Collection Auguste Tolbecque, Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Musiques romanesques, entre Bach & Vivaldi :
Akira Mizubayashi : Suite inoubliable,
Léonor de Récondo : Le Grand Feu.
Akira Mizubayashi : Suite inoubliable,
Gallimard, 2023, 256 p, 20 €.
Léonor de Récondo : Le Grand Feu,
Grasset, 2023, 224 p, 19,50 €.
« Ut pictura poesis[1] », ou : la peinture est comme les mots, disait le poète latin Horace, correspondance cependant mise en doute par Lessing dans son Laocoon ou des limites respectives de la poésie et de la peinture[2], en 1766. Cherchons alors une voie de traverse pour nous demander : l’écriture serait-elle l’équivalent de la musique ? Cette dernière dépasse la première par l’étendue de ses affects. De plus si l’écriture accompagne la musique, à moins que le vice-versa soit plus judicieux, à l’occasion de l’opéra ou des lieder, elle ne peut que se risquer à commenter, paraphraser, dire petitement la chair d’une voix de soprano, la couleur brillante d’un clavecin ou profonde d’un violoncelle, sans en être pourtant l’équivalent, l’imitation ni le double, inatteignables. Auprès d’une telle problématique, un tel instrument à cordes est l’âme du roman d’Akira Mizubayashi, Suite inoubliable, lorsque le violon baroque de Vivaldi résonne avec une intense sensualité parmi les pages du Grand feu de Léonor de Récondo. Les mots des romanciers nous conduisent vers l’écoute, suggérant ainsi les filiations et les amours, la nostalgie et les fantasmes, les bonheurs et les tragédies, les accents et les voix des maîtres baroques.
Entre 1934 et 2020, il y a de quoi cheminer bien des vies ; ou les détruire. C’est la vague temporelle choisie par Akira Mizubayashi pour inscrire son héros de chair et de cordes. Car il est tout autant un violoncelle qu’un agrégat de personnages au centre desquels brille Pamina, une jeune luthière parisienne.
Cependant un prologue japonais nous prend d’abord à la gorge. Car le jeune Ken, en ce jour fatidique de 1945, doit être incorporé parmi l’armée nipponne, alors que Tokyo est bombardée par les Américains. Ainsi laisse-il en dépôt son violoncelle précieux, un « Goffriller », à Hortense Schmidt, réfugié dans la campagne, non sans que l’amour les réunisse : « La nuit sera longue, mais ma vie sera courte », confie-t-il. Après que leurs corps se soient amoureusement enlacés, au soir et au matin, il leur reste la première Suite de Jean-Sébastien Bach pour unir une dernière fois leurs doigts, leurs oreilles et leurs esprits. Le chant, venu du XVIII° siècle, s’élève, « comme la voie grave d’un moine prononçant une longue et intense prière sans parole ». Ken survivra-t-il à cette guerre ?
Comme par l’osmose du souvenir, le récit revient sur la formation de Ken, son voyage en France, son violoncelle japonais à la main, son succès lors du concours de Lausanne, qui lui permit de recevoir en prêt ce « Matteo Gofriller » fabriqué à Venise en 1712. Il interprète des partitions, des concertos, entre Haydn et Elgar, qui demandaient à la plupart des élèves de Pierre Fournier « un effort de Titan et une patience d’ange ». Contraint de revenir à Tokyo, avec quelques condisciples, il parvient, malgré le poids politique terrifiant, à jouer en trio, en soliste, lors d’un concert clandestin, dans l’arrière-salle d’une librairie.
Ainsi, entre le prologue et l’épilogue, datés de 1945 et de 2020, le roman s’articule en une Suite : « Prélude », « Allemande », « Courante », « Sarabande », « Menuet I et II », « Gigue » enfin. Comme l’avait fait Jonathan Littell, dans ses Bienveillantes[3], quoique dans une tout autre perspective. Et si la narration progresse de manière chronologique, au travers des aléas brutaux de l’Histoire, notre auteur ne s’interdit pas les retours en arrière, en un labyrinthe mémoriel. Quant aux personnages de fiction, Ken, Hortense et Pamina, ils, s’inscrivent néanmoins parmi un aréopage de concertistes et de professeurs réels, à l’instar de Pablo Casals.
Comme avec l’art des sons, les livres permettent de s’évader du réel et de « la « servitude volontaire » au service de l’Empire : c’est dans une bibliothèque que le jeune Tetsu fait son éducation. Lui aussi reçoit en 1945 « le fatidique papier rouge » d’incorporation. Pour mourir. « J’abhorre cet Etat », confie son père. Un fantôme, une arrestation pour traitrise envers la nation, tout conspire au désespoir.
Plus tard, en 2016, Pamina, dont le prénom se réclame de l’héroïne de Mozart, dans La Flute enchantée, restaure et copie les violons et violoncelles les plus prestigieux dans l’atelier que lui a transmis un vieux luthier. Sa rencontre avec Guillaume, violoncelliste, est providentielle : il s’agit de réparer une « fracture d’âme ». Qu’il s’agisse de l’instrument ou des êtres, l’on devine que seule l’expertise, à la fois technique et musicale, fera chanter les âmes. Une lettre cachée dans le tasseau, une étiquette à découvrir au fond des instruments, tout concourt à rapprocher les êtres et la mémoire, offrant au lecteur une belle histoire de filiation, dont le violoncelle nommé « Pax animae » détient le secret.
L’écriture n’ayant peut-être pas entièrement la finesse constitutive d’écrivains japonais comme Yasunari Kawabata[4] ou Yoko Ogawa[5], notre écrivain n’est pas le Proust de la « Sonate de Vinteuil », dont la description outrepasse le pouvoir des mots. Malgré la platitude irrévocable de certaines phrases, il n’en reste pas moins que le pouvoir évocateur de cette fresque romanesque est fort séduisant. La délicatesse des sentiments face aux monstres de l’Histoire, tel est le contrepoint troublant de l’instrumentiste écrivain, dont le clavier à plus d’une corde à son arc. La musique, dont ce violoncelle est l’allégorie, devient le personnage principal du récit, unissant les hommes par-delà le fracas des continents que la guerre disloque, aux dépend des corps broyés, que « le slogan fanatique de l’Empire divin immortel » croyait devoir sacraliser.
Le message d’Akira Mizubayashi est clair : il s’agit de se libérer de la tutelle de l’Etat tyrannique ; et l’art en est le moyen suprême. Le théâtre des Champs Elysées dépasse le « théâtre des délires guerriers ». La portée universelle d’une telle éthique ne se dément pas.
Akira Mizubayashi écrit-il toujours le même livre ? Cette fois, dans Reine de cœur[6], il s’agit de Jun, un étudiant au Conservatoire de Paris, lorsqu’il affine son jeu sous la houlette du professeur Maurice Vieux. Mais, alors que l’action se développe en 1939, le conflit sino-japonais le contraint à rentrer au Japon. Quittant la France, il laisse derrière lui son grand amour, sa « Reine de cœur », la jeune Anna, déchirante séparation entre le bateau et le quai, brièvement évoquée dans Suite inoubliable. Ainsi le dernier roman se greffe sur le précédent, Reine de cœur, dans lequel Mizuné, une jeune altiste parisienne, ouvre les pages d’un roman qui lui rappelle étrangement l’aventure de ses grands-parents, Jun et Anna, qu'elle n'a pourtant jamais connus. La guerre et son effroyable inhumanité, l’abjecte hiérarchie militaire qui ordonne au novice le meurtre, sont l’antithèse d’une histoire d'amour, charnelle et musicale. Le choc tragique entre un Japon aux grandeurs nationales coupables de bien des atrocités et les raffinements de la culture, tant musicale que linguistique, ne peut que bouleverser un lecteur attentif. Cependant, si l’on est plus exigent, peut-être se sentira-t-on un peu floué tant les motifs s’entrecroisent, se répètent de livre en livre.
Depuis Un amour de mille ans[7] et Âme brisée[8], notre auteur, d’origine japonaise, né en 1951, nous fait l'amitié d'écrire en français. Il se traduit d’ailleurs lui-même dans la langue de Bashô. N’a-t-il pas à cet égard également écrit un essai, intitulé Une Langue venue d’ailleurs[9] ? Au moyen d’une esthétique de la variation et du contrepoint, au sens musical des termes, il goûte les quêtes familiales, composant ses opus comme l’on dispose en quelques mouvements une sonate, un quatuor. L’écrivain pourrait, qui sait, alors se changer en double de Bach, de Mozart, de Schubert…
Collection Auguste Tolbecque, Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Lorsqu’Akira Mizubayashi fait de l’intégrale des Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach l’œuvre-phare et toute intérieure de son roman, c’est à la source du XVIII° siècle qu’il puise. De même, Léonor de Récondo revisite l’ère baroque pour s’attacher à la figure d’Antonio Vivaldi, cette fois dans la perspective d’un roman historique. Son Grand feu est indissolublement et à la fois passion musicale et passion amoureuse. Mais au chant du violoncelle, elle préfère celui du violon.
La modeste héroïne voit le jour en mai 1699 à Venise. Dans une époque d’« épidémies, joies, inquisition, secrets, éblouissement d’eau et de de feu », l’enfant chantera « parmi ces anges », ceux de L’Ospedale de La Pietà. Après bien des rejetons morts, sa mère souhaite lui voir intégrer le chœur des jeunes filles. Quoiqu’Ilaria ne soit pas de ces nombreux enfants abandonnés et recueillis par La Pietà, elle est offerte au sacerdoce de l’art. Bientôt, parmi ses consœurs, se détache Maria, dont la voix d’alto si grave l’enchante. Mais avant qu’elle puisse prendre des leçons de chant, c’est le violon de Vivaldi qui doit l’occuper : un Matteo Goffriller (une fois de plus !) à la taille de la petite. Commençant la longue initiation par le premier pizzicato, Ilaria est gagnée par cette « vibration aux confins de son imagination ». Mais lorsque Bianca la repousse, car trop grande maintenant pour se blottir contre elle, le drame approche son ombre, pensant à une jeunette qui s’est jetée dans le puits : pour quel chagrin ? S’absenter la nuit lui vaut punition : sa tresse est tranchée…
Bien heureusement un concert mené par Vivaldi lui-même anime les jeunes filles dans une cour au soleil : « La beauté, certains soirs, désarme la mélancolie ». Si elle n’était à huit ans qu’auditrice, à treize ans elle joue dans ces « faisceaux de musique qui se rassemblent et s’embrasent ». Les admirations, les amitiés sont environnées par la brillance de la Sérénissime, par ses canaux, ses églises, sa lagune, qu’Ilaria ne découvre qu’à l’occasion d’un concert privée chez son ami Prudenza. Le feu du concert est tel qu’il lui faut se jeter dans le canal pour se rafraîchir. S’agit-il d’une prolepse ? Mais un autre feu couve, celui du regard d’un auditeur et contemplateur, qui ne rate rien du « voile mouillé », le frère de Prudenza, Paolo, jeune homme qui rêve par ailleurs de conquêtes militaires : « La beauté du corps d’Ilaria le saisit du ventre à la gorge », au point de subtiliser le « ruban rouge ». Ilaria ne sachant rien de cet amour de loin, un autre feu, celui d’Eros, va-t-il embraser les personnages ? La Prieure par exemple, serait-elle bouleversée elle aussi ? Vers l’accomplissement, vers la tragédie ? Lors d’une fête vénitienne, puis d’une représentation opératique, Ilaria se laissera-t-elle guider par l’amour de Paolo ? Ce dernier rejoindra-t-il les rangs de la flotte militaire pour vaincre, ou pour mourir ?
Maître de chant, de violon et compositeur, Antonio Vivaldi, surnommé « Le prêtre roux », aux cheveux « couleur braise », est sans cesse à l’arrière-plan de ce récit. Il apparait lorsque l’on évoque « une passion à la hauteur de son admiration » pour la voix de Maria, lorsqu’il est ému par la nuque et les improvisations d’Ilaria, et lorsque sous sa direction la ferveur sonore, invisible, bouleverse les auditeurs. Car « la musique est un art qui se façonne dans une addition d’âmes ». Devenue l’assistante de Vivaldi, dont elle recopie les partitions, dont elle extrait avec son archet la quintessence, elle parvient à une dimension supérieure, inédite, lorsqu’il qu’il lui confie la complétude de son opéra en cours de composition, cette « forme-monde ». D’autant que « c’est dans le son qu’elle déclare son amour ». Est-il possible qu’après Barbara Strozzi une femme soit compositrice ? Une synesthésie fait de cette création le reflet du bleu d’une robe et de la lagune. La romance pourpre est belle comme un fantasme…
Au-delà du champ musical et passionnel, le roman résonne des échos de la décadence politique et militaire de Venise, de la pression ottomane sur la mer Egée, du souvenir de la visite de Galilée et de l’un de ses livres dans la bibliothèque. Les portraits sont dessinés avec acuité, à l’instar de celui de la Prieure de La Pietà, intransigeante, et cependant bourrelée de désirs inavoués pour ses pensionnaires, pour Ilaria, jusqu’à l’étreinte...
Avec l’incessant concours de la flamme de la métaphore filée, le « grand feu » du chant est ici conté comme un vaste poème en prose sensuel, avec les soupçons des lumières du conte merveilleux. Chaleureuse, intensément lyrique, la belle écriture de Léonor de Récondo embrase en effet son lecteur. Née en 1976, elle est également violoniste, ceci expliquant cela. Lauréate du concours international de musique baroque Van Wassenaer (aux Pays-Bas) en 2004, elle office parmi l'ensemble L’Yriade. Ses doigts sont donc aussi talentueux sur les cordes que sur le clavier. En 2010, sa carrière d'écrivain s’ouvre avec un premier roman, La Grâce du cyprès blanc[10], suivi par Rêves oubliés[11], glanant au passage de nombreux prix. Nous nous doutons que La Leçon de ténèbres[12]fait écho à de telles leçons chez des compositeurs comme Charpentier, musique religieuse à l’occasion de la semaine sainte, pour voix et basse continue. Une nuit brûlante au musée du Greco à Tolède, permet de visiter les voyages du peintre. Ne doutons pas que le sens des couleurs de la romancière y fasse merveille.
