphématoire traité d’Aristote sur le rire et par voie de conséquence l’abbaye entière.
Aux confins du voyage parmi l’histoire littéraire, l’essayiste se penche sur un romancier très contemporain : Murakami, qui permet dans Kafka sur le rivage, qu’un « jeune garçon fugueur découvre une bibliothèque commémorative ». La culture encyclopédique et la sensibilité de notre universitaire font sans cesse merveille, tant son écriture est fluide, tant son érudition est amicale.
À moins que ni Walter Mehring, ni Daniel Ménager ne soient plus lus par personne, parmi Le Crépuscule des bibliothèques. Car, cela n’a pas échappé à Virgile Stark, bibliothécaire de son état, qui a passé dix ans dans les soutes de la parisienne BNF (on admirera l’acronyme vidé de son sens), on n’y vient plus guère lire. Il s’agit là des bibliothèques publiques, dont les halls ne sont bientôt plus que fauteuils joliment avachis et nouvelles technologies aux brillantes obsolescences vitrées. Quelques « usagers » se servent des lieux comme d’un cyber-café où l’on vient consulter Internet, brancher son IMac, surfer sur son ordi ou tripoter son smartphone. Au point même que « le taux d’utilisation des ordinateurs est étonnamment faible ». Le suréquipement a conduit à une fortune jetée par les fenêtres des lieux de savoir qui ne savent plus pour grand monde. Entre les lointains rayonnages, où s’ennuient les volumes inconsultés, quelques tables reçoivent des étudiants révisant leurs cours. Par fugitive exception, un antédiluvien feuillette des pages encrées et rassemblées sous un cartonnage de format approximativement carré (une encombrante vieillerie certainement). Ce qu’a constaté le modeste auteur de ces lignes parmi les bibliothèques universitaires de La Rochelle et Poitiers, celle municipale de Poitiers encore, si vilainement nommée « Médiathèque François Mitterrand » (où l’on thèque les médias et où il n’existe même pas de catalogue exhaustif du fonds ancien, et du nom d’un mauvais plumitif à l’idéologie suspecte), celle parisienne enfin où officia Virgile Stark, parmi les quatre tours à l’architecture soviétisante, heureusement dotée de belles salles de lectures aux rayonnages généreux et cependant solitaires…
Car Le Crépuscule des bibliothèques, au fil des pages autodégradables du pamphlet que l’on ne veut pas entendre, c’est abandonner sans regret, avec jubilation, le vieux livre pour s’engouffrer dans le jeunisme numérique, wikipédiesque et jeuvidéastique… Pour l’essayiste virulent, c’est le technocrate du numérique qui vandalise les bibliothèques : « ce geek rebellocrate » […] se proclame engagé, militant de l’accès démocratique au savoir dans un monde ouvert et connecté, et instigateur d’un nouvel esprit de partage des connaissances au sein de la Communauté virtuelle. » Détenteur d’un langage informatique aux acronymes cryptés aussi pédants que ridicules, il phagocyte l’espace du livre, et l’évacue.
Ce nouveau Virgile se défend-il ne pas vouloir être le nouveau guide au sortir de l’enfer des bibliothèques et à l’avènement du paradis du tout écran ? Pour lui, un livre est un objet sensuel, apte à la possession, quand un texte numérique, il n’est qu’un vide effaçable sur écran éphémère, y compris des mémoires : « Ainsi s’étendent peu à peu les ruines de la lecture, pilonnée par l’image stérile et captivante des écrans de toutes sortes. » En effet, on lit de moins en moins, particulièrement nos jeunes -les garçons surtout- et des lectures de divertissement (surtout science-fiction facile et fantasy) plus que de culture savante et sérieuse. Les statistiques ici fournies sont cruelles, augurant d’un avenir d’illettrisme exponentiel : « la lecture chez les 18-24 ans s’effondre aux Etats-Unis […] En France, dans la même tranche d’âge, 41% étaient ce que l’on nomme des gros lecteurs en 1973, alors qu’ils n’étaient plus que 16% en 2008 ». Notons qu’un « gros lecteur » ne l’est plus que pour 21 livres par an ! De plus en plus d’enfants préfèrent lire sur support électronique. On lit ses sms, ses tweets et ses notifications Facebook, les news, à la rigueur Millenium et Le Trône de fer (ce qui n’est pas méprisable), mais pas les classiques : Montesquieu, Pline l’Ancien, Nietzsche et La Fontaine sont au mieux wikipédiés et braconnés, y compris par des étudiants en Lettres qui butinent à peine gallica.fr ou google-book. Exit la lecture suivie et son argumentation complexe, battue à plate couture par le pillage, le babillage et le zapping : « le picorage éphémère s’est substitué à la meditatio ».
