Ronenhutte, Dallenwil, Engelbergrental, Suisse. Photo : T. Guinhut.
Une résistance contre l’hydre du nazisme :
Hans Fallada : Seul dans Berlin.
Hans Fallada : Seul dans Berlin,
traduit de l’allemand par Laurence Courtois, Denoël, 736 p, 26,90 €.
La fiction est parfois plus efficace, et surtout plus vivante, que le document historique. Car elle donne un visage, une intimité permettant l’identification du lecteur avec des figures et des anonymes du temps disparu. C’est ce qu’a bien compris Hans Fallada en élevant une stèle romanesque au service des Allemands couchés sous le joug du nazisme. Seul dans Berlin, enfin intégralement édité, rend justice aux oubliés de l’infâme l’épopée aryenne. Là où des hommes et des femmes tiennent à rester debout, même sous le pire régime, même au dépend prévisible de leur vie.
Chronique des petits quartiers et des entreprises berlinois, le roman centré autour d’un immeuble devient vite éprouvant, étouffant, tant augmente la pression de l’omniprésent nazisme. Entre les « cartes de rationnement » et la pieuvre du parti, la victoire claironnée sur la France de 1940 ne fait guère d’effet aux petits héros et anti-héros désabusés de l’épopée. Une Juive, Frau Rosenthal, la famille Persicke, dont un fils, Baldur, est un SS surexcité, le couple Quangel, dont l’enfant vient de mourir sur le front de France, la factrice Eva Kluge sont les pivots de la tragédie. Exaspérés, le couple Quangel va prendre une décision inouïe : subrepticement distribuer des tracts antinazis parmi la ville. Hélas, ils ne tromperont que peu d’années la Gestapo, dont les archives, sous le nom des Hampel, conservent la trace de cette histoire vraie…
Si peu, une sourde résistance s’égrène : un vieux juge cache la dame Juive, la jeune Trudel, dont le fiancé vient d’être tué sur le front, appartient à une « cellule communiste » secrète, quoiqu’inefficace. Mais les héros du roman sont indubitablement les Quangel. Ce sont plus de deux cents cartes postales que le couple dépose parmi les gares, les cages d’escalier, « avec des appels contre le Führer et le parti, contre la guerre, pour éclairer ses semblables ». Leur courage hallucinant n’est pourtant guère payant. Les cartes sont à peine lues, aussitôt rapportées à la Gestapo par de zélés informateurs et de pleutres dénonciateurs : elles leur vaudront, en avril 1943, la décapitation. Quangel n’aura converti qu’un homme, celui qui finit par l’arrêter, et qui se suicide…
Fallada bénéficia, pour écrire son vaste et méticuleux opus, des dossiers que lui fournit le futur ministre de la culture de la RDA. Dossiers incomplets qui permirent au romancier de faire de ses personnages des figures nimbées d’un héroïsme sans faille, n’abdiquant rien de leur intransigeance. Alors que l’on sait qu’en prison, les Hampel se dénoncèrent l’un l’autre, renièrent leur antinazisme. En vain.
Dans la tradition du réalisme balzacien, chaque personnage correspond à un type humain : le nazi fervent, le nazi contraint, la Juive cachée dont le mari est incarcéré, mais aussi le dénonciateur, le profiteur, le délinquant minable, décliné en de multiples avatars. Il s’agit alors également un roman picaresque, à la suite du Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin[1], enchaînant les portrait de petites gens, de « moins que rien », de gueux, d’ivrognes, de voleurs et de menteurs, d’humbles méritants et de salauds carabinés, parmi des péripéties sordides, parfois d’un intérêt inégal. En ce sens ce n’est pas le nazisme qui fait ce peuple, mais ce peuple qui le fait, même si tous ne le méritent pas, si beaucoup le subissent sans rien avoir demandé, si d’autres en jouissent en sadiques consommés, en une radicalité du mal imperturbable, mais aussi en une banalité du mal, digne de l’analyse d’Hannah Arendt[2]. Ainsi la factrice Eva Kluge, dont le fils est un SS, « ne croyait pas que son garçon, qu’elle avait un jour porté dans son sein, serait capable de déshonorer des jeunes filles juives, pour les tuer aussitôt d’une balle dans la tête ». Pourtant, une photo le montre cognant la tête d’un enfant juif « contre le pare-choc d’une voiture ».
Le roman à thèse n’empêche pas l’efficacité, malgré de longs défilés de personnages secondaires, comme le pitoyable « tire-au-flanc » Enno Kluge qui séduit les femmes vieillissantes, un moment suspecté, pendant l’enquête de la Gestapo, digne du roman policier le plus sordide. Le témoignage et la charge contre le régime hitlérien contribuent au tableau de société sous la férule du totalitarisme, où toute l’économie, tout l’emploi, du moins pour ceux qui ne sont ni soldats ni dans les camps de concentration, sont tournés vers l’effort de guerre. Le favoritisme à l’égard des membres du parti est une institution. La propagande pullule. Le langage est également vicié : voler une Juive, c’est « aryaniser ses biens ». Comme dans 1984 d’Orwell, penser est un délit : « Qu’ils obéissent, c’est tout. C’est le Führer qui s’occupe de penser ». Car « dans cet Etat, pas même les pensées n’étaient libres. » L’Allemagne est l’achèvement de la tyrannie, là où « une moitié du peuple enferme l’autre ». Finalement, malgré l’inéluctable verdict, une morale paradoxale universelle se fait jour : « Vous savez très bien que celui qui est ici derrière les barreaux est convenable, et que vous qui êtes dehors n’êtes qu’une crapule, que le criminel est libre mais que l’homme convenable est condamné à mort ».
Ce n’est pas du haut du vaste panoramique de l’historien, mais auprès des petits, des sans-grades, qu’Hans Fallada nous présente l’Allemagne nazie. Certes l’omniscience du romancier permet de balayer les vies, les abominations, les émotions, les peurs et le courage de ses nombreux personnages, dont il ne nous épargne aucun détail dérisoire ou abject. Mais l’empathie du romancier est irremplaçable. Dans le cadre d’une nouvelle objectivité aisément satirique, non loin de ses contemporains, les peintres Otto Dix et George Grosz, il peint à l’acide, mais non sans tendresse ses personnages de prolétaires, de petits bourgeois, d’avocats pourris par le système, de procureurs haineux… Mais aussi dans des romans comme Quoi de neuf petit homme ?[3], en 1932, ou Les Employés[4], en 1929, dans lequel il dressa une fresque de la crise économique.
D’abord écrit sous le nom de Rudolf Ditzen, car Fallada est un pseudonyme, Seul dans Berlin a l’insigne mérite de mettre l’accent sur la solitude de l’individu broyé par l’immense machine collectiviste de cette tyrannie qui s’incarne dans autrui, les voisins, l’administration, la police, la justice, les masses… Pensons également à la solitude d’Hans Fallada (1893-1947), lui-même arrêté pendant onze jours par les SA en 1933, et qui s’est vu au sortir de la guerre contraint à écrire un pavé on l’on souffre, tue, meurt en surabondance. Travaillant comme journaliste à Berlin Est, c’est là qu’il écrivit Seul dans Berlin. Hélas, la mort cueillit trop tôt celui qui était poursuivi par ses addictions sévères, entre drogues, cigarettes et alcool. La censure soviétique tailla dans le vif en vue d’une publication posthume. Il fallait que les personnages soient exemplaires, en quelque sorte manichéens. C’est ainsi que l’on supprima le chapitre 17, « où l’on apprend qu’Anna Quangel était membre active de la Ligue des femmes nazies, la Frauenschaft ». Diverses coupes et modifications entachèrent l’édition de 1947, ainsi que la traduction française de 1967, comme l’appartenance de la factrice au parti nazi. Une résistante devait être une pure héroïne. Nous savons que la réalité est plus complexe. Ce que nous restitue cette nouvelle traduction, dans sa version originelle et débarrassée de toute censure. Le dur visage vert de gris du nazisme, parfois teinté du bleuté d’une résistance hélas vouée à l’échec, est ici exposé dans sa lumière la plus crue.
Ce qui jusque-là aurait pu être lu comme une hagiographie des simples, qui osent se dresser contre Hitler, comme une iconologie de l’antifascisme socialiste, devient grâce à cette édition conforme à la plume d’Hans Fallada, une tragédie aux fatalités trop humaines, en même temps qu’une allégorie du mal et du courage. Chacun, en se plongeant dans le labyrinthe effroyable du quotidien berlinois des années nazies, peut s’identifier dangereusement avec les personnages. Qui aurions-nous été dans de telles circonstances ? Le modeste héros bientôt broyé, le SS vaniteux et tortionnaire, le dénonciateur anonyme et infâme ? Saurions-nous lever le petit doigt pour devenir un ou une Kangel ? A moins de penser qu’une résistance intérieure, à la Ernst Jünger[5], eût été plus judicieuse…
Atelier Clélia Alric, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
Que restera-t-il de l’art contemporain ?
À partir de Nathalie Heinich :
Le Paradigme de l'art contemporain
Nathalie Heinich : Le Paradigme de l’art contemporain.
Structures d’une révolution artistique, Gallimard,
Bibliothèque des sciences humaines, 384 p, 21,50 €.
Barbouiller une ancienne carte géographique, collectionner des cailloux en bouteilles, se photographier dans le reflet du verre entre deux photographies de montagnes, tout cela est-il de l’art ? Ainsi emprunter une œuvre d’autrui, des techniques d’autrui, entre reproduction photographique, IPhone et Instagram, et s’autoportraiturer par piètre narcissisme et défi délavé qui se voudrait position artistique suffiraient-ils ? Il fallait juste y penser, comme il y a bientôt un siècle le fit Duchamp en pensant arracher un urinoir aux lieux d’aisance et l’accrocher dans la sacralité d’un lieu muséal. De ce geste inaugural et révolutionnaire découle une grande part de l’art contemporain. C’est ainsi que Nathalie Heinich ouvre son livre, assistant à la délibération du « Prix Marcel Duchamp 2012 », au Centre Pompidou. Il s’agit de justifications par le « discours », de « disparition de la peinture encadrée et de la sculpture sur socle », d’ « effacement du critère de beauté », d’allusions philosophiques floues et prétentieuses. Ne reste-t-il que rebuts, esbroufe, laideur parmi ces objets, ces images, ces installations ? Quand l’écume des siècles magnifiera encore Titien et Friedrich, que restera-t-il de l’art contemporain ?
Sociologue, Nathalie Heinich scrute le nouveau « paradigme » de l’art contemporain, ses sectateurs et ses clients, ses commentateurs et ses institutionnels. Objectif, l’exposé peut être lu deux manières, avoue-t-elle : « témoignage de l’intelligence, du sérieux et du savoir-faire des protagonistes » ou « charge satirique contre ce que certains dénoncent comme une fumisterie ». Dans ce monde de l’entre-soi, il y a les initiés, et au-dehors les exclus, dont le jugement s’oppose. S’appuyant sur la « neutralité axiologique » de Max Weber, elle n’a pour but que de cerner la spécificité de l’art contemporain, étranger aux attendus de l’art classique, romantique et moderne. Que de comprendre « les règles non dites -qualités pour les uns, défauts pour les autres- dont la transgression tout à la fois motive l’accusation et nourrit l’argumentaire de la défense ».
Chacun s’est engouffré dans l’urinoir de Duchamp, ce « pont aux ânes de la culture artistique du XXème siècle » où « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Pour dire que, grâce au ready made salvateur, tout peut être art, que chacun peut-être artiste, délivré des contraintes de l’apprentissage et de l’élitisme du génie, à condition qu’un discours affirme l’artitude d’un objet, d’un geste ou d’une absence, à condition qu’il y ait transgression, provocation, et singularité. Car « l’œuvre n’est plus dans l’objet ». C’est alors que l’art contemporain se définit en ce qu’il n’est pas d’abord perçu comme art. Il s’agit parfois de peindre une puérile moustache à une Joconde que l’on ne saurait plus peindre, de copier ou de photographier un tableau d’autrui au mépris du droit intellectuel et de propriété, d’industrialiser la production comme Warhol. Et d’aller jusqu’à porter un coup fatal au tableau, comme lorsque Fontana crève, crible et fend ses toiles, jusqu’à effacer l’art : comme lorsque Rauschenberg achète un dessin de De Kooning pour le gommer et exposer sa disparition, comme lorsque Rutault présente des peintures de la même couleur que les murs. Le savoir-faire des maîtres n’est plus, un savoir-penser, qu’il soit politique, sociologique, critique ou anti-esthétique, suffit, y compris devant des ordures, un tas de bonbons de Gonzalez-Torres, où le public peut se servir, l’ironie du kitsch de Jef Koons, une ligne de cailloux dans la montagne par Richard Long, une liste de chiffres par Opalka, de dates par On Kawara, un exhibitionnisme sexuel ou morbide, le vide d’une galerie…
Ephémère, conceptualisée, informe, l’œuvre est chose mentale dont il faut percevoir et transcrire dans le langage la substantifique moelle. Les installations dont il faut décrypter le message sont hybrides et variables : elles sont faites d’« objets du quotidien arrangés et agencés dans l’espace », de déchets, de « matériaux les plus triviaux » qui n’appartiennent pas au champ traditionnel de l’art (mie de pain, tubes de néon, pollens, réfrigérateurs, graisse, crottes de mouches). Ce sont des provocations : un « Mur de purée », un lapin transgénique fluorescent, un « Mètre-carré de rouge à lèvres », une oreille artificielle greffée sur un bras, des sculptures de glace destinées à fondre, des vidéos tremblotantes projetés sur un drap par Bill Viola[1], du « Net-art », des happenings, parmi lesquels Herman Nitsch danse sur des entrailles animales et sanglantes, dont on ne vend que des photos, des certificats, des modes d’emploi : lors, les documents deviennent les œuvres. De même que « les attitudes deviennent formes », selon l’exposition montée par Harald Szeemann en 1969. La démarche se doit être aussi cohérente qu’inventive, au travers d’un discours qui est l’ambassadeur autant que le réalisateur de l’œuvre.