Ainsi, à la lecture des romans d’Akira Mizubayashi et de Léonor de Récondo, l’un plus profond, l’autre plus sensuelle, éloignés par les siècles et par les soubresauts de l’Histoire, mais unis par les correspondances des cordes et des archets, pourrions-nous, qui sait, paraphraser le titre de Bernard Bro[13] : la musique sauvera le monde…
Mozart était une femme. Histoire de la musique classique au féminin,
Stock, 2022, 288 p, 20,50 €.
Il est un univers à lui-seul. De Mozart à Messiaen, il règne aujourd’hui sur deux siècles de prééminence, sans compter que l’on peut, sur les touches noires et blanches du Pleyel ou de l’immense vaisseau noir du Steinway, jouer également leurs prédécesseurs : Bach, Couperin, Frescobaldi… Il est à lui seul le symbole de la musique classique. Mais aussi le champ de bataille du maestro, plus encore si devant un orchestre il est le dieu du concerto aux mouvements grandioses et brillants. Il mérite bien qu’Olivier Bellamy lui consacre un Dictionnaire amoureux du piano, où Wolfgang Amadeus occupe une place centrale. Alors que d’aucunes aimeraient y voir la patte de Maria Anna Mozart, la sœurette, qui fut loin d’avoir la notoriété de son frère, mariage et enfants obligent. Sans vouloir entrer dans un concours de féminisme forcené, il est cependant bien heureux que nous puissions entendre des compositrices, telles que celles ressuscitées par l’air du temps et par Aliette de Laleu, dans son Histoire de la musique au féminin. Qu’importe le sexe ou le genre des doigts, à condition que l’unique critère de délectation soit la sûreté du goût et de l’invention pianistique, orchestrale, voire opératique. Ce que ne manque pas d’illustrer Kaija Saariaho dont L’amour de loin mérite une oreille attentive, complice, ravie.
Un pianiste tient sous ses dix doigts, sans compter les pédales, un orchestre en réduction. Ne réduit-on pas d’ailleurs nombres d’œuvres aux dimensions continentales pour piano, tel Le Sacre du printemps, ou tel que le fit pour maints opéras Franz Liszt ? De la pièce la plus intime à la plus symphonique, entre un nocturne de Chopin et la Dante sonate de Liszt, le clavier se joue des espaces et des émotions sonores les plus divers, descriptives, lyriques, tragiques. Ainsi Olivier Bellamy avoue sa passion réellement amoureuse avec un rien d’hyperbole : « Le clavier en tant que représentation du monde, histoire du monde, salut du monde, m’emporte et m’exalte ».
Etant entendu qu’un dictionnaire ne se lit guère d’a à z et de bout en bout, quoique le passionné puisse ainsi se procurer un voyage zigzaguant source de bien des proximités surprenantes (passant de « Mozart » au clavier « Muet » par exemple), bien nous en prendra de commencer par le « pianoforte ». Il fut en fait l’ancêtre de notre piano, capable, au contraire du clavecin, de sonner piano ou forte, selon la délicatesse ou la puissance du toucher pour actionner les marteaux sur des cordes frappées et non plus pincées, ce que ne dit pas Olivier Bellamy. Il avoue avoir nourri « un a priori » contre cet instrument, « grêle et tintinnabulant, grotesque, antédiluvien », jusqu’à ce qu’il rencontre Paul Badura-Skoda jouant Mozart sur un pianoforte Schantz. Il en aime depuis, avec nous, les couleurs, « la mélancolie légère ». Il n’est dès lors pas interdit d’envisager que jouer l’auteur des subtiles variations sur « Ah vous dirais-je maman », Mozart en personne, au moyen d’un grand piano de concert moderne ait quelque chose d’une hérésie…
Si l’on consent à oublier l’ultime « Zut » de l’oubli d’un ré ou d’un sol, l’on va d’« Accord » à « Zimerman Krystian », pianiste qui aime à se déplacer avec son propre instrument, bien qu’il ne soit pas aussi portable qu’une flute. Le lecteur joue en quelque sorte à la marelle en cette mosaïque sonore, de la technique aux interprètes, en passant par les compositeurs, parmi lesquels Franz Liszt se taille la part du lion. Car de nombreuses biographies, sans omettre les œuvres bien entendu, émaillent ce dictionnaire, dont le tropisme romantique est affirmé.
Ce n’est pas sans humour que notre auteur aborde le « pianiste de bar », soliste de « musique d’ameublement » comme le disait Eric Satie. L’écrivain controversé Louis-Ferdinand Céline fait une brève apparition pour voir son style rapide et saccadé comparé à l’Appassionata de Beethoven, quoique l’on doute que ce dernier eût été ravi d’un tel voisinage.
L’éloge de l’instrument et de son répertoire est entraînant. Au point que nous aimerions le prolonger avec les œuvres de nos contemporains : d’Olivier Messiaen scandaleusement absent, malgré ses Vingt regards sur l’enfant Jésus et ses Esquisses d’oiseaux, voire avec l’inventif minimaliste américain Philip Glass.
Si nous devons à notre tour bien des éloges à Olivier Bellamy, qui nous offrit un autre dictionnaire amoureux consacré à Frédéric Chopin[1], il faut peut-être pointer une tendance un brin dangereuse. Certes nous n’oublierons jamais qu’une sonate ou un impromptu ne prennent vie que grâce à la vigueur, la ductilité et la sensibilité d’une interprétation, que seul Maurizio Pollini (pourtant ici absent) sait faire résonner comme il se doit la première Ballade de Chopin, mais l’on en vient à se demander si le nombre des interprètes n’outrepasse pas celui des compositeurs. Vingt-deux pages pour Glenn Gould en regard de seulement neuf pour les trente-deux sonates de Beethoven, c’est pour le moins disproportionné. Certes encore il y a des pianistes prodigieusement inspirés, tels Martha Argerich ou Gregory Sokolov, sans exclusive aucune ; mais comme sur les pochettes de disques, Bach ou Rachmaninov voient leurs noms rendus minuscules, bien en-deça de la tête d’affiche, certainement vendeuse, de l’interprète diligent, voire à la mode, de la bête de concours, ou de la séductrice aux cheveux d’or balayant la laque noire de son Steinway largement ouvert.
Aussi, pour plus de recherches, faut-il rebondir, encore une fois de manière alphabétique, mais en se concentrant sur 272 compositeurs et 4000 œuvres, avec le vaste livre de Guy Sacré[2]. Ne reste plus qu’à imaginer un Dictionnaire amoureux du clavecin où les Bach, les Couperin, les Scarlatti, leurs interprètes comme le regretté Scott Ross, mais aussi les compositeurs d’aujourd’hui qui le redécouvrent, seraient choyés comme ils le méritent.
Il eût mieux valu qu’Aliette de Laleu se contente d’un titre noble : Histoire de la musique au féminin. Hélas ce n’est que son sous-titre. L’on veut bien qu’une certaine provocation puisse amuser et piquer le lecteur potentiel. Mais à un tel degré de n’importequoitisme - si l’on nous permet le néologisme - ne peuvent être excitées qu’une coterie de virago revanchardes prétendant que la musique classique est un indécrottable bastion du mâle blanc occidental. Il serait cependant injuste de s’arrêter à l’attentat contre l’intelligence de ce titre racoleur, tant l’essai, même s’il surfe sur une mode féminisante, est intéressant.
Certes, prévient notre auteure, « non, Mozart n’était pas une femme ». Mais sa sœur Maria Anna fut, dit-on également prodige, avant que le mariage l’engloutisse. L’on devine que bien des talents féminins ne purent se développer, en particulier au début du XIX° siècle, lorsque Fanny Mendelssohn se vit écarter par son père de la carrière musicale, au bénéfice de son frère Félix, que Clara Schuman dut se contenter de sa carrière de virtuose en abandonnant à peu de choses près la composition pour nourrir ses enfants. Or Aliette de Laleu prétend que l’on ne puisse « citer ne serait-ce qu’une compositrice », ce qui est bien excessif.
Il est vrai que le grand public est victime d’une mésinformation, ce pourquoi son essai vient à point. Pour découvrir parmi les premières de l’Histoire, la Grecque Sappho, dont il ne nous reste hélas que quelques dizaines de poèmes amoureux enfiévrés ; mais aussi Cassienne de Constantinople, abbesse orthodoxe qui nourrit la liturgie byzantine ; et que l’auteur de ces modestes lignes avoue avoir ignorée.
Cependant plus connue est la compositrice médiévale Hildegarde de Bingen[3]. Au XII° siècle, outre des visions mystiques et des traités de botanique médicinale, elle compose plus de soixante-dix compositions sacrées vocales et virtuoses destinées aux offices, rassemblées dans la Symphonie de l’harmonie des révélations célestes, sans oublier son Ordo virtutum, « hymnes exigeantes, transcendantes », que l’ensemble Sequentia sait magnifier aujourd’hui. De même les trouvères surent être féminins, comme Beatritz de Dia, experte en élégies amoureuses.
Entre temps, la papauté se mêla d’interdire aux cantatrices les scènes d’opéra ; ce qui contraignit le XVII° siècle italien à recourir aux castrats pour chanter les rôles de reines et autres Cléopâtre dans de baroques opéras, d’Haendel par exemple. La religion catholique se priva longtemps des voix féminines dans ses églises, sauf à Venise où de jeunes vierges cloitrées offrient leurs voix, sinon leurs compositions, au prêtre roux : Vivaldi. Pourtant l’Italie avait vu prospérer la merveilleuse vénitienne Barbara Strozzi, ses madrigaux, ses cantates religieuses et profanes, sans compter les moins divulguées Francesca Caccini et Isabella Leonarda.
Côté français, Élisabeth Claude Jacquet de La Guerre, pourtant claveciniste émérite, protégée de Louis XIV, ne court pas les affiches. Son opéra Céphale et Procris n’eut guère de succès, probablement torpillé par ces Messieurs farouchement habitués au maître de la tragédie lyrique : Monsieur de Lully. Fort heureusement, de nos jours, ses Pièces de clavecin deviennent indispensables aux interprètes de notre nouveau siècle.
Malgré un discours pseudo-scientifique prétendant séparer les capacités musicales masculines et féminines, la fin du siècle des Lumières voit le genre en plein essor de l’opéra-comique investi par des dames nombreuses. À l’époque de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne[4] rédigée au risque de sa tête par Olympe de Gouges, Constance de Salm signe en 1797 une Epitre aux femmes, pour que ces dernières osent contribuer aux arts. Bientôt une heureuse nouvelle s’annonce : « Fin des castrats, début des divas ».
Quant à Hélène de Montgeroult, qui échappa de justesse à la guillotine révolutionnaire grâce à sa virtuosité, la voici rédigeant l’une des plus importantes méthodes d’enseignement du piano de l’Histoire. L’ombre du génie masculin n’a pas seulement caché Clara Schumann ou Fanny Mendelssohn, mais aussi Alma Mahler. Qui sait même si Anna Magdalena Bach n’a pas composé elle-même quelques Suites pour violoncelle seul de son illustre époux. Mais c’est peut-être trop exiger du mythe de la femme géniale…
En tout état de cause le siècle de Franz Liszt ne fut guère ouvert aux compositrices. À moins d’exercer ses talents dans les salons, comme Pauline Viardot, dont les mélodies accompagnées de piano ont un charme fou. À moins de réhabiliter ces « guerrières romantiques », Louise Farrenc et ses symphonies ; quand « les femmes meurent à l’opéra », comme Carmen chez Bizet, Desdémone ou Aïda chez Verdi.
Jusqu’au milieu du XX° siècle, les femmes furent des exceptions dans l’orchestre, sans compter l’inconvenance de porter un instrument à sa bouche et entre ses jambes. Voici cependant le temps des « femmes confiantes », Lili Boulanger par exemple. En outre, le XX° siècle et notre contemporain ne sont pas chiches de noms déjà illustres, comme la britannique Ethel Smyth, non seulement compositrice d’opéras mais aussi suffragette au service du vote des femmes.
Autre injustice à réparer. Car « un long chemin pour les chanteuses noires » ne parvient à s’ouvrir qu’avec peine ; le jazz, avec Billie Holiday, puis la cantatrice Jessye Norman défrichent le terrain. Hélas les années cinquante et soixante ne sont guère ouvertes aux personnalités féminines, que ce soit dans les orchestres ou au sein des chapelles de compositions sérielles et bouleziennes, malgré une Betsy Jolas. Sans parler du rock et du rap, particulièrement machos, au rebours de rares exceptions comme Patti Smith. « Comment réparer l’oubli ? » Une fois de plus par la connaissance, telle qu’elle est entretenu par un tel essai.
« Et si on réécrivait l’histoire ? », demande Aliette de Laleu, militante et péremptoire. N’allons pas jusque-là, tant idéologues et autres tyrans n’ont eu de cesse de réécrire l’Histoire, de bousculer les statues[5]. Mieux vaut aller aux concerts, féminins ou autres, lorsqu’en notre bel aujourd’hui les interprètes y soient plus également distribués. Ne nous y trompons pas ; en art, en musique, l’égalité des sexes est une absurdité, le seul critère doit être le talent, voire le génie. Et si quelques dames revanchardes arborent en la matière un orgueil féministe mal placé, qu’elles se mettent plutôt à soutenir les dames talentueuses, si elles ne peuvent composer de belles sonates ou de brillants opéras. Il suffit cependant de quelques addenda féminins pour que le palmarès soit à peu près complet, afin de voir advenir, alors qu’un peu plus de 10% des compositeurs sont aujourd’hui des femmes, une « égalité en acte[6] ».