Bien des bibliothèques publiques anglo-américaines ferment ou fusionnent, le nombre des bibliothécaires diminue en France, qui plus est remplacés par des informaticiens et des web-spécialistes. En conséquence de la « jacklanguisation de la culture », les halls où ne finissent de palpiter que quelques magazines deviennent des « garderies ». Films, cédés, médias numériques, clubs de jeux vidéo, « discovery centers », locaux et animations cools ont gazé les étagères trop lourdement chargées de Cicéron, de Jules Verne, de Kafka, de Melville et d’Hannah Arendt tout empoussiérés, qui, au mieux, iront se pétrifier dans les réserves implosées. On a su se soumettre au nouveau public, au « diktat de la masse », des « moutons de Panurge élevés en batterie ». Aussi le bibliothécaire, scotché aux « ressources électroniques », n’est plus guère recruté en fonction de sa goûteuse bibliophilie et de sa connaissance des textes fondamentaux : il devient un geek de l’information, un « mangaphile, videophile et gamer ». La satire de celui qui ne se souvient pas « d’avoir donné une seule fois un conseil de lecture à quiconque » est acide.
Bibliothèque municipale, Poitiers, Vienne.
Photo : T Guinhut.
Certes le texte est toujours le texte : Shakespeare et Borges gardent sous le verre des « liseuses » leurs mots, leurs sens, quoique si tristement encagés. Or la navigation la plus experte sur écran ne remplace pas les avantages immédiats de la manipulation aventureuse et studieuse d’un volume aux pages amicales, encore moins le grain d’un papier vergé, d’un maroquin ancien, la texture d’une gravure, l’éclat du papier glacé. Même si ce site a été comparé par un indulgent web-lecteur et surfeur (qu’ici je tiens à remercier) aux pages luxueuses d’une livre d’art. Ma petite vanité caressée n’a pu s’empêcher de rêver un instant d’imprimer avec luxe ce site entier en un livre splendide, rare retour du juste : le web accouchant enfin d’un livre-papier aux cahiers cousus, relié avec jaquette. Rare occurrence qui a cependant permis à La Maison des feuilles de Danielewski[1] d’exister.
Notre pamphlétaire, au demeurant fort documenté, n’est-il qu’un ringard ? Certes non. Il concède avec grâce que nos nouvelles bibliothèques nous permettent, grâce à leurs ressources en ligne, de feuilleter sans se mouiller le doigt maints ouvrages rares, dont l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Il se souvient qu’en vain Platon pestait contre l’écriture, prophétisant la perte de la mémoire individuelle. Que donc la nouveauté n’est pas forcément évacuation de l’ancien. Bien qu’en 2010 naisse à l’Université de San-Antonio, au Texas, « la première bibliothèque sans livres imprimés » : l’on ne peut s’empêcher alors de penser fuir ce lieu qui emprunte abusivement le nom noble de « bibliothèque » pour n’y voir pétiller que des écrans et vagir que des fantômes… Car « l’objectif est de dématérialiser livres et bibliothèques » (c’est l’ordre du jour de l’Ecole nationale des sciences de l’information et des bibliothèques). En un génocide culturel qui n’attend plus que son définitif autodafé virtuel, lorsqu’une vaste panne électrique, un hyper bug balaieront les pixels…
L’archaïque réquisitoire du « renégat sans-gêne de la bibliophilie » contre « la grande déchèterie numérique » peut paraître excessif. Concédons néanmoins que l’océan du web aux milliards de poissons mollement culturels peut n’aboutir qu’à une pêche vide de sens parmi des millions de contributeurs, qu’à une déshérence de l’autorité du savoir et de ses hiérarchies : « Comment ne pas être saisi de vertige face à cette frénésie de participation dénuée de toute autorité spirituelle et hiérarchique ? » La « barbarie à visage numérique » peut-elle aller jusqu’à être « l’ennemi mortel de la culture » ? Il n’est pas impossible en effet que les écrans rendent « difficile d’aller au-delà d’une lecture d’information vers une lecture d’étude ». Quant à lire encore les livres anciens…
Le cri d’alarme sera-t-il entendu ? Et surtout sur papier ? Etrange ironie du sort lorsque sur écran ce site défend un livre qu’un éditeur courageux, d’un élitisme ouvert et accessible, ose encore publier sous forme maniable entre les doigts… Le N’espérez pas vous débarrasser des livres[2] d’Umberto Eco n’était-il qu’un vœu pieux, qu’une nostalgie démentie par les faits, par la marche inexorable de l’Histoire des technologies et des mœurs ? Virgile Stark enfonce le clou : « racontez-vous la belle histoire du livre immortel, pendant que nous préparons son éviction définitive ».
