Vous qui entrez en France, laissez toute espérance… Ces paroles, d’une sombre couleur, je les vis inscrites au fronton de l’enfer fiscal[1].
Un ministre du Budget veillant sur la fraude fiscale, lui-même coupable de ce qu’il est censé pourchasser ! Voilà un homme avisé, à qui va, sans ironie aucune, toute notre estime : il sait où placer et faire fructifier son argent, en une Suisse riche, démocratique et libérale où prospère le plein emploi ; il sait comment échapper à l’enfer fiscal qu’il contribue à resserrer autour du cou exsangue de ses concitoyens. Nous ne lui reprocherons donc que son hypocrisie, consubstantielle au socialisme, à cette oligarchie qui s’est perpétuée, droite et surtout gauche confondues depuis une trentaine d’année, pour s’enrichir de généreux émoluments publics prélevés sur le labeur du contribuable privé… A cette réserve près que s’il s’avère que les fortunes acquises ne le sont qu’au prix de trafics d’influences, lorsqu’il était consultant pour l’industrie pharmaceutique, il s’agit alors de biens mal acquis. Ce qui relève de la corruption. La fraude enfin atteindrait jusqu’au Président lui-même qui n’hésiterait pas à minimiser la valeur de son patrimoine afin d’échapper à l’Impôt Sur la Fortune…
A ceux qui vitupèrent contre les paradis fiscaux, faut-il répondre que le paradis est préférable à l’enfer, et plus précisément à l’enfer fiscal qui est le nôtre? Mieux vaut en effet une banque qui blanchit de l’argent sale qu’une banque qui salit l’argent propre, comme le fait notre Banque Publique d’Investissement en gorgeant de salaires ses néfastes administrateurs nourris avec le produit de la pression fiscale. Mais, me direz-vous, ce sont souvent des sommes indues, venues de la fraude fiscale justement, de la prostitution, de la drogue, du racket et du crime qui alimentent ces comptes secrets, suisses et caraïbes… En légalisant drogue et prostitution, dans le respect contractuel de la liberté et de la dignité humaine, l’on diminuera d’autant cet argent sale. Reste à traquer et punir, tâche bien suffisante, ce qui relève du vol et du meurtre…
Comment lutter contre la fraude fiscale ? En la rendant inutile. Il suffit de réaliser l’égalité fiscale entre la France et la Suisse et l’on obtiendra facilement que notre pays devienne un paradis fiscal, un havre du plein emploi, un antidote à la pauvreté… Certes le clientélisme des socialistes envisagerait cette solution avec effroi : il ne pourrait plus fabriquer et arroser (avec un argent que nous n’avons plus) ses pauvres et ses assistés qui finiraient par se responsabiliser et s’enrichir sans eux…
Les comptes suisses et off-shore pullulent parmi nous. Y compris chez les grands groupes du CAC 40 qui délocalisent une partie de leurs activités, de leurs siège, jusqu’en Belgique. Que ne peuvent-ils les domicilier en France pour leur plus grand profit et par voie de conséquence pour le nôtre… L’on reproche à Amazon de s’affranchir de la fiscalité française en domiciliant son siège au Luxembourg, alors qu’il bénéficie de subventions pour installer un site en Bourgogne ; ne vaudrait-il pas mieux rendre inutile ses subventions en égalisant le régime fiscal sur celui du Luxembourg ?
Quand une étude de Viavoice montre que 51% des jeunes Français de 25 à 34 ans souhaitent s’exiler, ne faut-il pas s’inquiéter, ou plus exactement souhaiter de voir nos gouvernements choisir la direction de la prospérité du paradis fiscal…
Souvenons-nous qu’Hitler avait mis en place un impôt de sortie pour les Juifs qui souhaitaient quitter l’Allemagne, gagnant « la grande majorité des Allemands à l’idée de lancer des attaques sur les Juifs fortunés et de spolier leurs concitoyens juifs moins riches ; une prise de socialisme, une prise de racisme, et le fisc du pillage se mettait lui aussi en mouvement[2] ». Cet impôt de sortie était de 50% ! Le taux de 75% du Président socialiste serait surréaliste s’il n’était pas si effrayant. Pensons combien est nationaliste ce bastion fiscal qui se targue de patriotisme économique et citoyen, combien est socialiste ce prétendu paradis de la justice sociale, ce maquis de la redistribution qui dépasse les trois millions de chômeurs.Qui ne rêve que d’en finir avec le secret bancaire, pourtant gage et refuge des libertés face aux totalitarismes, y compris lorsqu’ils portent le masque bonhomme de la moralisation des pratiques politiques et financières.
Luzern, Suisse. Photo : T. Guinhut.
La France est l’un des pires enfers fiscaux au monde, en particulier pour les hauts revenus. Mettons à part l’excès de la Suède qui prélève 56,6 %, mais dont les services rendus par l’état sont incomparablement supérieurs, ce parmi une économie par ailleurs plus libérale et plus performante. Les hauts revenus français acquittent 52%, l’Allemagne 42 %, la Suisse 39 %, l’Islande 32 %, la République Tchèque 15 %. Quant à l’impôt sur les sociétés, il est chez nous de 36,1%, alors que la moyenne européenne se situe à 23,5% (moyenne que nous contribuons à plomber vers le haut !), alors que Grande-Bretagne, Suède et Danemark annoncent des baisses à cet égard, jusqu’à 15% en Allemagne. L’Impôt Sur la Fortune, ce dinosaure fiscal, n’existe pas ou plus chez nos voisins. Avec ces records historiques d’imposition, l’hexagone assure son avenir de récession, de chômage et de pauvreté, tout en clamant haut et fort que c’est la faute à l’ultralibéralisme et autres balivernes aussi postmarxistes qu’incultes… Sans compter la ribambelle de taxes farfelues : à l’essieu, à l’effort de construction (sûrement du socialisme !) d’apprentissage, pour les handicapés (afin que les Français le deviennent), timbres fiscaux, taxes sur les traders, les nuitées d’hôtel au-dessus de 200 €, les boissons sucrées, les carburants, la TVS, la CVAE, CSG, CRDS, cherchez le sens des acronymes qui occupent bravement le soin des fonctionnaires : 90 pour 1000 habitants chez nous, 50 pour 1000 outre-Rhin. Le taux de prélèvement obligatoire vient de passer à 46,3 % du PIB, et encore faut-il inclure dans ce dernier les dépenses de l’état. Et l’on sait par ailleurs que trop d’impôt tue l’impôt, ce que la courbe de Laffer a montré, à cause de l’effet désincitatif sur le travail, épuisant les caisses de l’état, alors qu’une fiscalité modérée, par le biais des créations de richesses, entraîne la remontée des ressources fiscales.
Si nous ne dirons pas que tout est délicieux sous d’autres cieux, il faut comprendre l’exaspération de ces riches (sans compter ceux qui ainsi ne le peuvent devenir), honnis par nos édiles socialistes, ces riches pourchassés qui préfèrent s’enfuir sous des cieux fiscaux plus cléments, ou frauder. Voilà pourquoi leurs richesses n’irriguent pas l’économie et l’état français. Plutôt que d’en appeler à la vaine moralité citoyenne, que de prétendre renforcer police et contrôles fiscaux, et leurs fonctionnaires anti-productifs, baissons drastiquement les dépenses de l’état (56 % du PIB) et du même coup la fiscalité : taux unique en une flat tax à moins de 20% par exemple[3]. Ce qui permettrait au passage de supprimer de nombreuses dépenses parmi les ministères occupés à calculer, prélever et reverser sous forme de subventions ce que notre fiscocratie leur commande. Car, accuse Peter Sloterdijk : « Le fisc est le véritable souverain de la société moderne[4] ».
Que la France devienne, en toute moralité économique pragmatique un paradis fiscal, réservé autant au plus riche qu’au moins riche, est une nécessité incontournable : c’est seulement dans une libre circulation des initiatives et des richesses que la pauvreté et le chômage se rétracteront. Ainsi en accusant les riches, on se trompe de cible ; ne reste que la révolte fiscale d’abord silencieuse, ensuite moins courtoise si les portes de l’enfer ne se changent en portes du paradis. Car après l’évasion fiscale, devrait advenir l’invasion fiscale en ce paradis que pourrait être la France. Hélas, mille fois hélas, le Président français ne remettra pas les clés du paradis fiscal à ses citoyens enchainés…
Emmaüs Saint-Michel-le-Cloucq, Vendée. Photo : T. Guinhut.
Siri Hustvedt essayiste et romancière :
Vivre, penser, regarder ;
Un Eté sans les hommes.
Siri Hustvedt : Vivre, penser, regarder,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf, Actes sud, 512 p, 24,80 €.
Siri Hustvedt : Un été sans les hommes,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 224 p, 18 €.
Comment tisser ensemble les fils de l'essai et la dimension autobiographique ? L’écrivaine américaine Siri Hustvedt a trouvé le sésame qui lui permet de réunir ses genres pourtant peu conciliables : c’est « l’essai subjectif ». De même, partant de textes écrits et publiés au hasard de journaux et de colloques, elle a su les agréger en un ensemble cohérent, qui plus est sous l’égide des sacro-saintes trois parties universitaires, quoique elle revendique sa liberté par rapport à ce milieu et à ses codes. Vivre, penser, regarder est le triptyque de l’entière réalisation personnelle, humaine et intellectuelle de l’américaine Sri Hustvedt, que l’on doit connaître moins que pour l’épouse de Paul Auster, que pour elle-même. De la neurobiologie à l’œuvre d’art, Vivre, penser, regarder est un parcours autobiographique et intellectuel, quand le roman Un été sans les hommes installe au centre d’une pléiade de personnages féminins, une poétesse perspicace et inspirée.
Le lien entre nos vies mentales quotidiennes et les sciences neurologiques est un fil rouge qui parcourt avec constance ce recueil Vivre, penser, regarder. Ainsi les pages sur les migraines récurrentes de Siri (qu’elle n’aborde pas sur le versant de la plainte) sur l’insomnie, sur le rapport à son père, forment un tissu de « biographèmes » (pour reprendre le terme de Roland Barthes) et de notations scientifiques, philosophiques et littéraires érudites, sans lourdeur. Se dire et se connaître ne peut s’exonérer de la connaissance des travaux et des œuvres d’autrui : Chaucer, Nabokov ou Borges, par exemple sur cette « étrange zone intermédiaire entre veille et sommeil », mais aussi l’examen du cortex ou du thalamus…
Le cas de Phinéas Gage est emblématique : cet homme reçut une barre de fer au travers du crâne et survécut. Mais en ayant perdu son empathie, ses affect, son équilibre, ses vertus : « Cette histoire m’a hantée par ce qu’elle suggérait d’affreux : la vie morale peut être réduite à un bout de chair cérébrale ». La personne est-elle alors plus biologique que culturelle ? De même, entre déterminisme et liberté, elle se demande : « A quel point sommes-nous prisonniers de notre sexe ? » Répondant alors : « Nous ne sommes pas les auteurs de nous-mêmes, ce qui ne veut pas dire que nous n’avons ni capacité d’action possible ni responsabilité, mais plutôt que le devenir ne peut s’émanciper du lien. »
À la recherche de son « moi idéal », mais aussi de ses facettes et réalités, elle reste consciente de ce que « nous devenons aussi les créatures de notre culture ». Non sans s’interroger sur l’apport de la psychanalyse, elle note avec justesse « la rapidité à laquelle le lecteur de n’importe quel texte littéraire se met à ressembler à l’analyste, et le nombre de choses dont nous sommes souvent inconscients, nous autres auteurs de fiction, lorsque nous écrivons ».
Son regard butine dans un large spectre : de Duccio à Louise Bourgeois, elle n’est pas qu’historienne d’art. Avec finesse, et modestie, elle confronte aux chefs-d’œuvre son expérience familiale de la photographie et de l’image, observant ces « neurones miroirs » qui interagissent avec la puissance du regardé. L’effroi de Goya rebondit parmi les artistes contemporains qui le relisent, le singent, choquent et fascinent leur public, cependant moins que le sens de la fureur et du sublime chez le peintre espagnol. C’est alors qu’elle tente de pactiser avec les émotions ressenties, en conscience « que les artistes sachent qu’ils ne maîtrisent pas leur œuvre. »
La curiosité de Siri Hustvedt semble insatiable. On se souvient qu’essayiste, dans La Femme qui tremble, elle étudia les troubles neurologiques et le « gouffres qui hantent et configurent, dit-elle « l’histoire de mes nerfs », qu’elle dressa un Plaidoyer pour Eros. Romancière, avec Un Eté sans les hommes, elle narre l’abandon et la reconstruction d’une femme. Sans cesse à la recherche des mystères de la personnalité, elle sait une fois de plus « vivre, penser, regarder ». En sa langue accessible et élégante, elle nous entraîne avec bonheur dans cette mosaïque de micro-récits et de pensée réflexive qui dresse mieux que son autoportrait : le nôtre. La vocation d’écrivain de Sri Hustvedt ne se satisfait pas de raconter des histoires, si elles ne sont accompagnées d’une pensée sur leur nécessité…
Il y a quelque chose de Desperate Housewives dans ce roman. Il est en effet question d’une femme qui, la quarantaine venue, voit partir son mari qui a besoin de faire une pause : « La Pause était française, elle avait des cheveux châtains plats mais brillants, des seins éloquents qui étaient authentiques »… Certes, si la narration s’arrêtait à une situation hélas si banale, sans les finesses d’une écriture là déjà sensibles, il ne mériterait guère d’en parler.