Enumération enthousiaste, l’essai d’Aliette de Laleu convie également des suggestions discographiques bienvenues. Et malgré son titre un brin ridicule, la lecture en est roborative, tant il est documenté sans pédanterie.
Si c’est avec une passion et un engagement communicatifs qu’Aliette de Laleu, chroniqueuse sur France Musiques s’en va au secours de « siècles d’invisibilisation » pour réhabiliter ces dames parmi l’Histoire de la musique, il ne faudrait pas qu’un autre pouvoir tente d’invisibliser, voire de contrarier par une autre injuste discrimination de talentueux messieurs. C’est en quelque sorte à l’aveugle que l’on ouï le mieux les beautés d’une musique savante que l’on aimerait voir, grâce à l’éducation musicale et l’éducation au goût et à la beauté, devenir populaire.
Si Aliette de Laleu ne mentionne qu’en passant quelques noms d’aujourd’hui déjà illustres, prenons la peine délicieuse de faire l’éloge d’une grande dame née en 1952, venue de Finlande et installée à Paris : Kaija Saariaho. Une abondante discographie permet de découvrir son univers. Parmi les plages du disque intitulé Private Gardens[7], résonnent des pièces pour soprano, ou violoncelle, ou flute, ou encore percussion, mais accompagnées à chaque fois par des dispositifs électroniques bellement fantômatiques. Ce sont Six Japanese Gardens où prend intensément vie une perception renouvelée des éléments rythmiques. Dans Lonh (« De loin » en occitan), le texte en vieux provençal du trouvère Jaufré Rudel acquiert une dimension lyrique nouvelle. L’on retrouve ce tropisme dans son œuvre maîtresse, l’opéra L’Amour de loin[8], créé en l’an 2000 à Salzbourg. En effet, sur un livret d’Amin Maalouf, l’orchestre et les voix conjuguent leurs couleurs pour chanter le fin amor, entre Jaufré Rudel qui, en son château d’Aquitaine, aime une dame inaccessible, la comtesse Clémence, si loin dans la Citadelle de Tripoli. Au gré d’une ascèse intérieure et d’un éprouvant voyage, le prince de Blaye rejoindra son aimée pour mourir entre ses bras. Clémence, qui « aurait tant voulu être poétesse pour vous répondre avec des mots aussi beaux que les vôtres », chante, au treizième tableau du cinquième acte, un air bouleversant : « J’espère encore, mon Dieu, j’espère encore. Les anciennes divinités pouvaient être cruelles, mais pas toi, mon Dieu ». Entre Occident et Orient médiévaux, le philtre musical enivre l’intemporel auditeur.
Santa Catarina, Fiè allo Sciliar, Tires, Trentino Alto-Adige / Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Richard Wagner,
de Tristan und Isolde à Hitler,
via l'antisémitisme.
Richard Wagner : Tristan und Isolde,
par Philippe Jordan, Peter Sellars et Bill Viola, Opéra Bastille, 2014.
Fanny Chassain-Pichon : De Wagner à Hitler. Portrait en miroir d’une histoire allemande,
Passés/composés, 2020, 383 p, 23 €.
Les voix wagnériennes sont-elles celles de mauvais anges, trahissant la pureté de Parsifal ? La beauté douloureuse de Tristan und Isolde et la grandeur fabuleuse de La Tétralogie seraient-elles entachées par l’antisémitisme de son auteur, voire par sa paternité à l’égard d’Hitler ? Si Richard Wagner réussit indubitablement son projet d’« œuvre d’art totale », culminant avec le Ring des Nibelungen puis Parsifal, il faillit gravement en écrivant Le Judaïsme dans la musique. Est-ce à son corps défendant qu’il fut le modèle de l’auteur de la « Solution finale » ?
Mourir d’amour à l’opéra est possible, d’autant plus si l’on meurt d’amour pour la musicalité. Pourtant, l’orchestre wagnérien peut être hélas parfois pâteux. Avec Philippe Jordan, il est d’une solide clarté, d’une lisibilité ineffable, presque jusqu’à suggérer des accents debussystes. Le motif du désir est une montée languissante des accords qui ne s’apaise jamais. L’aspiration à l’amour et à la communion érotique est sans cesse appelée vers le haut tout en étant inéluctablement et tragiquement attirée vers le bas. Le cor est une ductile nostalgie ; les cordes sont soyeuses et la dynamique surprenante, éblouissante… Le désir de nuit et de mort qui enténèbre l’opéra Bastille nous rappelle qu’il s’agit là d’une réécriture, à la fois du mythe médiéval, à la fois de l’amour de Wagner pour une Mathilde Wesendonck mariée, tout en retrouvant un écho des Hymnes à la nuit de Novalis.
La performance du ténor Robert Dean Smith en Tristan est impressionnante. S’il parait au début être un peu effacé par l’omnipotence de la voix de la soprano Violeta Urmana en Isolde, tour à tour d’une étincelante puissance et d’une suave intimité, il prend toute son ampleur dramatique dans le troisième acte. Jochen Schmekenbecher en Kurnewal est époustouflant de vigueur et de sensibilité. La basse Franz Josef Selig en roi Marke est si profonde, le grain est si sûr, que l’on regrette de l’entendre si peu. Le chœur des marins, seule originalité scénique, quoique modeste, chante du haut des balcons, en un bel effet de spatialité, comme entre Irlande et Cornouailles.
Mais dans l’espace strictement, voire tristement, fonctionnel de l’Opéra Bastille, le degré zéro, virgule zéro un, de la mise en scène est atteint par Peter Sellars. Au point de se demander si son absence n’est pas requise pour un tel assaut de minimalisme, ce qui est déjà un concept trop flatteur à son égard. Certes, il faut craindre pour Wagner la surabondance historiciste, le kitsch de la mise en scène ; et, pour Tristan en particulier, le bateau avec la proue du drakkar, les voilures gonflées et les marins hâlant les cordes, les armures de chevalier, les somptueuses robes royales, tout ce qui risquerait l’illustration grandiloquente.
Mais à trop dépoussiérer il ne reste que le vide : seule un maigre parallélépipède sert au choix de banquette, de tombeau, de lit d’amour bien inconfortable autant que rigoriste. Tout cela dans le presque noir, où bougent si peu les chanteurs, vêtus de costumes et robes longues noirs, sacs féminins et toiles prolétaires, recyclés d’Emmaüs, seulement nuancés, sans nécessité, de beige au troisième acte.
En son amour-haine pour Wagner, qu’a voulu nous dire Peter Sellars ? Qu’il n’y a plus aucun être-là pour l’amour passion postromantique, sauf dans une abstraction conceptuelle qui ne se réalise que dans le fantasme musical de l’œuvre d’art totale ? Que la théâtralité du décor n’est qu’une obscénité ? Qu’il n’y a plus rien à dire sur Tristan, sauf Tristan lui-même ? Que le transposer dans un décor petit bourgeois du XIX°, chez les princes arabes ou chez les dignitaires nazis et soviétiques n’est plus une transgression ni une lecture riche d’enseignements, que le soupçon d’homosexualité entre Tristan et le roi Marke (malgré le baiser de ce dernier) qui ne punit pas son fidèle et ne cherche qu’à le pardonner, voire de la part de Kurnewal qui ne cesse d’appeler Tristan « Mon héros », n’intéresse plus personne, même s’il s’agit peut-être du reflet de la relation triangulaire entre Wagner, Cosima et Louis II de Bavière[1]… Sans compter que l’on n’est pas sûr de voir mourir Isolde, restée debout. Car le puritain hiératisme ne parvient qu’à figer les non-acteurs dans de brefs carrés de lumière, au sol…
Reste la seule audace visuelle : les vidéos de Bill Viola. Pour signifier, ou parer à l’inexistence de la mise en scène, l’image filmique a l’avantage considérable de ne rien coûter (quoique le vidéaste doive saler sa note, lorsqu’il expose conjointement au Grand Palais), et le désavantage considérable de signifier au spectateur que son statut culturel d’afficionado de l’opéra n’a qu’à s’incliner devant la vulgarité commune de l’image télévisuelle tremblotante. S’il y a de beaux moments métaphoriques où un couple se dévêt comme des allégories de la Nuda Veritas, lave son visage et son corps sous une eau lustrale, où des bulles d’air circulent dans un bleu marin, où les flammes s’embrasent, formant des antithèses eau et feu, stèle de lumière et de couleurs au-dessus des chanteurs, bien d’autres sont des crachouillis de flous agités, de flashs éblouissants au travers des feuillages, détournant désastreusement l’attention hors des personnages.
Par-dessus tout, reste l’émotion. Servie par un orchestre parfait, des chanteurs au grain de voix et aux phrasés puissants et sensibles, elle résiste en toute splendeur poignante aux parasites de la vidéo, au désert scénique qui parait signifier l’épuisement du budget autant que de l’imagination. Au-delà même des couleurs de Bill Viola, sont les couleurs sonores de l’impossible passion, de l’impossible joie dans le réel, de l’impossible mystique des amours nocturnes, qu’ils soient sourdement homosexuels ou apothéotiques de l’aspiration à l’union du féminin et du masculin. La castration de l’éros qui condamne les amants, autant que la réalisation de la féminité, atteint son acmé dans le chaos savant et épuré d’une musique aux accents brutalement et suavement universels. Seuls philtres d’amour, la nature humaine inéluctable et l’opéra wagnérien, dont le temps, quoique plus épais qu’un sang coagulé, s’enfuit toujours trop vite…
Illustration de Robert Engels pour Le Roman de Tristan et Yseut, Piazza, 1914.
Photo : T. Guinhut.
Le spectre de l'indignité hanterait la littérature et jusqu'à la musique. Le destin des célinolâtres est-il d'éprouver les mêmes inquiétudes que les inconditionnels de Richard Wagner, poète et musicien ? En effet, après l'exclusion de Céline des Célébrations nationales 2011, voici venir le trait de gomme sur le créateur de « l'opéra de l'avenir », dans le cadre des Célébrations nationales 2013. On n'est jamais trop prudent. Si le principe de précaution risque d'anesthésier la recherche scientifique, il est craindre qu'il veille à souffler sur la culture un vent de censure nauséabond...
C'est à cause d'un écrit antisémite, Le judaïsme dans la musique[2], publié en 1850, que Wagner se vit exclu de ces festivités par notre avisé Ministre de la culture, Frédéric Mitterrand. En effet, ce texte, ce torchon, est grotesque autant que répugnant : « Je nourris une rancune longtemps contenue à l'égard des juifs et de leurs manigance, et cette rancune est aussi nécessaire à ma nature que la bile l'est au sang ». Certes, sa rancune s'adressait à Meyerbeer qui avait plus de succès que lui. Ou encore : « Le juif est roi et il continuera de régner tant que l'argent représentera le pouvoir qui ôte à tous nos efforts et à toutes nos entreprises leur efficacité 2 », ce qui est un écho de nombre de libelles antisémites de l'époque y compris de celui de Karl Marx...
Notons que malgré une réédition en 1869, puis d'autres articles anti-juifs de sa main, et ce jusqu'à sa mort en 1883, Wagner n'a jamais officiellement soutenu les dirigeants antisémites qui lui étaient contemporains. Et que, non sans incohérence, il eut de nombreux amis juifs, pianistes et chefs d'orchestre... De plus il faut noter que l'appel à l' « anéantissement » du juif errant Ahasver, est à lire comme une allusion au personnage d'Achim von Arnim, dans Alle und Jerusalem (1811) qui se sacrifie pour la sauvegarde d'autrui lors d'un incendie.
Nous n'avions, dans un précédent article, Céline ou l’indignité du génie[3], pas été effarés de la décision du Ministre de cultes laïcs lorsqu'il écarta Céline. Nous ne le serons pas plus à propos de Wagner. Répétons-le, non pas tant au motif de l'infamie de leurs pamphlets que personne ne discute (du moins espérons-le), qu'à celui de l'inanité de ces « Célébrations nationales ». En effet les institutions et officines culturelles, qu'elles soient d'obédiences publique ou privée, ne devraient avoir que faire d'une objurgation étatique, d'un adoubement national...
Sauf qu'avec Wagner un pas est franchi. Un pas gravissime. Une lettre officielle émanant du Ministre intime le Directeur de l'Opéra national de Paris de ne pas rejouer l'entier de la Tétralogie (dirigée par Philippe Jordan) pour le bicentenaire de la naissance de son auteur. Etant donné que cette date coïncide avec le même anniversaire de Verdi qui, dans le « chœur des Hébreux » de Nabucco s'élève contre l'esclavage, on préférera la liberté de Verdi à l'antisémitisme de Wagner. Pourquoi pas cette préférence morale... Mais la tentative de censure ministérielle, quoique transmise à L'Elysée par le Directeur de l'Opéra, risque de se doubler de coupes budgétaires faute d'obéissance[4].
Imaginez qu'à la suite de la décision en l'affaire Céline, le Ministre de l'Education nationale exige de retirer de tous les manuels de Lettres, de toutes les listes de bac, de tous les cartables le Voyage au bout de la nuit, au motif des Beaux draps... Quel tollé ! Le visage de Janus de la tyrannie, sadisme et grotesque, serait alors conspué, le Ministre sommé de démissionner, de tirer la langue en public pour baver le fiel de son péché originel... C'est pourtant ce qui se passe avec Wagner. Dont les textes indignes ne sont pas tout à fait aussi virulents que ceux de Céline (même si cela n'excuse en rien les premiers). Sous prétexte du Judaïsme dans la musique, voilà Tristran et Isolde courir le risque d’être interdits de s'aimer sur les théâtres français ! Parsifal excommunié !