En 1993 Karl Popper notait que « la violence, le sexe, le sensationnel sont les moyens auxquels les producteurs de télévision recourent le plus facilement[3] ». Que dirait-il aujourd’hui, quand la baveuse toile d’images s’étend pour nous coaguler ? Certes ces mêmes sujets existaient dans le livre, mais avec la distanciation du récit et de la syntaxe, de l’imagination et de la pensée, en un mot avec la hauteur philosophique. Il est à craindre que ce recul de la liberté intellectuelle soit dommageable pour la démocratie. Ce que les cadres de Facebook, Apple et Google ont cependant aux Etats-Unis compris : ils savent envoyer leurs enfants dans des écoles sans le moindre équipement numérique. Pour y apprendre à lire, à penser, à créer.
Virgile Stark semble cependant ne pas voir que ces géants de l’Internet sont également sources de libertés de publication inouïes. Qu’Amazon n’est pas qu’un concurrent dévastateur des bibliothèques publiques et des librairies. Grâce à ce dernier, grâce à EBay, Price Minister, l’on trouve à acheter en ligne des auteurs classiques, des livres épuisés, anciens, à des prix souvent modestes, ce qui diminue la dépendance aux bibliothèques publiques et contribue aux bibliothèques personnelles. Bientôt, sur Kindle, on n’achètera plus seulement un fichier-livre, mais on le louera pour une brève période : à quoi bon s’encombrer de papier s’il ne s’agit que de lire ou de consulter une fois ? Sans oublier que les éditeurs papiers, sélectifs, mais pas toujours judicieux, sont déjà dépassés par des éditeurs numériques, dont les e-books permettent des auto-publications pourquoi pas talentueuses, qui atteignent parfois des chiffres de vente fort confortables, tout en assurant des droits d’auteurs plus rémunérateurs. Une telle mobilité du livre, du matériel à l’immatériel, stimulante pour l’esprit, ainsi que pour une nouvelle économie, condamne-t-elle à le papier au recyclage et à la poussière ? Sans doute ouvre-t-elle des portes insoupçonnées vers la créativité et la connaissance…
Mais à l’amateur passionné de livres papier et carton, qui verront peut-être face au virtuel leur retour en grâce, comme les disques vinyles sont de nouveaux objets de collection, il reste l’indéfectible quête et goût du bouquin, pour user du mot venu du néerlandais. Ainsi Virgile Stark titre-t-il son modeste volume : Les Miscellanées d’un bouquineur, alliant un terme familier à un autre spécialisé, les miscellanées étant des mélanges, des mosaïques littéraires, glanées de ci de là. Sans ordre, n’obéissant qu’à sa fantaisie, et à son humeur didactique, il réunit des notes sur l’histoire et les techniques du livre, de l’Antiquité à nos jours, de la bibliothèque perdue du Titanic à celles du général de Gaulle et de François Mitterrand, bibliophile avisé, de la censure à la « bibliomanie », divaguant des boites vertes des bouquinistes des quais de Seine au quartier immense des volumes d’occasion à Tokyo.
