Forêt domaniale du Bois Henri IV, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut
Les prodiges des forêts
par Peter Wohlleben, Paul Smith
& Christopher Stone :
La Vie secrète des arbres,
Des racines aux feuilles,
suivi de :
Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ?
Peter Wohlleben : La Vie secrète des arbres,
traduit de l’allemand par Corinne Tresca, Les Arènes, 272 p, 20,90 €.
Paul Smith : Arbres. Des racines aux feuilles,
Flammarion, 2022, 320 p, 49 €.
Christopher Stone : Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ?
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Tristan Lefort-Martine,
Le Passager clandestin, 158 p, 12 €.
Ils vivent autour de nous. D’une vie simplement végétative, sans un mot, en silence, sauf le vent dans les feuilles, qui les ploie, qui les fracasse parfois. Leur chute est leur seul bruit de terreur, si l’on veut leur accorder cette personnification. Il faut cependant réviser notre perception naïve, engranger de plus perspicaces connaissances ; ce dès l’ouverture du livre étonnant de Peter Wohlleben : La Vie secrète des arbres. L’essai ressortit d’abord à l’écologie - au sens scientifique du terme - mais également à la poétique. Paul Smith préfère une approche plus géographique et économique en allant « des racines aux feuilles ». Faut-il y ajouter le droit, lorsque l’on se demande, avec Christopher Stone : Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ?
Sous-titré « ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent », ce bréviaire du marcheur en forêt est étonnant à plus d’un titre. Le plus stupéfiant est la capacité de communication des arbres : par les odeurs, par les modifications chimiques avertissant des attaques d’un prédateur et permettant de le repousser, par les racines qui redistribuent d’arbre en arbre les substances nutritives et les informations, par la douleur et la mémoire. « Je me demande parfois si nous ne serions pas contraints de traiter les arbres et l’ensemble des végétaux avec plus d’égards s’il s’avérait sans contestation possible qu’ils partagent de nombreuses facultés avec les animaux », assure Peter Wohlleben…
Toute une vie est exposée à qui sait la regarder, l’analyser. D’arbre en arbre, tout un univers de microscopiques champignons bouillonne à leurs pieds. L’écorce (dont ils se desquament, comme nous nos peaux mortes) et les cercles du duramen disent l’âge du pluri-centenaire. Le houppier sommital s’élance vers la lumière. Cependant les cerfs érodent et broutent feuilles et jeune bois. Les blessures attirent insectes et larves. Le lierre et le gui sont de dangereux parasites. On y lit jusqu’aux crimes, dus à la foudre, aux tornades, aux insectes ravageurs, aux pics verts et noirs qui creusent, brisent et rongent les seigneurs des forêts. Quant aux platanes, tilleuls et autres espèces urbaines, ils sont bien plus fragiles, survivant isolés, sans congénères, dans une terre pauvre et trop tassée, dans la chaleur du goudron et du béton, assoiffés.
De toute évidence, sachant parfaitement s’adapter aux saisons et aux ères climatiques, « la forêt est un gigantesque aspirateur à CO2 », ce dernier ayant d’ailleurs « un effet fertilisant ». Elle produit, du moins le jour, l’oxygène dont nous avons besoin. Elle est de plus un garant de la biodiversité ; par exemple, au seul bois mort, sont inféodés « 6000 espèces végétales et animales actuellement connues », espèces certainement précieuses pour le zoologue, le botaniste. Mais aussi un régulateur de climat, grâce à son abondante humidité, jusqu’au centre des continents.
Aussi passionné qu’attentif, Peter Wohlleben, forestier de son état, nous raconte avec entrain, et sans nous ennuyer une seconde, comme une véritable biographie de ses amis. Leur naissance, leur croissance, leurs maladies, leur mort, sans oublier leur progéniture, dont quelques-uns de ces « bébés-arbres grandissent sans parents » autour d’eux, donc plus vulnérables. Quant aux « enfants-arbres », ils « doivent souvent patienter des centaines d’années avant de pouvoir eux-mêmes fleurir et transmettre [leurs] gènes ». D’où l’« éloge de la lenteur » de ceux qui savent avoir des caractéristiques individuelles. Et visiblement le hêtre, « grand vainqueur » de la compétition arbustive, plus que l’épicéa et le chêne, est son préféré, même si l’if peut perdurer plus de mille ans.
