Laure de Chantal : Libre comme une déesse grecque,
Stock, 2022, 252 p, 19,50 €.
Bibliothèque mythologique idéale,
rassemblée et présentée par Laure de Chantal & Jean-Louis Poirier,
Les Belles Lettres, 2019, 624 p, 29 €.
Marika Doux : Moi Vénus… Autobiographie d’un mythe,
Henry Dougier, 2022, 136 p, 14,90 €.
Karrie Fransman & Jonathan Plakett :
L'Enlèvement de Perséphon,
traduit de l'anglais par Marguerite Capelle et Hélène Cohen,
Stock, 2022, 168 p, 20,90 €.
Malgré le préjugé qui aimerait croire que la Bible est misogyne, l’on fera remarquer qu’Eve est la « chair de la chair » d’Adam ; en outre des héroïnes comme Judith exécutent l’abominable Holopherne, Marthe et Marie-Madeleine sont des figures positives des Evangiles, la femme adultère est pardonnée, sans compter la Vierge Marie et l’amoureux « Cantique des cantiques »… Et si la Grèce antique compte tant de stratèges et de politiques, de philosophes et de tragédiens, quoique des dames philosophiques n’aient pas manqué[1] et que les matrones devaient gérer la cité lorsque ses héros partaient guerroyer, elle ne saurait être taxée de machisme. Car chez les dieux de l’Olympe, l’on découvre autant de déesses - et d’importance ! - dont Laure de Chantal offre un éloge appuyé dans les pages de Libre comme une déesse grecque. Parmi la riche cohorte de ses figures mythologiques, elles sont créatrices comme Gaïa, magiciennes comme Circé, politiques comme Antigone, artistes comme les Muses, infernales comme les Furies, amoureuses comme Aphrodite. Dont la déclinaison romaine, sous le nom de Vénus, ne cesse de nous abreuver de ses plaisirs et de ses périls, aphrodisiaques et vénériens. Au point qu’elle puisse parler aujourd’hui depuis les lèvres de Marika Doux, en un séduisant exercice d’autobiographie fictive. Enfin, séduisants ou ridicules, qui sait si nous convaincront Karrie Fransman & Jonathan Plakett en préférant L'Enlèvement de Perséphon à la féminine Perséphone...
C’est avec un rien d’opportunisme féministe que Laure de Chantal orne son essai, Libre comme une déesse grecque, avec un sous-titre accrocheur, voire racoleur : « Dans la mythologie, le meilleur de l’homme est une femme », qu’il eût mieux valu taire par pudeur. Rassurons-nous, l’ouvrage est de bout en bout roboratif, entraînant, convaincant. Dès l’abord, la thèse trouve son irréfutable preuve avec Gaïa, source de la cosmogonie grecque. « Terre aux larges flancs » selon Hésiode, elle est à l’origine du ciel étoilé, elle est la mère des Titans avec le concours d’Ouranos, de Cronos (soit le Temps), de Mnémosyne, déesse de la mémoire et mère des Muses, grand-mère salvatrice de Zeus, créatrice de l’Olympe et des hommes…
Ces hommes qui ne sont rien sans les Moires ou Parques, Clotho, Lachésis et Atropos, qui tissent le fil de nos destins : « À chaque homme, les Moires ont fait trois cadeaux : la vie, la mort et la liberté ».
Revenons aux neuf Muses, indispensables sine qua non. Sans elles, ni art ni sciences : « L’art et les sciences ne sont qu’une production des Muses », professe Platon (Ion 533). De Calliope, pour l’épopée, à Uranie pour l’astronomie, elles racontent, décrivent et découvrent les hommes, leurs haut-faits, mais aussi permettent la connaissance de la voûte céleste. Parmi elles, Clio inspire les historiens, Erato la poésie amoureuse, Terpsichore la danse, Euterpe est musicale, Polymnie chante les hymnes, Melpomène tisse la tragédie et Thalie la comédie, soit l’alpha et l’oméga du théâtre grec. L’on dit même qu’en ce club fermé, seul un mortel, plus exactement une mortelle, fut intronisée : la poétesse Sapho, « dixième Muse ».
Et combien d’héroïnes parmi l’immense galerie de la mythologie ! Iphigénie, sacrifiée par son propre père aux pulsions guerrières des Grecs contre Troie, remplacée par la biche d’Artémis, est en fait l’héroïne de la fin des sacrifices humains. Les Amazones, « guerrières des confins », qui, au-delà du mythe, appartiennent à la réalité historique[2], sont pour Platon le modèle la femme idéale pour une cité idéale, malgré leur violence combattive.