Mieux (ou pire) l’insertion dans un réseau est la condition sine qua non de la visibilité de l’artiste. Il faut être bien en cour, en relation d’amitié ou de complicité avec ceux qui comptent. La coterie, « l’entre-soi », la « stratégie marketing », la collaboration des critiques, les institutions culturelles, les musées et centres d’art, les foires (comme Art Basel), la « communauté intellectuelle internationale », les commandes, les salles des ventes, voire la relation intime entre l’artiste (immédiatement reconnu de plus en plus jeune) et le collectionneur-investisseur, font peut-être plus l’art que l’œuvre elle-même. Sans compter que les commissaires d’expositions, ou « curateurs », se « sont substitués aux artistes pour définir l’art », selon le mot d’Yves Michaud. Les assurances, les entreprises de transport, la fiscalité, le droit ont enfin leur mot à dire pour identifier l’objet comme art…
Faut-il dire « hélas ! », quand la peinture est désacralisée, stigmatisée, ringardisée, au point que la reconnaissance d’un Garouste[2] en souffrit ? Ainsi les tableaux peuvent être repeints par leurs acheteurs ou conservateurs, n’être que monochromes, donc anti-picturaux. Ce malgré des réactions virulentes de retour à la picturalité, grâce à la Transavangarde italienne, par exemple, avec Clementi ou Paladino, ou grâce au retour à l’honneur d’un Lucian Freud. Reste que la peinture n’a droit de cité que si elle est ironiste, référentielle à l’histoire de l’art, forcément non naïve. On préfère définitivement à l’accrochage, sur les traditionnelles cimaises, la scénographie d’une exposition. En d’autres termes la théâtralité interactive à l’image figée. Malgré la fragilité, voire l’obsolescence des œuvres, faites de graisse, d’épluchures cousues ou de fleurs destinées à se dégrader, de néons prêts à claquer. Il faut alors remplacer des parties de l’œuvre, en faisant fi de l’aura de l’original et de la main qui la fit… D’où les affres nouvelles de la restauration et de la conservation, qui dépassent de loin celles de la traditionnelle peinture.
Damien Hirst le dit bien : tout ce qu’il fait est art à ses yeux. A quoi bon alors acheter un requin flottant dans le formol, cette ambivalence entre la vie et la mort, entre la sculpture-spectacle et le musée d’Histoire naturelle, s’il suffit d’acheter un des chèques qu’il signe, un de ses pets, un de ses mots, échappés de son corps ? Nous avions acheté, dès 1961, une « Boite de merde d’artiste », signée Piero Manzoni (c’est-à-dire une production intime et personnelle) ; nous contemplons en 2001 « Cloaca », cette machine de Wim Delvoye qui reproduit le fonctionnement du tube digestif. Devant le risque de banalisation du tout est art, ne résisterait plus que la vertu de scandale : un lustre de tampons hygiéniques (qui peut passer pour une réflexion féministe) au château de Versailles par Joana Vasconcelos, des mannequins d’enfants pendus (qu’il faudra chercher à interpréter) par Maurizio Cattelan, le tatouage d’un homme, qui s’est engagé à être dépecé après sa mort au profit du collectionneur, par Wim Delvoye, encore lui…
Car, hors le concept, point de salut pour l’artiste : la transgression des valeurs morales de l’enfance, de la dignité du corps et de l’Histoire devient alors un fonds de commerce pour l’art contemporain. Ce qui a au moins le mérite d’interroger ces dernières, devant la hauteur et la modestie de la pensée, y compris devant la fronde populaire et des tribunaux. On va jusqu’à récuser le concept de création, lorsque le peintre minimaliste ne peint que des bandes, comme Buren, lorsque le plasticien installe des néons, pose des pots… Bon goût et beauté sont également invalidés, insultés, quoique la beauté du laid et de l’effroi puisse être plaidée. Seul le prix acquitté par le marché reste l’ombre d’une valeur.
Quand le collectionneur se targue plus des records que des œuvres, les sommes colossales payées au tribut de l’art contemporain relèvent non plus de l’exception raffinée, mais de la vulgarité ostentatoire. Vingt et un millions de dollars pour « un énorme cœur suspendu en acier inoxydable, rouge et or », de Jeff Koons, qui n’est que l’ostentation du plus piètre kitsch ; quand il faudrait acquitter bien plus que le prix des 8 601 diamants incrustés dans un crâne de platine par Damien Hirst, alors que le capitalisme s’y voyait flatté, que la tradition de la vanité baroque s’y voyait illuminée, quoique assombrie par des centaines de mouches noires collées sur un autre crâne, aussi effroyable que précieusement beau. La bulle spéculative éclatera-t-elle plus rapidement qu’un crâne soumis aux pressions géologiques ? Un artiste contemporain se serait-il constitué prisonnier pour « escroquerie à grande échelle » ?
Nous ne risquons pas de prendre le livre de Nathalie Heinich pour une basse satire, tellement il est analytique et informé, sans lourdeur, malgré quelques redites. Indubitablement, elle sait montrer combien l’art contemporain obéit à un autre « paradigme » que l’art ancien et moderne. Pourtant l’étalage des excentricités des artistes, mais aussi des connivences, voire du suivisme et du mimétisme, du milieu financier et institutionnel, risque d’entraîner le lecteur, en un rejet sans appel, à évacuer vers les poubelles de l’Histoire de l’art cette désordonnée cohorte. Quoique ce ne soit pas l’objet de cet essai, c’est faute de plaidoirie argumentative, de grille d’interprétation que toutes ces œuvres puissent paraître nulles et non avenues. Car hélas, l’originalité, la provocation et le rejet de toutes les marques traditionnelles de l’art deviennent également des clichés, une norme, un nouvel académisme vite ronronnant et stérile. Quel est le sens de ces productions de l’art contemporain ? Car les contestations « se déploient sur une grande variété de registres de valeurs : esthétique, éthique, civique, esthésique, pur, mystique, herméneutique ». Que nous disent ces œuvres sur notre vision du monde, en dehors d’une banalisation de la culture[3] ? On le devine cependant, en creux, à travers cet essai. Il s’agit alors de surprendre le regard, la perception et la pensée, les sortir de leurs gonds, de leurs doxas et préjugés, comme lorsque Maurizio Cattelan se représente dans une installation, jaillissant d’un trou du plancher. Et, au premier chef de sortir l’art de ses fonctions séculaires : sacralité, mimésis, historicité, beauté et bon goût. Ludique, déstabilisateur, moteur de « singularité », l’art contemporain déconstruit et balaye les limites de l’art et du non-art, expose des idées nouvelles eu de nouvelles idées reçues. Pour araser toutes les idées et évacuer le sens, ou pour répondre à un comment vivre contemporain, à un quelle est la vie bonne et universelle ? Pour interroger enfin (et la liste n’est pas close) le concept et le symbole, l’apparence, la réalité et la fiction, l’image et l’identité, la mort et la violence, la construction et la destruction : ce qui nous constitue, nous innerve et nous change.
Cependant, armés que nous sommes du clair et rigoureux essai de Nathalie Heinich -malgré l’oxymore improbable du « modèle romantique de l’art pour l’art »- et « truffé d’anecdotes », édifiantes et parfois loufoques (comme ces douaniers qui déballèrent un Christo !), pouvons-nous tenter de séparer le bon grain de l’ivraie ? En d’autres termes, comme si nous étions une Histoire de l’art anticipatrice, jeter aux oubliettes de la fumisterie pléthore de vaines productions pour conserver celles qui éclaireraient un sens en devenir…
Le kitsch rutilant des icônes contemporaines, qu’il s’agisse de Mickey, de Marylin, d’une héroïne de manga, ou d’un chien fait du ballon saucissonné d’une foire à neuneu, a remplacé les dieux splendides et pompeux des allégories autant que le réalisme psychologique des portraits ; le déchet et l’ordinaire des objets du quotidien et de l’industrie ont remplacé le savoir-faire des métiers d’art : voici le prix à payer pour que l’art représente notre époque et nos ardeurs. Il faut croire que les artistes adorent le maigre nombril de notre présent, à moins qu’ils en soient les satiristes impitoyables.
On nous assène que le beau n’est plus une catégorie recevable de l’art contemporain. Le beau classique peut-être. Mais cette puissante émotion esthétique, sensuelle, intellectuelle et éthique qui nous soulève, nous ravage, devant une œuvre, qu’on appellera encore et toujours l’appel du beau, existe autant et exige autant de nous devant un Praxitèle ou un Titien que devant un Maurizio Cattelan ou un Damien Hirst. C’est peut-être par ailleurs ce que confirme, au-delà de la tabula rasa du passé de l’art moderne, l’irruption du postmodernisme, capable de réinvestir l’ancien en de neuves créations. Et, quoique l’intériorité de l’artiste ne soit plus guère à la mode, la production d’objets, de leurs mises en scène, ou de performances, peut permettre l’irruption de cette dimension esthétique et intellectuelle. Ainsi « Piss Christ », de Serrano[4], scatologiquement laid et plastiquement beau, est-il empreint d’iconologie et de théologie, l’histoire de l’art et la transgression, confrontant la lumière et le mal.
Choisissons, parmi bien d’autres productions dignes d’admiration, deux œuvres de Maurizio Cattelan : « Him » et « La nona hora ». La première est la plus frappante. De la taille d’un enfant, un mannequin, vêtu d’un costume gris, coiffé d’une moustache et de cheveux humains, est agenouillé dans l’attitude de la prière, les mains jointes, la tête levée devant la lumière venue d’une ouverture murale. Ce « lui », à la connotation accusatrice, est l’ersatz d’Adolf Hitler. Celui qui n’aurait pu prier que pour l’éradication totale des Juifs, avant de s’en prendre au christianisme qui ne coïncidait pas à son panthéon aryen, semble là offrir son humilité, sa repentance, sa méditation, à lui-même, au spectateur, à la Torah, à un dieu, au cosmos. Y-a-t-il une humanité dans la personne d’Hitler ? Y-a-t-il un Juif, un tribunal, une transcendance pour pardonner l’imprescriptible de tels crimes[5] ? La puissance tragique, théologique et philosophique d’une telle œuvre, retrouvant la tradition du peintre d’Histoire, entraîne alors la brusque sensation du beau moral et du sublime ; surtout si on la met en dialogue avec « La nona hora » dans laquelle le pape est tombé sous le coup d’une météorite. Dieu peut-il soutenir un tel jeu de quille, être un fan de l’ironie ? A moins que les desseins de l’absence de Dieu soient impénétrables…
Que dit l’art contemporain sur notre condition et notre pensée ? Que la démocratisation et le relativisme ont fait leur œuvre : tout est art si on le veut et si on parvient à le faire accepter à la main qui paie et satisfait ainsi son ego. Mais il est probable qu’au-delà de la subjectivité intellectuelle de tout critique, y compris le modeste auteur de ces lignes, l’avenir saura, probablement non sans risque d’erreur, dégager du vide fatras qui court les musées les artistes qui auront le plus fortement interrogé notre psyché, notre temps, notre universalité... N’est-ce pas, à toutes fins utiles, la mission de l’art ?
Abeille et campanula persicifolia. Photo : T. Guinhut.
Ernst Jünger, l'entomologiste
des Carnets de guerre
et des tempêtes du siècle.
Ernst Jünger : Carnets de guerre, 1914-1918,
traduit de l’allemand par Julien Hervier, Christian Bourgois, 576 p, 24 €.
Julien Hervier : Ernst Jünger dans les tempêtes du siècle,
Fayard, 538 p, 26 €.
« Une tapisserie confuse tissée par les événements d’un siècle », ainsi Ernst Jünger (1895-1998) qualifiait-il son bref roman Abeilles de verre. Sans doute, malgré la clarté de son style, pourrions-nous étendre cette définition à son œuvre entière. Car entre l’exactitude des textes autobiographiques du guerrier ou scientifiques de l'entomologiste et la perplexité que l’on peut légitimement éprouver devant ses engagements idéologiques et éthiques, restent de fidèles zones grises.
« De larges flaques de sang rougissaient la rue et des morceaux de cervelle restaient collés contre un pilier. » Nous ne sommes qu’au quatrième jour d’un journal de quatre ans ! Pourtant nous lisons peu un réquisitoire contre la guerre… Stupéfiant Ernst Jünger. Héros national et guerrier, écrivain allégorique et entomologiste, nazi selon les uns, sage anti-nazi plus vraisemblablement, paisible vieillard centenaire, il défie les catégories, les jugements éthiques et esthétiques. Entres ses Carnets de guerre, 1914-1918 qui sont ses tout-premiers écrits, et la biographie de Julien Hervier, le temps vient de faire le point sur une lumière sombre de la littérature allemande.