Servi par une écriture limpide, un agréable didactisme, même s’il se répète un tantinet, Peter Wohlleben, obscur forestier, mérite la succès qui le met en lumière, quoiqu’il préfère se retrancher derrière le tronc de ses arbres aimés.
Quoique ami à la vie à la mort de ses compagnons des bois, Peter Wohlleben n’a rien d’un jusqu’au-boutiste écologiste ou végan : « Nous utilisons des êtres vivants qui sont tués pour satisfaire nos besoins, il est inutile d’enjoliver la réalité. Pour autant est-ce blâmable ? Nous sommes nous aussi partie intégrante de la nature et ainsi constitués que la substance organique d’autres espèces vivantes est indispensable à notre survie. […] Nous devons veiller à ne pas puiser dans l’écosystème forestier au-delà du nécessaire et nous devons traiter les arbres comme nous traitons les animaux, en leur évitant des souffrances inutiles ». Il plaide pour une exploitation forestière non invasive, pour une biodiversité des frondaisons, d’ailleurs plus productive (comme l’est la permaculture), pour que la sylviculture permette une part de reconstitution primaire. Ne fait-il pas ainsi preuve de sagesse ?
Nous saurons avec lui trouver une paix, une osmose avec la vie intense des arbres, en pratiquant l’art de marcher[1] parmi une hêtraie, sous les rousseurs des frondaisons, si possible dans une forêt primaire d’un massif montagneux isolé, là où l’on respire la fraîcheur feuillue et la vivacité de nos pensées…
En France, la surface forestière a doublé depuis un siècle. En Californie, quelques illuminés, tentés par les sirènes de l’irrationnel embrassent le tronc d’un arbre, parfois à plusieurs, de façon à s’imprégner de leur énergie positive. Les poètes ont depuis longtemps été impressionnés par la puissance, la symbolique et l’esthétique arbustive, tel Paul Valéry et son « Dialogue de l’arbre », dans lequel Tityre sait « ce que vaut ce que m’enseigne l’arbre[2] », ou Rainer Maria Rilke parmi ses Sonnets à Orphée :
Il n’est pas tout à fait étonnant que l’essai de Peter Wohlleben vienne d’Allemagne, où il rencontre un succès prodigieux, et plus précisément des forêts des massifs de l’Eifel et du Harz. Souvenons-nous des forêts germaniques et de leur dimension identitaire, mentionnées par l’Historien romain Tacite, de la passion pour les silhouettes ligneuses dans les tableaux du peintre romantique Caspar David Friedrich, de la tradition écologiste allemande, y compris dans le culte de la nature explicite chez les Nazis[4], de l’atavisme forestier rarement démenti outre-Rhin, tel que la lecture du magnifique livre de Simon Schama, Le Paysage et la mémoire[5], peut nous en convaincre.
Plus géographique, économique, est l’album splendide de Paul Smith aux 500 illustrations, intitulé Arbres des racines aux feuilles. Mais loin de se limiter au pouvoir suggestif des images, il nous emporte avec brio parmi l’infinie diversité arbustive sur tous les continents, jusqu’à la symbiose avec l’humanité qui sait les exploiter, les détruire et les choyer. L’anatomie des arbres rejoint l’anatomie des cultures.