La narratrice oscille d’abord entre l’examen de son moi et des rumeurs de folies qui la frôlent, lorsqu’une dépression, une hospitalisation, la séparent du monde, lorsqu’il ne lui reste plus que des « tessons de cerveau ». Ainsi, sans son Boris bientôt repentant, comme au cours d’une thérapie, elle va aborder « un été » exclusivement consacré à des présences féminines. La voilà alors au croisement de deux âges de la vie, entre l’amitié de vieilles veuves qu’elle appelle les « Cinq cygnes » et celle de sa mère. Décidé à faire un bilan de sa vie, dont un large pan vient de tomber, elle prend la décision de faire l’inventaire écrit de ses « Mémoires sexuels », depuis la première émotion, si ténue, jusqu’à celles plus matures, puis matrimoniales, et d’aller à la recherche de son « moi secret ».
C’est lorsque Mia, poète au plus profond d’elle-même, émergée de sa dépression, va se mettre à donner des cours de poésie à sept adolescentes, que le roman prend de son ampleur. Entre Abigail, l’une des « Cygnes », qui sait cacher sa « broderie érotique », entre sa correspondance avec « Mr personne », puis les premiers émois et petites rivalités « gothiques » de ses disciples, enfin son amitié avec Lola, jeune mère un peu dépassée par son couple sa progéniture, elle enrichit sans cesse sa personnalité et sa vision du monde.
Un tel roman en forme de mise au point au carrefour d’une vie, grâce à l’introspection et au retour sur un passé personnel, a bien des atouts. Mais il devient fascinant lorsqu’il se penche sur l’écriture en acte, sur les mystères de la création poétique, citant Shakespeare ou Emily Dickinson, ou encore proposant les propres poèmes du personnage, fort beaux, limpides et imagés : « Multiplie-toi par les mots, Alice / Ton armée aérienne crache des sagaies, / Craque des syllabes, brise le verre, / Vomit la fureur vers le ciel. »
Ainsi l’on ne trouvera ici aucune niaiserie, mais une éducation à la sensibilité, à la connaissance de la condition et de la création féminines, ainsi qu’une éthique d’écriture aussi prenante que solide, tout juste une légère satire des mœurs. Où le « critique américain » est comparé à un Dieu « totalement dénué d’humour et amateur de la médiocrité ». Où l’éloge de la création est si lyrique : « embrasser les plaisirs secrets de nos sublimations, l’arc d’une phrase, le baiser d’une rime ». Voilà un livre finalement polymorphe, entre roman et journal d’une crise, d’une reconquête, voire essai sur la différence et l’identité du féminin et du masculin. Malgré quelques minces pages d’intérêt inégal, presque inévitables dans un tel projet pluriel, le plaisir de lecture résonne…
On a connu cet auteur, qui publia un beau Plaidoyer pour Eros, plus pâteux dans son style romanesque. Tout ce que j’aimais, par exemple, nous a laissé un souvenir de sûreté dans le détail psychologique, de qualités d’analyse infinies, mais dans la gangue d’un roman trop compact, trop touffu peut-être. A moins que nous l’ayons mal lu. Les esprits chagrins diraient à propos d’Un été sans les hommes qu’il s’agit d’un livre de femme, pour des lectrices. Que l’on balaie cette opinion sexiste ! La richesse sensible et conceptuelle de l’univers de son personnage et le simple raffinement de son écriture méritent que Siri Hustvedt soit considérée comme un écrivain, là où les douanes des genres sont balayées. Car entre Vivre, penser, regarder et Un été sans les hommes, de l’essai eu roman, de la neurobiologie à l’œuvre d’art, un parcours autobiographique, intellectuel et romanesque se dessine, celui d’une complète femme-artiste[1].
Thierry Guinhut
À partir d'articles publiés dans Le Matricule des Anges, février 2013
traduit du néerlandais par Mireille Cohendy, 272p, 14,50€ ;
Harry Mulisch : Siegfried, une idylle noire, traduit par Anita Concas,
192p, 16,90€, Gallimard, 7,50 € en Folio.
Norman Mailer : Un Château en forêt,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard Meudal, Plon, 464 p, 22 €.
Sous la voûte de l'Histoire, ce serait abuser que de réduire la quête d’Harry Mulisch (1921-2010) à celle de ses origines. Fils d’un pro-nazi et d’une juive, ce métissage détonnant aurait pu faire de lui un névrosé, mais la liberté de son caractère et de son écriture lui permettent de dépasser l’auto complaisance d’une mémoire viciée. L’Affaire 40/61 est sa lecture du procès d'Heichmann, quand Siegfried, une idylle noire imagine une filiation d'Hitler. Plus fantasmagorique encore, Norman Mailer, fait d'Un Château en forêt celui des affreux contes où bouillonne la gestation du loup, Hitler lui-même.
Lisons L’Affaire 40/61 comme une investigation sur cette dualité qui présida à sa conception. Journaliste pour un grand hebdomadaire néerlandais, Mulisch assiste en 1961 au procès Eichmann. Certes, cette chronique n’a pas la portée philosophique du grand œuvre de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem[1]. Cependant, entre de lumineuses et plus détendues promenades sur le sol israélien, quoique hantées par la dimension métaphysique de l’état d’Israël, il ne manque pas de poser le problème moral. Comment la banalisation, la mécanisation du mal, est-elle possible chez un être aussi chétif qu’Eichmann? L’obéissance au grand corps de l’état et à son idéal aryen suffit-elle à légitimer la mise à mort industrielle du peuple juif ?
La filiation du mal serait alors le fil noir qui relierait les différents versants de l’œuvre de l’écrivain néerlandais. Pourtant, ce serait rater toute la virtuosité de l’écrivain, sa liberté entière devant les pouvoirs du romanesque, que de ne faire de Siegfried qu’une lecture documentaire et biographique : en quoi le fils imaginé d’Hitler, ce fils du mal absolu, est-il le fils spirituel de l’essayiste et du romancier ?
Le vieil écrivain néerlandais Herter, fêté dans toute l’Europe, alter ego peut-être de Mulisch lui-même, est accueilli à Vienne. Là se réveille le « daimôn » de l’imagination créatrice, mais aussi les vieux démons allemands, Hitler et Eva Braun… Lors d’une interview, il se surprend à annoncer l’écriture d’une histoire pour tenter de comprendre le Führer. A la fin d’une lecture-conférence de sa « Découverte de l’amour » -notons l’écho d’un vaste roman d’initiation de Mulisch : La découverte du ciel[2]- au cours de laquelle il affirme moins son attachement au sujet, devenu banal, qu’à la manière de l’envisager, il se voit aborder par un mystérieux vieux couple.
C’est alors que dans la seconde partie du roman, la fiction bascule dans une fiction supplémentaire, à moins qu’intellectuellement et mythiquement vraie, comme savent l’être les plus grandes fictions. Ils ont été les domestiques privés d’Eva Braun au Berghof, ils ont dû se faire passer pour les parents de ce jeune et attendrissant Siegfried qui, d’abord incognito, pour ne pas désespérer les femmes allemandes du mythe du Führer, aurait dû succéder à son véritable père dans la continuité d’un Reich de mille ans… Bientôt l’on saura comment l’auteur d’un des péchés capitaux du XXème siècle ira jusqu’au bout du mal, comme une boule de néant qui implose tout sur son passage, allant jusqu’à ordonner l’exécution de son fils Siegfried.
Troublants sont les rapprochements envisagés par Mulisch: douze ans de pouvoir pour Hitler, douze ans pour la folie de Nietzsche qui se déclara au moment même, en juillet 1888, où naquit l’auteur de Mein Kampf. Quoique Mulisch montre qu’il n’ignore pas que l’auteur du Zarathoustra, lui anti-antisémite, ne put voir sa sœur falsifier ses écrits inédits et fabriquer une dangereuse Volonté de puissance qui « n’existe pas », pour reprendre le titre du livre de Mazzino Montinari[3]. Certes, on peut contester, pour Nietzsche, preuves à l’appui, l’exactitude de cette date, à quelques mois près. Mais faire d’Hitler le fruit d’une distorsion démente du philosophe ainsi trahi n’a rien de fou : c’est bien le chemin qu’empruntèrent les thuriféraires du nazisme en travestissant le sage surhomme nietzschéen en brute blonde totalitaire…
Tout sonne juste dans ce roman brillant, « idylle noire » et uchronie. La rencontre avec le chef « dictateur » d’orchestre, les remarques sur Wagner, la puissante évocation du Berghof et des dignitaires nazis, d’Hitler lui-même, comme passé au scalpel d’une inquiète réflexion psychologique, sans compter ce feu d’artifice de l’imagination créatrice de l’écrivain qui parvient à faire se lever, depuis des réalités enfouies, des hypothèses impressionnantes. Et si Hitler avait eu un fils ? L’aurait-il emporté dans son « crépuscule des dieux » ? Serait-il ressorti du futur, comme un fantôme malodorant, comme l’agent séducteur et efficace du mal ; et pour quelles destinées… Quant au petit-fils d’Herter, son enfantine remarque coupe le souffle : « Hitler est en enfer. Mais comme il adore les méchancetés, cet endroit est pour lui le ciel. Dans le vrai ciel se trouvent tous les Juifs, et pour lui, c’est donc l’enfer. Si on veut le punir, il faudrait donc le mettre au ciel. »
Quelle est la racine du mal ? Surtout s’il est en Hitler incarné… Norman Mailer est loin d’interroger les circonstances socio-économiques, les motivations politiques et les préjugés antisémites, loin de narrer en historien la jeunesse du Führer (comme l’excellent Kershaw). Sans complexe, il écarte la thèse d’Hannah Arendt sur « la banalité du mal ». Seul le diable peut être à l’origine de la naissance d’unmonstre, de la personnalité d’Hitler et des atrocités commises en son nom.
Après que le narrateur, officier SS, ait avec Himmler disserté, puis enquêté sur la généalogie incestueuse - prétendue condition du génie -, sur l’unique testicule et sur l’hypothèse gênante et cachée d’une ascendance juive, on assiste à une scène ébouriffante : la conception du futur « Adi ». Le père douanier et sa jeune femme font salement l’amour « en compagnie du Malin ». Un brin coprophile et saisi par la jouissance lorsqu’il voit son père battre au sang le chien, l’enfant fait son apprentissage de sadique pervers. Il hait son père, déteste le lycée ; la frustration et l’envie le déchirent autant que les coups de ceinture paternels. Il a des érections en voyant ses beaux camarades. Bientôt, il manifeste un surprenant charisme : « Optimisme feu, sang et acier » leur fait-il reprendre…
C’est à la fois documenté et absolument délirant. Si l’on admet que le diable est une fiction, le livre ne tient pas. Mais au combat entre le bien et le mal qui agite chacun de nous, les réponses à opposer sont déjà délicates et complexes. Alors, s’il s’agit d’Hitler, on peut bien rendre à la fiction ses lettres de noblesse. Et si l’explication est simpliste, l’efficace déroulement romanesque permet de dresser un portrait dérangeant, quoique en gestation, d’un médiocre, d’un des monstres du XXème siècle.
Thierry Guinhut
La partie sur Mullish a été publiée dans Europe en 2003,
celle sur Mailer dans Le Matricule des anges, novembre 2007.
Tour de Babel. Werner Rolewinck : Fasciculus Temporum, Strasbourg, 1488.
Photo : T. Guinhut.
George Steiner, bibliothécaire des tragédies
et des réelles présences du langage.
George Steiner : Œuvres, divers traducteurs de l’anglais,
sous la direction de Pierre-Emmanuel Dauzat,
Quarto Gallimard, 1216 p, 25 €.
George Steiner : Fragments (un peu roussis),
traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat,
Pierre-Guillaume de Roux, 96 p, 13,90 €.
Traduire après Babel la langue des dieux, qu’ils soient grecs ou de la Bible, lorsqu’auteurs ou spectateurs absents de nos tragédies ils fustigent notre condition humaine ou notre judéité, est chose impraticable. Traduire avec la cristallinité requise les langues européennes reste presque aussi difficile.Pourtantc’est autant sur les ruines de l’Histoire que sur les solides pavois des œuvres d’art que George Steiner fonde sa réflexion. Jusqu’où accueillir alors la validité du langage ? Mettant la vérité à l’épreuve des dramaturges antiques, de Shakespeare, d’Hitler ou de Celan, l’essayiste érudit et brillant qu’est George Steiner s’avance infatigablement à la recherche du sens, de l’énigme du mal, de la transmission des grandes œuvres, guettant l’étrangeté de la rupture entre les mots et le sens, là où s’engouffre la barbarie du XX° siècle et peut-être d’aujourd’hui. La parution de ce volume d’Œuvres, en un choix partiel, affirme avec une rare hauteur de vue que tragédie, judéité, langage en ses traductions, sont les trois axes d’une quête intellectuelle inspirée.
Les dieux sont-ils tragiques ? Il est évident que ceux de la Grèce antique, souvent arbitraires et injustes, accablent d’innocents mortels, tels Hippolyte aimé par la passion incestueuse de sa belle-mère Phèdre et massacré par le monstre de Neptune, ou les enfants assassinées par la vengeance de Médée. Cependant, observe George Steiner dès l’ouverture de La Mort de la tragédie, la Bible et la théologie judéo-chrétienne, ne font aucune part à la tragédie, le Dieu des deux Testaments étant fondamentalement juste, qu’il agisse à l’égard d’Abraham, de Job ou de Jésus. Sauf à l’occasion de la mort de Dieu et de la Shoah. « La tragédie est cette forme d’art qui exige l’intolérable fardeau de la présence de Dieu. Elle est morte à présent parce que Son ombre ne tombe plus sur nous comme elle tombait sur Agamemnon, sur Macbeth, ou sur Athalie. » (p 250) Tragique est également le mythe d’Antigone, non seulement à travers Sophocle, mais à travers son actualité. Suivant la trace des Antigones, de leurs généalogies, George Steiner écrit là au plus près de la philosophie politique, lorsque viscéralement convaincus de devoir enterrer leurs morts, elles sont les résistantes inéluctables aux tyrannies. En ce sens Paul Celan serait le poète d’une Antigone contrariée, quand en sa célèbre « Fugue de mort », il assigne « une tombe dans les airs[1] » au peuple juif laminé.