Certes, nous avions argué d'un antisémitisme implicite dans le Voyage au bout de la nuit pour montrer que l'indignité de Céline avait des racines bien avant les pamphlets incriminés. Ce n'est pas pour autant que nous ayons cessé de conserver en bonne place de notre bibliothèque les Pléiades céliniens, que nous nous privons de l'étudier aux côtés de Proust et d'Orwell... De même, nous pourrions relever dans L'Or du Rhin que le nain Alberich, s'emparant de l'or aux dépens des filles du Rhin, est une volontaire figuration du Juif. Nombre d'illustrateurs (dont le splendide Arthur Rackham) ne sont pas privés d'ailleurs de figurer jusqu'à la caricature le nez crochu et la barbiche crasseuse du cupide voleur... N'oublions pas non plus que Winifred Wagner, belle-fille du maître, fut une admiratrice passionnée d'Hitler, qu'elle dirigea le Festival de Bayreuth. Que le Führer de sinistre mémoire adorait Wagner au point de s’enivrer du final du Crépuscule des dieux dans son bunker juste avant son suicide. Ce pourquoi Israël ne programme jamais le maître, même si Barenboïm fit un geste en dirigeant le prélude de Tristan à Tel Aviv en 2001. Mais on peut comprendre qu'aux survivants du génocide et à leurs descendants cette musique rappelle des accointances plus que douloureuses. Reste que Céline a écrit ses pamphlets antisémites pendant que les Juifs partaient vers le crématoire, que sa haine nourrissait une idéologie officielle. Rien de tel pour Wagner. Qui peut prouver que vivant en un autre siècle il aurait été nazi comme le fut Heidegger ? Lire Mort à crédit pendant l'entracte de La Walkyrie (même si la collusion est pour le moins curieuse) ne fait pas de vous un thuriféraire de l'holocauste.
Illustration d'Arthur Rackham
pour Siegfried et Le Crépuscule des dieux de Wagner, 1911.
Photo : T. Guinhut.
Cependant, plus grave encore, il y aurait une culpabilité a posteriori de Richard Wagner. C’est ce que tend à prouver Fanny Chassain-Pichon en son essai, De Wagner à Hitler. Sa méthode est comparative. C’est « en miroir », qu’elle confronte, de chapitre en chapitre, chacune des périodes de la vie du compositeur du XIX° siècle et du dictateur du XIX° siècle, tous deux nantis de père de remplacement, tous deux végétariens. Le risque étant de favoriser les ressemblances au dépend des dissemblances. La révolution avortée de 1848 pour l’un, la défaite de la Première Guerre mondiale pour l’autre étant deux déclencheurs de la déception, du ressentiment et des volontés jumelles de faire œuvre, opératique et politique. Toute la vie d’Hitler est orientée par son admiration inconditionnelle du maître de Bayreuth, qui est son modèle. Au point de faire « parfois de Mein Kampf un pastiche de Du Judaïsme dans la musique ». Au point que « les textes politiques de Wagner représentaient pour lui des bases essentielles et, de ce fait, constituent les véritables racines intellectuelles de Mein Kampf », outre les doctrines racistes de Gobineau et de Chamberlain, ce dernier ayant d’ailleurs épousé une fille du maître. De plus il est notoire qu’Hitler s’identifiait au héros éponyme de Rienzi, destiné à sauver la patrie, et même au pur Parsifal, tel qu’il aimait à se faire représenter sur l’affiche de propagande qui hurle sur la couverture de l’essai de Fanny Chassain-Pichon.
Il n’est pas indifférent de remarquer que cette « œuvre d’art de l’avenir est une œuvre collective, et ne peut naître que d’un désir collectif », selon Richard Wagner à propos de ces opéras. Commandement que l’on qualifiera de dangereusement collectiviste, et qu’Hitler suivra à la lettre lors de ses festivités de Nuremberg (la ville des Maîtres chanteurs), cérémonies de masse ponctuées d’orchestrations wagnériennes : « Le congrès de Nuremberg devenait une œuvre esthétique hitlérienne teintée de wagnérisme », alors que le corpus wagnérien fournissait au III° Reich toute une mythologie. Plus tard, la débâcle du nazisme et de la grande Allemagne plongée dans un déluge de feu, ainsi que le suicide de son führer dans son bunker sont orchestrés comme un Crépuscule des dieux.
L’antisémitisme wagnérien se répand en une logorrhée qui vaut bien celle de Mein Kampf[5]. Bien qu’il ait d’abord admiré le poète Heinrich Heine, qu’il ait été aidé par le compositeur Giacomo Meyerbeer, il les réunit avec Felix Mendelssohn pour débiter le fiel de son envie et de sa pitoyable haine antisémite. Le Juif est le « ver rongeur de l’humanité » qui doit être « anéanti », comme devrait l’être la race des Nibelungen. L’or est l’apanage du matérialisme juif, en la personne abjecte d’Alberich, au point que dans son essai sur la « regénération, il réclame « la fin de tout Juif ». Dans La Tétralogie, les nains et Hagen sont les sous-hommes, quand Siegfried et les dieux sont l’équivalent des surhommes selon la mythologie nazie, alors que, notons-le, le théoricien du surhomme parmi les pages d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche lui-même, d’abord admirateur du compositeur, s’en éloigna en désavouant son ridicule antisémitisme. Dans Parsifal, la juive Kundry, qui a ri du Christ sur son chemin de croix, bien que convertie au Christianisme et baptisée par le pur héros, devra mourir…
Fort documenté, l’essai de Fanny Chassain-Pichon s’achève abruptement alors que s’achèvent les vies de ses sujets d’étude. Ne manque-t-il une conclusion ? Tentons de répondre à ce manque, quoique ce soit plutôt l’introduction, refusant la « reductio ad Hitlerum », qui en fournisse les prémices. Si le maître de Bayreuth est pleinement responsable de ses propos, il ne l’est pas de celui qui a tant voulu le suivre de si près, qui plus est après sa mort. Prenons garde que la comparaison à sa limite. Si le musicien est férocement antisémite en ses pitoyables écrits et laisse deviner avec insistance en ses affreux et coupables Nibelung le faciès dégénéré et l’énergie destructrice du Juif face à un splendide Siegfried aryen et trahi, il n’en est pas à exiger un génocide et ne se fait pas lui-même meurtrier, alors qu’il préconise le « déjudaïsation » et la négation du soi juif. Eurent-ils été contemporains que rien ne prouve que Wagner aurait admiré Hitler, voire que sa jalousie n’aurait pas déprécié un tel thuriféraire, à moins qu’il s’en fût servi comme d’un commode mécène. Ce serait un dommageable anachronisme que de faire de Wagner un réel Nazi, malgré son apport à la formation de l’antisémitisme du XX° siècle. Ainsi Pierre-André Taguieff avertit avec justesse : « Travestir Wagner en officier SS potentiel ou en conseiller culturel avant la lettre du ministère nazi de la Propagande, affirmer que Wagner préfigure Hitler ou anticipe l’hitlérisme en citant les Nazis comme témoins crédibles, c’est se condamner à méconnaître le « cas Wagner », dont le premier caractère est la complexité, et le second l’ambivalence[6] ». Au-delà de la responsabilité involontaire de Richard Wagner dans le nazisme, ne faut-il pas s'interroger sur la responsabilité d'Hitler quant à notre lecture de l'auteur de la Tétralogie ?
Ce serait user d’une indigne reductio ad hitlerum que de se livrer au seul réquisitoire au service d’une étroitesse de perception d’un tel compositeur. Souvenons-nous que son concept d’ « œuvre d’art totale » s’étend de l’écriture de poétiques livrets à la musique orchestrale et vocale, sans oublier la conception architecturale et acoustique si particulière de son opéra de Bayreuth. Lavés de toutes scories politiques, écoutons une fois de plus l’envoûtant prélude de L’Or du Rhin, l’entraînante chevauchée des Walkyries, le joyeux appel de l’enfant de la forêt dans Siegfried, l’antithèse du cri d’allégresse des Nixes et de la figure de la raillerie de ces mêmes Nixes dans Le Crépuscule des dieux, et l’entrelacement des leitmotivs, de leurs échos…
Faudrait-il alors proposer de rayer de la mémoire universelle Karl Marx lui-même, qui, en 1844, écrivait dans La Question juive, « Quel est le culte laïc du juif ? Le trafic. Quel est son dieu laïc ? L'argent ». L'on serait sûr de déclencher les cris d'orfraie des intellectuels et autres marxistes pullulants. Lire, discuter et réfuter ces textes, y compris ceux des opéras wagnériens aux musicalités splendides, est l'autre versant du devoir de la liberté de publication et de mise à la disposition du public de tout document, toute œuvre, qu'elle nous agrée ou non. Il y a mille façons d'aimer l'art. Une seule de le castrer par les ciseaux de l'Etat ou d’une opinion comminatoire. Lire Céline, écouter Wagner, n'est pas forcément contradictoire avec Qu'est-ce que les Lumières ? de Kant[7] ou De l'Esprit des lois de Montesquieu. Dans un bel éclectisme éclairé, à nous de savoir lire.
traduit de l’anglais et de l’allemand par Denis-Armand Canal,
Actes Sud, 450 p, 29 €.
Vladimir Jankélévitch : L’Enchantement musical,
Albin Michel, 304 p, 21,50 €.
Les pas du voyageur crissent dans la neige, le vent se glace et tournoie, le ciel se charge de nuées parmi les montagnes. Les solitudes d’un voyage d’hiver empruntent une musicalité sauvage, alors qu’une mélodieuse mélancolie s’empare des Lieder de Schubert. Musique à programme, musique illustrative, acmé de l’émotion poignante, et cependant enchanteresse, tel est Le Voyage d’hiver de Franz Schubert, composé en 1827, un an avant sa mort. Non seulement le ténor Ian Bostridge le chante avec ardeur, mais il nous en offre une bible, sous-titrée « Anatomie d’une obsession ». À moins de préférer le baryton Matthias Goerne, qui, au-delà du seul Voyage d’hiver, chante à merveille tous les lieder de Schubert. D’où un « enchantement musical », dont Vladimir Jankélévitch a tenté inlassablement de nous délivrer les secrets.
Au départ, naît un recueil de poèmes de Wilhelm Müller : Winterreise. Outre ses Griechenlieder, vaste ensemble de majestueux alexandrins célébrant la Grèce antique, le poète, né en 1794 et mort en 1827, publie ses chants dans la revue Urania, douze d’abord, puis dix, enfin douze ; les premiers marqués par la tonalité amoureuse, les autres plus intensément métaphysiques, inlassablement tragiques. Les vingt-quatre chants sont intégralement retenus dans le recueil pianistique et vocal de Franz Schubert. Il n’est pas indifférent de noter que le dernier, « Le joueur de vielle », fait justement allusion à la musique.
Le ténor Ian Bostridge éprouve pour ce Winterreise une passion sans cesse renouvelée, obsessionnelle, ce qu’avoue le sous-titre « Anatomie d’une obsession ». Il le chante avec un entrain, une intensité lyrique et pathétique, des contrastes marqués et remarquables. Curieusement, il officie souvent tête baissée, comme pour en accentuer l’intériorité.
Son livre, modestement intitulé Le Voyage d’hiver de Schubert, n’est pas réellement un essai, mais plus exactement un guide, un compagnon de voyage, en autant d’étapes, de chapitres, que de lieder, dont les textes sont ici reproduits dans l’original allemand et traduits en français. Il s’agit de « situer le morceau dans son contexte historique, mais aussi de trouver des connexions nouvelles et inattendues - à la fois contemporaines et mortes depuis longtemps : littéraires, visuelles, psychologiques, scientifiques et politiques », quoique il ne s’agisse guère d’une analyse strictement musicologique. On peut d’ailleurs regretter à cet égard que le volume offre trop peu de fragments de partitions.
Pourtant, que de plaisir à cette lecture en hivernale contrée romantique ! Plaisir amer que le vagabond tire de son « Gute Nacht », aux croches répétées et angoissantes. Pourquoi, malgré un amour, part-il, par le « chemin enseveli sous la neige » ? Il ne lui reste que des « Larmes gelées », au « Rêve de printemps » succèdent la « Solitude », « Le Matin de tempête », l’« Illusion » et « Les Faux soleils », pour reprendre quelques titres des lieder successifs. À la musique pianistique et vocale ne revient pas seulement l’assignation illustrative, mais la dimension atmosphérique, psychologique et métaphysique.
Le personnage de Müller et de Schubert, ce « poète fugitif », auquel ce dernier s’identifie, n’est pas sans faire penser à Lenz, dont « l’existence est un fardeau inévitable », marchant sans relâche parmi les montagnes, la pluie et la neige dans l’œuvre de Büchner[1]. Un romantisme inquiet, une mélancolie forcenée, une errance philosophique, comme si Dieu était, avant Nietzsche, déjà mort. Car même si Schubert avait composé bien des œuvres religieuses, dont six messes, son lied « Courage » ne chante-t-il pas en ses derniers vers (« un paroxysme d’hystérie au piano ») : « Si nul Dieu ne veut être sur la terre, / Nous sommes nous-mêmes des dieux ».
L’on devine alors la passion du poète pour les héros tragiques de Lord Byron, comme Manfred, ou pour le Saint-Preux de La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Faut-il lire la marche harassante et cependant mélodieuse de ce recueil avec le concours d’une autre tragédie, celle de la syphilis de Schubert, diagnostiquée en 1823 ? Ce qui signifierait un adieu à l’amour, d’autant que ses ressources insuffisantes lui interdisaient le mariage, lui qui avait aimé sans réciprocité une chanteuse, Thérèse, et une Comtesse, Karoline, voire un adieu à la vie. À moins de penser au moment historique, c’est-à-dire l’abrutissante politique autrichienne qui ne laisse guère place à la liberté ; car au-delà « le lied schubertien a accompagné triomphes et désastres allemands tout au long de la période troublée allant de 1813 à 1945 ».
