par Anita Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David, 574 p, 24 €.
Günther Anders : L’Obsolescence de l’homme,
L’Encyclopédie des nuisances / Ivrea, 2002,
traduit de l’allemand par Christophe David, 368 p, 25 €.
Günther Anders : Le Rêve des machines,
traduit de l’anglais et de l’allemand par Benoît Reverte,
Allia, 2022, 144 p, 13 €.
Même s’ils ne furent mariés que pendant huit ans, de 1929 à 1937, Günther Anders et Hannah Arendt, outre leur germanité et leur judéité, partagent un souci commun à l’égard du totalitarisme, dont ils tentent de se prémunir, armés de leurs livres. Souci, angoisse, terreur, qu’ils vont sublimer en deux catharsis complémentaires aux moyens cependant différents. L’une assistera au procès d’Eichmann à Jérusalem pour contribuer à ses œuvres fondamentales de philosophie politique. L’autre mettra de nombreuses années à parachever son étrange roman concentrationnaire, cette caverne du totalitarisme : La Catacombe de Molussie, achevé en 1938. Si ce livre est longtemps resté inédit en français, l’esprit tourmenté de Günther Anders (1902-1992) était jusque-là célèbre pour son Obsolescence de l’homme, écrit afin de de se prémunir d’une apocalypse atomique dont le résultat idéal serait une vitrification, une opalescence de l’humain changé en éternel gisant.
« Un jour la Molussie sera renversée ». C’est en vertu de ce vœu pieux que se transmettent les enseignements et les histoires dans l’aveugle catacombe. Là sont rituellement jetés, enfermés, deux hommes, l’un âgé, l’autre plus jeune. Est-ce par un reste d’humanité ou par sadisme ultime que le régime molussien les associe par paire ? De façon à rire de leur vaine transmission, ou parce qu’il sait qu’il n’est pas éternel et que sa mémoire, fût-elle abjecte, subsistera ainsi. En effet, aussi étonnant que cela puisse paraître, lors de cette tyrannie qui semble ne pas devoir s’achever, c’est aux geôliers, servants consciencieux de la terreur, que nous devons de lire ces conversations.
Quoique leurs noms précédents aient disparus, Olo est l’ancien, Yegussa le nouveau venu. Devant le désarroi du nouveau prisonnier, le premier use de la raison, mais surtout d’une foule de contes, histoires, fables et doctrines, parfois de poèmes. En une alternance de dialogues en quelque sorte platoniciens et de récits plus ou moins fantastiques, voire merveilleux, la transmission se fait exclusivement par voix orale, en une initiation entre le maître et l’élève, le sage et le candide.
Parmi les récits emboités confiés de jour en jour par Olo, une remarquable mise en abyme est « le cours aux animaux ». Les voilà libérés de leurs cages et néanmoins finalement tués, ce dans le cadre de la « capacité au mensonge ». Il y est également question d’une « famille de magiciens, les derniers représentants d’une secte jadis opposée à la religion molussienne ». Quant à Bamba et Madame Kri, ils s’illustrent an tant que rapporteurs du culte de la personnalité, résumé par un adage signifiant : « Quand l’idiot est effrayé par les méchants, il trouve refuge dans la vénération ». Ou encore ces « roues de lectures politiques » introduites par le « dictateur Burru ». Le cylindre de texte tourne devant les yeux du lecteur, provoquant un « somnambulisme mou, propice « à la réalisation des programmes, à l’esclavage et au meurtre ». « Œuvre d’art totale », cet avatar de la « roue à livres » médiévale est de toute évidence une métaphore de l’incessante propagande fasciste. Plus loin, « le soulèvement des esprits de justice » contre le prince Gey n’aboutit qu’à un « décret contre l’injustice du foehn [qui] ne respecte pas l’injustice naturelle des hommes ». La parabole n’est plus religieuse mais indéfectiblement politique ; et paradoxale.