Que penser alors de celui qui vit sans ciller son peuple élu alimenter les fumées d’Auschwitz ? A-t-il laissé mourir le langage ? C’est vers Langage et silence, quoique absent de ce volume, qu’il faut se tourner : « Le monde d’Auschwitz déjoue la parole, tout comme il déjoue la raison. Accepter une part d’innommable, c’est mettre en péril la vie du langage, créateur et porteur de vérité humaine et rationnelle.[2] » Et se tourner vers la prescience de la loi incompréhensible, injustifiable, du Procès, et de La Métamorphose de Kafka : « le mot même de « vermine », Ungezeifer en allemand, est un trait de clairvoyance tragique, car c’est ainsi que les nazis devaient appeler ceux qu’ils destinaient à la chambre à gaz »[3].
Celui qui s’essouffle devant cette aporie de l’Histoire et « témoigne pour le témoin[4] », Paul Celan, fut, pour George Steiner parmi les premiers, une bouleversante révélation autant qu’une énigme de l’hermétisme et des voix de la traduction : « Que ces poèmes existent est tout à la fois un genre de miracle de nécessité ultime et une sorte de cruel outrage. Celan était possédé jusqu’à s’en déchirer par cette contradiction, l’intuition que son génie propre s’employait à nier le néant de la parole et de la métaphore qui auraient dû suivre l’Holocauste. (Pourquoi, en effet, l’art et la poésie ne se sont-ils pas mis en grève ?)[5] » Si la poésie de Celan exprime « le sentiment d’une situation inauthentique de l’homme dans un milieu de langage érodé » (p 652), elle ajoute à la difficulté de la « rupture du contrat classique entre le mot et le monde » (p 654) celle du défi à la traduction (Celan, affirme George Steiner, fut un merveilleux traducteur des Sonnets[6] de Shakespeare). Ce dans le cadre de « La bénédiction de Babel », qui restitue en ce volume d’Œuvres deux chapitres rescapés d’Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction[7]…
« Notre patrie, le texte »[8], affirme celui qui, comme nous tous, plus que le Juif qui transporte avec lui partout la maison de la Torah (sauf sous les fumées d’Auschwitz) a sa cosmopolite patrie dans les grands textes de la culture. En ce sens sa réflexion sur les langues est autant réflexion sur la judéité et son peuple du Livre qui, « après Babel » perdit sa langue originelle, puis après Auschwitz perdit le yiddish, trop mâtiné d’allemand qu’il était, pour créer, presque de toutes pièces, l’hébreu moderne. De plus réflexion sur la langue de Goethe qui s’épanouit à Weimar, alors qu’à quelques pas au-dessus d’elle s’élevèrent les puanteurs des corps brûlés de Buchenwald.
Restent les fils épars et en pointillés de la traduction, entre poésie et philosophie, pour hésiter entre sésame et labyrinthe parmi les langues. On sait d’ailleurs que Georges Steiner s’adonne parfois à des traductions qu’il ne publie pas. On serait pourtant curieux de goûter ses transmutations, en français peut-être, de peut-être Celan…
C’est entre « silence » et « réelles présences[9] » (quoique les titres qui examinent ce vide et ce plein soient douloureusement absents de ce volume d’œuvres) que George Steiner bâtit son œuvre au long cours, comme une traversée inquiète et confiante à la fois de la culture occidentale. Pour lui, n’en doutons pas, Babel, en sa séparation des langues, est une catastrophe délicieuse.
Pourtant, une catastrophe plus sombre menace la culture. Lorsque s’efface « le caractère religieux de la vraie civilisation » (p 318), lorsqu’avec l’ennui « des miasmes montaient du vide et du dégoût, se fixaient sur les centres nerveux de la culture » (p 305), lorsque ne reste plus que le vernis des œuvres d’art, le kitsch, la « retraite du mot » est inéluctable : « Si nous ne pouvons rendre dans nos journaux, nos lois et nos actes politiques une certaine clarté et une certaine précision du sens des mots, nos vies se rapprocherons de plus en plus du chaos. (…) Périr par le silence : cette civilisation qui n’est plus veillée par Apollon ne durera guère. » (p 426) Pessimisme réactionnaire ou salutaire avertissement ?
Le sens de la culture, Dans Le Château de Barbe-bleue, est à mettre en regard avec celui exprimé dans « Une lecture contre Shakespeare », extrait de Passions impunies[10] : « pratiques discursives philosophiques et poétiques (…) sont toutes deux des sollicitations de l’ordre qui cherchent à détacher une forme intelligible de l’anarchie suggestive du phénoménal ». (p 271). En ce sens, George Steiner tente de réfuter Wittgenstein qui n’aime guère Shakespeare, reprochant à son tableau des passions, fait de l’étoffe des rêves et des cauchemars, de ne pas émaner du Dichter, ce poète au sens éthique incomparable qui fit les beaux jours du classicisme et du romantisme, jusqu’àPaul Celan, celui dont « l’intellect aimant (…) parle l’être » (p 283). La question suivante mériterait d’être posée à la conscience de tout auteur : « Les personnages de Shakespeare sont-ils plus vrais que des nuées magellaniques d’énergie verbale, des nuées qui tournent autour d’un vide, autour d’une absence de vérité et de substance morale ? » (p 285). Si « Wittgenstein lit mal Shakespeare », la démonstration de notre essayiste reste là partielle, même si l’on devine que dresser une telle fresque cathartique de la nature humaine suffit au lecteur de bonne intelligence pour y répondre par des questions morales implicites. Ainsi l’éthique du sens reste l’exigence majeure de George Steiner.
A sa manière, pour reprendre le titre de Calvino, il répond à la question « Pourquoi lire les classiques ? », ces « livres qui exercent une influence particulière aussi bien en s’imposant comme inoubliables qu’en se dissimulant dans les replis de la mémoire par assimilation à l’inconscient collectif ou individuel (…) un livre qui, à l’instar des anciens talismans, se présente comme un équivalent de l’univers (…) ce qui tend à reléguer l’actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur »[11]. Parce qu’ils disent la vérité sur l’atavisme de nos interrogations métaphysiques, existentielles, psychologiques et intellectuelles, par-delà le mur du temps et de l’espace. Parce que revenir aux grandes œuvres de la culture et de l’art est retrouver l’humain dans son essentialité.
Ce volume d’Œuvres, dont il est peu aisé de saisir la cohérence, quoique composé par Steiner lui-même et son traducteur préféré, Pierre-Emmanuel Dauzat, prend en écharpe un demi-siècle d’écriture et de création, depuis La Mort de la tragédie, de 1961, jusqu’aux Fragments (un peu roussis), parus en 2012. On peut imaginer que les livres ici absents appartiennent plus spécifiquement au volet philosophique qui pourrait faire l’objet d’un second Quarto Gallimard. Et que choisir de n’offrir que quelques pages du Transport d’A. H. et deux chapitres d’Après Babel vise à la quête de l’essentiel, en ces pavés souvent fondamentaux que sont les livraisons de la collection Quarto, qui pourtant, au sein de leurs fragiles couvertures, auraient tendance à apparaître avec douleur comme des sous-Pléiades…
Cohérence entre le sens et les « errata », sinon la gamme de l’écriture, la traversée des genres : l’essai bien sûr, symbiose de critique littéraire, de gnose et de philosophie politique, l’aphorisme, grâce aux Fragments (un peu roussis), l’apologue biblique, le récit personnel au moyen d’Errata…
Cette autobiographie intellectuelle est celle d’une enfance avide de culture européenne multilingue, entre allemand, anglais et français. Les anecdotes familiales, les années scolaires et universitaires, depuis la naissance en 1929, permettent alors d’assumer le « je » (parfois jeté dans les pages des essais). Mais ce sont surtout les lectures, les professeurs qui balisent cette tentative d’osmose avec les langues. Même si « avec un venin onctueux », ce « shibboleth hargneux des idéologies racistes, nationales et tribales », on lui murmura que « le polyglotte ne possèdera jamais cette aisance de somnambule dans une seule langue qui marque non seulement l’écrivain (d’abord et avant tout le poète) mais aussi le lecteur et critique réceptif d’un texte littéraire. » Ce à quoi il répond que « Clairvoyant face à la montée menaçante du nationalisme, Goethe déclare sans ambages qu’aucun monolingue ne connait vraiment sa langue. » (p 1043)
S’interrogeant sur le lien entre le « progrès général et la créativité de premier ordre », il suppose qu’un « authentique déclin de l’analphabétisme accroitra le nombre de ceux qui, au sein de la collectivité, sont sensibles à la pensée, aux arts, à la littérature », dans le cadre « de la pédagogie libérale des Lumières ». Il reste cependant dubitatif : « Quelle preuve existe-t-il que l’on puisse atteindre cet idéal sur autre chose qu’une éche1le limitée ? (p 1061) Et parmi « une culture de fast-foods » (p 1075), rejoignant ainsi l’interrogation d’Hannah Arendt[12]…
En compagnie de ce Juif errant au cosmopolite pays des textes, nous avançons parmi une quête de sens jamais achevée, faite d’ « errata », d’errances et de fautes, de confessions après celles de Rousseau, sans la grâce augustinienne réservée à l’élu du sens, mais avec le soin de celle de la démocratie de l’intellect et de « la démocratie de la grâce, ou de la damnation » (p 1107). D’autant que son cheminement au cœur d’un continuel rayonnement littéraire et philosophique est confronté à l’inqualifiable erratum de l’Histoire : ces « Vents de l’homicide de masse » (p 1055). Repris en ce court essai, « la longue vie de la métaphore. Une approche de la Shoah » : « La question d’Auschwitz dépasse de loin celle de la pathologie politique ou des conflits économiques et socio-ethniques, aussi importants qu’ils soient. C’est de la possibilité de concevoir l’existence ou la non existence de Dieu, du « Personne » qui nous a faits ; qui, quand soufflait le vent de la mort, n’a pas parlé, et qui est maintenant en procès. Dans ce procès, qui est celui de l’homme dans l’Histoire, comment le langage parlé pour l’accusation ou la défense, pour le témoignage ou le démenti, peut-il être un langage dont Son absence est absente, dans lequel aucun psaume ne peut être dit contre Lui. » (p 473).
Le morceau de ce volume d’Œuvres qui pose le plus de problèmes tient évidemment en ces quelques pages orphelines de l’unique roman de notre essayiste et professeur : Le Transport de A. H[13]. Il y a deux réquisitoires en ce texte hallucinant qui voit un groupe d’hommes retrouver dans les marais d’Amazonie un vieillard pisseux. Nous avons deviné que ces initiales qui marquèrent le centre du XX° siècle, entre les Kolyma du communisme et la bombe d’Hiroshima, sont celles d’Adolf Hitler, échappé à la mise en scène de son suicide, virus absolu du mal radical dans les jungles, comme le fut le Kurtz du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad[14]. Notre volume choisit de publier le réquisitoire que constitue « Le monologue de Lieber », dans lequel il entreprend une charge contre le charisme de l’ex-Führer, « une éloquence sans pareille » (p 435) au service de « Mauthausen Drancy Birkenau Buchenwald Theresienstadt » (p 439), et dans lequel il abjure les siens : « Cherchez le poison dans ses dents et enduisez ses furoncles de pommade. Veillez sur lui plus tendrement que les fils de Jacob. » (p 441) Fiction romanesque éprouvante qui cependant laisse au lecteur le soin de regretter qu’elle soit la seule de son auteur. Mais fallait-il, alors que George Steiner en refuse la traduction en allemand et en hébreu, donner l’ultime réquisitoire qui voit A. H. lui-même pointer la responsabilité des Juifs : « j’ai appris. De vous. Tout. Choisir une race. La préserver pure et sans taches. Placer devant ses yeux une terre promise. Purger cette terre de ses habitants ou bien les asservir. (…) Mon racisme ne fut que parodie du vôtre, qu’une avide imitation. Qu’est-ce qu’un Reich de mille ans comparé à l’éternelle Sion ? (…) Ce sont des hommes et des femmes, créature de chair, que le Nazaréen a abandonnés à cet infernal chantage du châtiment éternel. Que sont nos camps comparés à cela ? » Poursuivant, il minimise ses forfaits face à ceux de Staline, (venus du Juif Marx), d’Hiroshima et du napalm du Vietnam, non sans jeter un dernier fiel : « Ce fut l’Holocauste qui vous donna le courage de l’injustice, qui vous fit chasser l’Arabe de chez lui. (…) Peut-être est-ce moi le Messie, le véritable Messie, le nouveau Sabatai dont les abominations furent permises par Dieu pour ramener son troupeau au bercail. [15] »
Le risque encouru par le Juif George Steiner n’est-il pas de charger la barque de la détestation d’Israël, de l’antisionisme, de l’antisémitisme ? A moins de considérer avec plus de justesse que la mauvaise foi d’A. H., son argumentation spécieuse, soient le verrou d’une inacceptable confusion entre le nazisme criminel, la Bible et la seule démocratie, malgré ses inévitables failles, libérale et tolérante, du Proche-Orient…
En marge de ses vastes essais sur les Réelles présences du langage, sur la traduction et les Grammaires de la création, George Steiner est en ses Fragments un peu roussis saisi par la plume de l’aphorisme. Utilisant l’artifice romanesque du manuscrit retrouvé, celui qui, De la Bible à Kafka, sait déchiffrer Le Silence des livres, imagine en son prologue que ces écrits « figuraient sur un des rouleaux roussis récemment exhumés à Herculanum». S’agirait-il alors d’une uchronie qui aurait permis à quelque érudit romain d’être capable de parler des Sonnets de Shakespeare et d’Auschwitz…
C’est par l’esthétique du « fragment » que se dessine sa qualité de « déchiffrement » devant les gouffres de la pensée, les fêlures de l’être et de notre temps. Sur la dangereuse proximité de « l’amitié tueuse d’amour », il est désabusé. Sur le mal, il se demande s’il est « incisé dans la psyché humaine ». Quant à l’argent, cette « Déesse », alternant éloge et blâme, il finit, en moraliste traditionnel, par dénoncer un « culte du veau d’or », sans deviner s’il est préférable à celui de la pauvreté… Sur le pouvoir de la musique et de la mort, il est enchanteur, puis pathétique, sans illusion et sans fard. Stimulant, il se risque à pointer « la tartufferie du politiquement correct », lorsqu’il explore les inégalités de la beauté et de l’intellect : « Où l’on retrouve les vieilles questions des facteurs génétiques et environnementaux ». S’il défend « l’accès aux arts et aux sciences pour tous », il constate avec désabusement qu’une « incalculable majorité fera du football la religion mondiale ».
