Photo : T. Guinhut.
Cosmos de littérature, de science,
d’art et de philosophie :
Nicolas Grenier, Trinh Xuan Thuan,
Florian Métral, Michel Onfray.
Nicolas Grenier : Petite anthologie du cosmos,
Paulsen, 360 p, 13 €.
Trinh Xuan Thuan : Vertige du cosmos, Flammarion, 464 p, 21,90 €.
Florian Métral : Figurer la création du monde.
Mythes, discours et images cosmogoniques dans l’art de la Renaissance,
Actes Sud, 368 p, 34 €.
Michel Onfray : Cosmos, Flammarion, 576 p, 22,90 €.
« Dieu ne joue pas aux dés », répondit à Niels Bohr le père de la relativité générale, bien que fut là une erreur d’Albert Einstein, qui n’acceptait pas les implications de la physique quantique, puis le concept d’incertitude venu de Werner Heinsenberg. Cependant, du fossile à l’étoile, de la plume à l’oiseau sculpté par l’artiste, de la rotondité de la terre aux galaxies spirales, l’on pensa longtemps, à la suite d’Aristote, que règne dans l’univers un bel ordre, ce que, étymologiquement, signifie le cosmos. Immense cabinet de curiosités, énigme scientifique à peine résolue, le cosmos est le repaire de tant de mythes affolants, de poèmes et de tableaux splendides que c’est autant un vertige qu’un bonheur de l’explorer. Une originale anthologie met heureusement le lecteur sur orbite autour de l’espace et du temps littéraire, quand Trin Xuan Thuan balaie à lui seul l’histoire des sciences cosmiques. Ce à quoi répond la figuration de la création du monde dans l’art de la Renaissance bellement étudiée par Florian Métral. Quant à Michel Onfray, nous propose-t-il un bel ordre ou beau désordre dans son Cosmos, essai prolixe et philosophie de la nature…
Connaissiez-vous Aratus de Soles ? Le pitoyable auteur de ces lignes dut avouer son ignorance en ouvrant cette Petite anthologie du cosmos conduite par Nicolas Grenier, quoique ne lui fussent pas étranger les suivants : Sénèque admirateur du mouvement des planètes, Georges Sand en Lélia contemplant la nuit sublime, Edgar Allan Poe et ses spéculations stellaires, Alphonse Daudet et Anatole France… L’on pourrait en tirer une leçon morale, tant nous ignorons l’origine, physique et littéraire, de l’univers qui nous environne jusqu’aux plus lointaines galaxies, sans compter les auteurs de l’Antiquité dont les textes sont malheureusement perdus. Il en est de même à l’occasion de chacun des sept chapitres : un ou deux auteurs nous sont inconnus, ce qui n’est cependant rien face à l’inconnu des milliards d’étoiles qui tapissent l’infini qui nous environne.
Il est logique que nous commencions par « La beauté du cosmos », conformément à l’étymologie. Notre Aratus de Soles composa les Phénomènes, un poème didactique, au III° siècle avant Jésus-Christ, décrivant avec enthousiasme la marche des constellations, jouant avec les animalisations qui les nomment : « La grande Baleine arrive ensuite pour dévorer Andromède quoique éloignée »… De l’Antiquité au romantisme, l’on passe au rousseauiste Bernardin de Saint-Pierre contemplant en enfant le ciel ; l’on explore l’univers avec le voyage du facétieux héros de Cyrano de Bergerac, dans son Histoire comique des états et empires de la lune, qui précédait au XVII° siècle celle du soleil, formant ainsi la première œuvre réellement digne de la future anticipation et science-fiction. Voyage auquel répond celui de Pierre Gallet, en 1803, envoyant un Sélénite vers la terre avec deux éléphants ailés. Jules Verne préfère, quelques décennies plus tard, projeter un obus habité vers la lune, quand Wells voit débarquer les Martiens de La Guerre des mondes. Il faut alors remarquer l’originalité (parmi bien d’autres) de cette anthologie, qui nous propose un extrait d’un opéra-bouffe de Jacques Offenbach, Le Voyage dans la lune, dans lequel « Popotte » est la femme du roi Cosmos ! Chercheurs excentriques et savants fous partis à la conquête de l’espace sont légion dans les romans méconnus du début du XX° siècle où la « vie extraterrestre » est l’occasion de toutes les élucubrations : du Péril bleu de Maurice Renard aux « mégalocéphales » martiens de d’Arnould Galopin.