L’enchainement narratif et didactique forme une véritable éducation politique, forcément désespérée. Pourtant toute espérance n’est pas perdue, puisque le roman est précédé par une « Epigraphe gravée sous la statue de la vérité travestie en mensonge érigée après la libération de la Molussie ». La vérité est en effet pour le moins travestie lorsqu’apparaissent deux philosophes. Mee d’abord, dans le lequel on reconnait bientôt une parodie de Nietzsche, Zarathoustra fumeux, puis d’Heidegger (quoique celui-là soit sa propre parodie), nommé Règedié, dont le credo est l’appropriation de la mort. L’on se doute que la philosophie ne sort pas indemne de ce fourvoiement de la vérité et de cette collusion avec le totalitarisme.
Le huis-clos dans le noir le plus total, cyclique et permanent, là où « il n’y a pas de pourquoi », pour reprendre le mot d’un nazi d’Auschwitz dans Si c’est un homme de Primo Levi, ne s’ouvre que grâce à la seule évasion des contes. Est-ce en cela qu’il faut penser à la caverne de Platon, dans La République ? Hors de la nuit de la répression, d’où les protagonistes ne distinguent que les ombres fournies par les récits, se trouverait l’essence de la vérité et de la liberté.
Faut-il n’y voir qu’un hasard lorsque la « Molussie » fait en français penser à un mot-valise, entre molosse et Russie ? L’Antiquité garde en effet la mémoire d’un pays appelé « Molossie », dont les habitants, les « Molosses » ont donné leur nom par antonomase à leurs chiens redoutables. De manière concomitante, « la Glorilie » est la France, « l’Ursie » la Russie, les Etats-Unis « l’Usalie ». Pour revenir à cette Molussie, c’est bien le nazisme qui est visé, tel qu’il s’installe à partie de 1933, en une vaste métaphore intemporelle. Même si le lecteur prévenu n’exceptera pas, à l’instar d’Hannah Arendt, le communisme[1], essence jumelle du totalitarisme.
Etouffant et touffu, ovni surgissant parmi la lignée de 1984 d’Orwell, la dystopie de Günther Anders est éprouvante et plus noire que la poix des cauchemars. Pourtant des lueurs en jaillissent, ce sont celles de l’espérance et de l’intellect, qui animent les contes, en ce lointain rejeton des Mille et une nuits, en ce gigantesque et polymorphe apologue. Saluons cette édition savante, nantie des « apocryphes molussiens », d’une préface, de documents et postfaces, de notes : une somme à la mesure du projet-monstre dont on ne peut qu’apprécier le degré de prescience dont fit preuve le créateur de 1938 face à ce qui n’était encore qu’un système concentrationnaire en gestation.
Outre les tenailles du fascisme, Günther Anders était violemment préoccupé par deux menaces qui lui paraissaient également terrifiantes : la bombe atomique et l’aliénation de l’individu par les machines et leurs produits. Voici venir selon son analyse le temps de « l’obsolescence de l’homme », titre de son alarmant essai de 1956, dont le sous-titre est le suivant : « « Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle ».
Fabrication, consommation, loisirs, tout pour Günther Anders aboutit à « l’homme de masse ». Aussi peut-il affirmer : la technique est notre destin ». Que dirait-il aujourd’hui au regard des technologies numériques, commerciales et communicationnelles, de surveillance, voire idéologiques ? Il n’en reste pas moins que l’analyse du philosophe est biaisée par un anticapitalisme sous-jacent, la consommation n’étant pas forcément antinomique à la liberté, mais une condition sine qua non, qu’il s’agisse de consommer des légumes, des smartphones, des livres ou des œuvres d’art, car à cet égard consommation peut être libération et assomption intellectuelle. La réprobation de l’idée d’émancipation au travers des technologies modernes a quelque chose de passéiste et de contre-productif, tant, après l’imprimerie dont usa notre essayiste, Internet peut être propice à la diffusion intellectuelle et artistique, à la création et à l’esprit critique, si bien entendu les princes des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon et caetera), de mèche avec les Etats, ne nous mangent pas.