Pourquoi « un peu roussis » ? Par le passage de l’éclair inquiétant de la pensée, des chambres à gaz du nazisme qui offensent la judaïté et la religion du livre de Steiner, des autodafés de la culture philosophique. Il y a plus d’idées, de fulgurance poétique en ces quatre-vingts pages qu’en maints tomes besogneux, plus d’interrogations fondamentales, d’intensités conceptuelles vigoureusement argumentées et colorées…
Certes l’homme Steiner, fascinant, enjoué, parfois cabotin, érudit impressionnant, styliste brillant, capable des embûches retorses du Transport de A. H. et des lumineuses analyses de ses Grammaires de la création[16], peut agacer : « Lire une page de Platon quand on a un Walkman sur les oreilles ? Cela me fait très peur[17]. » Gageons que notre passeur des cultures, serait effrayé en apprenant que l’auteur de ce modeste article écrit en écoutant L’Olimpiade de Vivaldi… Il a dit quelque part qu’aucune œuvre digne de ce nom ne pouvait naître d’un traitement de texte. Son approche d’internet reste vieillotte, quoique justement prudente : « Les textes qui passent à l’écran sont en un sens, provisoires, inachevés. (…) Et l’écran ne possède jamais cette vie que Platon et Lévinas jugent indispensable dans toute rencontre féconde entre maître et disciple »[18]. Il vitupère sans nuance et avec la lourdeur des clichés contre « le hurlement sadique et sauvage de l’argent du capitalisme tardif[19] » Il regrette et conspue le déclin de la culture européenne, voire la fin de l’humanisme lettré, malgré de pétillantes lueurs d’espoir de renaissance culturelle, tout en plaidant au soir de sa vie, de façon fort moderne, pour la liberté de l’euthanasie dans le huitième et dernier des Fragments (un peu roussis) intitulé « Mort amie » : « Le suicide incarne la liberté (…) La gériatrie, les reliquats de théologies obsolètes cherchent à nous priver de cette liberté fondamentale. Est-il chose plus cruelle que le diktat qui maintient en vie l’homme dont le cerveau s’est éteint, le paralysé alimenté par des tubes » (p 1202)…
Par-delà nos morts, individuelles et collectives, qu’elles soient naturelles ou du scandale politique et herméneutique de la Shoah, il s’agit dans tous les cas de traduire le sens, de délivrer le « sens du sens[20] ». Dans les mots, le secret du poème, qu’il soit de Celan, de Shakespeare ou de Wallace Stevens, l’articulation entre morale et culture reste fondamentale. Un nazi peut-il écouter Die schöne Müllerin de Schubert avant d’aller tuer ses Juifs ? Quelle est alors le sens de la culture ? A moins que, au-delà des brutes qu’étaient la plupart de ses comparses, que leur usage de l’auteur des lieder soit de l’ordre du kitsch et non de cette plus haute culture qui élève les sens, l’esprit et les mœurs, dans la continuité éthique de la Bible et des Lumières.
Car à George Steiner, à cet humaniste du don des langues européennes, il faut reconnaître une irremplaçable fonction, celle de passeur. Est-ce celle du Dichter, ce terme allemand qui n’est qu’imparfaitement traduit par poète, mais avec une dimension éthique, comme Goethe ou le Beethoven de la Neuvième symphonie ? Comme le dit le titre que l’on devine choisi avec soin, il n’y a pas seulement là une brassée d’études sur les œuvres d’autrui, mais une, des Œuvres, celle d’un penseur qui tente de retisser le lien, qui fut brisé par la Shoah, entre le livre juif, les livres de l’histoire intellectuelle européenne et un présent de la compréhension de l’éthique de l’humanisme et des Lumières, séminal pour notre futur. Pourtant, me direz-vous, George Steiner n’a pas tiré de son chapeau une œuvre poétique personnelle, tout juste un roman passablement effrayant, quelques apologues et aphorismes brûlants, il n’est qu’un commentateur. Mais à ce commentateur encyclopédiste, à ses qualités d’inquiétude, de finesse et de Lumières, à ces « réelles présences, et grâce à elles, peut-être faut-il reconnaître la dimension du Dichter…
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Deparis, L’Olivier, 560 p, 21 € .
Jeffrey Eugenides : Middlesex,
traduit par Marc Cholodenko, L’Olivier, 684 p, 21€.
Après Gaddis, Pynchon, De Lillo et Franzen, voici un autre avatar du Grand Roman Américain, rite de passage pour tout écrivain digne de ce nom. L’auteur clinicien de Virgin suicides brosse, en Middlesex etLe Roman du mariage, deux généalogies américaines. La première, depuis une paysanne grecque et son frère fuyant Smyrne pour alimenter le melting-pot de l’immigration, en passant par des générations de commerçants, jusqu’à un hybride jeune homme, né fille. La seconde, plus ramassée, s’intéresse à la généalogie du sentiment amoureux, qu’il ait pour origine le roman victorien ou les étranges déterminismes de nos cerveaux…
Ici, à Middlesex, quelque chose a grippé la machine de l’intégration sociale, culturelle et sexuelle, de cette épopée homérique à laquelle Eugenides emprunte des périodes parodiques. Est-ce l’inceste originel ? Ou la faute de ce moule américain qui ne voit que comme un problème -et doit donc trancher- ce cas d’hermaphrodisme. Seule devant le diktat médical, la jeune Calliope s’enfuit pour devenir l’adolescent Cal, muni d’un « crocus » affleurant d’un sexe apparemment féminin. Devant ce piège génétique et social, devant les marchands de pornographie qui veulent exploiter sa particularité sensuelle et piquante, Cal choisit sa liberté, en une belle réflexion morale sur la responsabilité.
Ses « deux naissances » répondent aux deux parties du roman, d’abord pour les grands-parents et parents, puis l’histoire de Cal. Cette double réflexion sur l’identité dépasse la problématique du patriotisme métissé américain, pour s’ouvrir sur nos identités sexuelles et mentales et atteindre la belle universalité du roman de formation. Même si l’on peut rêver plus d’émotion dans l’écriture lorsque le narrateur affronte ceux qui veulent lui assigner une sexualité tronquée, puis lors de son errance qui ne le ramènera, en final, que devant le caveau familial…
Pourtant, le conte réaliste de l’hermaphrodisme, bien que prodigieusement intéressant, curieux pour le moins, aurait mérité de savoir mieux toucher notre fibre sensible. C’est alors qu’avec Le Roman du mariage, Jeffrey Eugenides a su confier son empathie à ses personnages, et par voie de conséquence à nous lecteurs.
Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants… C’est ainsi que le conte traçait un avenir de bonheur. On se doute que le roman du XXI° siècle sera bien plus dubitatif. Les chausse-trappes de la séduction et du couple prennent en effet chez l’Américain Eugenides, en sa théorie et critique romanesque de l’amour et du mariage, une tournure inquiète.
Dans le cadre du collège novel, ce genre romanesque typiquement anglo-américain, des étudiants d’université croisent leurs jeunes destinées. L’une, Madeleine, est passionnée par les romancières victoriennes, l’autre, Mitchell, étudie la théologie, enfin Leonard se veut biologiste. Ils se rencontrent lors de cours de littérature, découvrant alors les essayistes et philosophes français à la mode. Un étudiant témoigne d’un air docte et pince sans rire que la lecture de La Grammatologie de Derrida a « bouleversé sa vie ». Ce qui nous vaut une petite tranche de satire enlevée de la vogue de la « french theory », lorsque l’enseignement des Sciences humaines est soumis à la déferlante de la sémiologie et du structuralisme : « Ils voulaient que le livre, cet objet transcendantal, fruit de tant d’efforts, soit un texte, libre de toute attache, indéterminé, ouvert aux interprétations». Pourtant, lors de ses déboires et larmes, Madeleine relit avec auto-apitoiement et mélancolique délectation les Fragments d’un discours amoureux, seul ouvrage qui, au-delà de l’ironie du narrateur, parait garder sa fraîcheur : « Elle pouvait lire Barthes déconstruisant l’amour à longueur de journée sans sentir la moindre atténuation de celui qu’elle portait à Leonard ». Le Roman du mariage sera remplacé par un « kit de survie de la petite célibataire », passablement coquin, mais guère exaltant…
Classiquement, nous sommes aux croisements d’un trio sentimental et sexuel. Séducteur, doué d’un charisme certain, Leonard est nanti d’une face sombre, comme un Docteur Jekyll et Mister Hyde (titre qu’aurait dû ne pas oublier Madeleine) lorsqu’il est balayé par des accès de dépression. C’est lui qu’elle aimera, quoique à ses dépens, quand Mitchell, l’étudiant doué d’un inattaquable sérieux, ne trouvera, pour alimenter sa passion, que l’ersatz de l’amitié. Et pendant que Leonard plongera dans l’enfer de l’hôpital psychiatrique et du « lithium » (ce qui nous vaut quelques pages encyclopédiques pour que le roman réaliste puisse faire concurrence au réel) c’est en un miroir inversé que Mitchell ira voyager en Europe et en Inde, jusqu’aux cotés de Mère Theresa et de ses mourants…
On imagine sans peine que l’auteur de Virgin suicides et de Middlesex, cette épopée de l’hermaphrodisme contrarié, ne conduira guère les aspirations matrimoniales opposées de Madeleine et Mitchell au happy end postulé par leurs cœurs et leurs fantasmes. De même, l’éphémère mariage de la jeune femme avec Leonard sera la trop triviale éducation sentimentale contrariant sa passion intellectuelle pourtant intacte pour les romans de Jane Austen et de George Eliot. Etudier la question du mariage dans les récits anglais du XIX° ne protège visiblement pas des illusions et des inconvénients de la chose, « même si Madeleine se sentait en sécurité avec un roman du XIX° siècle », malgré toutes les qualités humaines de l’héroïne. En ce sens, le livre d’Eugenides navigue parmi deux plans complémentaires, romanesque d’une part et sociologie et psychiatrie d’autre part, dont l’un est la critique de l’autre, ce qui contribue à sa réussite, malgré quelques longueurs lors des épisodes « maniaco-dépressifs » de Leonard. Probablement la faille qui s’ouvre en son cerveau est-elle plus grave que celle pourtant plus visible de l’hermaphrodisme de Cal.
Deux livres hybrides donc, tous deux sondant les failles de la sexualité et de l’amour. Le premier est grec et américain, femme et homme, saga sociale de Smyrne à Detroit et épopée d’un demi-siècle d’histoire où surgit un jeune être mythologique. Le second se fait chronique des amours estudiantines et de l’accession à la maturité des couples, des solitudes, en même temps que théorie et critique du roman, comme si l’essayiste distillait sans cesse son diagnostic dans le corps du récit. En ce sens la postmodernité assumée de Jeffrey Eugenides prend en écharpe les genres.
Dressant un tableau tour à tour idyllique et grinçant des mœurs américaines, entrant alternativement dans les profondeurs des cerveaux de ses personnages, qu’ils s’agissent de leurs hormones, de leurs affects, de leurs cultures et de leurs connexions neuronales, depuis Middlesex jusqu’au Roman du mariage, Eugenides fait montre d’une maîtrise indubitable des ressorts de la narration et de la psychologie, sans compter leur inscription dans un temps historique voire mythique. Entre péripéties renouvelées dignes de la tradition littéraire de grands réalistes du XIX°, de Flaubert à Tolstoï, et métalittérature, à la lisière de l’humour et du tragique, il figure en ses romans d’apprentissage les traits d’une génération tour à tour inquiète, enthousiaste et cependant trop vite désenchantée ; la nôtre peut-être…
Thierry Guinhut
La partie sur Le Roman du mariage est parue dans Le Matricule des Anges, janvier 2013
Hubbert Haddad : Les Haïkus du peintre d'éventail,
Zulma, 150 p, 15,20 €.