Voici quelques-unes de ces miscellanées. Au moyen d’une liste noire, les Nazis prévoyaient d’interdire près de trois mille auteurs en Angleterre en cas de victoire. « Chez les piétistes rhénans ashkénazes des XII°-XIV° siècles, l’encre utilisée pour écrire le mot « Dieu » sur les manuscrits ne pouvaient être réutilisée pour écrire les mots profanes ». Un « livre entièrement blanc », qui fit un succès, un indéchiffrable « manuscrit Voynich », mais aussi « un bibliothécaire idéal », qui, le soir venu, quitte sa bibliothèque pour aller combattre des idées, dont il a veillé, dans la journée, à ce qu’elles soient représentées dans les collections ». Un régal, vous dis-je !
Puisque ces quatre volumes sont chacun à leur manière une mise en abyme des bibliothèques, on ne peut que se pencher avec amour sur leur apparence, leur emballage et design de papier, de carton. Ce pour avoir le plaisir de les retrouver et non de les perdre. Si la couverture du Mehring (et à moindre degré celle du Stark) est passablement laide, comme l’ensemble de la collection, « Le goût des idées -odyssées », à laquelle il appartient, celle du Ménager est nettement plus élégante au toucher et à la vue. Qu’est-ce que cette alliance du crabe et du papillon bleutés qui lui sert d’emblème ? N’est-ce pas l’aureus du « Festina lente » (« Hâte-toi lentement »), cet adage 3001 parmi ceux d’Erasme[4], publiés avec tant de soin par ce même éditeur, à qui il faut sans tarder ménager une place d’honneur dans nos bibliothèques, s’il en reste…
À moins que la sauvegarde soit en de rares bibliothèques privées ? On se souvient de l’amusante caricature dans laquelle un homme invite une femme à découvrir sa bibliothèque : vastes rayonnages vides où ne trône qu’une liseuse, ou un Ipad. Tout Dostoïevski, tout Platon, peut-être toutes les sciences naturelles, tout Emily Dickinson… Rien si la lumière de l’esthétique objet technologique s’éteint. Rien dans l’esthétique, dans l’ordre et le désordre d’un mur de livres aux dos colorées et parlants, rien dans le feuilleté sensuel. Tout ce qui fait qu’une bibliothèque réelle aux livres choisis est un cerveau réalisé, une civilisation, en fait une civilisation diverse et libérale. Pouvons-nous gager qu’après l’ivresse consumériste et créative aux mille gadgets informatiques, dont nous serons le dernier à nier, par la vertu de ce site, l’utilité et la beauté, un nouveau luxe nécessaire revienne à la mode : comme reviennent en force les disques vinyles noirs, les beaux et bons livres, neufs et anciens, objets charnellement concrets, une culture un rien exhibitionniste, à confier entre initiés et pourtant ouverte au partage…
traduits par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Rivages poche, 496 p, 9 €.
Que peut la délicatesse de la littérature et de l’art ? se demande sans cesse Natsumé Soseki. À la lisière de la tradition japonaise et du Japon de la modernité, puisque né en 1867 et mort en 1916, il est l’enfant de l’ère Meiji et de ses bouleversements. En effet, à partir de 1868, l’Empire du soleil levant s’ouvre à l’Occident. Natsumé Soséki alla donc étudier entre 1900 et 1903 en Angleterre, pour ensuite enseigner la littérature anglaise, succédant à Lafacdio Hearn, ce après avoir baigné dans les lettres classiques chinoises, dans l’esthétique du haïkaï. Ainsi, Nakano est à Tokyo stupéfait par un concert de musique occidentale (dont une sonate de Beethoven) dans le roman Rafales d’automne. Conjointement avec la réédition bienvenue d’Oreillers d’herbes, il permettra de rencontrer, à travers ses personnages, l’intimité de l’artiste des mots au fil du pinceau. Car autant Je suis un chat[1] est d’esprit presqu’occidental, dans la lignée satirique du voyage au pays des chevaux (les « Houyhnhnms ») de Swift et du Chat Murr d’Hoffmann, autant Rafales d’automne défend les valeurs éthiques d’une tradition balayée par la puissance financière d’une nouvelle hiérarchie nippone.