Après ces « guerrières », voici, au contraire de bien des préjugés, les « savantes ». Athéna, ou Minerve chez les Romains, représente la civilisation : « lumineuse, splendide, féminine et armée jusqu’aux dents ». Bienfaisante, elle enseigne le tissage aux femmes, et aux hommes offre l’olivier. Habile et sage, elle prodigue ses conseils et protège les Grecs lors de la guerre contre Troie, dont Achille. Aux côtés des dieux, « sans elles incapables de gouverner », outre Athéna déesse de la Sagesse, Mètis est l’Intelligence supérieure, aussi rusée que prudente. Et lorsqu’Ulysse est appelé « Polymètis », cela témoigne qu’il est loisible « aux femmes et aux hommes de se partager le pouvoir, en bonne intelligence ».
N’oublions pas avec elles Thémis qui est la Justice. Voilà bien autant de déités et d’allégories féminines indispensables à la marche du monde. Flora au « gai savoir » botanique est la gardienne du savoir scientifique. Ne donne-t-elle pas de plus « l’immortalité aux cœurs blessés ? » Ainsi Hyacinthe, Narcisse ou Attis sont changés en fleurs. Les Sibylles, aux messages volontairement sibyllins, ont des talents de devineresses certains. Elles vont jusqu’à connaître l’avenir de l’orthographe, puisqu’une belle coquille orne les pages 84 et 85, en intervertissant le « i » et le « y » !
« Indépendante, sauvage et sagittaire », voici Artémis, déesse de la chasse, une pratique pourtant traditionnellement associée au mâle. La « Dame aux fauves » a des talents de protectrice, car, en dépit de son célibat aux nombreux amants et amantes, elle aide les femmes à accoucher. Mais gare à sa justice sévère ! Ne fait-elle pas dévorer Actéon, qui l’a surprise se baignant nue, après l’avoir changé en cerf, par ses chiens…
Entrelaçant son énumération de remarques féministes souvent bienvenues, notre thuriféraire des déesses rétablit bien des vérités. Au-delà de l’image désastreuse de la magicienne Circé qui change les compagnons d’Ulysse en pourceaux (les hommes sont des cochons, n’est-ce pas ?) se découvre une Circé paisible et solitaire, « aux nombreux pharmaka », c’est-à-dire poisons et remèdes, un « professeur d’humanité », rehaussant ses pourceaux en les éduquant à la condition humaine, indiquant à Ulysse le chemin d’Ithaque. Ce dernier se voyant délivré avec aménité de l’amour de Calypso. Ariane, célèbre pour avoir été abandonnée par Thésée, est ici bien plus l’épouse de Bacchus, réalisant l’union de « Liber et Libera », soit celle de deux libertés. Hélène n’est pas seulement belle, mais également au sens moral, la beauté détenant un « pouvoir civilisateur universel », quoiqu’elle soit également fatale.
Femmes autant que déesses, ce sont des « battantes ». Qu’elles disent « oui » ou « non », la conviction et l’ardeur ne leur manquent jamais. Psyché ose découvrir le visage interdit de l’Amour, en « âme » assoiffée de connaissance, y compris jusqu’aux Enfers où elle est la seule femme à descendre, et à en revenir. De surcroit, de femme elle devient déesse ! Reine, mais bien au-delà de l’épouse royale et jalouse à bon droit de Jupiter, une Junon coléreuse anime de ses fureurs les poèmes épiques de l’Iliade et de l’Enéide. Exigeant la justice, Antigone refuse l’ordre inique qui lui a été donné par le tyran Créon. Daphné réussit à échapper aux avances empressées d’Apollon en se changeant en laurier. Volage comme Léda, intensément aimante comme Alcyone, la détermination et l’indépendance les animent. Symbole de la passion amoureuse ou « cheffe d’Etat », elles apparaissent comme des modèles imparables, des cristallisations de l’humaine condition à ses paroxysmes.