Chaque livre d’Hubert Haddad est un petit univers. Après nous avoir transportés en Palestine, au pays de l’opium, parmi les recueils des nouvelles insolites du jour et de la nuit[1], y compris fantastiques, il nous propulse, d’un coup d’éventail, au Japon, nous conviant à une entreprise de mémoire. Revenant auprès d’un mourant qui bientôt pèse « moins que son poids de crémation », son élève Matabei se fait un devoir de raconter une histoire : de « celle qui concerne les amateurs de haïkus et de jardins ».
Dans la pension où il s’était réfugié pour échapper au monde et à ses remords, il trouve l’amour silencieux de Dame Hison, sa logeuse et ancienne courtisane. En lisière de forêt s’élève une cabane. Là, vit un jardinier et peintre discret, le vieux maître Osaki, auquel il s’attache, au point de devenir son disciple, puis de le remplacer. Des grues, des feuilles d’érables, des montagnes, le « secret du précieux labyrinthe végétal » vivent en ses éventails de papier et de soie amoureusement peints. La mort du vieillard, les étreintes d’un jeune couple qui vient cacher sa passion, l’arrivée d’un adolescent naïf, les amours concurrentes et contrariées pour la belle Enjon composent cette écume des vies qui n’est rien devant l’art du pinceau et sa « leçon d’équilibre ». Mais à l’irruption du séisme, du tsunami, de l’accident nucléaire, si les populations sont balayées, Matabei, en cet apologue sur la transmission des talents, parviendra-t-il à restaurer les éventails ?
Avec un rare talent de suggestion, en particulier à l’occasion des paysages et des émotions des personnages, qu’elles soient pour la nature humaine ou pour les œuvres d’art, une quête de sérénité se fait jour. L’exercice de style bien japonais, d’abord à la manière de Kawabata et de Bashô, a su se métamorphoser en un conte philosophique, sensible et tragique, impeccablement évocateur ; que l’on complètera grâce aux Haïkus du peintre d’éventail, qui paraissent simultanément : « Peindre un éventail, n’était-ce pas sagement ramener l’art à du vent ? »
Ainsi, comme le vol d’un éventail devenu papillon, le roman se double d’un recueil, d’une mise en abyme, où l’on croit lire le pinceau poétique du vieux peintre. Hubert Haddad se dédouble : qui eût cru, que disciple lui-même de Bashô[2], le romancier fut un haikiste aussi pur, capable d’aligner près de cinq cents haïkus ?
« Syllabes comptées
ô papillon de toi-même
guettant l’instant pur »
Crapauds, grenouilles, araignées d’eau, insectes, oiseaux parcourent ce recueil que son auteur semble avoir composé en marchant sur les pas de l’ermite zen, parmi les montagnes de la tradition japonaise, autant qu’en ayant sondé sa bibliothèque intérieure. Son souffle est ainsi empreint de concision et d’envol :
« En dix-sept syllabes
l’essence même du rien
sans un mot de trop »
Le vœu d’Hubert Haddad était-il de briller en cet exercice de style, en cette vanité qui est aussi la nôtre ? S’il y a réussi, c’est en quelque sorte pour disparaitre dans une pureté poétique qu’il a su rendre cristalline :
« L’ultime haïku
te rendra-t-il invisible ?
jour de ta naissance »
En quoi nous sont donc nécessaires ce récit et ce recueil ? Ne sont-ils pas la justification éphémère, et cependant palpable, parmi l’art de la peinture et des mots, de nos existences, qu’un souffle, fût-il naturel ou d’humaine apocalypse, disperse…
Thierry Guinhut
Article paru dans Le Matricule des Anges, janvier 2013.
Michel Butor et Miquel Barcelo : Une Nuit sur le mont chauve,
La Différence, 2012, non paginé, 45 €.
Comme un photographe ne quitte pas son appareil, au point d’imaginer fixer sur la pellicule - ou numériser - ses rêves, un aquarelliste emporte toujours avec lui ses boites et pastilles de couleurs. Du bourbier de la terre, il tire sur le blanc ou le noir du papier l’essence du paysage ou du songe. Ainsi, dans l’Himalaya, ou sur le Mont Chauve, cette fois en compagnie de Michel Butor, le peintre Michel Barcelo œuvre-t-il avec l’ivresse de la marche et du cauchemar.
Un voyage est forcément volatile, soumis à la sanction du temps. Comment en conserver la trace, sinon par une œuvre d’art ? Mieux encore, par une œuvre d’art polymorphe. C’est ce à quoi s’est astreint le peintre catalan Miquel Barcelo (né en 1957) en associant dans un beau volume les textes de ses carnets, des photographies et d’abondantes aquarelles pour en ramener ses Cahiers d’Himalaya.
Dans la tradition de l’Equipée[1] de Victor Segalen, et après avoir longuement sillonné les pistes du Mali et du pays Dogon, en ses Carnets d’Afrique[2], que les bouleversements politiques et terroristes lui ont interdit, le voilà encore bouleversé par l’appel de l’ailleurs. C’est alors qu’il aimante son désir vers un ailleurs suprême : l’Inde, le Taj Mahal, l’Himalaya et ses hauteurs, autant montagneuses que spirituelles. Sur de banals carnets, ici reproduits, il narre les étapes de la révélation : « C’est seulement en Himalaya, au Ladakh, au Mustang, au Zanskar que j’ai eu la même intensité de sensation, de déserts brûlants, de cailloux en formes de pêches […] Et au milieu de cette apothéose minérale, un ascète orange en forme de stupa »… Son compagnon, Ach, est portraituré avec ironie, stupéfaction et tendresse, entre haschich et culture bouddhique. Plus loin, il voit dans les peintures des gompa de Katmandou les feux des cercles de l’enfer de Dante, ou les compare à Matisse. Entre mal d’altitude et ravissement, il ne cesse de méditer son art : « j’ai choisi mon plus beau bleu, mon plus beau jaune, et j’ai laissé pourrir mes couleurs (sans noir et sans blanc) macérées, décantées… »
L’aquarelle de Miquel Barcelo ne cherche pas la précision, mais la suggestion, à travers les techniques du barbouillis, du lavis et de la tache, de la dispersion et de l’éclatement de la couleur, parfois agrémentées de pigments ramassés sur le sol, par exemple des « micacées gris argenté » pris dans le fleuve. Dans le cadre d’une sorte de néo-expressionisme, et de ce que l’on a pu appeler son minimalisme désertique, ce sont des lumières, des brumes, des parois, des bouddhas et des yacks. Ce dernier animal, dont on sait l’importance sur le Toit du monde, s’anime alors sur la couverture dans le fantasme de l’aquarelle, comme un emblème à la force symbolique. Non sans humour, l’aquarelliste se délave de gris dans son « Autoportrait au yéti ». Malgré quelques pages plus puériles et moins nécessaires, les jaunes intenses, les ocres et terres de Sienne, les bleutés et les noirs dansent parmi ces prises de notes impromptues, dans l’urgence de saisir moins une exactitude de la vision qu’un jeu, une fulgurance de la perception.
Les photographies sont de paysages intenses, d’autochtones marchant dans le froid, de Bouddhas sculptés ou peints dans des grottes obscures, de détails révélateurs (un jardin miniature) ou incongrus (un dépôt de bouteilles vides), une « mangue du Cachemire » comme une nature morte solitaire dans sa luminescence… Mais elles comptent évidemment moins que la spiritualité de l’art du pinceau : « Je veux une peinture qui, comme la peau d’une seiche, soit pourvue de chromatophores (Cthulhu), qui tantôt soit invisible, tantôt apparaisse dans toute sa monstrueuse blancheur, tel Moby Dick. »
Comme un étrange triptyque mêlant écriture, peinture et photographie, ce beau livre est un objet précieux, de sensations, d’impressions et de pensée distillés par trois moyens autant sensuels que spirituels. On ne saurait mieux percevoir cette dimension spirituelle que dans un autre travail, cette fois digne d’un titan de l’aquarelle, lorsqu’il illustra toute La Divine comédie de Dante[3]. Qui eût cru qu’après Andrea Botticelli ou Gustave Doré un modeste aquarelliste puisse aussi fabuleusement animer les lieux aussi divers de l’enfer, du purgatoire et du paradis, de la noirceur cruelle à la lumière angélique, que notre Miquel Barcelo, l’enfant terrible et délicat de son art…
Miquel Barcelo :Une Nuit sur le mont chauve, Cahiers d'Himalaya.
Photo : T. Guinhut.
Danse macabre, danse d’humour, danse de création ? Dans la tradition médiévale de la ballade des morts, Miquel Barcelo s’invite pour nous jouer un acte de complicité avec un écrivain qui s’inscrit dans la longue chaine des réécritures.
Nicolas Gogol écrivit en 1831 une nouvelle intitulée « Nuit de la Saint-Jean[4] », qui fut popularisée en 1880 par Moussorgski dans son poème symphonique Une nuit sur le Mont Chauve. Qui eût alors cru que le pape du Nouveau roman, Michel Butor soi-même, né en 1926, autrefois si sérieux et systématique dans son achèvement du personnage voué à la deuxième personne du pluriel dans La Modification[5], bientôt furetant aux curiosités géographiques du monde et du rêve, allait devenir si gothique et facétieux en ses vieux jours, flirtant avec la Mort en ses poèmes…
« 2 Horrifique :
Squelettes sortis des placards
dans les corridors des châteaux
pleuvent comme chauve-souris
sur les clairières éventrées »
C’est en dialoguant avec de très nombreux artistes que Michel Butor a dispersé bien des livres à deux voix : peinture et écriture. Suite à son ouvrage séminal Des mots dans la peinture[6], il commenta sans relâche Alechinsky, mais aussi Bram Van de Velde, Vieira da Silva, Delacroix et son Faust… Il ne pouvait que s’acoquiner avec Miquel Barcelo dont nous connaissons les ébouriffantes illustrations de la Divine Comédie de Dante, ou les Cahiers d’Himalaya.
Egrenant la concision de ses soixante-douze quatrains, Michel Butor compose ses Fantaisies dans la manière de Callot[7], pour reprendre le titre d’Hoffmann. Le fantastique y règne en maître, illustrant de manière allusive le sabbat des sorcières, leurs apparitions spectrales et ludiques. Ce n’est que lorsque « la gelée noire devient blanche », que cette création du monde successive s’achève enfin.
« 6 Jurassique :
Ptéranodons sur les forêts
de fougères arborescentes
avec des champignons géants
phosphorescents dans les recoins »
L’on pense aux Exercices de style[8] de Raymond Queneau, tellement chaque quatuor d’octosyllabes est un petit théâtre de marionnettes, animé à chaque fois par un nouveau registre : « Endiablé », Mélancolique », « Gastronome », Exotique »…
« 20 Nostalgique :
Des lambeaux de chair se suspendent
aux poitrines des assistantes
qui cherchent à reconstituer
tous les charmes de leur jeunesse »
C’est en alternant double page poétique et double page plastique que Miquel Barcelo intervient. Il sait que l’utilisation des papiers de couleur par les artistes est trop rare. On éprouve pourtant ainsi combien dessiner et peindre sur des fonds colorés peut délivrer de la virginité et de la vide liberté de la blancheur. Ainsi sur l’omniprésence du noir, les lueurs pétillent, se démènent, figurent l’origine des espèces et leur micro-encyclopédie, comme dans la Petite cosmogonie portative[9] de Raymond Queneau. Bande dessinée, calligraphie extrême-orientale, peinture sacrificielle ?
Dante & Barcelo : La Divine comédie, France loisirs, 2003
Photo : T. Guinhut.
« 28 Clandestin :
Explose mais ne se disperse
c’est seulement du camouflage
c’est comme l’encre de la seiche
mais la sienne est couleur de lait »
Comme parmi les ombres de la caverne de Platon, les lucioles dorées des squelettes, des corps, des cervidés et des poissons, dansent, ronde de nuit pariétale, allusion aux parois immémoriales de Lascaux, spermatozoïdes errants sur fond de ténèbres. Où pour reprendre l’image de Gogol : « la corolle, semblable à un petit globe de feu dans la pénombre, parut voguer dans l’air fort longtemps, comme un bateau. Enfin, elle perdit lentement de la hauteur et chut si loin que sa forme étoilée était à peine plus visible qu’une graine de pavot[10]. »
« 48 Transformiste :
Passer d’une espèce à une autre
essayer des cris et des chants
retrouver l’homme d’autrefois
pour lui murmurer des secrets »
En cette fantasmatique pellicule d’ombre et de lumière (dont les reproductions ici ne donnent qu’une faible image) le territoire poétique est celui des explosions cosmiques, des taches, voisines de celles de Victor Hugo, créatrices de bébés univers, de germes de galaxies, d’étoiles inconnues en gestation : « tandis que les constellations / sèment leurs yeux entre les nuages ».
Tout ce monde hallucinogène en un volume somptueux, à l’italienne, aux textes imprimés en jaune bistre, toutes pages noires dehors. En sa luxueuse nuit des fantasmes, les lutins de la pensée et de la peinture naissent, jaillissent et s’éteignent, racontant l’histoire du cosmos, des peurs et des rêves. Il nous reste à rêver de l’édition de luxe, dans une boite en tilleul, dans laquelle le livre est joint à huit rouleaux de papier noir imprimé à l’eau de javel et au gesso, cette technique originale de Miquel Barcelo, peintre, aquarelliste et maître ès-nuits. Notre cher aquarelliste des montagnes et des fièvres nocturnes, après son Enfer et son Purgatoire dantesques, mérite bien son Paradis…
Umberto Eco : Baudolino, traduit de l’Italien par Jean-Noël Schifano,
Grasset, 560 p, 23€, Le Livre de poche, 8,10 €.