Les « attaques au gaz » ne l’empêchent pas d’avoir « pioncé », d’aller « au cinéma », au « bordel », de vivre une brève idylle avec une Française ; malgré la chair mitraillée. Stoïcien, il parait imperméable à la peur ; mais plein d’empathie pour ses hommes et ceux d’en face. Faut-il admirer en Jünger le courage, la joie du combat, la rectitude du soldat et de l’officier, sa constance d’écrivain parmi les tranchées, son aisance dans un univers infernal, ou déplorer son militarisme, son inconscience d’une mort qui, malgré ses quatorze blessures, l’a épargné ? Difficile d’être catégorique. Ces Carnets inédits, souillés de boue et de sang, ont une valeur documentaire inouïe, non seulement historique, mais aussi littéraire, puisqu’ils sont le réservoir de notes qui permettra de tisser le fameux roman-journal : Orages d’acier. L’écriture reste brute de décoffrage, terriblement évocatrice de cette « guerre de merde »…
La Première guerre mondiale voit la défaite de l’homme devant l’industrie, la seconde verra cette dernière alliée aux totalitarismes. Faut-il être l’apologiste de la technique ou la refuser et préférer un mode de vie agreste en se livrant aux délices de l’entomologie, dont il est un spécialiste ? Autre interrogation brûlante : dans quelle mesure Jünger fut-il nazi ? La controverse n’est pas éteinte ; il fut officier sous la croix gammée, mais guère combattant. Pourtant son roman magnifique et allégorique, Sous les falaises de marbre, publié en 1939, met en scène une paisible population de sages, menacée par les barbares du « Grand Forestier », où l’on devine Hitler. On ne sacrifia pas le héros de la première guerre, même s’il connaissait les auteurs de l’attentat qui faillit tuer le tyran. Jünger, d’ailleurs, le dissimulait sous le nom peu flatteur de « Kniebolo » dans son Journal, conspuant ses partisans sous l'appellation de « lémures », et notant sa honte à la vue des étoiles jaunes. Quant à son nationalisme ou son humanisme, puisqu’il créa le type de « l’Anarque », dans son roman trop peu lu, Eumeswill, on doit le penser, les années s’épurant, sous les traits d’un secret individualisme attaché à une profonde liberté intérieure.
Sur ces questions, Julien Hervier, en sa biographie, Ernst Jünger dans les tempêtes du siècle, ne se départit jamais de sagacité, d’objectivité et de sens des nuances. Narrateur passionnant d’une vie séculaire, le biographe est intimement documenté. Il a traduit une vingtaine d’ouvrages de l’écrivain, publié des entretiens, établi l’édition de la Pléiade des Journaux de guerre, recueilli les témoignages de sa veuve. On découvre les cent-trois ans d’une personnalité protéiforme et controversée. « Journaliste de combat », il est resté à l’écart des séductions nazies, sans fuir l’Allemagne, comme Thomas Mann. Lecteur d’un Léon Bloy réactionnaire, il devient une conscience de l’écologie, un acteur de l’amitié franco-allemande. Styliste néoclassique brillant en ces romans philosophiques, il est diariste infatigable, exact entomologiste et prosateur poète des Chasses subtiles aux insectes, des voyages exotiques.
Si l’on n’épouse pas toutes les facettes de Jünger, malgré ce que Julien Hervier appelle avec justesse sa « dignité », on reste fasciné par la vie abondante, l’œuvre coruscante de celui qui parvint peut-être à une sagesse introuvable parmi les pires tempêtes du siècle des totalitarismes et des démocraties.
Thierry Guinhut
Article paru dans Le Matricule des anges, février 2014
Versant est du Pic du Midi d'Ossau, Pyrénées-Atlantiques. Photo : T. Guinhut.
Alain Nadaud : Des montagnes et des dieux,
deux espaces de fiction.
Alain Nadaud : Le Passage du col, Albin Michel, 324 p, 19€ ;
Dieu est une fiction, Serge Safran éditeur, 288 p, 19 €.
Où sont les dieux du tonnerre et du vent ? Au-dessus des nuages, parmi les sommets des montagnes, sont le séjour des dieux. Et si Alain Nadaud a rencontré les montagnes réelles pour en faire des fictions parmi ses livres, il n’a rencontré nulle part les dieux, sinon leur fiction. Arpentant avec la même aisance le roman et l’essai, il garde la tête froide et fort critique devant les spiritualités tibétaines autant que parmi la ribambelle de déités qui règne sur les cerveaux de l’Histoire et de nos contemporains.
Dans notre imaginaire le Tibet oscille entre l’actualité politique, des paysages époustouflants et une religiosité intense. Si Alain Nadaud n’avait fait que réunir habilement ces trois instances, il aurait déjà bien mérité du roman. Mieux encore, il ajoute à ce roman d’aventure entraînant qu’est Le Passage du col une analyse de la collusion entre la psyché et l’écriture tout à fait pertinente.
Il commence comme un simple récit de voyage, en toute modestie donc. Un écrivain, peut-être en mal d’inspiration, franchit les gorges de l’Himalaya, plus éprouvantes, plus vertigineuses les unes que les autres, à bord de véhicules brinquebalant sur des pistes en devers et en surplomb. Jusqu’à ce que, bloqué par un éboulement titanesque, sans compter les tracasseries des policiers chinois, il doive accepter l’hospitalité de deux lamas dont la sagesse lui sera bénéfique. En contrepartie, il devra rendre compte de son expérience et ainsi rendre justice à ce Tibet opprimé. La marche, aussi belle qu’épuisante, purificatrice, passe par le col, lieu de transition symbolique. Grâce à la méditation en un pauvre monastère, il parvient à une révélation : les rêves sont des traces dispersées depuis nos vies antérieures… Bientôt, il ne connaît plus guère la frontière entre réalité et fiction, entre vie vécue et vie écrite. C’est ainsi que le roman autobiographique et poétique devient un roman d’initiation.
Que sont ces vies antérieures ? L’écrivain -et le lecteur avec lui- a la surprise de bientôt constater qu’il s’agit de réminiscences des précédents romans d’Alain Nadaud lui-même. Est-ce une façon de dire que nos vies antérieures sont à la source de nos créations qui n’en sont que des répétitions ? Ou le contraire ? S’agit-il de l’ironie d’un moraliste qui ne croit guère en ces fictions religieuses ou -appelons les autrement- ces superstitions… Parmi ces vies, le voilà « pêcheur à Délos » subjugué par « l’homéride », « légionnaire romain » mourant, moine copiste qui se découvre écrivain, ou archéologue. C’est donc à la découverte de son inexplicable destinée d’écrivain, depuis son enfance, lorsqu’il se découvrit cette vocation, que ce voyage montagnard et spirituel conduit. Mais ce « passage du col » est aussi celui de l’utérus maternel par lequel retrouver ses origines, ses vies antérieures et leurs dangers. Danger également en cette lamasserie perdue où les soldats chinois viennent imposer leur campagne de rééducation socialiste et vexatoire, où l’écrivain est découvert par une furieuse et néanmoins désirable soldate…
Lors de ces échappées paysagères et spirituelles, on pense aux poèmes de Segalen, et plus particulièrement à celui en prose du même nom : « Le passage du col », dans le recueil Equipée[1], ensemble de mouvements voyageurs et mentaux au travers du continent chinois et jusqu’au Tibet. Alain Nadaud ne rend-il pas discrètement hommage au poète ?
Trop souvent, le Tibet et le bouddhisme donnent lieu à des spiritualités de bazar. Sans compter que le mythe des vies antérieures et des réincarnations, « trop beau pour être vrai » n’est probablement qu’une « religiosité de pacotille », une faribole consolatoire à l’usage de ceux qu’une vie de peines ne remplit pas de satisfaction. Ce que dénonce l’écrivain, y compris devant le lama qui alors devient son guide vers une méditation plus fine entre « voie de l’éveil » et « voie de l’endormissement ».
Le voyage vers cet au-delà, ou plutôt en-deçà, tel que présenté par Alain Nadaud, a le mérite insigne de proposer une distance critique, en ramenant ces vies rêvées à ce qu’elles sont : des fictions. L’écrivain apprendra pourtant à retrouver confiance en son art et en sa nécessité. Ainsi, une réelle logique relie ses voyages, montagnards et intérieurs, sa culture de l’antiquité et des mythes avec les étapes d’une écriture particulièrement évocatrice et qui n’oublie pas d’être un espace de liberté contre les oppressions, qu’elles soient chinoises ou religieuses. En cet horizon de sommets et de miroirs romanesques, Alain Nadaud se montre borgésien, mais à sa personnelle manière, avec autant de virtuosité que de clarté : celle du rêveur sans illusion de mythes. Comme lorsqu’avec une rigueur implacable, il démonte et dénonce la fiction. Mieux vaut alors lire la fiction de l’écrivain que croire en celle d’un dieu.
Cette critique du religieux trouve bientôt son pendant dans un essai rigoureusement ordonné : Dieu est une fiction. Le sous-titre est parlant : « Essai sur les origines littéraires de la croyance. » Autrement dit, les textes sacrés ne sont écrits que de main d’homme, il est nécessaire et pertinent de leur appliquer une méthode de lecture critique et historique. Lire la Torah, la Bible, Les Métamorphoses d’Ovide et le Coran n’est rien d’autre que lire des romans, des poèmes et des propositions juridiques. La Théogonie d’Hésiode et les Evangiles sont des « œuvres d’imagination ». La seule chose qui les sépare est qu’en la première plus personne ne croit plus. Inventer des dieux « pour ne pas se désespérer de son sort » reste une activité honorable, si elle ne devient pas une tyrannie contre autrui, « au coût exorbitant de son asservissement, de la confiscation de sa liberté de pensée et d’agir ».
De là à en inférer que « le culte de la littérature ne faisait aujourd’hui que participer à la perpétuation de la croyance », il y a peut-être un pas qu’il ne fallait franchir qu’avec précaution : aimer les textes ne signifie pas croire aveuglement en la réalité de leurs personnages et en l’autorité irréfragable de leurs maximes… probablement s’agit-il là d’une mélancolie venue d’une perte de confiance en l’écriture, d’une anomie de l’inspiration, comme en témoigne son Journal du non-écrire[2].
L’essai Dieu est une fiction dévêt les croyances de leurs voiles. Anthropomorphes, bouffis du besoin d’être adulés, capricieux et vengeurs sont trop souvent les dieux. Avec modestie, Alain Nadaud, qui ne prétend ni à la vérité, ni à l’exhaustivité, charge toutes, ou presque, les religions. L’animisme est conspué pour sa naïveté et son ridicule, malgré les qualités d’imagination et de fascination de ses conteurs inspirés. Les mythes n’ont plus qu’un statut littéraire, « projection splendide ou sordide des passions qui animent l’humanité ». Les prophéties bibliques sont des stratagèmes pour faire parler Dieu lui-même ; les prodiges d’un récit « à plusieurs mains », nourrissant l’exégèse juive, n’ont pas été retenus par les historiens, quoique flattant l’orgueil du « peuple élu », sans cesse frappé de déception. Le christianisme est plus universaliste, moins contraignant, il réussit à faire avaler une fiction risquée : Dieu s’incarne en un homme. Contribuant à la fin de l’esclavage et à la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, le discours pacifiste des Evangiles ne sera pas toujours entendu, en tout cas pas à la hauteur du mystère de la Sainte-Trinité, « invention délirante et acrobatique », source de querelles, de schismes et d’hérésies. Quant au monothéisme de l’Islam, il n’est qu’un outil politique et guerrier de conquête, assure-t-il, s’appuyant sur l’excellent historien Rodinson[3]. Le Coran n’a « aucun ordre logique », n’est qu’une incantation répétitive, obsessionnelle et autoritaire. Pillant la Torah dont Allah prétend être l’auteur, puis le personnage de Jésus, sans compter la bourde des « versets sataniques », il assure la tyrannie d’un dieu abstrait au moyen du « plagiat et de l’artifice littéraire ». Déçu par le recul des Juifs devant son chef-d’œuvre, Mahomet les vouera aux pires exécrations sanguinaires, tout en perpétuant une « brutale domination sexuelle » en moyen des vierges à disposition dans le paradis. Le Coran ne supporte guère la comparaison littéraire avec la Bible, Mahomet ne pouvant rivaliser avec une création d’un millénaire. La critique du style et de la composition du « texte acrimonieux et vindicatif » est sans indulgence. Pourtant sa persuasion presque planétaire est affolante…
Quelques soient les dieux, ils « n’apparaissent et ne s’imposent que dans et par l’imaginaire des hommes » et au moyen de leurs clergés trop souvent impérialistes. Rendons grâce à toutes ces religions pour les trésors d’art, de musique et de littérature, et aux Grecs de n’avoir été ni prosélytes ni fanatiques. Pourtant, le fanatisme et l’extrémisme sont des « raidissements » devant « la sourde perte de croyance ». Car comment comprendre que ces dieux ne se soient adressé qu’à quelques tribus, au lieu de la terre entière, sinon en démasquant leur fausseté. Ce qui surexciterait la susceptibilité des bras armé des dieux.