Si, à une oreille distraite, les sentiments peuvent paraître retenus, voire stylisés par l’art, Ian Bostridge y voit parfois, en particulier dans « Engourdissement », des « cris déchirants », « une pulsion sexuelle évidente, une tempête priapique d’urgence et le désir d’assouvissement mal réprimés ». Pourquoi pas… Cependant interpréter les « Faux soleils » du vingt-troisième lied (qui sont « trois dans le ciel ») comme un phénomène de parhélie au travers des cristaux de glace dans le ciel est nettement plus scientifique.
Le plus triste est sans nul doute le dernier autoportrait du compositeur : ce « joueur de vielle » et « vieillard », sans nul doute proche de la mort, que personne, sauf les chiens qui grognent, ne veut entendre, la vielle pouvant être comprise comme une pitoyable caricature de la lyre du poète… Or, la fascination pour la mort, comme cette « Corneille » qui en est la métaphore, sensible dans nombre de lieder de Schubert (pensons à « La jeune fille et la mort », d’ailleurs repris en un prodigieux quatuor à cordes, et au « Roi des aulnes »), permet peut-être de « faire le lien avec la catastrophe nazie - si conscient que j’ai été de la dégradation morale induite par le culte de Wagner ». Notre interprète a conscience de la qualité « tendancieuse » de l’analyse, quoiqu’elle n’en reste pas moins intellectuellement stimulante. De même, il sait garder ses distances vis-à-vis d’une lecture trop uniment biographique de l’œuvre.
Non loin de l’immense « Wanderer fantasie » pour piano seul, l’art de Schubert est inséparable des tableaux de Caspar-David Friedrich. Le voyageur au dessus de la mer de nuages est celui qui arpente vallées et montagnes, mais aussi l’étranger au monde des hommes, à moins qu’il soit une métaphore de l’impossible unité allemande à cette époque…
Combien un tel recueil a-t-il influencé la musique allemande, voire au-delà, combien a-t-il nourri les écrivains, à l’instar de Thomas Mann ! Car le jeune héros du romancier, « enfant gâté de la vie », chante en sa dernière page le « repos » sous le « Tilleul » du cinquième lied, son lied favori, alors qu’il trébuche dans la boue des tranchées de cette « fête de la mort[2] » qu’est la Première Guerre mondiale. Ce qui n’empêche pas notre essayiste de penser à l’infusion de tilleul qui rencontre la « madeleine » de Proust.
À cet égard Ian Bostridge ose des rapprochements insolites et cependant parlants, par exemple avec l’existentialisme, avec l’absurde, Beckett aimant beaucoup ce Voyage d’hiver. Pensons au lied d’après Schiller, « Beau monde, où es-tu ? », qui serait une métaphore de la déréliction qui frappe tout autant le romantique que celui qui attend absurdement un Godot[3] qui ne touchera jamais le sol de la réalité.
Didactique avec empathie, et consacrant une vingtaine de pages à chaque lied, Ian Bostridge allie une vaste culture à une réelle sensibilité personnelle. On saura tout sur le symbolisme du tilleul, cet arbre de l’amour, tout ou presque sur les émotions de l’interprète lors de divers concerts, voire sur celles de son public. D’où la capacité de ce beau livre d’être lu beaucoup plus que par des spécialistes, des mélomanes. Hélas, comme ces lieder qui ont pu être fort populaires, « ce genre de culture musicale commune a largement disparu à la fin du XX° siècle, pour être remplacé par les équivalents marchandisés du rock et de la pop ». Ce qui laisse ouvert le débat entre musique populaire et musique savante[4].
Schubert est considéré comme le fondateur du lied. Il en écrira la quantité colossale, et cependant toujours subtile, de six cent trois, à partir de 1811, à quatorze ans. Il griffonnait ses géniales et troublantes mélodies sur des poèmes de Schiller, de Goethe, comme lors de l’impressionnant, tragique et justement célébrissime « Roi des aulnes », auquel Ian Bostridge ne manque pas de faire allusion. Mais à l’occasion de plus modestes poètes, comme Wilhelm Müller, il les anime en les dépassant, et, grâce à l’éloquence pianistique et vocale, les enveloppe d’une aura plus dramatique et romantique encore. Le cycle de « La belle meunière » (également d’après des vers de Müller) chanté avec feu par le ténor Christophe Prégardien, d’un lyrisme charmeur et plus naïf, le dispute en réputation avec « Le Voyage d’hiver ». Robert Schumann, Hugo Wolf et Richard Strauss enrichiront le genre du lied, devenu incontournable.
On ne saurait assez louer les éditions Actes Sud pour la réalisation d’un tel beau livre intelligent : cartonné, relié avec soin, illustré avec un goût parfait, il assure autant une agréable tenue en main qu’une appétence intellectuelle, poétique et musicale rare. C’est ainsi que le même éditeur avait par exemple présenté son indispensable Dictionnaire de la Méditerranée[5]. C’est également grâce à ce soin éditorial que le livre papier ne peut être absorbé par le livre numérique, entre Ebook glacial et PDF étique, ce que plaidait Umberto Eco dans N’espérez pas vous débarrasser des livres[6]. Non seulement nous nous reposerons les yeux sur des papiers aux typographies clairement lisibles et aux somptueuses couleurs, mais nous conserverons pour nous et nos descendants des objets pensants enchanteurs.
Il n’est pas indifférent de choisir un ténor ou un baryton pour interpréter ces lieder. Forcément une tonalité plus sombre imprègne l’interprétation du second, peut-être, moins viennoise que celle d’Ian Bostridge. Or Matthias Goerne, avec le concours d’une demie douzaine de pianistes, parvient à nous livrer, en onze disques, rien moins que la totalité des lieder de Schubert, de « Sehnsurcht » au « Winterreise », en passant par « An mein Herz », « Die Schöne Müllerin », « Heliopolis », « Nacht und Träume », « Schwanengesang », « Erlkönig », « Wanderers Nachtlied »[7]. Le travail, colossal, ne mine en rien la subtilité et l’émotion de l’interprétation. Le sens des nuances psychologiques s’allie à la musicalité, tour à tour confidentielle, lyrique, tempétueuse: une beauté à pleurer…
La modicité du prix d’un tel coffret de lieder est proprement miraculeuse, quoique l’on ait hélas sacrifié la présence des textes des poètes, qui étaient pourtant publiés avec les disques en éditions séparées.
Bien que Vladimir Jankélévitch ne nous parle guère de Schubert -et c’est certainement dommage-, sauf une brève mention de sa VIIIème symphonie inachevée, il faut ouvrir son Enchantement musical, tout entier fait d’inédits, et qui fait suite à La Musique et l’ineffable[8]. Certes l’on peut se retourner sur l’infamie qui voulut que l’on jouât Schubert pendant que les SS pendaient des Juifs dans les camps de concentrations nazis, ce que le philosophe et musicologue rappelle avec indignation dans son L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité[9]. À cet égard, la puissance incantatoire de la musique peut-elle se passer d’une interrogation morale ?
Aussi, dans ces éclairantes chroniques écrites dès 1930 jusqu’en 1972, entre Prague et Paris, réunies sous le titre de L’Enchantement musical, la musique, cette « temporalité enchantée » (car « le temps est l’objet par excellence de la philosophie[10] »), est d’abord russe et française, en particulier avec « le monde ensorcelé de Maurice Ravel ». Mais notre chroniqueur ne s’interdit en rien celle allemande, comme si l’on devait craindre que le nazisme ait pollué toute la musique, comme il a pollué Wagner[11], comme il a envenimé la langue de Goethe, avec laquelle le poète d’ascendance juive Paul Celan[12] a dû batailler. Franz Liszt, dont le « pianisme révolutionnaire » l’enchante, est rangé sous la bannière du « cosmopolitisme musical » par notre mélomane ainsi heureusement politique, recueillant son enthousiasme récurrent. Car ses « Préludes obéissent encore à la loi romantico-manichéenne de l’antithèse » tandis que sa Faust-Symphonie a « entièrement repensé le drame goethéen ». Cependant, pour les Russes, Tchaïkovski est taxé d’ « intarissable pathos sans force et sans couleurs ». Or Jankélévitch préfère « l’orage métaphysique » de Mahler. Dans une veine voisine, le Requiem de Gabriel Fauré se voit qualifier de « poème du legato et de l’extrême intensité spirituelle ». Chez ce compositeur, « la mort est immanente, non pas comme une angoisse vertigineuse du néant et du vide, mais comme tendance décorporéisante ; elle n’est pas ce qui fait la vanité de tout effort, mais ce qui allège et sublime l’être sensible ».
Faut-il regretter qu’entre musique romantique et post-romantique, le philosophe ne se soit pas aventuré vers le baroque ou vers un XX° siècle plus ardemment contemporain, comme celui de Messiean ? Que de belles pages aurions-nous lues…
Pratiquant sans cesse l’ekphrasis, cette figure de rhétorique qui est la description de l’œuvre d’art, Vladimir Jankélévitch use avec bonheur de la synesthésie, dont on sait, après Baudelaire et Rimbaud qu’elle associe plusieurs sens, qualifiant la musique par des termes venus des couleurs (mot qui fait lui-même partie du vocabulaire obligé du musicologue) et la comparant à d’autres arts. C’est tout le moins pour un art invisible, bien au-delà de l’architecture de la partition.
« Il y a des choses que seule la voix de l’homme peut exprimer », note Vladimir Jankélévitch. C’est un peu Le Je ne sais quoi et le presque rien, qui fonde le la de son œuvre philosophique, cette quête métaphysique dont l’inatteignable est un sens perceptible dans la musique, labile et cependant éclatante, douée d’une indubitable présence temporelle et émotionnelle, et cependant produite à la lisière de l’inexprimable. Au-delà des poèmes de Wilhelm Müller, le chant schubertien, pour lesquels Ian Bostridge offre un vaste et richissime commentaire littéraire littéraire et musical, sans qu’il faille minimiser son indispensable complice pianistique, trouve une parfaite adéquation entre sens linguistique et sens projeté par l’expressivité, la chaleur et la froidure des cordes vocables. Son Voyage d’hiver est paysage de l’âme prise dans l’éphéméride inconsolable du temps des mortels et du désamour ; et néanmoins seule île enchantée…
Clavecin Rheinhard von Nagel décoré par Olivier Debré, 1990.
Salon des livres rares et objets d'art, Paris. Photo : T. Guinhut.
Musique savante contre musique populaire.
Richard Powers : Orfeo,
le Bach du bioterrorisme ;
Alex Ross : Listen to this, l’éclectisme musical.
Richard Powers : Orfeo,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin, Cherche Midi, 448 p, €.
Alex Ross : Listen to this. La musique dans tous ses états,
traduit par Laurent Slaars, Actes Sud, 512 p, 29 €.
Charmant hommes et animaux, toutes les musiques se valent-elles ? Le clavecin de Bach et la guitare des Beatles sont-ils équivalents ? Au contraire du sentiment démagogique et politiquement correct ambiant, il n’est pas sûr que cela soit vrai. Un roman, un essai, que tout semble séparer, répondent chacun à leur façon à cette problématique. Plus encore que dans Le Temps où nous chantions[1], qui fut l’un des premiers succès du romancier Richard Powers, la musique est portée à son incandescence dans cet Orfeo, à travers la destinée d’un vieux compositeur solitaire. On se doute cependant que l’écrivain ne va pas se limiter à un portrait statique, à une activité de biographe et de musicographe, mais que, tenté par le thriller, il fera de notre artiste et héros une incarnation des valeurs américaines devant la tyrannie bien affutée du gouvernement fédéral. Reste que la défense de la musique savante est peut-être l’enjeu principal de ce roman, alors qu’Alex Ross, dans son essai multipiste Listen to this, préfère l’éloge de toutes les musiques, au risque de mettre sur le même plan écrasé musiques savantes et musiques pop et populaires.
La biographie de Peter Els est déployée par Richard Powers en alternance avec le drame qui bouleverse sa jeune vieillesse. Ainsi la fugue de ses amours se déploie, entre la violoncelliste Clara qui le fuit bientôt et qui « détestait le monde réel », la soprano Maddy qui interprète ses « chants borgésiens », avec qui il a une fille, Sara. Mais la fidélité à sa musique pourtant peu jouée l’éloigne de ses dernières. Ainsi le roman devient un vivant documentaire sur les évolutions musicales du XXème siècle, de Mahler à John Cage et Steve Reich, en passant par Messiaen, dont les Kindertotenlieder, le Musicircus et le Quatuor pour la fin du temps sont analysés en de splendides ekphrasis, que d’aucuns trouveront cependant trop prolixes. Au passage, est discrètement dénoncé le terrorisme intellectuel qui prend en tenailles Peter, entre les tenants d’une sur-modernité « anti-beauté[2] » et les traditionnalistes. Ses compositions, rarement fêtées, cherchent leurs voies propres, démarche qui est rarement l’objet des considérations publiques et officielles.
Mais Peter Els a deux passions. Outre celle de l’écoute des chefs d’œuvre du passé et de l’écriture musicale innovante, il développe une compétence réellement professionnelle pour la chimie. D’ailleurs, pour lui, cet art et cette science ont bien des choses en commun, ne seraient-ce que leurs harmonies : « la génomique apprenait à déchiffrer des partitions d’une beauté indescriptible ». C’est au croisement de ces deux intensités de vie, qu’à soixante-dix ans, alors qu’il « essayait d’introduire des fichiers musicaux dans des cellules », il va vivre à ses dépens une aventure américaine.