A chaque roman d’Umberto Eco, le lecteur espère voir renouvelé le miracle encyclopédique et policier du Nom de la rose[1]. Est-ce pour retrouver cette innocence romanesque qu’il revient au Moyen Age ? Certes, l’encyclopédisme dix-septième de L’Ile du jour d’avant[2] n’allait pas sans un enchanteur dynamisme narratif, au contraire du décevant Pendule de Foucault[3]. Avec Baudolino[4], nous suivons l’aventure d’un individu, nous nous amusons des nombreuses péripéties, nous goûtons sans cesse de nouveaux bijoux de culture dans le cadre d’une fresque campée avec vigueur et sûreté. A moins que la langue, truffée de clins d’œil savants ne paraisse parfois affectée.
Simple campagnard piémontais, mais doué pour les langues et spirituel en diable, le gamin Baudolino est adopté par l’empereur Frédéric, dit Barberousse. C’est après un pénible -et peut-être inutile- charabia narratif où « Baudolino se met à écrire », que le récit confié à l’oreille de Nicetas se déploie avec un bonheur d’abord inégal. Notre héros fait son éducation à Paris et rencontre tout ce qui ce fait de mieux, ou de pire, en matière de philosophie, de poésie et de théologie, y compris rabbinique.
Cherchant à assurer une sainte légitimité à l’Empereur, Baudolino et ses compères puisent dans un pot de « miel vert », image d’un cannabis puissant. Visions, légendes et bribes théologiques les amènent à laborieusement composer la lettre d’un « Prêtre Jean » qui règnerait dans un paradisiaque Orient. Après maintes tractations entre la Germanie et les cités italiennes, après des batailles, des villes détruites, assiégées et reconstruites, où croît le plaisir du lecteur, le véritable objet du roman d’initiation est la quête de ce royaume mythique où fleurirait une chrétienté originelle. Ainsi Baudolino entraîne Frédéric dans la troisième Croisade sous le prétexte d’aller offrir un « Gradale » au fumeux ecclésiastique. En chemin l’Empereur ne trouvera qu’une mort mystérieuse dans une chambre fermée pour laquelle pas moins de cinq coupables successifs seront à la fin convoqués, en une réjouissante parodie du graal de l’élucidation policière…
Le voyage terrestre et maritime en Orient des douze compagnons est un prodigieux chaudron d’affabulations. On lorgne vers Les Mille et une nuits. Le bestiaire où domine « l’Oiseau Roq » est celui de l’imaginaire médiéval : les hommes n’ont qu’un pied gigantesque qui leur sert de parasol, d’autres s’enveloppent dans leurs oreilles… S’il ne trouve jamais son Prêtre Jean, Baudolino rencontrera un amour étrange, parfait, éphémère, lors d’une des plus belles pages du livre : l’esprit philosophique d’Hypathie est aussi pur que son corps aux pattes étonnantes…
Au travers de ce récit picaresque, historique et merveilleux, apparaît un savant collage des savoirs et des mythes, quoique souvent remis en question par la pointe satirique. Le Graal n’est qu’une écuelle à vin : « Et donc tiens-là pour toi, cette écuelle, qui n’a le pouvoir d’entraîner les hommes que si on ne la trouve pas. » Les fausses reliques sont fabriquées en série, le Saint-suaire de Turin trouve une explication à peine farfelue…
Une fois de plus Umberto Eco apporte un superbe démenti au préjugé selon lequel le Moyen Age aurait été le temps de l’obscurantisme. Une fois trouvé son rythme de croisière, délivré de la pesanteur du roman historique, quoique incroyablement érudit, Umberto Eco nous emporte dans un récit torrentiel qui s’anime sans cesse grâce aux libertés exponentielles de la fiction et de l’humour. En ce sens le Moyen Age de Baudolino est un peu celui de l’utopie : le condensé des sciences et des arts agrégé dans la personnalité aux multiples facettes d’un individu aussi roublard qu’idéal et qui maintiendrait le fil des civilisations. Faut-il voir en Baudolino le double de l’auteur ? Un double espiègle auquel on pourrait donner un autre nom : la connaissance. Car Baudolino, entre l’Italie, Paris, Constantinople et le fantastique Orient fait non seulement un voyage géographique parmi le monde connu et inconnu, mais aussi une traversée des « sapiences » légèrement rabelaisienne, aux lisières du Livre des merveilles[5] de Marco Polo, entre théologie et amour courtois, entre stratégie politique et zoologie délirante.
Vingt ans après Le Nom de la rose, Umberto Eco, s’il n’a guère changé de période historique, a changé de vision du monde. Guillaume de Baskerville plaçait son enquête, sa recherche de la vérité, sous la responsabilité de la raison. Baudolino, lui, entre haschich, faux manuscrits (c’est un peu sa Guerre du faux[6]), êtres fantastiques et paradis terrestre, manœuvre avec une ébouriffante maestria grâce aux artifices de l’imaginaire merveilleux. Habile et inquiétant manipulateur au service d’une raison politique, il choisit d’utiliser la pensée magique et son trafic de reliques plutôt que ce rationalisme qui lui jouera pourtant un bien beau tour lorsqu’il comprendra le secret de la mort de Frédéric. Une pincée de siècles plus tard, un autre italien, Machiavel, théorisera cette démarche dans Le Prince[7].
Pour notre ruine, dans un maelström de socialisme de trente ans poursuivant une fantasmatique et biaisée justice sociale, droite et gauche confondues, nous y sommes. Là où Alexis de Tocqueville, dès 1840, nous attendait : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire (…) Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire (…) il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre-arbitre (…) le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule, il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète (…) un pouvoir unique, tutélaire, tout puissant, mais élu par les citoyens.[1] » Certainement, si Tocqueville revenait parmi nous, voici ce qu’il dirait, en une prosopopée plus juste et plus abondante que celle de Fabricius[2], en un réquisitoire sans concession :
« Que sont devenues, Français, notre prospérité et notre liberté ? C’est avec notre consentement électoral et notre servitude volontaire que, sous couvert d’égalité, nous avons plié notre population sous le joug d’une oligarchie de tyrans persuadés d’agir au bénéfice du peuple, d’un état-providence à bout de souffle et perclus de dettes. Ce au service de maintes catégories socioprofessionnelles privilégiées et de divers assistés, sans compter les gaspillages et autres errements budgétaires.
En effet, 56 % du PIB sont consacrés à la dépense publique, quand 52 % de ce même PIB sont des recettes publiques : c’est dépenser plus que ce qui est gagné (plus exactement ponctionné) ; les fondamentaux du calcul en cours moyen sont alors explosés. Quelle belle leçon de gestion et de rigueur !
L’Indice de Liberté Economique de la France est consternant : classé 19ème en 1975 ; aujourd’hui, parmi 185 pays elle est, en 2012, 62ème. Et encore n’osons-nous imaginer 2013… Il est évident que ce n’est pas sans conséquence sur l’emploi et la prospérité, sans compter la corruption et la délinquance.
Les aides publiques aux entreprises passent par environ 6000 dispositifs ; on imagine la surabondance de personnels pour une efficacité douteuse, qui ne profite réellement qu’aux grands groupes, eux-mêmes abondamment ponctionnés pour nourrir les circuits de cette usine à gaz. Etatisme et keynésianisme à tous les étages…
Archi-subventionné, le syndicalisme français, au premier rang desquels l’archéocommuniste CGT, ne sait à peu près que protéger l’improtégeable, concourir eficacement, faute d’adaptation, de travail, de concurrence, d’innovation et de goût d’entreprendre, à la destruction de l’emploi et du tissu industriel. Faute de négocier, sans compter leur mépris de la liberté de travailler lors des grèves, il conduit des entreprises à la faillite, comme le regretté Goodyear d’Amiens. Déjà les dockers, les Nouvelles Messageries de la Presse, pour ne citer que ces structures pétrifiées par la CGT, coulent l’activité économique portuaire et la liberté de la presse en s’arque-boutant sur d’indécents avantages acquis. D’accord en cela avec les gouvernements, otages consentants, qui ne sont que coercition de par les milliers de pages du code du travail, les milliers de normes abusives, les taxation et impositions pléthoriques, qui nous préparent un avenir semblable au présent de la Grèce…
Ainsi, une fiscalité confiscatoire empile l’impôt sur la fortune, celui sur le revenu, des taxes prolixes et variées, étrangle l’entreprise, contribue à l’assèchement des énergies et au flot des fuites de capitaux, quand d’entreprenants Français s’évadent vers les pays aux cieux fiscaux plus cléments. N’est-il pas juste de préférer le paradis fiscal à l’enfer fiscal ? Nos économistes connaissent-ils la courbe de Laffer, qui montre que l’adage « trop d’impôt tue l’impôt », n’est pas un vain mot, que l’augmentation de la fiscalité entraîne immanquablement une baisse des recettes d’un Etat qui s’autodétruit.
L’avalanche de subventions au bénéfice des biocarburants et des énergies éoliennes et photovoltaïque se fait évidemment au détriment du contribuable autant du consommateur puisque ces secteurs sont non rentables, tout cela au service d’une idéologie verte paranoïaque.
Le travail lui-même est invalidé par la lourdeur des charges sociales, par un coût parfois prohibitif (soit 20% de plus qu’au Royaume-Uni), par les inextricables difficultés à licencier si nécessaire, plombant mécaniquement les embauches, dans un contexte international sévère. Quant au profit des entreprises, il est en France deux fois plus faible qu’aux Etats-Unis, qu’en Allemagne, qu’au Royaume-Uni, entraînant un déficit d’investissement. Par voie de conséquence, l’industrie française achète deux fois moins de robots que l’Allemagne, quand le poids de l’industrie est ici deux fois moindre qu’outre-Rhin. Sans compter que le secteur du bâtiment (ne dit-on pas « Quand le bâtiment va, tout va » ?) s’effondre peu à peu…
La dette française dépasse aujourd’hui les 1800 milliards, soit 90 % du PIB, soit près de 27000 euros par habitant, soit des emprunts parfois jusqu’à 65 ans, soit un service exponentiel des intérêts de la dette. Ne parlons pas du déficit budgétaire et de la balance commerciale… Et l’on imagine que de si bons gestionnaires d’actifs et d’inactifs vont à travers une Banque Publique d’Investissement trouver la pierre philosophale de la croissance !
Que dire des inégalités honteuses entre le secteur public qui supprime le jour de carence du salaire pour maladie, alors que le secteur privé en aligne trois au détriment du salarié… Que dire de la marée montante des fonctionnaires embauchés par les collectivités locales, de ceux qui gèrent la perception d’un impôt sur la fortune qui ne rapporte guère plus que ce qu’il coûte à percevoir…
Nombreux sont les secteurs de l’économie sans concurrence, monopoles ou quasi-monopoles, préjudiciables à la liberté de choix, aux vertus de la concurrence, comme l’a prouvé, a contrario et au bénéfice du consommateur, l’arrivée de Free dans la téléphonie mobile, bousculant la troïka Bouygues, Orange, SFR, assise sur les avantages d’un capitalisme de connivence avec l’état. Ainsi SNCF, Gaz et Electricité de France, Sécurité sociale sont des territoires fermés qui retiennent captifs leurs usagers, sans compter leur productivité faible, les avantages souvent indus de leurs salariés, et qui mériteraient d'être privatisés.
A qui appartient le sol ? A son propriétaire public ou privé, bien sûr. Mais le sous-sol ? Exclusivement à l’Etat qui, de fait, contrecarre toute exploitation qui pourrait ne pas être politiquement et vertement correcte, ce dont témoigne l’impossibilité d’imaginer de jouir de notre gaz de schiste, qui, aux Etats-Unis, a permis de réduire considérablement la facture des usagers, de créer des centaines de milliers d’emplois, de redynamiser la production d’énergie et le secteur industriel…
Faut-il rire ou pleurer, lorsque les mosquées sont financées par les collectivités locales, au mépris de la séparation de l’église et de l’état, ce par électoralisme et clientélisme ? Lorsque la viande halal, au mépris de l’humanité envers les animaux, envers la sécurité sanitaire et la laïcité, est une pratique en expansion et que le paravent du modeste scandale de la viande de cheval est agité pour faire croire que le gouvernement veille…
Pour rester dans le domaine de la santé, sans compter les impérities gestionnaires de l’hôpital public et de la Couverture Maladie Universelle, ne faut-il pas pointer l’absurdité d’un numerus clausus qui a été abaissé, ou si peu augmenté, alors que la population augmentait ? Voilà pourquoi les médecins manquent, ces affreux riches exploiteurs de l’insécurité sanitaire du peuple, alors que l’appellation médecine libérale n’est plus qu’une antiphrase.
Pensons alors à nos retraites, là encore verrouillées par le monopole de l’état, sans compter de consentir à un surcoût auprès de complémentaires privées. Outre que la gestion des caisses de retraites ne doit pas être un modèle de productivité, on n’ignore pas que la retraite par répartition est un système de Ponzi qui permet aux premiers de bénéficier de la générosité du système et aux derniers de ramasser les miettes, autrement dit condamné à la faillite, étant donné le papy-boom et l’augmentation de l’espérance de vie. A moins de juguler le chômage et de retarder la retraite à 67 ans comme en Allemagne.
Les emplois « aidés » sont-ils utiles, pompant la richesse produite au détriment de ceux qui, sans cette redistribution coûteuse, auraient pu naître et ne naîtront pas… Pendant que les agitations des ministres du Développement Durable, de l'Economie Sociale et Solidaire et du Redressement Productif, fidèles aux « principes du Novlangue [3]» orwellien, obéissent à la coûteuse impéritie des épouvantails…
Trois décennies de socialisme, sans oublier les traces délétères de la planification gaullienne et du poids des communistes dans l’échiquier politique de l’après-guerre, une contre-culture -plus exactement une sous-culture économique- de l’interventionnisme et de la règlementation étatique, voilà le legs en forme de chaînes et de boulets que notre croissance malade doit porter sur ses frêles épaules..