Après ces prémisses, l’essai profus de Günther Anders se divise en deux axes majeurs. D’abord des « considérations philosophiques sur la radio et la télévision », qui nous traitent « comme des enfants et des serfs », ce qui n’est pas toujours faux, loin de là, et nous rappelle le dialogue en forme de pamphlet des libéraux Karl Popper et John Condry[2]. Ensuite « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse ». Car l’humanité tout entière peut être tuée, la bombe n’étant pas un moyen, mais « un absolu ». Tout cela confluant dans l’annihilation et le nihilisme, dans le cadre de « la honte prométhéenne ».
Si, un demi-siècle plus tard, le péril atomique semble s’éloigner dans les brumes de la dissuasion, la réflexion de Günther Anders n’en est pas moins valide, tant nous restons à la merci de ce matériel pléthorique et de l’hubris suicidaire de quelque dictateur. Une réelle conscience morale est encore à élaborer au service des « morts en sursis » que nous sommes. Une telle réflexion, cela va sans dire, reçut l’approbation d’Hannah Arendt, dans une lettre de janvier 1957.
Il n’y a pas d’obsolescence de Günther Anders. Si nous connaissions le massif philosophique de L’Obsolescence de l’homme et celui romanesque de La Catacombe de Molussie, voici deux lettres inédites, quoique moins modestes que le mot « lettre » pourrait le laisser prévoir. Elles sont adressées en 1960 à Francis Gary Powers, un pilote espion américain arrêté lors d’une mission en Union soviétique, en pleine guerre froide, ce qui fit craindre l’incendie guerrier ou nucléaire. Dans la première, il dénonce le couple « ignorance et omnipotence » qui conduit à l’inhumanité, comme pour le pilote d’Hiroshima à qui l’on a également caché les conséquences de son obéissance. Dans la seconde, Le Rêve des machines, plus abondante, le « décalage prométhéen » affecte « le monde des appareils » aux dépens de l’intégrité humaine : « Vous avez été doublement dégradé », ce par le travail et l’irresponsabilité. Une idéologie machinique prend la place de l’âme ; libre arbitre et conscience se sont évaporés. Ainsi « le travail sans homme » signe la fin de notre « époque adamique ». Pire : « même ceux qui sont juridiquement propriétaires du monde des instruments tomberont à leur tour sous son diktat ». Quand « le monde des machines est aujourd’hui la seule autorité », il faut recourir au jugement moral. Le texte est efficace, tranchant.
Pour Günther Anders toute consommation est complice de celle des armes, dans un système capitaliste. Ce qui est faire fi d’une telle faim meurtrière sous le joug communiste, et de la dissociation morale et libre des consommations bénéfiques et de celles néfastes. Sans compter le nécessaire : « Si tu veux la paix, prépare la guerre », venu de l’historien romain Végèce.
Certes, nous pourrions également reprocher au philosophe un penchant luddiste qui ne reconnaît guère les bienfaits apportés à l’humanité par la mécanisation. Et sa peur obsessionnelle d’une guerre nucléaire qui n’a pas entraîné la nuit du monde depuis 75 ans. Toutefois, en témoignent les pulsions tyranniques, destructrices, sinon suicidaires de l'humnité, voire les ravages de l’anthropocène, les pièges d’un périssable Internet et du Métavers, la réflexion du philosophe (1902-1992) ne perd ni son acuité, ni son actualité.
Günther Anders et Hannah Arendt ont en commun d’être des penseurs d’après Auschwitz et Hiroshima. Génocide, élimination de l’humanité, dans les deux sens de ce dernier terme, conjuguent leurs périls pour alerter d’indispensables humanistes, penseurs résolus du phénomène totalitaire. Afin de pouvoir éviter la catacombe de la tyrannie de masse, ne faut-il pas, selon le titre d’Hannah Arendt[3]cultiver les lumières de la perspicacité intellectuelle ; et « la liberté d’être libre[4] »…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.