La lecture d’Alain Nadaud est aussi savante et informé que fluide, son argumentation raisonnée parait ne souffrir aucune contradiction. Y compris lorsqu’il démonte l’argument de l’intraduisible texte sacré, en arguant des traductions de Don Quichotte[4] qui n’empêchent pas le vent du chef-d’œuvre. En revanche il n’est pas sûr que l’exégèse soit toujours un « gaspillage d’intelligence », si l’on sait que l’étude du Talmud vivifie l’intellect des Juifs, quand la récitation coranique abrutit celui des Musulmans. Car « le croyant défend bec et ongles son désir de soumission à une autorité qui pense pour lui ». Nous sommes alors bien loin de la devise des Lumières selon Kant[5] : « Ose savoir ! »
Au-delà de cette soif de croire, ne reste au bout du compte, selon Alain Nadaud, qu’à trouver « une mystique de l’athéisme », formule peut-être excessive. La « lucidité » de l’athée le conduit à savoir que « l’homme est l’ultime horizon de lui-même », qu’il doit « aménager le vivre ensemble », à repousser la question du mal, imputé à Satan, vers l’humanité elle-même. La sagesse critique d’Alain Nadaud est évidemment de l’ordre d’un humanisme, sans qu’il soit nécessaire d’y aménager une place pour des dieux dangereux. Polémiste il conclue : « la religion est le trou noir de l’intelligence », ce que l’on peut trouver bien excessif… Il en appelle à une « spiritualité » de l’athéisme, recentrée sur « les activités artistiques […] l’amour d’une femme ou d’autrui ». Et pourquoi ne pas penser aux activités économiques au service de l’humanité ?
Au sortir de deux livres plaisants, efficaces, roboratifs, usant des deux facettes du roman et de l’essai, la pensée du lecteur ne peut que s’élever, autant au passage du col montagneux qu’à la hauteur des mensonges décryptés des dieux, humains, trop humains. Pourquoi accordons-nous tant de prix à ces fictions que sont les dieux du tonnerre et du vent, Aphrodite ou Bouddha (quoiqu’il fût selon la légende un homme), Christ ou Allah, sinon pour nous illusionner… A moins qu’ils soient le soupçon, l’appel de cette transcendance qui nous est consubstantielle et consolatoire. Est-ce à dire qu’il faut rejeter les textes religieux ? S’il y a parmi eux de la sagesse et de la beauté humaines, certes non. S’ils sont fanatisme, obscurantisme et intolérance, voire appel à l’esclavage des femmes et au meurtre, on gagnera bien sûr à les ranger dans les bas rayons des mauvais documents, aux côtés de Mein Kampf et du Manifeste communiste, ces fictions dangereuses aux montagnes de morts bien réelles, à seule fin des historiens des mœurs.
Thierry Guinhut
La Partie sur Le Passage du col est parue dans Le Matricule des Anges, mars 2009
Umberto Eco : Construire l’ennemi et autres écrits occasionnels,
traduit de l’italien par Myriem Brouzaher, Grasset, 304 p, 19 €.
Comme l’homme bleu du Graduale Ludwig, le savant et facétieux médiéviste Umberto Eco sait éclairer nos ignorances d’un jour nouveau, jusqu’aux « astronomies imaginaires ». Seul un esprit jaloux pourrait alors être l’ennemi d’Umberto Eco. Pourtant, il fut fort étonné lorsque son chauffeur lui fit comprendre qu’il lui en fallait au moins un. Construire l’ennemi, l’essai-titre, est certainement le plus pertinent de ceux réunis par l’illustre Umberto Eco en ce recueil, quoique ces textes modestement occasionnels aient tous leur charme, leur grain de sel fécond. Leur intérêt historique, bibliophilique, ne préjuge cependant pas de la dimension sociétale et de philosophie politique des plus percutants, sur la question de l’ennemi et de l’embryon, de l’absolu et du relatif, à partir de quoi nous pouvons peut-être rêver et construire une éthique.
Certes, il y a là des pages diverses et inégales. On pourra plonger avec gourmandise dans « La flamme est belle », sur le feu divin et infernal, feu de Prométhée et de l’inquisition, dans les « Délices fermentés », sur les fromages presqu’aussi putréfiés que les cadavres, venus du gourmet littéraire Camporesi. S’en suit une judicieuse, à la fois affective et ironique, analyse de la « grandiloquence » et du « style excessif », nourri d’oxymores de Victor Hugo, dans laquelle il s’attache à la figure de Gwynplaine, anti-héros de L’Homme qui rit et figure de la laideur. Sans compter « la Liste Interminable » qui parsème et alourdit Quatre-vingt-treize. On devine qu’Umberto Eco y lit également ses propres penchants et curiosités puis qu’il a produit aussi bien une Histoire de la laideur[1] qu’un Vertige de la liste[2]. Reconnaissant que le sublime hugolien peut être à la hauteur de la Révolution et de la Vendée, il termine avec un « Hélas. » Visiblement il est plus impressionné, ému, par un autre romantique, fils de la plume d’Alexandre Dumas, Edmond Dantès. Ce dernier est le surhomme et super héros, mythe auquel il a consacré un essai entier[3], du roman-feuilleton, dont l’ « agnition », ou reconnaissance, est l’un des principaux moteurs narratifs et infaillibles.
Plus loin, il se penche sur les « Astronomies imaginaires », confiant à son lecteur comment il a baptisé sa collection de livres anciens : « Bibliothèque sémiologique, curieuse, lunatique, magique et pneumatique ». Il rétablit alors la vérité sur un mythe : non, ni l’Antiquité ni le Moyen-Âge n’ont cru que la terre était plate, seuls quelques-uns, reprenant Lactance, Cosmas ou autres farfelus ont entériné cette naïveté. Le propos, illustré par des cartes anciennes, parfois bien étranges, est un voyage érudit parmi des cosmographies pittoresques, imaginatives, ingénieuses ou plus rigoureusement scientifiques. Qui se continue jusqu’au travers des astronomies de la science-fiction, aux fantasmes de la « Terre creuse », aux « mirabilia » de fumeux géographes, avant de rebondir au travers d’une autre communication qui se demande « pourquoi l’île n’est jamais trouvée ». On devine qu’il s’agit des variations autour de l’ile d’Utopie, qui est un de ses lieux favoris de légende[4]…
Si l’on peut déceler une pointe d’humour parmi ces voyages bibliophiliques, rien ne vaut à cet égard l’énumération des dix-sept arguments opposés au génie de Joyce. Ulysse s’y voit étripé de belles et indues façons, au moyen des préjugés, de l’inculture, du conservatisme, voire de l’antisémitisme de divers critiques oubliés. Au point que cette anthologie de billets malintentionnés permet en creux de deviner toute l’estime qu’Umberto Eco porte à cette réécriture moderne d’Homère.
Mais les plus inspirés et utiles essais s’intéressent à nos libertés de pensée et de vivre, qu’il s’agisse de la notion d’ennemi ou de celle du relativisme. Car en son taxi newyorkais, il fut forcé de se confronter au « besoin ancestral d’avoir des ennemis ». En effet, son chauffeur s’étonna qu’en tant qu’Italien, il ne se connaisse aucun ennemi. Victoire pacifique de l’Europe sur elle-même et sur les autres qui ne seraient plus des barbares, ou ignorance bien naïve ? S’appuyant sur l’exemple des Américains qui « risquaient de perdre leur identité jusqu’à ce que Ben Laden […] leur ai tendu une main miséricordieuse », il révise son raisonnement. Si « un ennemi est important pour se définir une identité, mais aussi pour se confronter à un nouvel obstacle, mesurer son système de valeur », il ne s’agit pas pour lui de retrouver la guerre comme valeur, ou de « marquer l’infamie d’autrui », qu’il soit « Juif » ou « Nègre ». Son analyse historique de la « puanteur » de l’ennemi, « Gitan » ou « Sarrazin », de la femme comme « sac d’excréments », selon Odon de Cluny, est à la fois hilarante et tragique. Défilent alors les « procès en sorcellerie » et « staliniens » contre l’ennemi fantasmé et anathèmisé par les religions fanatiques, y compris les variantes du marxisme, jusque chez Orwell.
Que faire si l’on est ami de la paix ? « Je dirais que l’instance éthique survient non quand on feint qu’il y ait pas d’ennemi, mais quand on essaie de les comprendre, de se mettre à leur place ». Indubitablement, Umberto Eco a raison en cette humaniste position. Cependant l’ennemi n’a pas toujours la même éthique, au contraire. Il faudra bien s’en défendre pour ne pas voir les valeurs de la tolérance et de la liberté éradiquées par celles de l’obscurantisme, du fanatisme et du machisme, dont le principal agent contemporain n’est pas ici nommé, mais que notre patient lecteur n’aura pas de peine à identifier. Du moins s’il ne fait pas preuve de mauvaise foi, de lâcheté, s’il ne pousse pas de cris de saint outragé devant le sous-entendu prétendument nauséabond[5]. Si Umberto Eco nous a parfaitement dit comment « construire l’ennemi », il n’a pas daigné déconstruire notre ennemi pour mieux construire l’amitié de la civilisation.
C’est avec bien des précautions rhétoriques qu’Umberto Eco prévient qu’il ne vise pas à « soutenir des positions philosophiques, théologiques et bioéthiques sur les problèmes d’avortement ». Cependant, se limitant à « donner la position de Saint Thomas d’Aquin », il ne peut que s’interroger, presque d’une façon foucaldienne, sur l’archéologie des savoirs, et laisser son lecteur libre d’infirmer ou de confirmer cette thèse médiévale qui est loin d’être obscurantiste et obsolète.
Quand l’âme est-elle « insérée dans le fœtus » ? Voici la réponse de Saint Thomas d’Aquin : « Dieu introduit l’âme uniquement quand le fœtus acquiert, au fur et à mesure, d’abord l’âme végétative, puis l’âme sensitive ». L’ « âme rationnelle » étant l’identité humaine de l’individu. Ainsi, « l’embryon est animal avant d’être homme » et il ne prendra pas « part à la résurrection de la chair si d’abord il n’a pas été animé par l’âme rationnelle. » C’est-à-dire, traditionnellement, pas avant quarante jours. Il ne s’agit pas alors de penser à absoudre l’avortement. Mais on peut se demander si l’Eglise n’adoptera pas un jour un point de vue plus indulgent ; comme elle a su interpréter de manière non créationniste, mais darwinienne, les sept jours de la création, qui sont sept « phases, du moins complexe au plus complexe ».
Un rien malicieux, s’arrêtant là pour livrer « ces documents à la réflexion de [ses] auditeurs », lors d’un congrès sur « L’éthique de la recherche », Umberto Eco ne manque pas d’instiller le délicieux poison de la tolérance entre l’église, la conscience individuelle et la science. Reste que les progrès de cette même science et de l’éducation à la contraception devraient pouvoir éliminer le problème de l’avortement, survivance barbare pour les femmes autant que pour l’enfant à naître, réelle liberté à respecter, quoiqu’elle soit plus avisée lorsqu’elle se prend en main à égalité entre homme et femme, au moment de l’acte sexuel. A moins qu’il ne s’agisse là que d’un vœu pieux que l’auteur de ces modestes lignes aimerait dédier à Saint-Thomas d’Aquin, théoricien du libre arbitre…
Ce dernier croyait en un Absolu divin. Nous avons heureusement en ce domaine relativisé. Mais avec le désastreux penchant de ne voir plus que le relatif, que le tout se vaut, que le chacun son idée : « il semble que cette distinction entre divers critères de vérité, typique de la pensée moderne et en particulier de la pensée logico-scientifique, donne lieu à un relativisme entendu comme maladie historique de la culture contemporaine, qui nie toute idée de vérité. » Défendant mordicus la vérité scientifique, que cette vérité soit Dieu ou non, Umberto Eco n’en garde pas moins le souci d’une « loi morale ». Que cette dernière ne soit pas un « Absolu », certes, il reste du moins à notre sens du respect de l’humain d’établir sa légitimité, dans le cadre de son intégrité et de sa liberté.
L’humilité de l’essayiste, qui parait ne jeter que d’un clavier léger ces brefs et vifs essais, cache à peine un vaste vaisseau philosophique. Ainsi l’auteur du Nom de la rose, quoiqu’il n’écrive pas là d’essais longuement fouillés, sait offrit à ses lecteurs préférés des embryons occasionnels déjà bien en corps, et qui ne demandent qu’à devenir des pensées de pleine maturité. Son érudition historique et bibliophilique, toujours enrichissante, parfois malicieuse, nous laisse alors la responsabilité de construire éthiquement nos jugements de valeur, sans choir dans la terreur de l’absolu ni dans l’aporie du relatif.
traduit par Silvia Baron-Supervielle, Gallimard, 144 p, 15,90 €.
Christian Garcin : Borges, de loin,
L’un et l’autre, Gallimard, 192 p, 20 €.