Tournons-nous vers les Etats-Unis, pour aller un peu plus dans la réflexion. Si, vivants et précieux, les arbres sont des créatures sentientes, qui sait si leur dignité, leur droit naturel à l’existence et au développement, ne doivent pas leur permettre d’acter en justice.C’est la thèse que défend Christopher Stone, dans son bref essai Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ? paru en 1972 outre-Atlantique et seulement aujourd’hui en France. Non seulement les arbres, une forêt, une rivière, comme lorsqu’en Nouvelle-Zélande le parlement accorda en mars 2017 le statut de personne juridique au fleuve Whanganui, qu’une communauté maorie voyait dangereusement menacé par un barrage. Le droit à l’existence, à la pérennité, d’un bel arbre, d’un espace naturel exceptionnel, s’il ne peut être défendu par leurs soins, doit, selon Christopher Stone, être représenté par une association, voire un Etat. Reste le risque que ces derniers s’emparent abusivement d’une prérogative qui deviendrait une tyrannie écologiste[6], menaçant le développement humain. Comment hiérarchiser la beauté et l’utilité des animaux (et le faut-il ?) face à la hiérarchie anthropique ? Christopher Stone, s’il est partisan des « droits de l’environnement », dans le cadre de ce qui deviendra la « deep ecology », et de la personnalité juridique d’une nature à défendre contre les crimes commis à son égard, n’ignore pas tout à fait ces interrogations. S’attachant aux « aspects juridico-opérationnels » et aux « aspects psychologiques et psycho-sociaux », son essai informé fait aujourd’hui référence pour les juristes, mais aussi pour le philosophe. À l’heure où un Président des Etats-Unis[7] déclassifie quelques parcs naturels pour y permettre des recherches pétrolières et gazières, faut-il être intransigeant en statufiant les espaces protégés, ou faut-il s’assurer que de nécessaires exploitations n’auront qu’un impact léger, au point d’exiger qu’une fois l’exploitation sélective réalisée, la nature soit rendue à son état originel ? La sagesse reste entre les lèvres de Christopher Stone : « Il se pourrait que la plus noble des tâches qui ait été assignée à la Cour suprême ne soit pas de faire tomber ses sentences, mais de relever dans l’esprit humain les idées les meilleures, les plus délicates et les plus généreuses qui y abondent, et de leur donner forme, réalité, et légitimité ».
Après la vision scientifique de Peter Wohlleben, puis celle juridique de Christopher Stone, penchons-nous sur un « essai d’une philosophie occidentale » : le Traité de l’arbre[8] conçu par Robert Dumas, petit livre séduisant, savant et illustré. De « l’arbre symbolique » au « gouvernement des arbres », toute une histoire des forêts s’associe à celle de l’humanité occidentale. Le botaniste les nomme et les classe, le propriétaire et le planteur spéculent sur les gains à venir grâce à ces troncs et ces branches qu’exploite la machine économique. Le philosophe s’étonne de lire la suite de Fibonacci dans la distribution des feuilles sur une tige ; mieux, après un coup d’œil vers Kant et Hegel, Deleuze oppose l’arbre du pouvoir au rhizome de l’anarchie, quoique selon Robert Dumas « le rhizome ne brise pas la logique de l’arbre, il l’accomplit et la surdétermine ». Enfin la littérature - et plus particulièrement la poésie, dont celle d’Hugo - chante l’habitat des petits oiseaux, quand la peinture, à la suite du jardin d’Eden, consacre le roi des forêts comme arbre de vie et de la connaissance. Avant de devenir sujet de représentation par lui-même et de peupler le calme des tableaux classiques de Poussin et de Le Lorrain, puis le romantisme inquiet de Caspar David Friedrich…
Encore philosophique, mais plus littéraire, Robert Harrison[9] lit les forêts selon le prisme de « l’imaginaire occidental ». Il est vrai que les espaces forestiers, impressionnants, ne peuvent qu’investir nos fantasmes, nos peurs, nos désirs et nos rêves. Chronologiquement ordonné, l’essai va de la babylonienne épopée de Gilgamesh au poète italien contemporain Andrea Zanzotto. Les dieux anciens, tels Dionysos, s’y ébattent, le Roland de L’Arioste y laisse éclater sa folie, déracinant des arbres, Dante s’y égare avant d’entrer en Enfer avec Virgile, les fées et les ogres s’y tapissent, les « correspondances » de Baudelaire échangent leurs mystères. Voilà un espace ténébreux dont il faut se méfier tant l’irrationnel y vit à demeure. Pourtant des peintres, des poètes, apprivoisent la forêt en peignant sa nature paisible, comme Constable, s’y font un havre de bien-être, comme Thoreau au bord de son étang de Walden. Bientôt la forêt, dans une prise de conscience écologique, n’est plus aussi repoussante, elle n’est plus seulement à exploiter, à maîtriser, mais à préserver. L’imaginaire des forêts a basculé avec l’évolution des regards et des sciences, des mentalités et des politiques. De « mémoire culturelle » elle est passée à une autre dignité : celle du vivant.
Quand l’homme bétonné fait - tout-à-coup - l’expérience de la nature ; qu’il goûte le silence de l’infime, le doux chuchotement du vent, l’espace vert et nuances,- il comprend combien le béton, le gris, sont pavés de misère. Un seul marronnier dans une cour de prison suffit à allumer les pépiements du ciel. <br />
Merci de ce bel article.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.