Les récits de création du monde, depuis le Timée de Platon, La Nature des choses de Lucrèce et les Métamorphoses d’Ovide font la part belle à l’Antiquité, quoique Descartes, Buffon, Kant et Chateaubriand ne soient pas en reste, bien que l’on ignore ici les cosmogonies africaines ou extrême-orientales. Le mythe a une fonction étiologique, figurant l’inexplicable, du chaos à l’ordre des planètes, alors que les auteurs des Lumières se veulent plus scientifiques, comme Fontenelle ou Kant, quoique Voltaire, avec son Micromégas, soit plus moraliste en son apologue.
Suivons de surcroit les éclipses, les météores et les comètes, phénomènes célestes éblouissants ; mais aussi inquiétants, au point que l’on y puisse voir les prémices de la fin du monde. N’oublions pas alors quelques incursions dans la science-fiction contemporaine, dans l’univers de Ray Bradbury et de ses Chroniques martiennes, d’Isaac Asimov qui postule une « Secte des Cultistes » annonçant la destruction par les étoiles, et d’Arthur C. Clarke, dont Le Marteau de Dieu s’abat sous la forme de l’astéroïde « Kali ». Aussi l’on a la conviction que la divinité est l’auteur du cosmos et de sa fin ; alors que de plus rigoureux auteurs préfèrent la démarche de l’homme de science, d’Antoine Lavoisier à Camille Flammarion, en passant par Louis Arago et Henri Poincaré, jusqu’à l’inattendu Georges Clémenceau qui s’intéresse à un univers où « tout se meut »…
L’esprit sourcilleux pourrait s’étonner que manque la première page de la Genèse biblique, où le chaos primitif s’écarte sous la main d’un dieu pour former la lumière, l’air la terre et les eaux, mais aussi du texte fondateur d’Aristote intitulé Du ciel. À ce classement thématique, l’on eût pu préférer un classement chronologique, mais le premier trouve une cohérence bienvenue. Qu’importe, ces courts - sinon trop courts - extraits font un beau bouquet cosmique à la lisière de l’histoire littéraire et de l’histoire des sciences. Mythe, fantaisie romanesque et rigueur scientifique forment en cette anthologie un instructif et délicieux bouquet.
Plus complètement scientifique est Trinh Xuan Thuan, de surcroit observant une stricte démarche chronologique, en son Vertige du cosmos. Cet astrophysicien, professeur à l’Université américaine de Virginie a publié avec constance, et depuis La Mélodie secrète[1], une quinzaine de volumes consacrés aux connaissances les plus récentes et pointues obtenues en fouillant l’univers, non sans un réel talent de vulgarisateur.
De la préhistoire à la théorie du big-bang, né il y a quelques quatorze milliards d’années, des observatoires de Carnac et Stonehenge (« ordinateur néolithique ou enclos funéraire ? ») et du « Disque de Nébra », rare représentation céleste de l’âge du bronze, au satellite Hubble et aux « multivers », notre essayiste joue avec brio dans l’immense cour de l’Histoire des sciences du cosmos. Il forge ainsi le concept d’« archéoastronomie », couplé avec les récits de l’origine cosmique, jusque parmi l’hindouiste respiration de Brahma, le ying et le yang chinois, mais aussi « Caracol, le plus bel observatoire maya » et « Monks Mound » dans l’Illinois, « miroir du cosmos »… L’astronomie est considérée dans sa dimension géographique mondiale et multiethnique autant que dans sa dimension historique. Que, certes, seul l’Occident parvint à perfectionner, grâce au « miracle grec ». Quoique par exemple les Dogons en Afrique savaient que Jupiter a quatre lunes, que Sirius est une étoile double, choses inconnaissables sans les télescopes, mais ils avaient été probablement informés par des missionnaires… Ce qui prouve cependant l’universalité de la soif de connaissances.
Bien sûr il s’agit de dépasser le géocentrisme de Ptolémée pour atteindre la « révolution copernicienne » de l’héliocentrisme, jusqu’à l’espace-temps d’Einstein, puis l’expansion d’un univers qui ne nous a pas encore dit s’il est fini ou infini ; sans oublier la certitude de la sphéricité terrestre, depuis Aristote, depuis la preuve apportée par Eratosthène d’Alexandrie au III° siècle avant Jésus Christ, au moyen de la lumière zénithale qui atteint le fond d’un puits au sud de l’Egypte, quand un gnomon fournit au nord une ombre. Notons qu’en dépit d’un préjugé trop répandu, et au détriment du prétendu obscurantisme médiéval et des platistes nos contemporains, cette connaissance était partagée tout au long du Moyen-âge, de Bède le Vénérable au VIII° siècle, à Saint Thomas d’Aquin au XIII° siècle…
L’on se doute que « la spiritualité est la compagne de la science », de Pascal à Einstein, que la beauté du cosmos, dont les limites reculent sans cesse, dont les prodiges effraient et émerveillent, procurent un « sentiment de transcendance » à qui veut bien le ressentir, le relier à un panthéisme, voire à la foi en un dieu créateur. Cependant, les avancées scientifiques aidant, « le sacré s’est estompé pour laisser la place au profane ».