Parmi tous les dieux et les mythologies qui fécondent l’œuvre du poète de Genève et Buenos Aires, Eros semble absent. Jamais Borges n’a écrit de recueil amoureux. Aucun des récits des Fictions ou de L’Aleph n’est, malgré leur complétude cosmique, réellement tenté par l’amour, qu’il soit tendresse spirituelle ou sexualité invasive. Ce manque cruel est-il rude pudeur ou chasteté, ou peur de souiller ses récits par une facilité ? Pourtant le chasseur sentimental, une chasseresse en l’occurrence, puisqu’il s’agit de Sylvia Baron-Supervielle, peut avec patience et minutie, trouver les traces sensibles du sentiment d’Eros parmi les poèmes de l’Argentin qui règne sur les bibliothèques de l’éternité. D’où le prix de ces Poèmes d’amour, heureusement bilingues, quand ne le sont pas les volumes de la Pléiade qui fondent la borgesienne Babel. La passion du maître pour la littérature a pour corollaire celle de ses lecteurs, comme celle de Christian Garcin qui lui voue un amour lointain.
Presque chaque recueil de Borges, de Ferveur de Buenos Aires en 1923, en passant par L’Or des tigres en 1972, jusqu’à Atlas en 1984, cache quelques vers amoureux. Souvent, de manière surprenante, à la fin, en une chute révélatrice, douloureuse, parfois heureuse : « un visage qui ne veut pas de mon souvenir »… Que ce soit dans des sonnets ou des poèmes en prose, surgit un « toi » inattendu, inexpliqué, cependant chargé d’émotion : « Être avec toi ou ne pas être avec toi est la mesure de mon temps ». Un « toi » élégiaque innomé, qui est la marque d’un manque fondamental : « Ton absence m’entoure / comme la corde autour de la gorge. » La solitude rôde autour de celui qui se peint en « spectateur de ta beauté ».
Qui est-elle ? Question vaine et grotesque. Changeante ou la même. Elle est cependant « définitive comme un marbre », son « front clair comme une fête » n’empêche pas qu’il reste au poète « le goût d’être triste ». Celui qui a « vieilli dans tant de miroirs » se confie : « Une voix attendue m’attendrait / Dans la dégradation de chaque jour / Et dans la paix de la nuit amoureuse ». Cependant seul il reste, dans « l’abus de la littérature », là où l’amour réciproque est fiction : il est « L’amour qui n’espère pas être aimé. » L’écriture s’élève alors aux plus hautes lueurs de la métaphore et de la pensée :
« Dans l’ombre de l’autre on cherche notre ombre ;
Dans le cristal de l’autre, notre réciproque cristal. »
Parmi tant de textes aux accents cosmiques ou épiques, le lyrisme amoureux, en sa brièveté, apparait comme une respiration humaine indispensable, trop souvent refusée, évidemment sans la moindre velléité de niaiserie : « C’est l’amour avec ses vaines mythologies, ses vaines petites magies ».
Le plus émouvant témoignage d’amour est peut-être, plutôt que de poursuivre grâce au souffle des vers de belles inaccessibles, de poser parmi ses grands recueils le nom de celle qui partagea la fin de sa vie : Maria Kodama, nommée à neuf reprises, à qui il dédicaça, en conclusion d’une de ces énumérations fabuleuses aux savoirs millénaires dont il a le secret, Histoire de la nuit, en 1977, puis Le Chiffre, en 1981. Car « la dédicace d’un livre est une opération magique ». Plus tard, en 1984, dans Atlas, elle est présente au point d’en avoir réalisé les photographies, souvent parmi la Grèce. Il s’agit là bien plus qu’une dédicace, le témoignage d’une création complice et partagée, d’une reconnaissance intellectuelle et affective : « Maria Kodama et moi nous avons partagé avec joie et surprise la trouvaille des sons, de langues, de crépuscules, de villes, de jardins et de personnes toujours distinctes et uniques. Ces pages voudraient être des monuments de cette longue aventure qui se poursuit. »
On connait la légataire universelle, la veuve intraitable et procédurière, réputée pour ses manipulations jalouses, en particulier lors de son conflit avec Jean-Pierre Bernès, méritant maître d’œuvre des deux volumes de La Pléiade, et dont le mariage tardif alarma le microcosme borgesien, Est-ce grâce à ce recueil qu’elle retrouvera la vérité de l’amour que vouait l’écrivain à sa dernière lectrice et secrétaire ? Au point qu’elle écrivît presque comme lui, dans l’épilogue d’Atlas. Hélas, l’ « Avant-propos » offert à cette anthologie n’est pas sans naïveté ni orgueil : « je me transforme en protagoniste et en amour de cette vie splendide et merveilleuse ».
Qui sait si Borges eût apprécié ce volume inquisiteur, en un florilège inédit qui exhibe ce qui était discrètement disséminé… Cette création d’un recueil artificiel que son auteur n’a jamais voulu, à moins qu’il l’eût médité en secret, nous est pourtant précieuse. Le génie tutélaire des labyrinthes et des bibliothèques millénaires avait cette humanité qui est profondément la nôtre : des Aphrodite fuyaient sa tendresse, quand l’une d’entre elles, Maria Kodama, consentit à s’égarer avec lui « dans le temps, cet autre labyrinthe ». Est-ce Eros qui parle lorsque le poète enseigne : « Celui qui lit mes mots les invente à mesure »…
Borges, de loin… Ce livre éloigné de son objet est à la fois l’échec et la réussite de Christian Garcin. Un échec au sens où il sait ne pas parvenir à la vérité ultime et vaste de son modèle, comme si l’on se piquait d’écrire un essai définitif, forcément piètre et lacunaire, sur celui qui est devenu le minotaure de nos bibliothèques. Une réussite en tant qu’itinéraire intellectuel et exercice d’admiration : « écrire un livre, non sur lui, mais autour de lui », dans la perspective de la collection « L’un et l’autre ».
Christian Garcin a suffisamment de conscience et de modestie pour assumer sa perplexité enthousiaste et prudente envers l’énigmatique et colossal argentin. En sorte d’autobiographie littéraire, il commence par peser les écrivains sur lesquels il aurait pu faire œuvre d’essayiste, laissant un projet sur les photographies de Kafka dans « les limbes », mais aussi une révérence pour Faulkner hors de portée d’ainsi aboutir. Ensuite, il confie sa progressive découverte, sa façon de « piétiner devant le labyrinthe ».
Hormis les allusions superflues, du type « Chirac succéda à Mitterrand », les biographèmes de Christian Garcin balisent la progression en instituant une sorte de complicité avec le lecteur, comme lorsque chez un bouquiniste il déniche la collection « La Croix du Sud », dans laquelle Caillois fit découvrir les auteurs du continent sud-américain, dont l’auteur du Livre de sable. Une mise en abyme s’insinue alors, comme dans les contes des Mille et une nuits, en écho avec les fictions de notre bibliothécaire suprême, qui se répartissent « inéquitablement entre textes métaphysiques, fantastiques ou réflexifs ». Ainsi la lecture permet au commentateur de livrer autant son itinéraire et ses anecdotes personnelles que ses prédilections borgésiennes, pensant sa « dette payée ». Mais aussi à son lecteur de s’offrir une goûteuse familiarité retrouvée, pour celui qui est déjà un amateur passionné, ou, à celui qui aurait la chance de ne pas connaître encore le maître et ainsi d’y plonger, une porte initiatique fidèle. Bientôt, la recherche des thèmes récurrents, comme celui des « losanges de couleur », irrigue cet essai informé, attentif et émerveillé.
La coïncidence et l’emboitement des rêves, les démultiplications de l’infini, le temps circulaire et ses réécritures, les personnages de Dante et de Judas, les truands et les gauchos, le dessous d’une marche, un mur rose… Ce sont pour Borges les pièces indéchiffrables de l’univers. Celui qui fut cruellement parodié, en pourtant réel hommage, dans le personnage de Jorge, le bibliothécaire aveugle du Nom de la rose d’Umberto Eco, est remarquable par le contraste entre sa vie paisible, studieuse, et sa prédilection pour le genre épique, de L’Iliade aux sagas nordiques en passant par les malfrats portègnes, mais aussi par le « peu d’effusions », le peu d’allusions à l’amour, quoique il fût amoureux toute sa vie. De surcroit justement anticommuniste et antipéroniste, il est, pour Christian Garcin et pour nous, une énigme insurmontable et délicieuse, une marelle d’allusions cultivées, la perfection lapidaire, à la fois du récit et de la somme philosophique.
Pourtant les Fictions de Borges sont un peu l’arbre qui cache la forêt. Certes ces récits sont indépassables, comme surgis tout armés de culture universelle en même temps que du génie solitaire du bibliothécaire aveugle… Entre la monumentalité des contes, dont la concision égale celle de l’univers, et le foisonnement des essais, le lecteur, effrayé à bon droit, peut tenter d’entrer parmi les 99 poèmes de la belle anthologie La Proximité de la mer. Mais aussi par la courtoise invitation que nous ouvre Christian Garcin. On ne peut que partager avec bonheur son sentiment littéraire, sa quête respectueuse et documentée d’un monde aussi évident que sibyllin. En effet, aucune bibliographie, aucune bibliothèque, aucun blog, ne pourraient tenter d’être savamment incomplet sans la présence en son sein de l’homme des miroirs, des tigres et des fictions, Jorge Luis Borges, « tel qu’en lui-même l’éternité le change ». Peut-être aurait-il été amusé de ce que le commentateur d’un commentateur laisse espérer à son lecteur de trouver, sous la dix-neuvième ligne de son modeste article, la révélation de l’aleph…
Ermafrodito dormiente, Museo Nazionale Romano, Roma.
Photo : T. Guinhut.
Michel Foucault, Gabrielle Houbre
& Herculine Barbin :
un hermaphrodite au cœur de la théorie du genre.
Michel Foucault présente : Herculine Barbin, dite Alexina B.
Suivi d’Oscar Panizza : Un Scandale au couvent,
Gallimard, 2014, 272 p, 19,50 €.
Gabrielle Houbre :
Les Deux vies d’Abel Barbin, né Adélaïde Herculine (1838-1868),
PUF, 2020, 312 p, 21 €.
Pline l’Ancien rapporte que les hermaphrodites « qui ont l’un et l’autre sexe », « étaient appelés autrefois androgynes et tenus pour des prodiges, mais ils sont à présent considérés comme des objets d’agrément ». Il affirme de plus que « la transformation de femmes en hommes n’est pas une fable », rapportant avoir vu « un citoyen de Thysdrus, changé en homme le jour de son mariage[1] ». La société antique voyait dans la naissance d’un hermaphrodite une rupture au cœur du pacte entre les hommes et les dieux. Souvent, on les noyait sans autre forme de procès, à moins de les acheter sur le marché aux monstres. Jusqu'au XX° siècle, ne les considérait-on pas comme une erreur d’une nature qui n’a pas su séparer l’inconciliable, et qu’il fallait corriger par un diktat arbitraire et chirurgical ? Pourtant ce sont des êtres humains dignes et souffrants, ce dont témoigne le récit autobiographique d’Herculine Barbin, emblématique au point d’avoir contraint l’auteur de l’Histoire de la sexualité, Michel Foucault, à les préfacer d’une plume polémique, au point d’être devenu un classique des études de genre. Que l’on complètera utilement avec l’ouvrage informé de Gabrielle Houbre.
Emouvante, la confession d’Herculine se ressent d’une rhétorique religieuse désuète et d’un pathétique à la Eugène Sue, puisque venue du milieu du XIX° siècle. Cependant, elle témoigne d’une indécision anatomique et sexuelle qui transcende les époques et les sociétés. Elevée à l’Hospice, puis au couvent, elle se prend d’affection pour une jeune fille qui décède bientôt. Retournée dans sa famille, la voilà « bouleversée à la lecture des Métamorphoses d’Ovide ». Elle se prépare à « l’état servile » d’institutrice, soumise à la tyrannie de ses supérieurs hiérarchiques. A dix-sept ans, « un léger duvet » apparait en même temps qu’un sentiment de différence. Ses émois devant ses condisciples féminines n’ont de cesse. Devenue institutrice heureuse, elle éprouve une passion pour Sara : on la croit son « amie », alors qu’elle est « son amant », malgré des « joies incomplètes » ! Le plus troublant peut-être est le passage du féminin au masculin parmi ses mots : « Ai-je été coupable, criminel, parce qu’une erreur grossière m’avait assignée une place qui n’aurait pas dû être la mienne ? »
Bientôt « Camille » (dont la bisexualité du prénom donnée par sa marraine est bien commode) doit se confesser auprès de l’évêque, d’un médecin, avant de « provoquer un jugement en rectification de [son] état civil ». Perdant ses prénoms féminins, il trouve une identité masculine ; comme le fera Calliope en devenant Cal dans Middlesex d’Eugenides[2], qui, d’ailleurs, écrivit son roman en réaction à ce récit. Hélas, il doit fuir sa province, les commérages, les exposés de la presse pour, malgré le soutien de son protecteur aimé, l’évêque, trouver des emplois intermittents à Paris et mener une vie misérable, quoique toujours chaste et attachée au souvenir de Sara. « Je n’ai pas souillé […] mon corps de hideux accouplements », plaide-t-il. Misère et solitude pousseront au suicide celui qui se cache sous les pseudonymes et tente de faire oublier son hermaphrodisme. Car, se dit-il, « jamais une vierge ne t’accordera les droits sacrés d’un époux ». Le lecteur ne peut qu’être sensible au cas insolite et à son humanité.