Il serait alors injuste de s’irriter du penchant de Powers pour le roman à thèse. Il s’agit ici de dénoncer le « Patriot Act », et ce dont est menacé Peter Els : « détention jusqu’à disculpation ». Car cultiver des bactéries peut-être dangereuses et des brins d’ADN en son laboratoire privé, consulter le web sur l’anthrax suffisent à faire de lui un suspect de menées terroristes surmédiatisé : « La renommée avait évité Peter toute sa vie. À présent, il lui suffisait de rejoindre son domicile et d’agiter les bras pour devenir le plus célèbre compositeur américain vivant ». Pire, sa musique devient une pièce à conviction… Héros malgré lui, il choisit la fuite. Toute sa vie défile en sa mémoire, jusqu’à son opéra historique « L’Oiseleur », commandé par son ami, impresario et metteur en scène Richard Bonner, en résonnance avec le siège des religieux de Waco par le FBI, en 1993.
Peter, dont « la musique avait été pulvérisée dans l’essoreuse des ans » est un créateur en retrait, mais aussi inventif qu’humain. Ce « Bach du bioterrorisme » est le moteur d’un roman d’une belle richesse, complexe sans être réellement difficile ; peut-être son plus beau livre depuis La Chambre aux échos et Générosité[3], qui étaient également basés sur des hypothèses scientifiques…
La liberté, le droit au bonheur et à la création sont bien au cœur des tribulations du personnage et de la vocation de l’écrivain Richard Powers, attaché (à tort ?) à défendre la singularité des musiques savantes et expérimentales, aux dépens des pauvretés de celles populaires et vulgaires. Il est le garant de la dignité de l’artiste, fût-il un semi-raté, néanmoins un réel Orphée dont le dieu est la musique elle-même : « Par quelle ruse la musique laissait-elle croire au corps qu’il possédait une âme ? »
Malgré le clin d’œil peut-être trop appuyé envers l’hameçon romanesque du terrorisme adressé au grand public, le riche portrait d’un compositeur confronté aux excès de la surveillance sécuritaire joue avec réel talent sur deux tableaux, politique et esthétique, à la fois dédié à la liberté de l’individu et aux qualités esthétiques de la musique savante. Richard Powers étant ici résolument un défenseur de l’exigence intellectuelle, du goût raffiné aux dépens de ceux populaires.
Ce n’est pas le parti choisi par Alex Ross dans son Listen to this. Sous une laide couverture (affectant de représenter un baffle que l’on devine affligeant par le bruit ronflant plus que par la finesse de la musicalité), et dont l’éditeur porte la lourde responsabilité, il cache pourtant une variété harmonique affirmée. Cet éclectisme, revigorant selon les uns ou compromission envers le mauvais goût de la foule selon les autres, mélange hardiment Schubert et les Beatles. On aurait en effet tort de s’arrêter au repoussoir de la couverture, à la vulgarité américanolâtre du titre qu’on a peut-être eu cependant la pudeur de ne pas traduire (ce qui aurait donné un « Ecoutez-moi ça »), car ce recueil d’essais, souvent publiés dans The New Yorker, est bourré d’appétits musicaux, d’enthousiasmes et de fines analyses. Ce à l’instar de son précédent opus, The Rest is Noise[4], qui balaye en un vaste panorama aux vues précises la musique du XXème siècle, de Mahler au développement du rock and roll, entre l’élitisme de l’école de Vienne, de Weber et Schoenberg, et le parti-pris populaire pour Bob Dylan.
Tout jeune, Alex Ross, et au-delà de cette « grande musique » qui, dans la bouche de ses thuriféraires, a servi « de prétexte à un élitisme médiocre qui s’est efforcé de fabriquer de l’amour propre mal placé », a reçu le do dièse de la Symphonie héroïque de Beethoven « en plein plexus ». Avec allant et enthousiasme, il joue des images évocatrices : « Sept mesures de mi bémol majeur des plus classiquement conventionnelles, et voilà que ce do dièse survient et monopolise toute une mesure dans les basses avant de s’évanouir comme l’ombre de Dracula sur la muraille de son château des Carpates ».
Des rapprochements hardis, par-delà les siècles, nous ouvrent d’excitantes perspectives esthétiques : entre la « chaconne » de la Renaissance, le « lamento » baroque puis de Ligeti, et le « walking blues », qui tous relèvent de « l’art de la mélancolie ». Par ailleurs, entre Björk, qui a « fait l’expérience de la musique électronique dans ce qu’elle peut avoir de plus créatif », et Schubert, ce « maître incontesté du Kunstlied, cette chanson savante qui n’a pas perdu tout ce que lui légua le populaire Volkslied », » le cœur d’Alex Ross balance. Car pour ce passionné de Verdi et de John Cage, de pop et de show-biz, de Mozart et de John Adams, il n’y pas la moindre hiérarchie entre les genres musicaux. En effet, selon lui, le talent musical de Bob Dylan « est réel, original jusqu’à en être excentrique, voire hypnotique ». Ce qui ne l’empêche en rien d’être touché par les œuvres tardives des compositeurs, comme « le dernier Brahms » auquel il consacre toute une étude, élargissant sa pensée jusque vers les derniers quatuors de Beethoven, les dernier lieder de Richard Strauss, Le Couronnement de Poppée de Monteverdi, Parsifal de Wagner, Saint-François d’Assise de Messiaen, pour l’opéra.
Combien est alors vivifiant, sous le clavier en feu d’Alex Ross, d’accéder à « la saga de Björk », de se livrer à un éloge discutable de Radiohead, autant qu’à « l’âme de la musique » incarnée par Schubert… Mais aussi, en réaction à la baisse de l’éducation musicale aux Etats-Unis, suite au programme plein de bonnes intentions initié par George W. Bush, « No Child Left Behind », de visiter avec lui un chef de fanfare, Hassan Ralph Williams dans le New Jersey, qui obtient un franc succès grâce à de chaleureuses méthodes pédagogiques. D’autant que les étudiants en musique « obtiennent de meilleurs résultats aux tests de compétences dans un certain nombre de domaines » et « sont moins susceptibles d’enfreindre les lois et d’avoir des démêlés avec la justice ». Il faut sans nul doute « incorporer les arts dans la culture démocratique de base », de façon à « parvenir à une compréhension du monde plus profonde, plus ouverte et plus vivante, s’ils pouvaient l’observer à travers les œuvres de l’art ». Voilà qui participe de « l’effet Mozart ».
Plus émouvant, plus inventif, plus esthétique, plus original, plus savant… Ne pouvons-nous concevoir, sans choir dans le snob mépris du bas peuple inculte, que ces critères ne soient pas désuets, qu’ils soient au contraire une ode à la richesse de l’humanité, un levier de l’éducation ? Est-il malséant de dire, parmi les minimalistes et répétitifs américains, que John Adams est un Steve Reich kitsch, que Philip Glass, depuis son merveilleux opéra Einstein on the Beach et son Concerto pour violon, s’est enkitsché avec ses magmas symphoniques plus récents ? Il s’agit alors d’aller jusqu’à se demander si l’immense majorité de la production rock planétaire n’est pas une extension de rythmes tribaux et martiaux commerciaux, saturés de facilités et pauvrement soutenus par la défonce systématique et addictive des percussions : sex, drugs, war and rock’n’roll…
Richard Powers reste fidèle à l’esthétique savante d’Orphée, quand son Orfeo est un compositeur raffiné, à contre-courant des facilités de son siècle. Alex Ross préfère agréger à l’histoire de la musique occidentale (il semble trop oublier les musiques classiques indiennes et japonaises) le mieux disant du tout-venant populaire. Reste à leurs lecteurs d’affiner et démultiplier leur écoute. Sans doute, au moyen de l’appât romanesque pour Richard Powers, et de l’attrait consensuel, trop consensuel, de la pop and rock culture pour Alex Ross, peuvent-ils tous les deux attirer l’amateur vers les multiplicités de bonheurs des musiques dites classiques, en fait baroques, romantiques et contemporaines…
Lou Reed : Chansons, L’intégrale, 1967-2000, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Sophie Couronne et Larry Debay, Points Seuil,
deux tomes, 510 p et 576 p, 9,20 € et 9,50 €.
Mick Wall : Lou Reed, une vie,
traduit par Mihka Assayas, Robert laffont, 288 p, 20 €.
Faut-il être un amateur forcené de rock pour se jeter sur les livres réunissant les textes de ses icônes ? Entre Jim Morrison et David Bowie, l’une d’entre elles, Lou Reed, offre, de manière posthume -il est mort en 2013- non pas seulement aux auditeurs, mais aux lecteurs, ses œuvres complètes. Nous tenterons la gageure, iconoclaste, de les lire, à l’occasion de la reparution française bienvenue de l’intégrale Lou Reed, mais aussi d’une édifiante biographie, livres en mains. Avec à peine une oreille aux enregistrements, ces « grands monologues pour batterie et guitare », seulement attentifs à la voix intérieure des chansons, en lesquelles pourrons-nous trouver la réelle poésie…
Une succession d’électrochocs ; ainsi pourrait-on qualifier la vie de Lou Reed, au sortir de la biographie de Mick Wall. Electrochocs sur l’ordre de ses parents qui s’indignaient de ces tendances homosexuelles, électrochocs des drogues, des textes et des musiques, pour lui, pour ses proches et ses fans. C’est cependant avec la sérénité conjuguée du tai-chi et de son épouse Laurie Anderson qu’il aborda la mort à 71 ans. Mick Wall, son biographe, est un narrateur efficace, autant qu’un commentateur avisé de l’œuvre du maître en noirceur du rock and roll. Le « chevalier en armure pailletée » en ressort aussi humain que tragiquement légendaire.
« Juif. Pédé. Junkie. » Ainsi commence cette biographie visiblement fort documentée. Qui a la sagesse de mettre en épigraphe une citation tirée de « L’Art romantique » de Baudelaire : « Un artiste n’est un artiste que grâce à son sens exquis du beau ». Car la beauté de Lou Reed est mi-angélique, mi-diabolique, qu’il s’agisse de son corps, de son look, immortalisé sur d’ambigües pochettes de disques, de ses chansons. Cette beauté musicale et plastique, à la lisière de la performance, s’affirme également « entre punk et art contemporain ». En effet, Andy Warhol, David Bowie furent également les protagonistes, les anges gardiens quelquefois maléfiques de la carrière en dents de scie de Lou Reed. Speed et travestis, provocations manifestes, concerts changés en émeute, sentimentalisme touchant, albums parfois médiocres, parfois étincelants, ce sont des dizaines de facettes qui font briller en lumières nocturnes la vie et l’œuvre. Grâce à lui, toute une partie de la jeune Amérique se mit au « Walk on the Wild Side ». Grâce à lui, la « tempête destructrice » du rock and roll, l’éloge de l’héroïne, les « horreurs spectrales des injections », tout un dérèglement éthique, parurent avoir droit de cité, voire atteindre un sommet esthétique. Les « divagations défoncées » de sa vie, permettraient-elles à ce lecteur de Poe de réaliser ses « très grandes ambitions » ? « Je veux créer pour le rock’n’roll quelque chose d’équivalent aux Frères Karamazov », disait-il…
Probablement faut-il être un fan atavique, invétéré du « rock and roll heart » pour porter aux nues de charmantes banalités, qui, une fois torréfiées par le battement des percussions et la mélodie nostalgique, paraissent, dans « Journée parfaite » (« Perfect Day »), être moins fragiles : « Oh c’est une journée tellement parfaite / Je suis heureux de l’avoir passée avec toi / Oh une journée tellement parfaite / Grâce à toi je me sens bien / Grâce à toi je me sens bien ». Certes, la capacité à savoir percevoir le bonheur, y compris dans sa plus grande simplicité, est si précieuse qu’on ne peut refuser son indulgence à de tels vers, malgré leur indigence. C’est tout le paradoxe de la chanson que d’adjoindre un texte parfaitement perceptible au plus grand nombre à un air envoûtant et mémorisable. Hélas, lire cela, de plus truffé de répétitions, de refrains, comme de la poésie, reste difficile : il y manque une originalité, une musicalité particulière, une surprise ascendante des images. Quelques-unes des chansons de Lou Reed, considérablement appauvries par l’absence de leur musique, ne renoncent pas à ce vice rédhibitoire de l’absence d’une dimension supplémentaire de la poésie…
Pourtant, au détour de la lecture, malgré une inévitable perte de la sèche coloration de la langue de rue américaine, d’abondants moments de grâce surgissent. Et perdurent, chez celui qui affirma, dans « Je suis si libre » (« I’m so free »), et parmi le fameux album Transformer : « Oui, je suis le fils de Mère Nature / Je suis tellement libre ». La chansonnette pour adolescents est bientôt évidemment largement dépassée, pour préférer la vérité crue des sentiments, des pulsions et des angoisses, la litanie pécheresse assumée, comme au centre du « Chant de mort de l’ange noir » (« Black Angel’s Death Song ») ; et, en fin de carrière : « Comme un rat mort / Calme comme un ange » (« Like a Possum »).
Bien souvent, il est en quête d’une intensité, de plaisir, de musique, de poésie : ainsi dans « Héroïne » (« Heroin ») : « Quand je me plante une shooteuse dans la veine […] Quand je suis en pleine montée / Et me sens carrément comme le fils de Jésus / Et je crois que je suis juste largué […] Héroïne, sois ma mort / Héroïne, c’est ma femme et c’est ma vie ». C’est alors que l’on peut se demander s’il y a une part de responsabilité d’une telle star du rock auprès de tant d’adolescents qui ont cédé à cette attirance, ce manque, cette mort… Celui qui a « traversé le feu » des drogues et de l’alcool, pour en finalement mourir, a-t-il contribué à faire de bien des jeunes Américains des junkies dévastés ? Ce serait lui faire un trop dur procès que de faire fi de la responsabilité individuelle de ses admirateurs inconsidérés… En sa préface de 2000, Lou Reed adopte « une position émotionnelle, bien que non morale ».