Pour reprendre le sous-titre, il est douteux que toujours se vérifie : « Dans la mythologie, le meilleur de l’homme est une femme ». En effet, avoue notre essayiste, « certaines sont davantage des anti-modèles que des modèles », ou encore, « la femme mythologique a le meurtre facile ». Pensons aux séductrices et fatales Sirènes, à Médée impunie qui égorge ses enfants, les sacrifiant à sa jalousie lorsque Jason l’abandonne pour une princesse. Pensons à Clytemnestre, mère coupable d’avoir tué son sanguinaire mari Agamemnon, assassinée par son fils Oreste, quoiqu’il faille peut-être la réhabiliter au nom de « l’injustice faite aux femmes »…
L’ouvrage, enthousiaste comme il se doit, trouve son acmé finale avec « Aphrodite au sommet », plus puissante que Zeus même et mère d’Harmonie et d’Eros, après avoir révélé que Tirésias, qui fut successivement homme et femme, sut que la seconde a bien plus de plaisir sexuel que le premier. Certes, cet essai n’a pas choisi de nous parler des dieux masculins, mais il concède volontiers qu’il s’agit d’une mythologie qui « regorge d’hommes admirables », même s’il le fait incidemment ; mais l’on ne saurait après cette lecture avoir la berlue en imaginant une Grèce ancienne furieusement machiste, tant au ciel de la mythologie ces dames sont riches de talents. Pour prolonger une telle thèse, pensons en outre au Christianisme, dont à peu près toutes les allégories sont femmes : Vertu, Foi, Espérance, Tempérance, Charité, etc.
Favorisée par les Muses, Laure de Chantal offre un essai rigoureux, joliment documenté, sachant citer Peter Sloterdijk[3] à propos du pouvoir et des colères égales de Junon et de Jupiter, éclairé enfin, qui ravit ses lecteurs, même si sa défense de la colère (en passant par Greta Thunberg) peut sembler fort discutable tant cette émotion est pulsion déraisonnable aux conséquences destructrices[4]. Elle n’écrit pas au hasard, ou sous le coup d’une mode idéologique. Agrégée de Lettres classiques elle a œuvré sur la langue française et la grammaire[5], sur la cuisine et le jardin antiques, y compris, ô joie, un Manuel du flirt antique[6], tout en dirigeant d’efficaces anthologies, comme sa Bibliothèque mythologique idéale, où ne manque ni déesses ni dieux. L’on y lira, réunis avec sagacité, la plupart des mythes, bien souvent féminins : le « deuil de Déméter » par Pausanias, l’histoire de Psyché, âme amoureuse » par Apulée, sans oublier un rare « Jugement des déesses » par le parodique Lucien de Samosate…
Puisqu’Aphrodite, devenue Vénus à Rome, est notre déesse chérie avec amour, lisons et contemplons une jolie prouesse éditoriale par Marika Doux : Moi Vénus… Autobiographie d’un mythe. Cette auteure entreprend une autobiographie fictive de son héroïne : Moi, Vénus. C’est pour le moins osé, surtout si des allusions à nos réseaux sociaux pétillent dès la première page. Vénus est en effet antique et aussi bien contemporaine, même nourrie par les auteurs de la Grèce et de la Rome anciennes, et animée par la voix facétieuse, espiègle, de Marika Doux, qui se glisse en coquine aimable et cependant redoutable dans la chair à l’incarnat fabuleux de son héroïne, dans l’esprit aux ruses exquises et digne du cosmos de son modèle dont elle est le reflet et le moteur. Empruntant la première personne, la narratrice nous amuse, nous enferre, nous caresse et nous fustige…
Prenant prétexte de l’inquiétude de Zeus quant à l’indifférence d’Internet et donc de l’humanité, l’auteure invite Vénus à « sauver l’Olympe ». Ainsi la déesse de la vénusté se raconte, de sa naissance au gré du sperme d’Ouranos jeté sur la mer jusqu’à la Guerre de Troie, mais aussi d’une annonce un rien burlesque destinée à des sites de rencontre, après qu’elle ait séduit tant de peintres, de poètes et de romanciers ; dont une petite anthologie achève l’ouvrage. Gageons qu’à cette annonce les aspirants au culte de la divinité ne manqueront pas…
Surtout si l’on a lu comment tant d’amours sont ici contés. D’abord sa rencontre avec Héphaïstos-Vulcain, « dieu du feu et des forges » et « dieu boiteux ». Au moment de consommer pour la première fois l’acte, ne dit-elle pas bellement : « dans mon cœur, les biches s’enfuyaient ». Cependant il va lui falloir connaître « l’appel puissant que j’avais insufflé à tant de créatures vivantes ». L’on a compris qu’elle ne restera pas enfermée parmi les étreintes et les cadeaux de Vulcain. De là viennent ses amours avec Mars, dieu de la Guerre, rejeté pour cela même par les autres dieux, ce qui n’empêche en rien l’accomplissement : « je suis devenue une terre vivante ». L’on imagine le courroux de l’époux trompé ; et les trois enfants de Vénus : Deimos (la Crainte), Phobos (l’Horreur) et Harmonie. Poséidon et Dionysos se succèdent, non sans que l’union avec ce dernier enfante le laid Priape l’Ithyphallique. Il n’en reste pas moins qu’une éthique amoureuse guide notre déesse : « Aimer est une synergie ». Ainsi naîtront également Hermaphrodite, Eros et Antéros, l’amour non réciproque et celui partagé…
Célèbre entre tous, celui qu’elle éprouva, lorsque la blessa la flèche de son fils Eros, pour Adonis, fier chasseur hélas tué par un sanglier, dont tant de peintres et de poètes, parmi lesquels Shakespeare, se sont gorgés. Mieux encore, Vénus a conscience de ses pouvoirs, y compris le plus grand : « J’ai fait du monde un Cosmos, le lieu de la Beauté, baigné par la symphonie des sphères ». Laissons le lecteur lentement dénuder la chair de ce livre, apprenant les variations du destin de Vénus : « Je passais donc mon temps à m’occuper des histoires d’amour des autres, puisque le sens des miennes m’échappait ».