Quand sangsues et police économiques sont plus efficace que celle des crimes et délits, quand des quartiers entiers voient fleurir la charia, au détriment de la République, ne peut-on admettre que deux tyrannies se donnent la main pour nous opprimer ? »
Pauvre Tocqueville, si tu revenais parmi nous… Voulant assurer l’égalité économique, écrêter les riches pour donner aux pauvres, notre Etat dévore ses enfants et n’en rejette que les os, à force de se dévouer à la justice sociale et redistributive. Voici fleurir, sous nos yeux pour le moins inquiets, pour revenir à notre Tocqueville, « les périls que l’égalité fait courir à l’indépendance humaine[4]. » Même Rousseau, qui s’y connaissait en récriminations contre les inégalités, en répondant d’ailleurs par avance à John Rawls qui certifia, « Même dans le meilleur des cas, la répartition et la vertu ne tendent pas à coïncider[5] », prévenait : « La justice distributive s’opposerait même à cette égalité rigoureuse de l’Etat de Nature (…) C’est en ce sens qu’il faut entendre un passage d’Isocrate dans lequel il loue les premiers Athéniens d’avoir bien su distinguer quelle était la plus avantageuse des deux sortes d’égalités, dont l’une consiste à faire part des mêmes avantages à tous les Citoyens indifféremment, et l’autre à les distribuer selon les mérites de chacun[6] ». C’est alors que la récompense du mérite, du travail, de l’innovation et de l’esprit d’entreprendre serait une richesse, non pas enviée, ni indue, ni furieusement ponctionnée, mais rayonnante de prospérité générale.
Heureusement, bien des créateurs, des entrepreneurs, faute de faire la grève en s’exilant sous des cieux économiquement plus cléments, comme le John Galt d’Ayn Rand[7], résistent. Le potentiel de nos talentueuses grandes, moyennes et petites entreprises reste encore intact si l’on voulait bien leur lâcher la bride, leur faire confiance, au service de leur enrichissement et de notre prospérité retrouvée…
Que faut-il faire ? A peu de choses près, le contraire de ce que font nos gouvernements, et, en ce qu’il semblera, pour beaucoup trop d’entre nous, une impraticable provocation :
Faute de telles indispensables mesures, sommes-nous sans retour aux prises avec un Socialisme National ? Que nous avons à peine la mauvaise foi de lire à l’envers, tant le spectre qui va du Front de Gauche au Front de droite se conjugue dans l’inconnaissance et la haine du libéralisme économique et politique. Notre tyrannie est bien celle présagée par Tocqueville : du Socialisme National consenti au National Socialisme historique, ne reste plus qu’un pas, que l’on se gardera peut-être de franchir, celui de la privation de liberté par des murs de béton, par des lames de sang. La justice distributive postulée par le socialisme est non seulement attentatoire à la liberté, à la propriété et à la dignité, mais contreproductive, appauvrissant ceux qu’elle devait secourir, hors bien sûr les nombreux privilégiés, oligarchies de l’état et des collectivités locales, la clientèle des fonctionnaires et des séides des syndicats, jusqu’à l’écroulement du système, comme tomba, heureusement de façon pacifique, le mur de Berlin. La foi en un Etat, un gouvernement plus à même de juger du bien-fondé et des fins de l’économie au détriment des acteurs économiques eux-mêmes, a de longs jours d’illusion et de peine devant elle. Car, nous prévient Hayek, « aussi longtemps que la croyance à la justice sociale régira l’action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire[8] ».
Ecoutons, après Tocqueville et Hayek, Adam Smith : « Dans un Etat bien régi où l’on a bridé le gaspillage des gens improductifs apparaît inévitablement une prospérité générale sensible jusque dans les catégories les plus basses de la population. Elle se forme obligatoirement si les gouvernements se conforment à l’idée de ne pas entraver le grand métier à tisser et la main invisible qui l’actionne.[9] »
Notre déclin s’achèvera-t-il dans une pauvreté hébétée, dans une guérilla urbaine de classes, dans une guerre urbaine entre communautés laïques et poches de charia fanatiques ? A moins qu’un sursaut salutaire, une Margareth Thatcher providentielle jaillisse tout intellectuellement armée des urnes… Il nous reste, plutôt que de vainement l’attendre, à la penser.
Catedral de la Seu d'Urgell, Catalunya. Photo : T. Guinhut.
De l’origine et de la rédemption du mal :
théologie, neurologie et politique.
Marchant sur les glaces ensanglantées, Dante n’aurais pas écrit La Divine Comédie, son Enfer, son Purgatoire, son Paradis, si le mal n’existait pas. Péché originel voulu par Dieu, par Satan, par le libre arbitre ou la condition neurologique ? C’est dans la sécurité de la bibliothèque que nous oserons agiter l’origine du mal et son éventuelle rédemption jusque dans le shaker politique, si tant est que nous saurons mieux faire que mal penser le mal…
Dès le jardin d’Eden, cette nostalgie du bien originel pur et placentaire, c’est la libido sciendi qui assure le nom du péché originel, permettant ainsi l’éjection extra-utérine de l’accouchement de ceux qui « connaissent le bien et le mal[1] ». Orgueil, Envie, Colère sont à la source du premier crime, celui de Caïn tuant son frère, après avoir accumulé les pertes de son investissement affectif en Dieu et les avoir investies dans une « forme bancaire de la colère[2] ». Plus loin, dans la Bible, le parangon du mal est Judas, au point que parmi les « Traître envers leurs Bienfaiteurs », il soit logé au dernier rang de l’Enfer de Dante, dans la « gueule » du Diable : « Cette âme qui là-haut subit (…) le pire supplice est Judas Iscariote, tête dedans, jambes qui se démènent [3]». Selon Juan Asensio, Judas est le « Christ noir », le seul « qui a osé[4]» la révolte contre le verbe incarné et ainsi commettre le mal suprême contre le Christ, quoiqu’il fût nécessaire à la résurrection et à l’assomption, traître prévisible et accepté par ce dernier, donc par Dieu. A moins que seulement inspiré par le Diable…
Ainsi Norman Mailer va jusqu’à imaginer de manière simpliste l’hypothèse selon laquelle le père et la mère d’Hitler auraient fait l’amour en compagnie du Malin[5]. Le romancier reprenant alors à son insu la thèse de Kant qui postule « le mal radical inné dans la nature humaine[6] ».
Que le Diable inflige à ses créatures et séides l’Enfer, soit ! Mais Dieu ? Les pires péchés capitaux, envie et colère, sont-ils in nucleo dans le Dieu originaire, capable d’être un Père intraitable qui punit l’humanité par le déluge et par Sodome et Gomorrhe, ou dans le seul libre arbitre humain, laissé à sa discrétion par son créateur ? « quand le péché est incontestablement nôtre, qu’on ne peut vraiment pas le rejeter sur autrui, nous trouvons toujours de bonnes raisons pour nous décharger de la part la plus odieuse. C’est tantôt le Destin et le Déterminisme, tantôt la tyrannie de l’Instinct et de l’Inconscient ; et, plus souvent encore -non point seulement parmi les croyants- ce sont les machinations de Satan[7]. » Au même titre que Dieu, la grand fiction du Diable tente d’expliquer l’inexplicable, partage le bien et le mal, procure une direction morale, voire un sens à la vie… De plus, Satan, en tant que construction mythique et chose mentale, participe de la dynamique du bouc émissaire. Le tentateur, en son omnipotence digne du manichéisme de la religion de Mani, est injustement plus coupable que le tenté qui croit ainsi se déshabiller du mal qu’il a pourtant sous sa peau. En même temps, le Diable n’est-il pas « le libérateur du mal [8]» lorsqu’il permet de projeter en lui ce qui est en nous et ainsi le figurer, le connaître et le combattre ? Qui sait s’il redeviendra l’ange Lucifer ? C’est à l’homme pourtant que revient la responsabilité de cette hypothèse.
On a pu arguer que les camps nazis et communistes étaient un enfer que ni Lucifer ni Dante n’avaient imaginé, et qu’au-delà de Dieu seul l’homme en fut capable, y compris avec le secours de la quotidienneté sans remords du mal qui trouve à se justifier dans un bien supérieur, la race, l’état, l’égalité des classes.. Ce en quoi, s’opposant à Kant, Hannah Arendt tire la conclusion suivante : « la leçon que nous a apprise cette longue étude sur la méchanceté humaine -la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable de la banalité du mal[9]. » Le mal satanique est une responsabilité de l’homme, moins de par une origine métaphysique que dans son innéité et sa quotidienneté tranquilles.
Pour reprendre les lectures mythiques, et retrouver l’impensable continuité du mal, il faudrait aller lire du côté de Lovecraft, dont les romans[10] et nouvelles fantastiques le voient resurgir de sa préexistence à toute religion humaine, à toute créature anthropomorphe, sous forme de dieux anciens terribles, flasques, putrides et noirs comme des poulpes, figurant une innéité absolue du mal, à l’échelle de l’univers et de son infra-univers, et qui ne serait que provisoirement en recul pendant l’Histoire de l’humanité telle que nous la connaissons…
Comment alors justifier ce mal imparable ? La Théodicée de Leibniz va jusqu’à concilier la justice divine avec la méchanceté du monde. Le mal aurait une raison d’être théologico-philosophique dans l’équilibre cosmique du démiurge. Scandale ? Ou véracité nécessaire de la condition humaine ? Mais que penser de l’inégale distribution du mal, qui n’effleure que par pincées nombre d’individus aux vies longues et globalement heureuses, quand une jeune fille juive, soudanaise ou congolaise doit servir d’esclave sexuelle à quelque sadique tortionnaire issu de la nécessité de l’hormone mâle ou de l’histoire… Nul doute que la compréhension de cette nécessité, qui devrait aboutir à un plus grand bien, échappe à la capacité petitement humaine, même si elle est celle du libre arbitre et de l’entendement faillible. A moins que cela suffise à éradiquer toute possibilité d’existence de quelque dieu que ce soit, justifiant l’athéisme, sauf s’il s’agit plus de Baal et de ses sacrifices humains que du Christ…
Pourtant, Spinoza refusait l’idée selon laquelle le mal exprimerait une essence : « si vous pouviez démontrer que le mal, l’erreur, les crimes, etc., expriment une essence, je vous accorderais que Dieu est cause des crimes, du mal, de l’erreur, etc[11]. » Pour lui, le mal ne serait qu’une interprétation humaine dans un monde en soi parfait, préfigurant ainsi Nietzsche qui dépasse l’illusion morale pour trouver la dimension tragique du gai savoir.
Y-a-t-il ainsi un horizon, une rédemption, du bien dans le mal ? Est-il à l’œuvre dans l’esprit de l’histoire cher à Hegel ? « La théodicée consiste à rendre intelligible la présence du mal face à la puissance absolue de la raison », affirme-t-il, continuant ainsi : « La raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus, car les buts particuliers se perdent dans le but universel[12]. » Piètre consolation, lorsque le mal ne prétend être qu’une irrationnalité passagère parmi le développement humain. Faudrait-il alors croire qu’Auschwitz et la Kolyma, que le logaï et la fanatique charia ont enrayé définitivement le processus ? Le mal, ce négatif de la durée anthropologique et métaphysique, sera-t-il vaincu en son déterminisme naturel, jusqu’à devoir être maîtrisé par la raison, ce bien supérieur ? Ces théories de Leibniz (moquée par Voltaire dans son Candide) et d’Hegel restent aussi fumeuses que les cheminées de sinistre mémoire de Buchenwald, où œuvrèrent successivement nazis et communistes, au-dessus de la Weimar de Goethe et de Schiller… Le mal totalitaire et socialiste, qu’il soit nazi ou communiste, parut alors ne plus être un accident de l’histoire, mais une téléologie de l’humanité, au contraire d’un chemin pavé d’anges.
Dante : L'Enfer, illustré par Gustave Doré, Hachette, 1891.
Photo : T. Guinhut.
Si comme Borges nous pensons que la religion, quelque qu’elle soit, correspond à cette image : « la métaphysique est une branche de la littérature fantastique[13] », il est évident qu’il faut ailleurs chercher l’origine du mal, principe anthropologique, résultat historique ou constitution neurologique…
Ainsi Hobbes penche sans barguigner pour un mal chevillé à la nature humaine (« La volonté de nuire en l’état de nature est aussi en tous les hommes[14]. ») quand Rousseau a cru que l’on pouvait « rendre un homme méchant en le rendant sociable[15] ». La mal est pour ce dernier le résultat du développement de la société : « Les hommes sont méchants ; une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ; cependant l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir démontré ; qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits, et les connaissances qu’il a acquises[16]. » La société corruptrice de la bonté originelle a bon dos, ce qui témoigne d’une argumentation spécieuse, sinon d’un syllogisme incohérent. On sait le développement marxiste, châtiant la culpabilité de la société par la révolution, qu’eut cette illusion, bien que l’auteur de La Nouvelle Héloïse ne l’eût certes pas approuvé. Hobbes, postulant la nécessité de l’Etat-Léviathan, dont l’organisation tend à protéger l’homme loup de l’homme loup, l’avait prévenu : « l’état naturel des hommes, avant qu’ils eussent formé des sociétés, était une guerre perpétuelle, mais non seulement cela, mais une guerre de tous contre tous[17] ». Ce que confirment les peuplades de bons sauvages de l’Amazone qui surent éradiquer par leurs guerres tribales un pourcentage de leur jeunesse que le XX° siècle n’atteint pas. Même si nous devons craindre autant le risque totalitaire dans le Léviathan de Hobbes que dans la volonté générale du Contrat social de Rousseau, seul un état régalien pourra pacifier les mœurs, armé du bras répressif d’une police et d’une justice destinées à juguler le mal tout en restant au service des libertés du bien. Au-delà de ces deux auteurs, nous devons plutôt penser que le bien et le mal sont autant répartis dans la nature humaine, ne serait-ce qu’en regardant le tableau de l’Histoire et l’état somme toute relativement satisfaisant, quoique bien perfectible, de nos sociétés. Il s’agit alors de constater qu’une civilisation policée, libérale et tolérante, mise au service de la création de richesses (quelles soient matérielles, intellectuelles et affectives) rend de moins en moins nécessaire le recours au mal et de plus en plus payant de recourir au bien.