Les thèmes traversés sont bien souvent sulfureux, de la « Vénus à la fourrure » (« Venus in Furs ») en 1967, qui ordonne d’embrasser « la botte de cuir qui brille » -en référence à Sacher Masoch- jusqu’à la « Paranoïa en Mi » (« Paranoia Key in E »), en 2000, où « l’obsession est en Si / La psychose est en Do […] L’Anorexie est en Sol bémol […] Le parricide en La »… Dans « Le masque bleu » (« Bue Mask »), il crie : « Laissez-moi me délecter de ma douleur » […] Ôtez le masque bleu de mon visage et regardez-moi dans les yeux / Je frémis de plaisir sous le châtiment ». Lou Reed sait en effet « où se niche la tentation, tout au fond de ton cœur / Je sais où se niche le mal, tout au fond de ton cœur » (« Temtation Inside Your Heart »). L’amour n’échappe pas au terrible, lorsque, dans une nouvelle intitulée « Le cadeau » (« The Gift »), Waldo, amoureux rejeté de Marsha, s’envoie « lui-même par la poste ». Hélas, elle plonge la lame du découpeur à travers le carton, « en plein milieu de la tête de Waldo, qui se fendit légèrement et produisit de réguliers petits arcs rouges palpitant doucement dans le soleil du matin ».
Plus tard, cependant, « l’amour et le désir de transcendance » savent longuement résonner, ne serait-ce que lors de son mariage avec l’artiste Laurie Anderson, à laquelle il dédie ce recueil, et plus particulièrement « Power of the Heart » : « Je recherche les cimes arborées, tu recherches les crêtes d’écume […] J’ai voyagé autour du monde / Pour te rapporter la puissance du cœur ».
Au-delà du musicien du Velvet Underground, dont les rythmes tribaux, les lancinants envoûtements, parfois fortement dépressifs, empreints de noirceur, le parler-chanter invitent à entendre les percussions et guitares comme d’ambigus consolateurs, le poète, armé de « la beauté de la phrase simple », se confie en même temps qu’il frôle la dimension de guide spirituel, mais d’un guide spirituel guère angélique. On sait combien la révolte de Lou Reed contre les pères est redevable de ces électrochocs à lui infligés à la demande de son père pour le guérir de ses pulsions homosexuelles. La violence rock et verbale s’exaspère dans cette mise en scène de la trépanation et de la castration dans « L’opération de Lady Godiva » (« Lady Godiva’s Operation »), lorsque « Le docteur arrive avec scalpel et bagage / voit l’excroissance juste comme un gros chou / qui maintenant / doit être coupé ». Mais surtout dans « Massacrer vos fils » (« Kill Your Sons ») : « Il [papa] a pris une hache et a cassé la table t’es pas contente d’être mariée ? […] Mais quand ils te shootent à la thorazine après du freebase / Tu suffoques comme un couillon / vous ne le savez pas ? / Ils vont massacrer vos fils »…
En ce « chaudron de péchés », homosexualité, transsexualité, sont parmi les thèmes virulents et militants du « côté sombre » : « En route, elle s’épila les sourcils / Se rasa les jambes et alors il devint elle ». Les allusions au monde contemporain (le sida dans « The Halloween parade » ou à l’ecstasy dans « Ecstacy »), côtoient les allusions à Edgar Poe ou Dostoïevski. Mais l’un de ses plus beaux poèmes, aux accents rimbaldiens (II, p 287) est certainement « La Puissance et la gloire » (« Power and Glory – The Situation ») :
« J’ai été visité par la Puissance et la Gloire
J’ai été visité par un hymne majestueux
D’immenses éclaires de foudre
Foudroyant le ciel
L’électricité coulant dans mes veines
J’ai été emporté par l’instant absolu
J’ai été saisi par le souffle chaud d’une divinité
Gorgé d’expérience comme un lion
Puissant de vie
Je voulais absolument tout-
Pas juste un peu
[…]
J’ai vu des isotopes introduits dans ses poumons
Essayant de stopper la progression du cancer
Et ça m’a fait penser à Léda et le Cygne
Et au plomb changé en or
[…]
J’ai été touché par un Lui majestueux
D’immenses éclairs de foudre foudroyant le ciel
Tandis que les radiations ruisselaient en lui
Il voulait absolument tout
Pas juste un peu »
En cette anthologie bilingue et exhaustive, d’abord parue en 2008 sous le titre Traverser le feu, munie d’un indispensable index des titres anglais, ce sont trente albums qui défilent pendant un demi-siècle, depuis l’époque du Velvet Undergroud et d’Andy Warhol, jusqu’aux ultimes prestations en solo du noir rebelle des sons et des mots… N’en doutons pas, Lou Reed, outre la composition de ses chansons, savait qu’il écrivait, ne serait-ce qu’en disposant les « Miscellaneous Song » sous formes de poèmes prose. Là où s’ouvrent soudain les roses noires de la beauté, là où, peut-être, il sait trouver la « Délectation de la justice des cieux »…
Jim Morrison, lui si prématurément disparu à 28 ans, en 1971, était plus encore séduit par la « mort secourable[1] », pour reprendre les mots de John Keats. Ainsi, dans « Ouragan et éclipse », il chantait :
Château du Boisrenault, Buzançais, Indre. Photo : T. Guinhut.
Deux destins bulgares et musicaux
face au totalitarisme :
Nikolai Grozni : Wunderkind ;
Rana Dasgupta : Solo.
Nikolai Grozni : Wunderkind,
traduit de l’anglais (Bulgarie) par France Camus-Pichon,
Plon, « Feux croisés », 334 p, 21,50 €.
Rana Dasgupta : Solo,
traduit de l’anglais par Francesca Gee, Gallimard, 462 p, 25 €.
Il ne fait pas bon être musicien sous un régime totalitaire, qui plus est Bulgare, comme Nikolai Grozni, avec Wunderkind, et Rana Dasgupta, au moyen de Solo. Le premier joue Chopin contre le communisme, le second en perd son violon, entre coup d'Etat fasciste et purges communistes.
Rarement un roman aura été aussi musical. Nikolai Grozni emporte son lecteur dans un maelström sonore. Comme autant de mouvements d’une symphonie, les têtes de chapitres sont les pianistiques chefs d’œuvre romantiques. Mais il lui manquerait une part de sa force si la dimension sociologique et politique bulgare n’ajoutait une tension pathétique, entre oppression et révolte.
« Temple de la musique et de la perfection », le conservatoire de Sofia est bruissant d’instruments et d’élèves, d’émulation et d’intrigues. Où Konstantin est le narrateur passionné, pianiste lauréat de concours internationaux. Son adolescence se partage entre cours et extases de l’interprète surdoué, et blagues de potache : un enseignant appelé « Le Cygne » grossit en commentant Wagner, une autre, « La Coccinelle » veille avec tendresse sur ses virtuoses. Entre Bianka et Irina, volcanique violoniste, des intermèdes amoureux et sexuels, sensibles ou grotesques, la pudeur ou la culotte à la main, jalonnent le récit.
En ce vaste poème en prose, les pièces de Chopin, cher à Konstantin, sont magnifiées par de brillantes descriptions (qu’en rhétorique on appelle l’ekphrasis) : « Tout ce que j’avais toujours voulu savoir - sur la gravité, le temps, les filles, la sexualité, le pouvoir, la mort, le réel, la vérité, le délire, l’absolu - se trouvait entre les pages de cette édition cartonnée des quatre ballades, écrites dans une langue passionnée, ponctuée d’accents, de coups de pédale, de doigtés, de nuances en italien ». Quand « la vraie vie c’était jouer les Préludes de Chopin pour soi seul », le lyrisme irrigue les pages, antidote contre un monde imbécile et cruel.
En effet, le conservatoire, « tartare aux cieux de granit, sous le règne des nains rouges », est un « asile d’aliénés emplis de dictateurs lilliputiens, d’idéologues débiles et d’élèves endoctrinés » : il n’échappe pas au régime politique qui chapeaute la Bulgarie aux dernières années totalitaires, jusqu’en novembre 1989, quand tombe le mur de Berlin. Avec sa galerie de personnages, caricatures des délires, exactions et déboires du régime, le tableau des mœurs est une virulente machine satirique à dézinguer le communisme : les parents, valets moralisateurs du système, les profs imbus de théories marxistes poussiéreuses et délétères, les militaires et garde-chiourmes… Le bâtiment voué à l’enseignement musical est une mise en abyme de la peste politique. Car « le mal nait toujours d’une éthique en or massif », recrachant Iliya, vieux rescapé des camps de travail, où les gardiens vouent leurs victimes « à nourrir les cochons ». D’où l’amère constatation : « Sans doute notre vie intérieure était-elle le seul espace qui n’ait pas été nationalisé ». Seul l’art, de Bach à Moussorgski, permet de s’échapper : « La clé de la liberté se trouvait au bout de mes doigts ». Jusqu’à la révolution salvatrice : les « autodafés » brûlent les tomes du « Communisme scientifique »…
Pourtant les contradictions n’épargnent pas le paradis des fils de Lénine : « Quelle injustice, quelle offense au marxisme et au prolétariat de naître avec un don ! » Le goût, bien kitsch, des dictatures, pour l’élitisme des dieux du piano laisse perplexe, à moins de penser qu’ils servent de vitrine. Comme sur les sommets du pouvoir, les artistes entravés, sont « plus égaux que d'autres », pour reprendre le précepte de La Ferme des animaux d’Orwell. Attachant, rebelle, Konstantin rue dans les brancards…
Au-delà d’une réjouissante critique du totalitarisme et d’une communicative exaltation de la musique, le roman de formation du jeune homme se double d’un roman autobiographique, mené par la main de l’adulte. Nikolai Grozni, né Bulgare en 1973, fut pianiste de concert. Wunderkind signifiant en allemand enfant prodige, ses doigts ont autant de talents sur tous les claviers, ce dont témoigne son écriture, vigoureuse, chatoyante et torrentielle.
Le personnage de l’Anglo-Indien Rana Dasgupta a beau se produire en solo, son univers est abondamment peuplé. Le vieil Ulrich vit en aveugle dans une pièce sordide, au-dessus de la gare routière de Sofia. Or celle-ci est un point nodal, une image des chemins de la mémoire qui l’entraînent à visiter son enfance, ses années estudiantines, sa maturité, en une vaste autobiographie fictive. Mais aussi les chemins de son imaginaire, puisqu’une incroyable prolifération de rêveries le propulse, de la Bulgarie aux Etats-Unis, d’un réel morne à un futur imaginé : là où Dasgupta réinvente des destins.
La richesse de l’univers ici déployé est stupéfiante. Organisant son roman en deux parties sensiblement égales, Dasgupta partage nos existences en leurs deux composantes : « Vie » et « Rêves éveillés ». Chacune étant elle-même composée de cinq chapitres, chapeautés par autant d’éléments (de « Magnésium » à « Uranium ») et d’animaux étranges (du « Narval » au « Lamantin »). La réalité d’Ulrich est l’émanation des éléments atomiques qui la composent, quand ses fantasmes sont des créatures à la limite du possible.
Voici d’abord un attachant roman d’initiation morose parmi les étapes de la condition humaine. Depuis les chemins de fer paternels, la formation de la personnalité du jeune Ulrich est une « alchimie » entre ses dons de musicien sacrifiés par son père et sa passion scientifique. A Sofia il découvre la sexualité quand meurt Boris, l’ami révolutionnaire, à Berlin il étudie les progrès de la chimie, puis retourne à Sofia où il épouse la pianiste Magdalena. L’élégie familiale, au cours des vicissitudes, dont le départ de sa femme avec son enfant pour les Etats-Unis, se rétrécit au retour chez sa mère, jusqu’à la solitude. Des temps terriblement politiques s’annoncent : « coup d’état fasciste de 1934 » et tourmentes guerrières, en un tragique tableau de la Bulgarie du XX° siècle. Sous les « purges » communistes, dont la chronique est édifiante, l’homme se dessèche : « Ulrich dissimula ses disques illégaux et, avec eux, presque tous ses plaisirs musicaux disparurent ». Il prend le contrôle d’une usine de chlorure de baryum, sa mère est envoyée en camp de travail. Au délire industriel du régime succède la pollution, au bout de son destin de grand chimiste avorté. Comme dans la Bulgarie entière, « Ulrich était devenu chimique lui-même, et une solution de cadmium, de plomb, de zinc et de cuivre coulait dans ses veines ». L’écroulement du communisme honni débouche sur un capitalisme mafieux et la pauvreté…
Ce que l’anti-héros n’a pu réussir, au cours de sa déliquescence de raté (« Un chien peut-il rater sa vie, ou un arbre ? »), le vieillard, « le regard tourné vers l’intérieur », le développe alors « dans le royaume caché de ses rêves éveillés » qui sont « l’œuvre d’une vie ». L’alter ego Boris est le dernier à jouer du violon dans un village vide, un jeune poète approche un richissime gangster Géorgien, un producteur de disques américain lance une « superstar mondiale de la musique originaire de Bulgarie ». Les créateurs se retrouvent aux Etats-Unis, associant concerts fabuleux et poèmes persuasifs, bientôt corrompus par le succès et l’argent… Autant de nouvelles entrelacées qui sont le prisme de personnalités virtuelles, en écho aux aspirations d’Ulrich ; et une acmé surprenante, romanesque comme l’emballement exponentiel du songe…
La première partie du roman de Rana Dasgupta, grise sans être terne, suffirait à faire un bon livre ; la seconde le complète, en miroir. Dasgupta nous montre comment au destin assommé par l’Histoire peut s’ajouter la dimension compensatoire de contes échevelés : kaléidoscope étrangement coloré, le roman découvre sous la poussière du passé la deuxième vie secrète et révélée, souvent inavouée, ici assumée, des rêves éveillés. L’écriture de cet Anglo-Indien, né en 1971, réellement virtuose, chatoyante dans le détail, ne voit son souffle tiédir qu’en peu de séquences. Bouillonnante d’idées, capable de contrastes puissants, elle est empreinte autant de réalisme que de magie de la perception.