En fait Herculine n’est pas réellement un hermaphrodite qui aurait les deux sexes ; mais l’inachèvement du développement des deux permet alors de parler d’intersexuation : le rapport du médecin décrit « un corps péniforme de 4 à 5 cm imperforé », des « grandes lèvres […] très saillantes », avec « une ébauche de vagin ». L’absence de règles et « l’écoulement spermatique » paraissent faire d’elle un homme, ainsi que l’absence de poitrine et la pilosité. L’autopsie révéla qu’il « pouvait jouer dans le coït indistinctement le rôle de l’homme et de la femme », quoique stérile ; que le vagin servait à « l’émission du sperme ». S’agit-il de « tératologie », cette science des monstres ?
C’est en 1978 que Michel Foucault redécouvre et présente, dans la revue Arcadie, ce texte emblématique. Pour la première fois sont réunis aujourd’hui ce qui devient une préface, le texte autobiographique d’Herculine, les dossiers médicaux d’époque et la nouvelle de Panizza. Préface modeste de la part du philosophe, comparée à l’abondance qui entoure Moi, pierre Rivière[3]… Le projet de Foucault apparait ici tel qu’il est explicite dans son Histoire de la sexualité : « réinterpréter tout le dispositif de sexualité en termes de répression généralisée[4] ». En effet, au Moyen-Âge, l’hermaphrodite est sommé de choisir son sexe en se mariant, à condition de ne pas en changer, « sous peine d’être considéré comme sodomite » ; à partir du XVIII° siècle, le basculement vers l’obligation immédiate d’identité sexuée s’opère : « Désormais, à chacun, un sexe, et un seul ».
Pour reprendre la judicieuse postface d’Eric Fassin, « la thèse foucaldienne » énonce que « l’identité sexuelle ne préexiste pas à la loi ; elle se constitue dans le rapport au pouvoir ». Herculine est passée selon Foucault des « limbes heureuses d’une non identité », au milieu des jeunes filles, point de vue peut-être idéaliste, à la cassure du moi séparé par l’interdit. « Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe ? » interroge alors Foucault. Pourtant l’on peut se demander si, en ce polymorphisme incomplet, elle était une lesbienne ou un hétérosexuel masculin, à moins d’imaginer sortir des carcans des catégories en parlant d’homme lesbien. Nous dirons aujourd’hui qu’attirée par les femmes dans un milieu féminin, l’hétérosexualité d’Herculine est en fait une homosocialité…
Une fois de plus « l’archéologie des savoirs », guide la réflexion de Foucault. Qui choisit pour son héroïne, en redoublant les noms féminins du titre, lorsqu’elle est dite « Alexina », une identité féminine. Non pour des raisons anatomiques, mais pour des raisons de genre, en tant qu’elle a vécu une éducation de fille, et contre l’imposition légale de la masculinité, bien qu’elle paraisse l’avoir souhaitée. En effet, il y a là, rappelle Eric Fassin, « pour l’homme chrétien, l’obligation de manifester en vérité ce qu’il est lui-même ». Pourtant, lorsque le sexe est biologique et le genre culturel, Herculine/Camille échappe à cette distinction puisqu’elle a les deux sexes, quoique aucun des deux ne soit complet. Cependant son éducation en tant que fille dans un milieu presque exclusivement composée de femmes n’a pu que renforcer son sentiment et ses appétences féminins, de façon à faire de l’identité biologique impossible une mosaïque d’identité de genre.
Herculine n’a pas cessé d’exciter la curiosité des cliniciens et des essayistes. L’écrivain allemand Oscar Panizza, lui-même médecin, revisita ce qui était devenu un cas célèbre pour le travestir en Un Scandale au couvent[5],nouvelle qu’il publia en 1914. Le point de vue n’est plus autobiographique, mais celui, interne, de l’abbé, curieux de morale et de « tribadisme », qui doit statuer sur les relations de la jeune maîtresse Alexina et d’Henriette. Découvertes nues, enlacées, par leurs jeunes consœurs, elles sont conspuées : « Le diable et sa fiancée ! » Là encore un agrégé de médecine établira la masculinité de celle qui a « du poil aux jambes ». Le ton est volontiers amusé, ironique, agrémenté de la trouvaille des lettres offertes par Alexina à sa belle protégée, intensément lyriques, où « les « embrassements » sont des « symboles ». Ce « garçon-fille » et « faune » des couvents, selon Foucault, n’est pas loin de la rébellion de La religieuse de Diderot. Certes, malgré quelques légères allusions érotiques, voire joliment coquines, Panizza nous parait aujourd’hui assez sage, même si son récit eût pu choquer. Mais bien moins que sa « tragédie céleste », qui lui valut un an de prison, Le Concile d’amour[6], ce « chef d’œuvre de perdition » qui fouille « l’abîme du mal », selon André Breton qui eut à cœur de le préfacer en 1960.
Avec Gabrielle Houbre, historienne spécialiste en études du genre, que nous connaissons pour s’être consacrée au XIX° siècle dans Une Histoire des sexualités[7], un éclairage supplémentaire s’impose. Elle se livre, en ce qu’elle intitule Les deux vies, à une scrupuleuse enquête biographique, doublant les « Souvenirs » d’Alexina B., soit notre « Abel Barbin, né Adélaïde Herculine ». Le texte est nanti d’un impressionnant appareil de notes, comptant 194 entrées. La reconnaissance posthume est bien due à celle - ou celui, car il n’y a guère de mot pour réellement genrer une telle personne en soi - qui méritait et mérite une véritable existence au-delà de celle que l’on nomma à tort Herculine Barbin. Et que l’on découvre ici avec plus de précisions, de même pour les personnages qu’elle évoque en son « Répertoire », qui dévoile l’identité de ceux qui n’étaient nantis que d’initiales. Par exemple, c’est en généalogiste qu’elle œuvre, nous présentant la mère d’Adélaïde, Adeline Destouches, épouse Barbin, née en 1816 et morte en 1887, avec laquelle notre Adelaïde/Abel a entretenu d’étroites relations sa vie durant, quoique celle-ci fût aussi brève que malheureuse.
Gabrielle Houbre tient à terminer par un essai modestement bref et néanmoins sagace : « Les « erreurs de sexe » ou la binarité sexuelle en question ». Car il n’est parfois pas évident de « débrouiller le sexe d’un nouveau-né ». Aussi trouve-t-on ici un synthétique tableau de l’hermaphrodisme depuis l’Antiquité, associé à la monstruosité, condamné le plus souvent à mort, alors que le Christianisme est bien plus tolérant, l’époque moderne plus prudente, malgré des expériences douloureuses d’enfants « réformés » par une chirurgie douteuse. L’on doit alors choisir son sexe et s’y tenir, sous peine de graves condamnations. Vers la fin du XVIII° siècle, des hermaphrodites s’exhibent « pour de l’argent », alors que l’Encyclopédie étudie leurs complexités anatomiques, planches à l’appui. Déjà que les mères puissent se sentir fautives de mettre au monde une fille, l’on imagine l’embarras de constater l’hermaphrodisme, « accident tératologique ». Au XIX° siècle, la médecine et la loi préfèrent pratiquer la « réassignation de sexe », en cas d’erreur initiale, au risque d’une assignation trop binaire. Evidemment, l’on ne s’intéresse pas aux sentiments des personnes concernées. En « un paysage transidentitaire », des vies « accusent l’ordre binaire sexuel au XIX°siècle et ses absurdités », commente enfin notre historienne efficace.
L’on estime qu’un à quatre individus sur mille nait hermaphrodite, ou plus exactement intersexuel, selon des modalités diverses, dont le plus souvent des dérèglements hormonaux. Et quoique le cerveau se construise différemment selon les sexes, lorsque ces derniers sont plus ou moins indistincts les complexités interactives de la nature et de la culture rendent également floues les distinctions entre le sexe et le genre. Au-delà des cas d’intersexualité, la plasticité de la personnalité permet évidemment l’errance (nous n’avons pas dit l’erreur) entre les assignations de sexe. Ce qui n’enlève cependant pas sa légitimité à la masculinité et à la féminité, tout en sachant que selon les individus les frontières en termes de genre sont plus ou moins circonspectes… Reste que l’habituelle catégorisation en deux sexes est passablement obsolète. On parle alors d’ « archipel du genre ».
S’agirait-il alors d’un éros bisexuel originel ? Ce « trouble dans l’identité » signifie-t-il qu’il n’y a pas là de vrai sexe, au sens médico-légal ? On doit craindre par ailleurs qu’il n’existe pas de sexe sans loi, à moins d’imaginer que chaque corps puisse évoluer dans l’espace libre de sa propre loi en interaction avec celle d’autrui. En ce sens la liberté hétérosexuelle, homosexuelle, transsexuelle, ne se discute pas. A condition, certes, qu’elle ne franchisse pas les limites dangereuses de l’arrogance et du prosélytisme institutionnel, voire du commissariat politique, comme quelques thuriféraires de la théorie du genre auraient tendance à le faire.
Il n’est pas nécessaire de s’effrayer de la théorie du genre, de donner dans la caricature et dans l’hystérisation du discours, lorsqu’elle contribue à légitimer les identités des personnes intersexuées, à légitimer leurs choix et leurs libertés. Et lorsqu’elle contribue à lutter contre les violences chirurgicales imposées à des enfants par le corps médical ou les parents, lorsqu’elle permet une reconnaissance sociale à ceux qu’autrefois la honte reléguait dans l’interdit.
Au-delà de ces prémisses, faut-il aller jusqu’à des enfants transgenres ? Les bourrer d’hormones pour les changer de sexe, voire les opérer, pour satisfaire le prétendu désir de ces enfants et surtout les fantasmes idéologiques des parents… C’est jusqu’à de telles affreuses extrémités que la théorie du genre peut conduire. Pourtant, dire qu’il y a en chacun de nous une part plus ou moins grande de féminin et de masculin, que le genre n’est pas le sexe, qu’une part de la représentation sexuée est sociale, tout cela reste judicieux. Mais dans la cadre de la liberté des individus, et non dans celui d’une surenchère idéologique qui voudrait survaloriser l’homosexualité et le transgenre, imposer une indétermination sexuelle à tout va, une rééducation de l’inconscient et des modèles, y compris auprès des enfants.
Herculine Barbin n’a pas vécu en vain. Son témoignage est une parole source des « gender studies ». Au point que le Mouvement intersexe commémore sa naissance chaque 8 novembre. Qu’elle ait reçu l’assentiment militant de Foucault ou la caution romancée et scandaleuse de Panizza contribue à faire d’elle -ou de lui, car il nous manque ici un mot intersexuel- un emblème de la reconnaissance des identités ouvertes et multiples, identités voyageuses et floues. En espérant que cette reconnaissance leur permette de moins subir le pouvoir sexué de nos sociétés, et contribue à les rendre plus heureuses, sinon moins malheureuses. Sans vouloir imposer cependant ce qui serait une nouvelle norme, un monde homosexualisé, une population où, au détriment du sexe biologique, n’aurait plus voix au chapitre que le genre. La déconstruction sexuée reste judicieuse, s’il s’agit de se laver des préjugés sexistes, mais pas au point de dénier toute validité au masculin et au féminin, autant biologique que mental. Car ouvrir les mentalités ne doit pas aller jusqu’au transformisme de société…
Col de Barèges, Luchonnais, Haute-Garonne. Photo : T. Guinhut.
Les arts du brouillard,
une esthétique du sublime.
La Brume et le brouillard, dans la science, la littérature et les arts,
sous la direction de Karin Becker et Olivier Leplatre,
Hermann, 576 p, 35 €.
« La brume printanière
flottant au sommet du mont Hei,
la lettre shi couchée »
Ainsi écrivait Bashô, maître du haïkaï [1]. Elle flotte aujourd’hui en un beau livre, unique, intrigant et polymorphe : La Brume et le brouillard, dans la science, la littérature et les arts. Car voilà une rare initiative dans le monde de l’édition : traiter un sujet par de multiples éclairages, scientifiques, picturaux, musicaux, littéraires, cinématographiques… Ainsi, sous la direction de Karin Becker et Olivier Leplatre, une trentaine de chercheurs nous conduit au travers de la brume et du brouillard des sciences, des arts des lettres. Parmi lesquels, en un beau paradoxe lorsqu’il s’agit de vapeurs indistinctes, nous élargirons notre vision au fil des déambulations critiques qui ponctuent ce fort volume.
Un troublant récit médiéval, où les brumes des morts empêchent une Dame et un chevalier de commettre l’adultère, ouvre ces pages transdisciplinaires. Parce que peintres et poètes nous ont appris « à en saisir la beauté énigmatique », ce sont les œuvres des artistes qui évoquent le mieux « l’effet de la brume et du brouillard sur l’homme, sur ses entreprises et ses comportements, sur son bien-être physique, sur son état d’âme et sa sensibilité ».
En un tel ouvrage savant et cependant parfaitement lisible, l'on peut naviguer à vue de communication scientifique en exégèse enthousiaste, parmi des brouillards identifiés. Nous saurons ainsi « la classification des brouillards », nous saurons tout sur l’hygromètre à cheveu de Saussure au XVII°, sur la « théorie vésiculaire » et les « noyaux de condensation », la « composition chimique de l’eau de brouillard », en relation avec nos pollutions contemporaines. Quoique Aristote le connaisse en tâtonnant depuis ses Météorologiques, suivi par Descartes, un peu plus perspicace dans ses Météores. Nous n’irons pas sans compter « les brouillards secs » des cultures sur brulis » du XIX°, aux conséquences mortifères, le « smog » londonien et sa charbonneuse fumée qui fut la cause de 4000 morts en décembre 1952.