Un trio d’apprenti-écrivains forme l’ossature de Rafales d’automne. Le grand écart de leurs conditions matérielles est constitutif du roman. Si l’amour de la littérature et l’ascèse de l’écriture unissent les trois personnages, l’argent, son abondance et son manque, les différencie, les écarte douloureusement. Takayanagi est un jeune homme pauvre, bientôt malade des poumons ; il perd son précieux manuscrit destiné à un manuel de géographie, qui aurait dû lui rapporter quelques dizaines de yens. Il a bien du mal à envisager le précieux « détachement » qui lui permettrait de trouver son équilibre. Heureusement il est soutenu par son ami Nakano, également licencié ès lettres, mais fort riche, et qui peut trouver le loisir de composer un roman poétique. Ils croisent de plus Dôya, leur ancien et intègre professeur, moqué, démissionnaire, qui peine, à la sueur de ses écrits, à nourrir son épouse.
Quel est le destin de l’homme de lettres, quelle doit-être sa fonction ? se demandent-ils tous les trois à leur manière. Misérable pour Takayanagi, qui « rongeait chaque soir l’os de la douleur du monde » ; léger et décoratif pour Nakano. Dôya, un peu plus âgé, duquel on lit de larges extraits de son texte sur le « détachement » dans la revue « Kôko » dont il est le rédacteur, a pour « vocation » de faire avancer la société « ne serait-ce que d’un pas dans une direction plus haute et plus noble ». C’est ainsi qu’au cours d’une conférence agitée, il va défendre son « idéal » aux dépens d’une idéologie de l’occidentalisation et de la réussite financière : « De même que l’homme riche, grâce au pouvoir de l’argent, fait prospérer la société, l’homme de culture, grâce à son savoir et à sa raison, apporte le bonheur à la société ».
Entre réalisme et atmosphère poétique, des pages précieuses émaillent ces Rafales d’automne (dont le titre vient d’un mélancolique poème chanté par une femme aimée) : conversation sur l’amour (« le cosmos qui se reflète dans le cœur d’amoureux est plein d’une compassion profonde »), description d’un « anneau d’or », satire de la richesse lors du mariage de Nakano… Chaque écrivain, et c’est là on n’en peut douter une profession de foi de Sôseki lui-même, tente de vivre « tout comme le pinceau laisse une légère trace d’encre, pour éclairer le monde aveugle d’un point lumineux ».
Il est évident que les romans de Sôseki (mais également ses nouvelles) ne sont pas des romans d’action. Conversations, situations, observation détachée du narrateur, analyses psychologiques, méditations intellectuelles abouties, notations des images de la nature, tout cela parsème une intrigue souvent ténue, et en fait toute la richesse, rendant ainsi justice à ce pathétique propos de Takayanagi : « Quel gâchis si je mourais sans avoir donné jour à ce moi qui n’appartient qu’à moi ! » Que fera ce dernier des cent yens offert par Nakano : aller soigner sa tuberculose ou aider son maître Dôya, dont l’ « Essai sur le caractère » promet d’être son grand-œuvre ?
Qui sait si Oreiller d’herbes n’est pas le plus fabuleux récit de Sôseki. Celui qui est peut-être son alter ego est cette fois un peintre. Ce dernier sait établir avec la nature une relation privilégiée, profondément lyrique : une « fleur de camélia […] attire un homme de ses yeux noirs, sans qu’il s’en rende compte et elle instille dans ses veines un poison enchanté ». Aussi se retire-t-il parmi les montagnes, lors d’un « voyage en quête d’impassibilité », pour interroger le sens de son art, entre peinture japonaise et peinture occidentale. Or l’auberge qui le loge recèle un mystère : une femme fantomatique répond à ses haïkus. Est-ce cette fameuse Nami qui, suite à un mariage forcé, aurait perdu la raison ? Celle-ci, « sourcils levés qui cherchent à tout vaincre », s’avère être d’une exceptionnelle beauté, que le peintre pensera poursuive sous ses pinceaux. Ne s’agit-il que d’un idéal pictural, d’un amour insensé, d’une scène théâtrale, ou d’une allégorie qui serait le point de fuite parfait de ce « roman-haïku », selon le mot de son auteur…
« Dès que vous avez compris qu’il est partout difficile de vivre, alors nait la poésie et advient la peinture ». Cette phrase inaugurale est le viatique d’un sage : Sôseki tel qu’en lui-même, nostalgique de la culture nippone traditionnelle, face à une modernité dont il se méfie (son personnage déteste le train). Car sans cesse Oreiller d’herbes est un récit d’une rare finesse poétique. Il sait tout transmuer en œuvre d’art : un entremet, « yokan bleu posé sur un plat vert céladon », un moinillon zen grotesque, l’apparition d’un « ample kimono de cérémonie », un « shamisen lointain », un nu féminin au travers de la vapeur du bain, un dialogue autour d’un thé et d’une « pierre à encre » ancienne… Car ce peintre, « dans la vie, ne reconnait d’autres valeurs que celles du rêve ».