Bienvenue aujourd’hui à la « matière noire » et « exotique », aux « amas globulaires », à un univers à la « courbure nulle » et à la géométrie plate », à un univers incertain, lorsque « le futur détermine le passé des particules », car le passé d’un photon « se décline sous la forme d’une multitude de possibilités ». Faut-il y voir la source des « multivers » ? Que penser à cet égard d’une observation qui ne reflète qu’un passé venu de millions d’années lumières en arrière ? D’un univers ordonné, donc caractérisé par une « basse entropie », venue « de la naissance du cosmos, il y a 13,8 milliards d’années, de la fameuse déflagration appelée Big-Bang »… « Comment l’univers a-t-il pu développer une structure si riche à petite échelle, à partir d’un état si uniforme à grande échelle, uniformité que les observation du rayonnement fossile nous ont révélée ? »
L’essai de Trinh Xuan Thuan est profus, fabuleux, didactique à souhait ; judicieusement illustré, il est une mine d’informations, une ode à la beauté du savoir…
Ce que l’on appelle aujourd’hui le Big-Bang, était à la Renaissance le résultat de la volonté divine. Aussi ne craignait-on pas d’exalter non seulement cette dernière et sa créature cosmique, mais aussi de Figurer la création du monde, comme le fait en couverture Franceco Salviati en sa Séparation des eaux de la terre (1554). Le sous-titre de cet ouvrage ravissant de Florian Métral est rien moins que « Mythes, discours et images cosmogoniques dans l’art de la Renaissance ». L’on devine qu’il va emprunter les chemins de la littérature et de la peinture, voire de la sculpture.
Voici une époque foisonnante : le christianisme côtoie le platonisme et l’orphisme, l’alchimie la kabbale, un dieu barbu, puissant et lumineux jaillit des plafonds pour séparer la terre des eaux, quand Copernic va découvrir à sa grande stupéfaction, alors qu’il pensait apporter la preuve astronomique et mathématique du géocentrisme, que la terre et les planètes tournent autour du soleil. De Ghiberti à Mantegna, de Bosch à Michel-Ange, de Raphaël à Véronèse et au Greco, le pinceau virevolte, jusqu’à ce que, d’humble serviteur du Seigneur, l’on passe à l’enviable statut d’artiste démiurge.
Le mythe de la création étant un invariant anthropologique, une civilisation chrétienne qui n’inflige pas d’interdit à l’image ne peut résister au désir de la représentation cosmique. Le Timée de Platon concourt à la Genèse biblique, pour imaginer et figurer la naissance du cosmos, récit dont, dit-on, Moïse serait l’auteur. L’on se doute que l’essayiste déplie les textes originels, ainsi que ceux des Pères de l’Eglise, comme ceux de Saint-Augustin qui distingue « le ciel intelligible » et « le ciel corporel ». Ainsi, au cœur des manuscrits enluminés médiévaux, trônent les six jours de la création, jusqu’à ceux de Crivelli au quattrocento.