Plutôt qu’une analyse scientifique des gouttes en suspension, les écrivains préfèrent une approche géographique et psychologique. Le « moi météorologique », selon une expression d’Anouchka Vasak, mesure la sensibilité au moment et au lieu qu’envahit la brume. Le lyrisme des poètes du XVI°, entre Scève et les rimeurs de la Pléiade, ont « la nostalgie du brouillard ». Alors que l’esthétique du XVIII° cherche en lui les « errances et voluptés de l’œil », comme lorsque l’on se perd dans les jardins de Watteau. Grâce à lui, le préromantisme nourrit sa sensibilité novatrice. Lors de la montée du roman gothique, les écrivains anglais sont « réunis autour du brouillard » : Charlotte Brontë, Charles Dickens, Bram Stocker et Conan Doyle. Ils en usent en glissant « du réalisme au symbolisme », jusqu’au fantastique. Baudelaire, lui, le boit comme l’opium, « remède et poison », avant que les « paysages tristes » de Verlaine et Bruges la morte de Rodenbach brouillent la vision en s’enrichissant de métaphores. La littérature contemporaine n’est pas en reste. Jusqu’à l’Américain Paul Auster, qui nomme un de ses personnages « Fog », ou l’argentin Juan José Saer, ils trouvent la brume de « l’obscurité fondamentale ».
Egarant les guerriers, comme dans L’Iliade, protégeant les amoureux, comme chez Hemingway, le brouillard est également associé au mal, comme le montre Dracula[2], où il devient lui-même vampire. A moins que se produise « l’écriture-brouillard », décousue, discontinue, vague, où « les mots tournent pareils à de la fumée ». Une « esthétique de l’indistinction » frappe le spleen baudelairien. Les « images brouillées » de Monet rejoignent les « musiques vaporeuses ». Le sfumato de Léonard de Vinci se métamorphose en atmosphère nébuleuse et tempêtueuse chez Friedrich ou Turner ; ou, plus loin, en un « atelier des vapeurs, comme une vaste fabrique de brumes diverses et protéiformes », dans le Dracula filmé par Coppola. Poétique, dangereux et labyrinthique, le brouillard chez Antonioni signifie la perte d’identité et l’incommunicabilité, quand, chez cet autre cinéaste, Alain Resnais, dans Nuit et brouillard, il suggère les chambres à gaz nazies.
Entre temps, l’on n’a évidemment pas échappé à la peinture de paysage chinoise. Où le vide et le plein, le yin et le yang parcourent, effacent, font surgir les montagnes, absences, fantômes, présences soudaines. La dimension spirituelle de l’art pictural s’affirme-t-elle autant parmi les romantiques allemands et anglais ? Friedrich, fabuleux peintre de brouillard, de « mer de nuages », à la limite de l’indistinction, déclara : « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit devant lui, mais ce qu’il voit en lui ». Est-ce à dire qu’il y contemple une brume intérieure ? C’est là qu’il croise une esthétique du sublime, dans la tradition de Burke et de Kant, une « crise de la représentation », où la figure humaine est vaporisée. Le brouillard devenant matière picturale et mentale.
Les machines à brouillard envahissent la scène théâtrale et de l’opéra, mais aussi les studios de cinéma, dans lequel « la brume dramatise », voire devient « psychopompe » ; mais également la photographie, les installations de l’art contemporain. Depuis Debussy et son prélude « Brouillards », en passant par Tout un monde lointain de Dutilleux, les compositeurs osent un « estompage du mélodisme ». Quelle est cette fascination qui pousse à occulter le visible, à voir l’invisible ? « Déroute du réel », « mouvance angoissante », ou jouissance de l’évanescence, illumination esthétique ?
Associer science, culture étendue et poésie, n’est-ce pas le rêve de tout objet encyclopédique ? Ce vaste livre en archipel a su fouiller « l’archéologie du brouillard ». Solidifiant cent brumes en blocs et perles de savoir, en plongées au fond du gouffre exquis -et angoissant parfois- des arts et des lettres…
Editions Pierrre Lafitte, 1910. Photo : T. Guinhut.
Edmond Rostand : Cyrano de Bergerac ;
amours au balcon, commentaire littéraire.
Il paraît entendu que la beauté du cœur est supérieure à celle du physique ; cependant, l’expérience montre trop bien que l’esthétique d’un corps et d’un visage prime sur les qualités morales. Affecté d’un nez fort protubérant, légendaire, Cyrano de Bergerac est dans la pièce d’Edmond Rostand, publiée en 1897, la preuve de la tyrannie de l’apparence physique. Que faire lorsqu’on est amoureux de sa cousine Roxane, sinon déclarer au balcon sa flamme par l’intermédiaire d’un jeune homme plus favorisé par la nature et donc par la belle ? La scène dix de l’acte III est à cet égard un moment aussi poétique que dramatique. Comment Rostand confronte-t-il lyrique et pathétique en ce moment crucial du drame romantique ? Nous étudierons la déclaration poétique de Cyrano, puis le triste quiproquo, avant de nous attacher au mélange des genres dans un drame romantique tardif.
Depuis l’acte d’exposition, nous savons Cyrano poète : il l’a prouvé à de nombreuses reprises, en particulier lors de la fameuse tirade du nez. Mais c’est dans la poésie amoureuse, l’essence de la poésie selon le sens commun, qu’il est attendu, d’autant plus que nous n’ignorons pas qu’il est amoureux de sa cousine, sans espoir de voir sa déclaration écoutée. Aussi l’occasion est trop bonne de suppléer à l’incompétence de Christian qui balbutie au lieu de parler d’amour à celle qui l’a élu. Le flot de parole lyrique est alors la preuve par la persuasion du sentiment amoureux.
Faire l’éloge du baiser, c’est par ricochet faire l’éloge de celle à qui il est dédié. Le champ lexical de l’amour concourt au registre épidictique, grâce à la répétition séductrice du mot « baiser », grâce à la cascade de métaphores qui lui sont associées : il est « serment, « promesse », « aveu », « point rose », « secret », mais aussi à travers l’oxymore, « un instant d’infini ». Ce à quoi contribue le lexique du corps érotisé : « lèvres », « bouche », oreilles ». Sans oublier la comparaison méliorative où le poète se voit en « Buckingham », héros des Trois Mousquetaires de Dumas, ce qui lui permet d’associer l’hyperbole « reine » à Roxane…
La pièce étant tout entière en vers, les alexandrins aux rimes suivies résonnent de suaves sonorités, au point de renouveler la « sorcellerie évocatoire » dont parlait Baudelaire dans son texte sur « Théophile Gautier ». « Baiser », « bouche », « bruit d’abeille » : l’allitération en « b » mime la réception du baiser par Roxane qui répète cette dernière image. Sans oublier le « cœur », réitéré pour affirmer l’indispensable sentimentalité.
Mais il n’y a pas d’amour sans désir blessé ; ce pourquoi « Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes » est un chiasme insistant à la fois sur les pleurs de bonheurs et sur la tristesse inhérente au manque de celui qui désire.
En effet ce discret pathétisme perceptible dans l’exaltation de Cyrano est augmenté par le dramatisme de la situation. Ce n’est pas lui qui est l’aimé de Roxane, il ne se fait que le porte-voix de Christian. Cette déclaration par procuration est déchirante, car, si elle atteint son objet, c’est pour le compte de l’autre. Le quiproquo apporte une dimension dramatique, sans compter la supercherie. Car Roxane trompée par les accents de Cyrano, ouvre ses bras à Christian qu’elle a cru entendre parler. L’amour est bien aveugle, s’il n’est pas sourd.
Un degré de pathétisme supplémentaire est franchi quand le spectateur, complice de cette mise en abyme, de ce théâtre dans le théâtre, où Cyrano joue le rôle de Christian, éprouve de la pitié pour les trois personnages. Et surtout pour Cyrano, qui use de l’aparté pour jouer de l’autodérision, avec « C’est vrai, je suis beau, j’oubliais ! », et qui découvre, amer, la jalousie, non sans la pincée d’humour de l’ironie : « Aï, au cœur, quel pincement bizarre ! » L’exclamation se double d’une allusion biblique au personnage de Lazare, pauvre et malade, qui vivait des restes des festins d’autrui. Le sacrifice presque christique du personnage ajoute à sa grandeur d’âme…
La pièce au sujet historique se déroule au XVIIème siècle, empruntant le personnage du militaire et écrivain Cyrano de Bergerac, auteur de l’Histoire comique des états et empires de la lune. Dans la tradition de Victor Hugo, d’Hernani et de Ruy Blas, le canevas historique et guerrier ne peut se passer d’une grande histoire d’amour. Bien que le romantisme ai jeté ses dernières fleurs avec Baudelaire en 1857, il reste vivace au point de faire rejaillir sous les doigts d’Edmond Rostand les feux du drame romantique. Car Cyrano est un personnage romantique : amoureux passionné aux élans généreux, héros qui se sacrifie autant sur le champ de bataille que sur celui de l’amour par fidélité envers son ami Christian. Mais aussi pour sa belle cousine qu’il ne veut pas décevoir.
Drame romantique également par le mélange des genres. Lyrisme et pathétique en cette scène résonnent déjà de la tragédie annoncée. Mort et chagrin seront au rendez-vous du dernier acte. Mais le panache du comique héroïque n’est pas en reste. Ici, le quiproquo concourt au comique de situation, le comique de mots s’invite quand Christian bégaie, quand Roxane répète un « Taisez-vous » qui invite à continuer, quand Cyrano pousse son ami avec une animalisation affectueuse : « Monte donc, animal ! », contrastant avec le registre de langue noble et élevé. La tirade amoureuse aux vastes alexandrins se casse en une stichomythie plus légère.
La survivance du théâtre romantique qui eut son heure de gloire en 1830 peut paraître décalée en 1897, quand ont triomphé le théâtre de boulevard, le théâtre naturaliste, quand Jarry en 1888 avait dynamité le théâtre par les outrances potaches d’Ubu roi. Mais l’union de l’humour et de l’amour, de l’alexandrin, du lyrisme et du tragique, portent dans toutes les mémoires ces morceaux de bravoure que sont la tirade du nez et cette scène de déclaration par voix interposée. Une part de son succès ne vient-elle pas de ce qu’on puisse la lire comme une réécriture de la célébrissime scène du balcon de Roméo et Juliette de Shakespeare ?
Alberto Manguel : Voyages en Utopies, Invenit, 2017.
Photo : T. Guinhut.
Etat, utopie et justice sociale :
de Thomas More à Ruwen Ogien.
Thomas More : L'Utopie,
traduit de l'anglais par Marie Delcourt, GF, 2017, 256 p, 5,90 €.
Ruwen Ogien : L’Etat nous rend-il meilleur ?
Folio essais inédit, 2013, 336 p, 9,10 €.
Une utopie qui ne soit pas une tyrannie est-elle possible ? Le fondateur humaniste de l’Utopie, Thomas More, montra en 1516, à son corps défendant, qu’il n’en est rien. Mieux que Platon dans sa République, il offrit un harmonieux tableau d’une société meilleure où chacun pourrait vivre avec aisance. C’était une Utopie, un lieu de nulle part, mais également une « eutopie », une île bienheureuse, de par et malgré les chaînes de sa coercition. Aujourd’hui, Ruwen Ogien, en son essai sans île d’utopie, en postule cependant l’apparition sur le terrain de notre aujourd’hui. Quoique nettement plus avancé dans la conception d’une société de liberté, il n’en demeure pas moins enclin à une pulsion tyrannique. En effet, de homas More à Ruwen Ogien, le problème clé reste le mythe tenace de l’égalité socio-économique…
On oublie trop souvent que le texte venu du latin de L’Utopie commence par une première partie en forme de dialogue philosophique, un peu à la façon dont Swift fera converser son Gulliver avec les souverains des îles étranges. Qu’il s’agisse d’essai décrivant un imaginaire, ou d’apologue, l’altérité de l’idéale contrée ne peut se passer d’une dimension pamphlétaire envers son contemporain. De même, ne peut-on pas faire un rapprochement entre l’Angleterre de Thomas More et notre société d’aujourd’hui ? Là où « les brebis mangent même les hommes[1] », il fait allusion aux expropriations des terres communales par le gouvernement au profit des favoris du roi, qui en avaient chassé les paysans, pour les changer en pâturages. Notre socialisme n’est-il pas en train d’exproprier les citoyens de l’économie au profit de ses élus, édiles, affidés et privilégiés de façon à paraître des brebis dont la mansuétude, via la redistribution, arrose le pays d’aides sociales à bout de course ? De même ces brebis, dont l’Angleterre couvrait les campagnes du début du XVIème, ne sont-elles pas l’équivalent de ces surabondants fonctionnaires dont l’état socialiste couvre le territoire aux dépens des entrepreneurs spoliés par la tyrannie fiscale ?
Notre socialisme est à la fois la solution au problème et la solution comme problème. Relisons Thomas More en changeant le mot « nobles » par celui de fonctionnaires : « La principale cause de la misère publique, c’est le nombre excessif des fonctionnaires, frelons oisifs qui se nourrissent de la sueur et du travail d’autrui[2] ». Certes, s’ils ne sont pas tous oisifs, ils ne sont pas tous utiles, hors les fonctions régaliennes de l’état, et, peut-être, l’éducation, organisme collectif qui croît sur le dos de l’impôt comme sangsue.