Entre le regard ironique, éminemment satirique, d’un narrateur qui commence par affirmer « Je suis un chat », et les récits autobiographiques de Botchan[2] et d’À l’équinoxe et au-delà[3], dures années d’études et du monde du travail, Oreiller d’herbes est le plus bel univers intimiste de Sôseki, quand Rafales d’automne est un texte majeur sur la condition de l’écrivain. Condition bientôt doublée par la souffrance des dernières années de son auteur, marquées par la maladie qui ne lui permit pas d’achever son dernier et plus vaste roman, Clair-Obscur d’un drame conjugal, à la mince intrigue, mais dont on aimera l’étoffe émotionnelle aux nuances inouïes…
Anna Akhmatova : Le Requiem & autres poèmes choisis,
traduit du russe par Henri Deluy, Al Dante, 216 p, 17 €.
Tout poème est un requiem, célébrant ce qui ne peut manquer de disparaître. À moins qu’il s’envole vers le futur. Certainement le poème le plus célèbre, le plus déchirant, d’Anna Akhmatova est son Requiem. Au point d’offrir un défi aux traducteurs. Relevé une fois de plus, après celui de Mandelstam, par Henri Deluy, dans sa version du Requiem & autres poèmes choisis. En un peu plus d’un demi-siècle d’écriture lyrique, il a fallu cependant à Anna Akhmatova heurter sa Muse au rouleau compresseur de la permanente tragédie du communisme, puisque, née en 1889, sa maturité a toute entière été corsetée par les fers du totalitarisme, jusqu’à sa mort en 1966.
Coutumière de la mort, Anna Akhmatova vit partir son premier mari, le poète Nicolaï Goumiliov, vers les affres de l’arrestation et de l’exécution par les Bolcheviks en 1921. Coutumière de la poésie depuis son enfance, son premier recueil, Le Soir[1], est publié en 1912. Le succès fut tel que durablement fut lancé le mythe de la « Sappho russe ». Elle est avec Mandelstam[2] l’un des phares de l’acméisme, ce mouvement qui récuse un symbolisme usé, son goût des obscurités, son artificialité, ainsi que ce futurisme qui, dans son « Premier manifeste » de 1909, voulait « démolir les musées, les bibliothèques[3] » ; préférant la clarté et l’authenticité, « l’engagement lyrique ». Ce qui n’empêche pas que l’œuvre d’Anna soit essentiellement intimiste, empreinte d’émotion et attentive aux valeurs morales. On devine que le réalisme socialiste lui fasse bientôt horreur.
Après Le Rosaire, La Volée blanche, Anno Domino MCMXXI, Anna est interdite de publication par le régime soviétique pendant quatorze ans. Autour d’elle, la terreur s’amplifie. Il faut attendre les années quarante pour qu’elle puisse publier des choix de poèmes. Et pour que le rapport Jdanov la qualifie de « petite dame hystérique », en 1946. C’est seulement en 1958, après le rapport Khrouchtchev, qu’elle peut publier une anthologie. Les dernières années de sa vie lui sont plus favorables, puisqu’elle réintègre l’Union des écrivains, dont elle devient présidente, peut voyager en Italie, à Oxford, où elle est faite docteur Honoris causa. Même si la censure s’exerce encore sur La Course du temps (d’où 700 vers sont expurgés), elle peut publier à Munich son Requiem, en 1963, qui devra attendre 1988 pour atteindre Moscou.
Ainsi, de 1909 à 1963, cette judicieuse anthologie parcourt pas à pas la trajectoire entravée de cette poétesse qui s’inscrit dans une constellation magique et tragique, en compagnie d’Ossip Mandelstam et Marina Tsvetaeva[4].