La poésie n’est pas oubliée, ne serait que grâce à l’étymologie, ποίησις signifiant en grec création. Du Bartas écrit en 1578 La Sepmaine : « Il me plaist bien de voir ceste ronde machine / Comme estant un miroir de la face divine ». Car, commente Florian Métral, « pour le poète la nature visible est assurément une théophanie ». Plusieurs éditions seront bientôt ornées d’estampes, non sans inspirer d’autres poètes, dont Le Tasse, avec ses Sette giornate del mondo creato, en 1600. Or de telles figurations, encombrées de plantes et d’animaux, entraînent la floraison du « paysage cosmogonique », chez Jan Brueghel l’Ancien, notamment. L’image du globe terrestre, en particulier celle en grisaille qui orne les volets extérieurs du Jardin des délices de Jérôme Bosch, est à la fois une bien chrétienne perfection du monde et une réactivation de l’harmonie des sphères venue de l’Antiquité, via Les Métamorphoses d’Ovide, comme lorsque Le Caravage peint Jupiter, Neptune et Pluton aux pieds d’un globe orné des constellations animales. Sous le pinceau de Carlo Dossi, Jupiter peignant des papillons (1524) est une allusion à l’anima mundi et à l’envol de l’âme…
De toute évidence, l’historien de l’art se doit de consacrer une étude fouillée à Michel-Ange et à la voûte de la Chapelle Sixtine, peinte entre 1508 et 1512, ainsi qu’à ses successeurs, car après lui rien n’est comme avant : sa puissance narrative et sculpturale lui assure une autorité démiurgique. Faire se répondre les Prophètes bibliques et les Sibylles antiques n’a rien d’innocent. Tous contemplent l’œuvre du Créateur dans les sept médaillons figurant les sept actes de création, et plus particulièrement Jonas, qui a le privilège et la stupéfaction de voir la séparation de la lumière et des ténèbres…
D’une manière prolixe, l’on aime à représenter tant le chaos antérieur à la séparation des éléments et l’œuf primordial, dans la tradition orphique, que la pullulation de l’univers. Tout ceci pour ordonner « une correspondance poétique entre la fabrique du monde et la production de l’œuvre d’art ». De même la création d’Adam, puis d’Eve, peut être envisagée comme une métaphore de l’acte pictural ; la présence de Dieu étant, de manière « quelque peu présomptueuse », une « rémanence de l’artiste ».
Doté d’un beau cahier de reproductions en couleurs, cet ouvrage remarquable laisse tout de même un petit goût de regret : son abondante iconographie en noir en blanc n’est pas toujours excellemment lisible et aurait de plus mérité le soin et le cartonnage d’un livre d’art. Néanmoins l’essai de Florian Métral est délicieusement érudit, tant en théologie qu’en iconologie, proposant des éclairages révélateurs sur une période ô combien essentielle de l’Histoire de l’art et de la civilisation, celle humaniste du « syncrétisme cosmogonique » et d’une « sensibilité scientifique prémoderne ». Au-delà de laquelle aussi bien les voyages autour du globe et la diffusion de l’héliocentrisme copernicien, y compris via Galilée, mais aussi l’approche atomiste venue du De rerum natura de Lucrèce, auront définitivement raison d’une conception ptolémaïque du monde, assurant la prochaine victoire des Lumières.
Tortionnaire du clavier, d’où les touches s’effacent au grattage, Michel Onfray écrit plus vite qu’il respire. Enchaînant volume sur volume, il lui faut cependant parachever une somme, son « premier livre », prétend-il après une énumération un tantinet m’as-tu vu, édifier enfin un autoportrait cosmique un rien narcissique, quoique peut-être emporté par son élan il en néglige de le peaufiner, une synthèse sublime et quelque peu présomptueuse de sa philosophie.
À partir de la scène fondatrice de la mort du père, Michel Onfray se dévoile d’abord en une belle page autobiographique, qui verrait là l’origine de son monde, bien sûr au sens cosmique du terme, en toute cohérence avec le titre, car ce père lui permit « de trouver [sa] juste place dans le cosmos ». De même la profession paternelle d’ouvrier agricole et un voyage aux abords du pôle nord, leur permirent de comprendre la nécessité d’un accord avec la nature.
En découle une « ontologie matérialiste », sans fiction consolatrice, en cohérence avec le Traité d’athéologie[2], et à même de permettre « mener une vie philosophique ». Pour ce faire, le prétendant à la philosophie récapitule ce qui était un « temps virgilien », donc naturel, dont « l’oubli est cause et conséquence du nihilisme de notre époque », formule à l’emporte-pièce, qui témoigne d’une idéalisation d’un passé rural et ancestral qui fait long feu et d’un blâme de notre époque pour le moins péremptoire. Ainsi l’apparition de nos « machines à fabriquer du temps virtuel » a « tué ce temps cosmique et produit un temps mort ». L’on ne sait si l’on court ici vers la décroissance écologiste ou vers la régression intellectuelle, à moins qu’il s’agisse d’un « contre temps hédoniste » nimbé d’une fumeuse spiritualité…
Le philosophe, à qui l’on ne reprochera pas de ne pas avoir beaucoup lu, quoique quantité ne soit pas qualité, discourt sur « la force de la force », au service d’une vie par-delà le bien et le mal, dans un volontarisme nietzschéen : une « botanique de la volonté de puissance » qui n’a rien à voir avec sa distorsion par le fascisme[3], c’est-à-dire la lutte pour la vie de toute plante, « car tout ce qui est est volonté de puissance ». Certes ; l’on pardonnera le truisme.