Hélas, une société laxiste qui aurait honte de réprimer le mal au nom de ce que ses détracteurs qualifient de valeurs ethnocentrées, postcolonialistes et capitalistes, selon que ce mal soit d’origine naturelle, selon que l’on puisse en attribuer les causes à une population immigrée ou à une dérive sociale, verrait et voit sourdre ces dangereux humains, trop humains, qui comptent « vivre uniquement au détriment de l’espèce, c’est à dire de façon déraisonnable, mauvaise[18] », évoqués par Nietzsche : « Là ils jouissent de l’affranchissement de toute contrainte sociale, ils se libèrent comme dans une jungle de la tension qui résulte de leur long emprisonnement, dans la séquestration dans la paix de la communauté, ils retournent à l’innocence du fauve, comme des monstres triomphants venus peut-être d’une suite abominable de meurtres, d’incendies, de viols et de tortures, l’âme sereine et exubérante[19] ». Ce à quoi le même Nietzsche, remettant en question cette nécessité selon laquelle « le sens de toute culture est d’extraire de l’homme-fauve un animal apprivoisé et civilisé », ne parait pas considérer que l’on doive devenir un homme civilisé, sinon comme « homme apprivoisé, irrémédiablement médiocre et désolant [qui] a appris à se considérer comme but et fin, comme sens de l’histoire, comme homme supérieur », signant ainsi sa nostalgie inquiétante des « races aristocratiques[20] », quoiqu’il s’agisse avant tout de supériorité intellectuelle et d’aristocratie de l’esprit, ce « fier savoir du privilège extraordinaire de la responsabilité, la connaissance de cette rare liberté, de cet empire sur lui-même et sur le destin[21] ». Nous aimerions alors que ces vertus tiennent leurs promesses dans le cadre de l’horizon de la démocratie libérale, comme le postule Fukuyama[22].
Ainsi, le mal doit pouvoir être un mensonge contre la nature humaine, même si le Marquis de Sade en loue « La vérité » dans ses vers : « Il n’est rien de sacré : tout dans cet univers / Doit plier sous le joug de nos fougueux travers[23]. » De fait, celui qui entraîna la création du mot « sadisme » en appelle, au moyen de son personnage de Dolmancé, à « la nature qui, pour le parfait maintien des lois de son équilibre, a tantôt besoin de vices et tantôt besoin de vertus. (…) Les crimes sont impossibles à l’homme. La nature, en lui inculquant l’irrésistible besoin d’en commettre, sut prudemment éloigner d’eux les actions qui pouvaient déranger ses lois. (…) Je ne mange jamais mieux, je ne dors jamais plus en paix que quand je me suis suffisamment souillés dans le jour de ce que les sots appellent des crimes[24] ». C’est sur ses derniers mots que s’achève La Philosophie dans le boudoir. Ce « principe naturel et zoologique de la cruauté, du faire-mal, du faire-souffrir pour se rappeler[25] », cet égoïsme de la jouissance ne s’embarrassent évidemment pas de la liberté d’autrui…
Pire, si possible, Les Cent journées de Sodome ne sont plus seulement celles du fantasme sadien mais celles de Pasolini au crépuscule du nazisme, dont l’ennemi héréditaire, le Juif, est à la fois le mal et la victime rituelle et banale du mal. Peut-être est-ce à entendre dans cette « Absence de remords » chantée par l’auteur de la littérature et le mal, Georges Bataille : « J’ai de la merde dans les yeux / J’ai de la merde dans le cœur / Dieu s’écoule /rit / rayonne (…) et mon crime est une amie / aux lèvres de fine[26] ». A ce compte-là, selon Derrida, « si la culpabilité est à jamais originaire (…) le pardon, la rédemption, l’expiation resteront à jamais impossibles[27] ».
En les embûches de notre recherche de l’origine du mal, la neurologie peut alors nous être d’un grand secours conceptuel. Le cas de Phinéas Gage est emblématique : cet homme reçut au XIX° une barre de fer au travers du crâne et survécut. Mais en ayant perdu son empathie, ses affect, son équilibre, ses vertus : « Cette histoire m’a hantée par ce qu’elle suggérait d’affreux : la vie morale peut être réduite à un bout de chair cérébrale[28] », constate Siri Hustvedt. Pourtant n’y a-t-il pas, selon les individus, des zones plus ou moins actives, plus ou moins irriguées, ou inhibées, de l’agressivité comme de l’empathie, nécessaires à la polyvalence anthropique, à l’équilibre et au développement de l’être humain, sans compter ces fluides hormonaux qui parcourent nos viscères et connexions neuronales ? Si oui, nous sommes plus ou moins doués de capacité au bien et mal, comme munis de zones morales et amorales. La testostérone, produite au niveau des testicules, des ovaires et de la zone cortico-surrénale, quoique indispensable dans le cadre d’une activité concurrentielle et émulatrice socialement acceptable, n’est-elle pas plus virulente lorsqu’elle est masculine, ce dont témoigne la surreprésentation des jeunes hommes de seize à trente ans dans les prisons… Le mal, si l’on pense qu’il se produit deux-cents viols par jour en France[29], serait alors une biochimie qu’il pourrait être judicieux, tentant, voire dangereux de corriger, (par le moyen d’une thérapie chimique, ou carcérale, ou éducative ?) de canaliser au service de l’humaine humanité, ou d’un politiquement correct totalitaire…
Ne sommes-nous alors qu’un « homme neuronal[30] », dont le psychisme n’est qu’une émanation biologique, comme la digestion est le produit de l’estomac ? L’immortalité de l’âme et la métaphysique du bien et du mal semblent alors de nuageuses fictions compensatoires. Que nous soyons munis dans nos corps et dans nos cerveaux de zones saupoudrées de mal et de bien, voilà pourtant qui n’efface guère la nécessité de la moralité et de la responsabilité individuelle. Au contraire, en conscience de ce patrimoine cervical et du concours de l’éducation, la connaissance de soi nous donnera plus d’outils pour canaliser le mal vers le bien, même si la frontière entre les deux peut-être poreuse, culturelle et discutable, mais là encore bornée par la liberté d’autrui.
Outre une rédemption neuropsychiatrique du mal, peut-on envisager une rédemption politique du mal ? Le Prince de Machiavel ne répugne pas à user du mal dictatorial au service d’un gouvernement des vertus, ce que confirme Raymond Aron : « Il est clair que Machiavel ne recommande pas les tyrannies et fait l’éloge de la liberté romaine. Mais il reconnait la nécessité des législateurs, des dictateurs, voire des princes absolus, lorsque les peuples corrompus sont indignes et incapables de liberté[31] ». Cette dernière étant le bien à restaurer au moyen d’un mal transitoire.
De même, Nietzsche peut postuler un mal pour un bien : « Le nouveau est dans tous les cas le Mal en tant que ce qui veut conquérir, fouler aux pieds les anciennes frontières et les anciennes piétés (…) Mais à la fin tel champ ne rapporte plus et sans cesse il faut que la charrue du Mal vienne le remuer de nouveau[32]. » En ce sens le bien et le mal ne sont que d’historiques vues de l’esprit au regard des nécessités de l’évolution de l’humanité, là où Nietzsche ne dépasse Leibhiz et Hegel qu’au nom de l’acceptation du tragique, ce qui en fait son « gai savoir » ; au bout duquel « Le poison dont meurt une nature plus faible est un fortifiant pour le fort[33] », ce en une sorte de cruauté qu’il est peu aisé de pardonner.
Une rédemption du mal… Est-ce possible ? Seulement s’il consent à une métamorphose anthropologique et éthique. Il s’agit alors de transmuer ce qui était la nécessité de la testostérone et de l’agressivité dans le contexte d’un environnement naturel violent en la nécessité du compromis et de la courtoisie en une société civilisée. Passer de la volonté d’ingérence, de domination, de séquestration et d’élimination de l’autre par la violence innée, à la décision du respect et de la tolérance au moyen d’une liberté réciproque cultivée, où nous sommes d’autant plus libres que les autres le sont… Là où la liberté n’a plus besoin de la violence et du mal pour s’assumer, là où bien d’autres plaisirs figurant le mal peuvent remplacer ceux du mal, ce qu’à bien compris la tragédie grecque. Comme le sport et son spectacle peuvent remplacer, hélas seulement en partie, les délices des jeux de gladiateurs sanglants.
En conséquence, si le christianisme avait permis une ritualisation du mal dans le spectacle de la crucifixion, il reste une mission à l’art, qu’il s’agisse des littératures, de la peinture, de la musique (tel Le Sacre du printemps de Stravinsky), des séries télévisées, voire des jeux vidéo, celle de pouvoir assumer cette ritualisation et esthétisation de la barbarie, cette échappatoire de l’instinct de mal et cette catharsis…
S’il faut n’en pas croire Rousseau, ce n’est guère la société qui est responsable de la perversion des hommes, mais, outre un atavisme de chasseur des savanes, usant de la testostérone et de la nécessité de la violence au service de la recherche des gibiers et des femelles, c’est l’inégale répartition du bien et du mal dans leur nature neuronale qui est la source de leurs inégalités. Pensons également à l’inégale répartition du Quotient Intellectuel et du Quotient Affectif que l’éducation contribue hélas trop peu à augmenter, qui sont à l’origine de l’inégalité d’accès aux richesses, ce qui n’empêche d’ailleurs pas la nécessité morale et rationnelle d’un égal accès sociétal à l’éducation, et de permettre libéralement que chaque mérite soit récompensé par le succès.
Il est alors contreproductif d’offrir une prime, comme une sorte de discrimination positive, au mal, celui du délinquant et du criminel, forcément victime et en ce sens digne de toutes les attentions, en l’excusant grâce au secours de l’argument spécieux selon lequel c’est la société -bien entendu capitaliste, selon le préjugé façonné par une Envie grégaire et une passion pour la domination sociale- qui est responsable de son mal agir et de son inappétence au bien.
A un moindre degré, quoique douloureusement éclairant, notons comme c’est « cool », parmi nombre de nos élèves, d’afficher médiocrité rebelle et grossièreté, là encore grégaires, et de stigmatiser les « intellos », mais aussi le raffinement des « pédés », preuve que le mal -ou sa singerie- bénéficie d’un plus grand prestige que le bien. Satan est, c’est bien connu, plus pittoresque et excitant que l’ange, et surtout plus facile et apparemment plus grandiose à imiter : un instinct et un instant de barbarie suffisent à détruire, quand des heures, des années, une vie, sont nécessaires pour construire une œuvre d’amitié, d’amour, de technique ou d’art. Ce que le Goetz de Sartre confirme ainsi : « A moi, ma méchanceté : viens me rendre léger ![34] » En ce sens, le Discours sur les sciences et les arts de Rousseau, reprochant injustement à ces derniers de ne pas contribuer à la vertu est une dangereuse voie vers l’obscurantisme, bien que son auteur appartienne, par la voie de l’indispensable Contrat social, aux Lumières. Ces Lumières dont le raisonnement, l’application aux sciences et aux arts, la tolérance libérale aux libertés des mœurs et de l'économie sont des actions individuelles et politiques contre le mal. Est-ce ainsi que Jankélévitch plus optimiste, idéaliste, que la « fin de l’histoire » de Fukuyama, assure que l’humanité est destinée à atteindre sa perfection ?
Sans compter le mal infligé aux animaux dont nous nous nourrissons, nous n’avons qu’effleuré la violence collective, le mal et la masse politique qui assurent une impunité à leurs factieux et séides, au nom d’idéologies sociales, raciales, théocratiques qui portent le masque du bien. En ces couvaisons de l’horreur, la ferveur de la certitude, la virulence de la libido dominandi assurée de sa main-mise absolue sur autrui sont les bras armés autant de la jouissance que de la conscience tranquille du bien, en un retournement paradoxal et pervers ; ainsi de Staline : « Choisir la victime, préparer soigneusement le coup à donner, assouvir inexorablement sa soif de vengeance, et puis aller dormir…[35] » La descendance de Caïn, cet homme neuronal du mal, ce pouvoir bientôt discipliné de la haine au moyen de la foi déicide, de la manipulation des masses et des concepts de justice sociale, au sein de sectes fondamentalistes géantes anti-libérales, ce que Sloterdijk appelle avec ironie le « Marx de l’islamisme[36] », a essaimé depuis trop longtemps dans le champ politique. Jusqu’à quelle rédemption, quel juste apaisement ? Malgré notre pessimisme hérité du XX° siècle, il faut avec conviction imaginer, en rempart contre le mal, comme Fukuyama, « que la démocratie libérale pourrait bien constituer le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et la forme finale de tout gouvernement humain[37] ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.