Thierry Guinhut
Articles parus dans Le Matricule des Anges, février 2012 et septembre 2013
Traduit de l’italien par Eve Duca et Marguerite Pozzoli,
Actes Sud, 2012, 224 p, 21,80 €
Peut-on restituer l’amour dans les mots ? Au moyen d’une longue lettre, Johannes Brahms revit et confie la constance et la profondeur de son amour à sa chère pianiste Clara. Elle ne lira pas ce récit intime, puisqu’il ne lui adresse qu’intérieurement, et après la mort de l’aimée. En un roman épistolaire réinventé un siècle et demi après par l’écrivain Luigi Guarnieri, il s’agit d’une émouvante, déchirante, commémoration offerte à la disparue, quoique l’amour que Johannes lui porte n’ait en rien disparu.
Rien d’étrange pourtant en cette « vénération » offerte à la femme de celui qui l’accueillit, le génial Robert Schumann, bientôt définitivement rejeté aux rives de la folie, après s’être plongé dans le Rhin. Le jeune homme devient, alors que le mari est enfermé sans espoir de retour dans un établissement psychiatrique, un parfait père de substitution pour les six enfants, tandis que son rôle auprès de la pianiste de concert, de quatorze ans son ainée, adulée, partout invitée, devient le jouet de la chronique soupçonneuse. La rejoignant, lors de ses tournées, dans des hôtels, elle finit par l’inviter dans ses bras : « Nous n’avons eu pour nous que six jours »…
Malgré toute la révérence du jeune homme, on devine dans le portrait du compositeur flamboyant, un homme désagréable, jaloux des succès de sa moitié, sombrant dans l’enfer de l’obésité, de la morosité, de la morbidité… Au contraire, la longue et fidèle idylle, quoique contrariée, de Johannes et Clara parait paradisiaque, même s’il fait mine de laisser au second plan ses créations personnelles. Hélas, au décès de Robert, comme si l’effigie du maître avait cimenté l’interdit sur le nouveau couple, comme si les faces d’ombre et de lumières de ces amours en miroir se déchiraient, l’entente entre les amoureux se fissure… Ainsi la sûreté de la composition romanesque, grâce au contrepoint, répond à l’acuité psychologique. De même, l’analyse du tracé d’un amour tout au long d’une vie, quoique désabusé après avoir été longuement enthousiaste, permet au lecteur d’y trouver peut-être son miroir, mais aussi de prendre un recul méditatif : « La passion allait se transformer en quelque chose de plus gris, d’anonyme », note-le le narrateur et compositeur, dont le soudain succès européen n’entrave pas sa nostalgie pour Clara. Quand ses autres amours, parfois soumises au véto de Clara, ne sont que velléités platoniques, quand sa chair ne se livre qu’à des prostituées… Le bilan est doux-amer : « Renoncer à me marier et à avoir des enfants a été le grand regret de ma vie, ma chérie, pire que de renoncer à composer un opéra. Mais aujourd’hui je peux dire que je ne me repends pas, et que, au fond, je n’ai pas de regrets, car je l’ai fait pour toi. »
Y-a-t-il quelque chose de féministe, en ce destin, en ce roman ? Monsieur Wieck, prédisait à sa fille Clara, si brillante pianiste, si elle se mariait, de devenir l’esclave de l’époux et d’une nombreuse progéniture. Elle réussit pourtant à s’en abstraire, grâce à sa réputation de virtuose sensible, grâce aux soins de Johannes, mais aux dépens de son œuvre propre, talentueuse, trop mince. Elle joue inlassablement, parmi les morceaux attendus en concert, ceux de son époux, de son jeune admirateur, longtemps rejetés. Les ressorts de l’incompréhension, puis du succès de l’artiste sont alors interrogés avec pertinence : « Presque tous les hommes, malheureusement, ne se laissent effleurer par le souffle de l’art que s’ils croient le comprendre, et ils croient le comprendre quand l’art confirme et répète ce qu’ils connaissent et savent déjà. »
L’écrivain italien, dont on connait le goût pour les grands mythes de l’Histoire et de l’art, avec Les Sentiers du ciel consacré au nationalisme de la péninsule, et La Double vie de Vermeer[1], s’inspire de fort près du Journal intime et des Lettres d’amour[2]de Robert et Clara Schumann. Mais en ancrant le point de vue dans le regard et la mémoire de Brahms, il fait œuvre respectueuse et sensible, juste assez romanesque, sans mièvrerie, à l’écoute du mystère, non seulement de l’amour, mais aussi de la création musicale inspirée par l’aimée. Seuls le titre, un peu banal, et l’expression du sentiment amoureux, dont le lyrisme et l’originalité de l’expression auraient emporter plus d’ardeur et de finesse, empêchent ce beau livre de parvenir à la sérénité absolue du chef-d’œuvre… Cette réécriture des destinées d’un trio d’amoureux à l’époque du romantisme échevelé parvient à faire revivre sous nos yeux, jusque dans le secret de nos émotions, la passion respectueuse du jeune disciple pour l’épouse de son maître autant que les frissons sous les doigts du piano, ces vagues musicales qui transportent, brisent, élèvent nos héros. Jusqu’à conserver l’essence de leurs amours recomposés…
Museo de las Bellas Artes, Sevilla, Andalucia. Photo : T. Guinhut.
Lady Gaga versus
La Reine de la nuit
de Mozart.
Tous les goûts sont dans la nature ; chacun a le droit d’aimer ou de ne pas aimer ; toutes les musiques se valent… Que de scies relativistes n’entend-on pas ! Devant cette avalanche purulente de clichés aussi paresseux que vulgaires, l’honnête homme ne peut que constater la dégénérescence du bon goût, l’agonie de la culture, la mort par K. O. du jugement esthétique et moral. Ce n’est pas le numéro Un du box office, la tête de gondole de chez Universal qui nous dira le contraire, en bon rouleau compresseur des violoncelles massacrés : Lady Gaga en personne, la star mondiale, celle auprès de qui Lady Macbeth n’est qu’une larve pâle effarée (« qui c’est la meuf ? »)… A moins qu’un pur contre-fa descendu du piédestal nocturne de la Reine de la nuit la fasse vaciller… Lady Gaga contre la Reine de la nuit ! Tremblez, humains, le duel va être terrible ! Qui de la gaga et de Mozart finira étripé aux crocs sanglants de l’arène des gladiateurs, jetée aux oubliettes du temps?
Soyons indulgents envers notre Lady pas si gaga que ça. Son succès cosmoplanétaire a tout d’une machinerie aussi efficace que bien huilée. Savoir exploiter à ce point les mécanismes commerciaux et les ressorts des masses consommatrices n’est pas donné à tout le monde (encore moins à votre serviteur) ; en ce sens le talent marketing de la poulette semi-blonde (et de son équipe, surtout de son équipe, peut-être) fait courir tout le poulailler des amateurs de pop, autrement dit de musique populaire. Nous ne jouons en effet pas dans la même cour : musique populaire contre musique savante ; le combat est fort inégal en terme de public potentiel et de moyens hollywoodiens mis au service du rentable et peu risqué business.
Autre indulgence requise : Bad romance, ce clip musical ultra fun, doué d’un rythme qui parvient à scotcher l’oreille -y compris d’un amateur passionné des Variations Goldberg de Bach- s’impose d’abord par son look scénique. Ces dames plastifiées de blancs sortent de cercueils incubateurs profilés blancs pendant que la Lady anorexique s’exhibe dans une baignoire, puis noire dans son miroir. D’un air comminatoire, elle nous pulpe ses grands yeux vides et surmascarisés. Saisie à bras le corps, elle est violentées par ses partenaires, avant de paraître la semi-déesse sacrificielle au milieu de ses blafardes compagnes de chorégraphie, pendant qu’un groupe d’hommes assis la contemple froidement s’agiter. En bikini résille et faux diamants, elle fait un quatre pattes félin, offre son pubis plat aux regards aussi glacés que leurs vodkas à des mercenaires aux semi-masques d’or, d’argent et de cuir, aux tatouages de tribus urbaines, tandis qu’une sorte de chien-chat ivoirin aux canines déroutantes baille à s’en décrocher la fureur. L’on croit connaître le fin mot lorsqu’un de ces fiers messieurs appuie sur un bouton qui enclenche le décompte d’enchères astronomiques. Avec une lascivité saccadée, notre belle au blond de perruque de fin de série, notre belle aux bouchons de carafe, parfois sous une douche d’air que l’on devine très chaud, agite son piètre sex-appeal avant d’arborer une costume de verte batracienne au squelette monstrueusement reptilien en surbrillance, et de laisser derrière elle une traîne à gueule d’ours blanc en se dirigeant vers la chemise noire ouverte du vainqueur… C’est là que bodys rouges roulés sur le sol, lèvres rouges interviennent, en ce que l’on peut qualifier de métaphore sexuelle, au point que le mâle paraisse s’embraser dans un feu jaune. La flambeuse du culte solaire a finalement eu le dernier mot du sacrifice sur la fatuité du macho.
A ce dandysme kitsch et cette esthétique postmoderne, à cette tradition relookée de l'initiation au satanisme solaire, s’ajoute un soupçon de sadomasochisme dans la lignée d'Edgar Poe. Pensons d’ailleurs à son autre succès « Paparazzi », dans lequel, poussée d’une terrasse par un lover effrayé par les photographes, elle s’écrase sur les dalles pour réapparaître dans un fauteuil roulant en Frieda Kahlo luxueusement mécanisée, puis revivre intensément, telle un phénix… Il serait cruel de compter les emprunts de notre gaga aux artistes contemporains. Musicalement hélas, malgré une rythmique vocale efficace, la soupe aux clichés pops, le rythme tribal à la limite de la parade militaire pour exciter les jeunes troupes des tortilleurs de hanches discos, cela ne dépasse qu’un quart de huitième d’instant la plus totale indigence.
Sauf que la chose est également calculée selon les termes du retour sur investissement : la subreptice présence de la vodka Nemiroff[1], d'ailleurs associée à la virilité sexuelle de nos buveurs faussement placides, est de toute évidence une stratégie publicitaire répondant aux desiderata des annonceurs et financeurs du clip.
Résumons : esthétisation d’un érotisme morbide, exhibition vente de la femme à des mafiosi muets et bouffis d’orgueil : les féministes vont être ravis. S’il s’agit du comportement sexuel correct de nos adolescents en formation, de leurs fantasmes mis à nu, faut-il s’inquiéter ? Probablement pas tant que ça : la distanciation de la fiction, la catharsis sont pour beaucoup dans l’intérêt ironique que l’on peut y porter. Et n’oublions pas que la Lady a le dernier mot sur le désir des hommes auxquels elle ne cède rien. L'allumeuse reine solaire a carbonisé les machos. Bien fait.
Quant à la Reine de la nuit, dont ce deuxième air célébrissime -tiré de La Flute enchantée de Mozart, faut-il le rappeler ?- montre l’ébouriffante cruauté d’intention, puisqu’elle tend un poignard à Pamina pour qu’elle exécute Sarastro, l’imagination de mille metteurs en scène et costumiers ne s’est pas privé de la parer d’atours nocturnes et étoilés, fascinants ou grotesques tour à tour…
Du point de vue moral nos deux nanas ne sont guère dissemblables. L’une vend sa danse de Salomé de bordel de luxe au plus offrant, puis les snobe de la plus définitive et frigide manière ; l’autre engage sa fille au meurtre. Les chiennes de luxe ! Mais après tout la première n’oblige personne à faire comme elle. La seconde n’offre en fait qu’une épreuve initiatique qu’il faudra dépasser. La Reine de la nuit n’est que l’image de la tentation criminelle qu’il faut repousser sur la voie de la sagesse finalement atteinte. En ce sens le livret de l’opéra de Mozart est bien supérieur au synopsis du gaga clip. Musicalement, il n’y pas photo, pour employer une image familière. La technique vocale requise pour régner sur la nuit est évidemment hors de portée de celle qui en reste gaga. La qualité expressive à cent mille kilomètres stratosphériques. L’originalité mozartienne de celui qui créa le premier grand opéra allemand (sans compter le massif prodigieusement varié, élégant, émouvant, tragique, et j’en passe, du reste de ses opus) n’est pas à démontrer. On n’a plus qu’à suggérer à Lady Gaga, de se faire metteur en scène pour Mozart : le résultat serait sûrement excitant pour l’œil autant que pour l’intellect…
C’est sur Facebook que votre serviteur avait eu l’idée de lancer ce duel en proposant deux vidéos venues de You tube. Lady Gaga remporta trois fois plus de suffrages. Rien d’étonnant. Quoique nombre de mes amis soient mes élèves de lycée -au demeurant aussi sympathiques que méritants-. Mais l’art est-il démocratique ? Heureusement non. Bien sûr, vous avez le droit de préférer la laide Lady à la Reine de nos fantasmes nocturnes et meurtriers. Mais personne n’empêchera le bon goût, le goût élevé, résultat d’une sensibilité raffinée et d’une éducation à l’art et la culture, de placer au sommet l’art mozartien, et presque au plus bas la pop vocalo-instrumentale gaga… Ajoutons, cela va sans dire, qu’il ne s’agit pas d’une position passéiste. Dans cent ans Mozart chantera encore, quand Lady sera définitivement gâteuse. Et aujourd’hui des compositrices font des prodiges : essayez, de Kaija Saariaho, L’Amour de loin…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.