Au-delà du récit et des allusions mythologiques obligées, et au moyen d’une écriture sensuelle indubitablement inspirée par la Muse Erato, Marika Doux s’interroge sur ce mythe de la beauté absolue, à laquelle chaque femme et chaque homme sont confrontés, avec fascination, sinon terreur. Vénus n’est pas seulement un corps et un visage voluptueux mais un être aventureux, nourri de succès et de déboires, mais dont la liberté n’est pas la moindre qualité.
Somptueusement illustré, de Botticelli à Dante Gabriel Rossetti, en passant par Jean-Léon Gérôme (sur la séductrice couverture) cet ouvrage-bijou invite à découvrir « à l’intérieur des deux rabats ces tableaux emblématiques » : les Vénus du Titien et de Vélasquez, certes infiniment connues, mais dont il est impossible de se lasser. Refermons ces rabats, de peur d’être définitivement happés par l’odor de femina (pour reprendre la formule du Don Giovanni de Mozart…
À moins que le plus engageant soit le bonheur de découvrir qu’il s’agit d’une collection. Déjà paru, Moi Œdipe, d’Alain Le Ninèze, conte le destin fatal de celui qui aveugla les tragédies et éclaira le freudien complexe, également illustré avec ardeur, terreur et beauté. L’on nous promet, parmi ces autobiographies d’un mythe, de naviguer du côté de l’Ancien Testament, en un bel équilibre culturel, avec Judith et Eve[7] : nous sommes tentés bien entendu…
Il existe un texte rare, intitulé La Veillée de Vénus,[8] un poème resté anonyme, probablement écrit sous l’empereur Adrien. « Aimez demain, vous qui n'avez jamais aimé, vous qui avez aimé, aimez encore demain », Ainsi nous invite le refrain de ce trop bref poème découvert au XVI° siècle par Pierre Pithou. Une telle célébration de la déesse de l’amour qui fut certainement récitée parmi la plaine de Catane lors de festivités nocturnes ne doit pas rester lettre morte.
D'aucuns osent considérer que les déesses grecques sont trop peu nombreuses, trop victimes de ces messieurs et mâles dieux. C’est ainsi que Karrie Fransman & Jonathan Plakett préfèrent à la féminine Perséphone L'Enlèvement de Perséphon. En un exercice de réécriture non sans talent, le couple illustratrice et auteur s’amuse à changer les sexes des héros, des dieux et des monstres. Pour évidemment dénoncer la domination historique et hystérique masculine. Ainsi Pandore devient « Pandoron », « Perséa » tranche la tête de Médusos », « Théséa » en finit au fond du labyrinthe avec la « Minogénisse », « Ulyssa » combat avec le succès que l’on sait la « Cyclopesse »…
Il est permis de prendre l’exercice avec le sourire, dans la mesure où « il s’agit d’interroger ». Et quoique le préfacier, Titiou Lecocq, défende le duo en prétendant que « les féministes ne veulent pas réécrire les récits traditionnels pour imposer leur censure », l’on ne peut s’empêcher de suspecter une idéologie de vouloir rivaliser, voire effacer, quelques siècles de mythologie que des auteurs immenses, tel Ovide, ont immortalisée, pour y substituer leur vision politiquement correcte, qu’il faut souhaiter négligeable et éphémère…
Et puisqu’il était question de libres déesses grecques, notons que les ferments de la liberté sont bien présents lors de l’Antiquité, y compris celle religieuse. Outre tous ceux qui prétendaient que les dieux étaient aussi lointains qu’indifférents à la condition humaine, comme Lucrèce, voici l’empereur Julien, qui, au quatrième siècle, défend ouvertement, outre « la connaissance des dieux » (donc du polythéisme), « surtout l’extirpation de la souillure de l’impiété »[9], soit se dresse contre la mainmise du christianisme, et en faveur de la liberté de penser.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.