« Les buissons s’agitent dans les ravines,
La grappe du sorbier rouge et jaune se flétrit,
Et moi, je compose des vers joyeux
Sur la vie fragile, fragile et belle. »
Ecrit-elle en 1912. Bientôt, la guerre, à la veille de laquelle, encore inconsciente, elle avoue « Je ne guéris pas les autres de l’amour », puis le totalitarisme rouge, vont étrangler, briser cette fragilité : « Chaque jour ainsi est devenu un jour des morts » (1915). De même, en 1919, « La mort fait des croix sur les maisons ». Malgré l’étau du communisme, Anna refuse de penser à quitter la Russie. Les poèmes d’amour observent un triste repli quand elle déplore l’acharnement sur son pays « elle aime le sang, la terre russe » (1921). Si, en 1928, « La ville baigne dans une solution toxique », c’est bien le pays entier qui est empoisonné pour longtemps.
Un bel et déchirant hommage est rendu à Mandelstam en exil, lorsqu’à « Voronej », en 1936, elle lui rend visite :
« Mais dans la chambre du poète disgracié
Veillent tour à tour la Muse et la peur.
La nuit passe
Qui ne connait pas d’aurore »
L’on sait que le Requiem fut en 1957 composé pour honorer - et torturer - la mémoire de Pounine, l’historien d’art avec lequel Anna avait vécu. Mais cette déploration vaut pour toutes les femmes qui ont vu partir à jamais leurs maris, leurs frères, leurs fils, sous le talon du léninisme et du stalinisme.
Quoique nous n’ayons pas la moindre compétence en langue russe, dont le texte original orne l’édition de La Dogana (L’Eglantier et autres poèmes[5]), il semble que la traduction d’Henri Deluy, par la vertu de son parti-pris elliptique, est plus efficace, plus suggestive et émouvante. Voilà ce qu’il écrit des premiers vers du Requiem, plus précisément de la « Dédicace » :
« Tant de malheur,
Et les montagnes s’inclinent,
Le célèbre fleuve s’arrête de couler
Dans les prisons, de solides verrous,
et, Au-delà : les tanières du bagne,
et la tristesse mortelle.
À d’autres, le souffle et la fraîcheur du vent,
à d’autres,
le crépuscule et sa tendresse »
Ce poème d’une douzaine de pages, composé en 1957, s’achève sur :
« Et j’ai peur d’oublier, même dans une mort
Bienheureuse, le fracas des fourgons noirs […]
Que, des paupières de bronze, immobile,
Coule, comme des larmes, la neige fondue »
Ce que Jean-Louis Backès, traduisait ainsi, proposant un immobile au pluriel qui change le sens de l’accord :
Son dernier poème, en 1963, commence ainsi : « J’éteins ces chandelles intimes ». Cela ne sonne-t-il pas comme un adieu ? Tel lorsque Prospéro, dans La Tempête, annonce : « Je briserai ma baguette[8] ». Ce que l’on peut légitimement interpréter, de la part de Shakespeare, à l’occasion de sa dernière pièce, comme un adieu à son art.
Henri Deluy a eu l’idée, autant émouvante que pertinente, d’ajouter en appendice la traduction de trois hommages d’incontournables poètes russes : Alexander Blok, Ossip Mandelstam et Boris Pasternak. De ce dernier, pour notre chère Anna, retenons son ultime quatrain de 1928 :
« Partout, comme des producteurs d’étincelles,
Dès Vos premiers livres, où les graines
D’une prose attentive se développaient,
Ils transforment les événements en choses vécues. »
Peut-on aujourd’hui imaginer qu’Anna dut composer ses poèmes pour des voix qui les apprenaient par cœur, faute de pouvoir les diffuser sur papier ? La légèreté (pas un instant superficielle) des poèmes de jeunesse fait place, à l’acmé de sa maturité, aux accents viscéralement tragiques. « Le Poème sans héros », le Requiem sont des échos direct de la trop longue actualité du communisme meurtrier, dans lesquels émotion et réalisme confluent en une intensité folle, comme une balafre au front de la Muse. Si le poème parait sourdre d’une page d’un journal intime, il est aussi le reflet synthétique de la cruauté de l’Histoire. Au point qu’il faille lire, pour leur poids de répression, les poèmes de la série « Gloire à la paix », qui sont des hommages à Staline. Jusqu’où la langue du poète doit-elle s’abaisser pour tenter de fléchir le tyran ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.