Ensuite la référence est darwinienne, de façon à penser qu’il n’y a « pas de différence de nature entre l’homme et l’animal, mais une différence de degré », ce qui est se moquer passablement de la dimension génétique ; quoique non sans pertinence, tout en réclamant de traiter les animaux avec humanité, il refuse l’impasse du véganisme[4], car « qui veut faire la bête fait l’ange », formule en chiasme qui laisse le lecteur songeur...
Au-delà du platonisme et d’un christianisme « qui a vidé le ciel de ses astres pour le remplir de ses fictions » (comme si cette religion avait toujours été anti-scientifique !), voici une « éthique de l’univers chiffonné » qui se veut proposer une païenne sagesse cosmique ; et refonder la philosophie sur la nature, non sans céder encore une fois à la mode écologiste, non sans multiplier une prétention scientifique très vite mise à mal. Enfin « l’expérience de la vastitude » permet une conscience du sublime, via le oui nietzschéen à la vie… Rien de neuf sous le soleil de la philosophie, si tant est que ce dernier mot ne soit pas ici abusif.
Il est cependant permis de lire cet essai comme une généreuse « dégustation » du monde. Voire une petite encyclopédie riche de couleurs et d’odeurs, comme ce marché de Pointe-Noire, au Congo. L’on y croise « l’anguille lucifuge » ( qui n'est pas un serpent comme affirmé), le parasitisme animal et l’homme prédateur (en une abusive généralisation), un « vin biodynamique » imbuvable, le « fumier spirituel » de l’anthroposophie, les haïku japonais, les naturalistes comme Jacques-Henri Fabre l’entomologiste, les astrophysiciens comme Jean-Pierre Luminet, « la cène de l’art contemporain », une « musique préhistorique » fantasmée, le peintre Arcimboldo, ad nauseam. Tout ce que l’on lira, au choix, comme un précieux réservoir d’anecdotes, de savoirs et de pensées, ou comme un gloubi-boulga philosophique valorisant Lucrèce et Epicure, dévalorisant le christianisme avec une hargne lourdaude. Quant à la formule programmatique, « une sagesse sans morale », ou « une éthique sans morale », même si l’on comprend le rejet, un rien discutable, de la morale chrétienne, elle à la limite de l’incohérence, tant la conduite des mœurs, donc la morale, ne peut être absente d’aucune sagesse.
Nous ne sommes pas sûrs d’avoir répondu complètement à notre précédente question : Faut-il lire Michel Onfray[5] ? Cela ne fera pas de mal à une mouche si cela fait parfois mouche, car cette sagesse professée reste accessible et humaine, malgré son côté prêchi-prêcha et l’impression de cafouillage permanent. Le pire étant ses approximations et autres erreurs scientifiques qui sont légion : comme lorsque l’on apprend que l’homme descend des plantes ou que l’araignée est un insecte, que l’on confond bactérie et molécule, que la neurobiologie permettrait de postuler un lien de causalité entre la Toxoplasma gondii et l'absence de libre arbitre, sans oublier la musique constituée de « nappes de particules » ! Faut-il passer sur des détestations périlleuses et des idéalisations niaises, une spiritualité cosmique en contradiction avec le propos matérialiste enfin…
Pour reprendre la formule de Florian Métral, « La représentation de l’irreprésentable mystère de la naissance de l’univers » court au travers de l’ambition de l’humanité. Quelle soit mythologique, théologique, scientifique, artistique ou philosophique, elle apparait comme la justification ultime de la présence au monde. Il y a bien à cet égard congruence entre le poète, le romancier, l’astronome, l’historien de l’art et le philosophe. Sauf que les premiers, talentueux, risquent d’éprouver un agacement caractérisé à se trouver ici en compagnie du dernier que nous avons évoqué. Aussi relisons ceux-là sans craindre de ne pas y découvrir de nouvelles beautés, aussi bien esthétiques qu’intellectuelles, voire éthiques : ils savent vivre dans la nuit étoilée de la bibliothèque universelle.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Trinh Xuan Thuan : La Mélodie secrète : et l'homme créa l'univers, Fayard, 1988.
[2] Michel Onfray : Traité d’athéologie, Grasset,
[3] Voir : Nietzsche poète et philosophe à l'innocence controversée