L’ile d’Utopie, décrite par Thomas More devait être la solution et corriger les défauts de l’Angleterre. Après la polémique, vient l’utopienne société apaisée. Journée de travail de six heures, pour laisser à l’ouvrier le temps de cultiver son esprit, études abondantes pour tous, doux suicide pour ceux que leur santé abandonne, pacifisme confiant la défense à des mercenaires extérieurs, plaisirs de la vertu et rejet des vices, mépris de l’or et des richesses…
Hélas, son paradis de l’égalité politique et économique, nous le savons aujourd’hui, n’est pas loin d’être un enfer de coercition. Travail obligatoire, intellectuels en nombre limité, suppression de la propriété privée, dans la tradition de La République de Platon, et dans l’expectative du Manifeste communiste de Marx, richesses publiques aux mains de l’état, repas frugaux pris en commun, respect des religions, hors le matérialisme et l’athéisme dont les adeptes sont exclus des charges publiques. Pas une trace d’individualisme, qu’il soit entrepreneurial, intellectuel ou artistique, donc pas une ombre de liberté. Car l’utopie dans sa prévisibilité, son constructivisme intellectuel étatique, broie forcément la liberté, qui n’est pas prévisible. Indubitablement le socialisme séculaire porte en lui un indéracinable ADN, celui de l’utopie. En ce sens, Karl Popper aurait pu glisser Thomas More entre les deux tomes de La Société ouverte et ses ennemis[3], entre d’une part Platon et d’autre part Hegel et Marx.
Il y a pourtant des objections à l’exposé de Raphaël, qui brosse le tableau de l’Ile d’Utopie : More lui-même qui objecte : « le pays où l’on établirait la communauté des biens, serait le plus misérable de tous les pays. En effet, comment y fournir aux besoins de la consommation ? Tout le monde y fuira le travail et se reposera du soin de son existence sur l’industrie d’autrui[4] ». Cette définition sans fard du socialisme a le mérite de montrer que Thomas More, loin d’être l’absolu thuriféraire de son Utopie garde jusqu’à la conclusion son scepticisme : s’il « confesse aisément qu’il y chez les Utopiens une foule de choses que je souhaiterais voir établies dans nos cité » […] « il ne peut « consentir à tout ce qui a été dit par cet homme », en particulier cette « communauté de vie et de biens[5] ».
Ainsi, comme le grand humaniste de la Renaissance, nous ne saurions consentir à la communauté de vies et de biens de l’utopie socialiste, qui se révèle bientôt une perte de biens nombreux, au premier chef la liberté, qu’elle soit des mœurs, d’entreprendre ou d’expression. Le problème de toutes les utopies constructivistes est de considérer la société et de ne pas considérer l’individu qui en est pourtant l’origine et la fin.
Ruwen Ogien est-il un nouveau Thomas More ? Au contraire d’une pensée conservatrice, l’objectif d’Ogien est en 2013 « une société beaucoup plus égalitaire du point de vue économique et social, mais aussi beaucoup plus libertaire du point de vue des mœurs ». Si le libéral ne peut qu’être enchanté par cette dernière proposition, il reste profondément sceptique devant la première, quoique son auteur use d’une argumentation claire et point par point bien digne de la philosophie analytique anglo-saxonne, quoique parfois trop patiemment pesante…
Il est certes plus libéral que More aurait pu l’imaginer. Toutes les libertés morales sont bonnes à prendre, tant qu’elles ne nuisent pas concrètement à autrui. Pornographie[6], homosexualité, procréation assistée, euthanasie, avortement, drogues, ouverture des frontières, tant qu’ils restent de l’ordre du libre consentement de chacun, tant qu’ils restent dans le cadre du « ne pas nuire à autrui », ne peuvent en rien être interdites par un Etat moralisateur. Il semble là que cette utopie n’en soit pas une, dans la mesure où elle est réalisable et non porteuse de contraintes exercées par quelque prosélyte ou par quelque Etat. Seuls s’y heurtera le mauvais vouloir des contraigneurs patentés, religions, ligues de vertu, étatistes forcenés, ce en quoi Ogien est un adepte de la « liberté négative », celle qui ne nuit en rien à autrui.
Ainsi, Ogien fustige la « répression du travail sexuel », le « contrôle de l’immigration », qui est une « atteinte à la liberté d’immigrer », « l’encadrement coercitif de la procréation et de la fin de vie », les concepts de « marchandisation du corps humain » et de « dignité humaine » qui tendent à limiter la liberté et le consentement de l’individu. En ce sens, les valeurs morales sont « contre les droits ». Jusque-là l’argumentation reste plus que séduisante, débarrassée de maints préjugés. A la rigueur de la démonstration de l’essayiste, il faut rendre justice, autant qu’à l’abondance de ses notes informées…
Depuis son essai L’Ethique aujourd’hui[7], Ruwen Ogien est le propagandiste rigoureux d’une morale minimale associée à une tolérance maximale. Pourtant, sa permissivité totale en ce qui concerne les mœurs bute sur les questions économiques. Son « idéal égalitaire et libertaire » reste de gauche en prônant la « justice sociale ». Libertaire et égalitariste, est-ce possible ! Si l’Etat n’a pas à nous rendre meilleur, doit-il nous rendre économiquement égaux ? Il reste alors chez Ogien un préjugé moral selon lequel la richesse est contraire à la vertu, selon lequel l’inégalité est un vice rédhibitoire de la société auquel l’Etat doit remédier. A moins, comme il l’affiche en sa conclusion, qu’il se contente de contester « l’existence de justifications morales des inégalités économiques et sociales ».
La pauvreté peut venir de la pure malchance, héréditaire ou conjoncturelle, ou des conséquences de choix défectueux. Dans le premier cas, l’Etat doit seulement s’assurer que l’accès à l’aisance économique ne soit pas brimé par le manque d’éducation, par les freins normatifs et corporatistes à l’entreprise et par une fiscalité confiscatoire. Dans le second la responsabilité et le mérite doivent primer, la société n’ayant pas à payer pour les erreurs volontaires ou la paresse. Hélas, plaide Ogien, le conservateur n’a trop souvent à cœur que de vouloir restaurer les vertus morales perdues, au lieu de se préoccuper du développement économique général.
Cependant, comme il le défend également dans La Guerre aux pauvres commence à l’école[8], vouloir fustiger « l’éternel retour de la morale à l’école », au prétexte que les inégalités sociales entraînent la violence est fort spécieux. Violence et délinquance sont à traiter quelques soient les classes sociales, sans oublier qu’elles contribuent au chômage et à l’inactivité entrepreneuriales, et non forcément l’inverse. Si le discours d’une « morale pour barbares » est trop souvent un fourre-tout conceptuel pompeux, il doit rester ancré dans la lutte contre les incivilités et les délits, et s’accompagner d’une réelle répression et dissuasion, au risque de rester lettre morte. Non sans oublier les bénéfices de l’éducation aux libertés démocratiques, y compris dans le fonctionnement de l’école, au détriment de la seule posture d’autorité répressive.
L’égalité de richesse, si séduisante soit-elle, se heurte à plusieurs objections. Il faudra forcément, pour araser les revenus et les biens des riches une quantité de fonctionnaires, législatifs et fiscalistes, qui, outre leur ponction indue, leur vol[9], proliféreront comme une sangsue sur le corps social en en diminuant les richesses, de plus sans en produire aucune. Cette répartition forcée ayant le tort de déconsidérer et de punir le mérite, le droit d’initiative, le génie spontané, la saine émulation et l’innovation, toutes qualités humaines qui, si elles sont d’abord au service de l’individu qui les met en œuvre, rejaillissent sur la société entière, selon le principe de la Fable des abeilles de Mandeville, de « la main invisible » d’Adam Smith, du capitalisme libéral enfin. La meilleure démocratie étant le marché libre, la justice sociale vise à entraver le marché et le libre choix.
Qui mieux qu’Hayek a répondu à Ogien, qui se garde en son essai de décrire comment il mettrait en place cette utopique justice ? Le concept de justice sociale n’est autre, selon notre Prix Nobel d’économie -en 1974- que celui de justice redistributive, donc, forcément injuste, si elle ne s’appuie pas sur le consentement des individus concernés par la ponction préalable. Ce qui suppose de plus un pouvoir étatique coercitif, dont on sait qu’il a rarement l’intelligence d’une économie à laquelle il ne sait guère contribuer, sinon par un commandement idéologique, démagogique, clientéliste et trop souvent corrompu. Il faudrait alors substituer à la main invisible du marché et de l’innovation, la main visible de l’Etat qui conforterait sa rente de pouvoir en venant au secours des injustices économiques en dépit de l’injustice fondamentale qui consisterait à rançonner et interdire les initiatives récompensées par la prospérité de leurs instigateurs et par voie de conséquence de la société entière. Un exemple à cet égard est révélateur : le Minitel de l’Etat français, ses concepteurs et employés, furent balayés par Internet qui valut d’insolentes fortunes à Bill Gates et à bien d’autres. La logique absurde de la justice sociale serait alors de ponctionner les géants d’Internet pour maintenir à flot un échec. Démarche qui conduisit l’Angleterre pré-Thatchérienne au désastre de l’Etat-providence que l’on sait… Il faut alors et sans conteste avec Hayek conclure que lorsque « les effets des processus d’une société libre […] sont injustes et que quelqu’un doit en porter le blâme », c’est « faire fausse route ».
Hayek préférait à juste titre « les principes de juste conduite individuelle » du libéralisme classique à « la nouvelle société [qui] doit satisfaire les demandes de justice sociale ». Car, avertissait-il, « Aussi longtemps que la croyance à la justice sociale régira l’action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire ». Or, « le but de la loi devrait être d’améliorer également les chances de tous. [10] »
Sachant où et comment gérer la justice sociale, l’Etat socialiste montre que ses édiles sont supérieurs aux autres, en contradiction avec son credo égalitaire affiché. Le mythe de l’Etat au service du bien collectif s’écroule. Si Ogien prône à juste raison un Etat qui serait « permissivité, égalité, parcimonie dans l’usage de la force », il ne nous dit pas comment l’égalité socio-économique pourrait advenir, sinon en castrant la permissivité des richesses et de l’activité entrepreneuriale, ce qui est le bras armé fiscal et législatif de la justice sociale. Sans compter que dans un tel exposé d’intelligence nombreuse, il étonne par un argument d’une rare bêtise, lorsqu’il prétend : « Même les pires criminels participent à la production des richesses en donnant du travail aux juges, aux avocats, aux députés, aux journalistes, aux policiers, aux psychiatres… ». Nous savons, au moins depuis « la vitre cassée[11] » de Bastiat, que ce travail serait mieux employé en créant des richesses qu’en réparant les conséquences des délits et des crimes.
La seule justice sociale acceptable serait-elle celle qui allouerait un crédit minimal au handicapé, physique et mental, empêché de travailler pour subvenir à ses besoins, au-delà de la charité privée et associative ? Certes, les inégalités sociales n’ont pas de sens moral, certes le pauvre subit trop souvent la cruauté des aléas de l’économie. Mais est-ce en arasant les inégalités économiques que l’on rendra le plus de services au plus grand nombre ? Les démocraties libérales et leur capitalisme, s’il n’est pas monopolistique et de connivence avec l’état, sont celles où le niveau de vie de tous a le plus progressé au cours de l’histoire. Que le capitalisme et l’entreprenariat soient accessibles à tous, depuis le plus modeste niveau, c’est la seule veille que nous demandons à l’Etat, au lieu d’en être le fossoyeur à force de vouloir en être le régulateur. Seul bémol : l’Etat doit garder une responsabilité au service d’un monde meilleur : éduquer tout un chacun, grâce au chèque éducation et sa liberté de choisir son système éducatif, à moins qu’il soit contraire aux libertés.
Y-a-t-il un progrès vers une utopie réaliste depuis Thomas More jusqu’à Ruwen Ogien ? En ce qui concerne les mœurs, certes. Mais le démon de l’égalité (nous ne parlons pas là de l’égalité devant le droit), autre nom de l’Envie et de la Tyrannie, se cache sympathiquement sous le masque de l’altruisme moral. Si ce dernier est consenti par l’individu, cela s’appelle charité, main tendue ; s’il est obligatoire et confiscatoire, va pour l’assistanat aux dépens de la créativité économique et de l’employabilité. L’Etat doit-il nous rendre meilleur ? En accord avec Ogien, la réponse est non puisqu’il n’a pas vocation à devenir un père fouetteur moral, mais n’en déplaise au même, en sa posture morale de gauche, il prouve trop qu’en voulant assurer la justice sociale, il nous rend plus mauvais. Là encore, le spectre de Marx hante le désir d’utopie, celui du ressentiment contre la propriété des biens, même la plus légitime. Si dans les eaux de l’île d’Utopie, tournent les requins marxistes, de Lénine à Staline, de Mao à Castro et Chavez, et à peine plus modestement de nos Présidents français, le risque reste qu’ils croisent au cœur de l’Etat selon Ogien pour l’enferrer. Son état nous rendra-t-il meilleur ? Qu’il se garde non seulement de veiller à notre sphère morale, mais aussi à notre espace économique, faute de quoi son utopie devient invariablement anti-utopie[12].
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.