L'Ermafrodito dormiente, Museo Nazionale Romano, Roma.
Photo : T. Guinhut.
À la recherche d’une londonienne Sodome.
Peter Ackroyd : Queer city.
L'homosexualité à Londres
des Romains à nos jours.
Peter Ackroyd : Queer city, traduit de l’anglais (Royaume-Uni)
par Bernard Turle, Philippe Rey, 320 p, 20 €.
« Pareils à des flammes de Sodome », étaient ces jeunes chevaliers de l’Angleterre médiévale… Un tel flambeau, attisé par le vent, discrètement caché, ou violemment réprimé, n’est pas prêt de s’éteindre dans la capitale de l’Angleterre. Queer city ou « L’homosexualité à Londres des Romains à nos jours », selon le sous-titre, émane d’un grand connaisseur de cette ville, qui œuvra longtemps à son monumental Londres. La biographie[1]. L’éclairage est cette fois plus précis, plus exclusif, fouillant les mœurs exhibés autant qu’un monde interlope réprouvé. Folle ou pédale, le queer est celui qui n’est pas hétéronormé. Le terme, argotique et méprisant, a trouvé depuis quelques décennies ses lettres de noblesse, grâce aux « queer studies », autrement dit les recherches, y compris universitaires, sur la culture gay et lesbienne, trans et cisgenre. Il est évident que l’essai historique de Peter Ackroyd (né à Londres en 1949), par ailleurs romancier et biographe d’un talent précieux, relève de ce champ ; car « l’ambigüité sexuelle, que l’on imagine trop souvent caractéristique du XX° siècle, a déjà une longue histoire derrière elle ».
Lisons avec profit un préambule étymologique montrant que le queer, le gay (qui s’appliquait aux prostitué(e)s) ou sodomites), voisinent avec des sobriquets comme le Ganymède (cet échanson enlevé par Jupiter). On s’amuse du « windward passage » ou « conduit venteux », ou de ces « messieurs de la porte arrière », alors que le sérieux l’emporte lorsque l’on apprend que le terme « homoszexualitas » fut inventé en 1869 (non ce n’est pas un jeu de chiffres douteux) par un Hongrois, Karl-Maria Benkert. Cependant Peter Ackroyd est loin d’avoir tort de préférer à ce dernier néologisme, et surtout à l’affreux acronyme LGBTQIA, le terme, auparavant dénotant le dégoutant, le bizarre et l’anormal, qui donne ses lettres de noblesse à ce Queer city. À ce stade, le lecteur prude aura déjà quitté ces pages…
D’Aristote à Diodore de Sicile, les lettrés de l’Antiquité dévoilent les mœurs des Celtes, qui pratiquaient les « amitiés ardentes entre les hommes ». Les Romains de Londinium, fondée en l’an 43, affectionnaient les mœurs homosexuelles, comme les Grecs, quoique l’homme soumis fût méprisé, ce que confirme la lecture de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault : « c’est, dans cette société qui admettait les relations sexuelles entre hommes, la difficulté provoquée par la juxtaposition d’une éthique de la supériorité virile et d’une conception de tout rapport sexuel, selon le schéma de la pénétration et de la domination mâle ; la conséquence est d’une part que le rôle de « l’activité » et de la domination est affectée de valeurs constamment positives, mais d’autre part qu’il faut prêter à l’un des partenaires dans l’acte sexuel la position passive, dominée et inférieure[2] ».
Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
L’arrivée du christianisme, événement d’importance que Peter Ackroyd signale étrangement au cœur d’un paragraphe, alors qu’il eût mérité rien moins qu’un nouveau chapitre, modifie profondément la perception morale de la chose, devenue bassement criminelle. Nul doute que règnent l’écho de la loi mosaïque (« L’homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme : c’est une abomination qu’ils ont tous deux commise, ils devront mourir, leur sang retombera sur eux[3] ») et de la morale du mariage de Tertullien. Cependant une tolérance presque continue affecte jusqu’aux plus hautes sphères du Royaume d’Angleterre.
Richard Cœur de Lion était-il queer ? Pour « Richard II et ses obscene intimacies avec son favori, Robert de Vere », la cause est entendue. Jacques Ier, entre autres, était friand de mignons et fondait en extase devant ses favoris. Plus tard, Guillaume III eut la même réputation. Au XVII siècle, « la cour était un univers queer », un « château de derrière ». Il semblerait qu’existât un « club sodomitical » aux plus hauts rangs de la société. Lords, évêques, nulle catégorie sociale n’échappait à cette confrérie secrète. Hélas, « les agressions sexuelles sur les mineurs étaient à la fois plus fréquentes et plus ignorées qu’au XXI° siècle ».
Même si la sodomie pouvait être punie de mort, bien rares furent de telles condamnations, à moins d’être pris sur le fait sans ambigüité. Cependant, au cours du XVIII°, sans compter bien sûr les maladies vénériennes, la chose devint de plus en en plus risquée au regard de la loi. Agents de la « Société pour la réforme des mœurs » et policiers organisaient des rafles, qui conduisaient au pilori, à la prison et à la pendaison, sans compter la vindicte populaire et son plaisir de l’humiliation et de l’exécution publiques, ceux que l’on appelait également des « mollies », ainsi coupables de « bougrerie ». Parfois l’on en profitait pour accuser tel ou tel le plus faussement du monde. Combien d’innocents (quoique aujourd’hui l’innocence serait pour tous, sauf les violeurs et pédophiles) furent châtiés ? Le XIX° siècle atteignit le tréfonds de l’horreur : « Quatre-vingts hommes furent pendus pour ce crime entre 1806 et 1835 ». Alors que sur le continent de telles exécutions s’étaient taries depuis 1791. Seul le philosophe Jeremy Bentham, en 1818, plaidait une cause humaniste, affirmant que la sodomie est « un crime, si c’en est un, qui ne cause aucune détresse à la société », quoiqu’il se gardât de publier ce texte. Prude et rigoriste, l’ère victorienne ne fut pas tendre pour les amours particulières. Or, dans la première moitié du XX° siècle, « les gays des deux sexes furent soumis à un degré de préjugés et d’intolérance jamais atteint dans l’histoire de l’Occident ».
Il fallut attendre les années soixante pour que les lois sur les « crimes sexuels » soient amendées, d’abord sans grand effet. Et surtout l’activisme du « Gay Liberation Front » à partir de 1970 qui permit une rupture dans les mœurs et leur acceptation : la première « Gay Pride » défila en 1972. Il n’est pas étonnant que les mouvements féministes[4] puissent faire florès en cette même période. Hélas, apparut bientôt le Sida, cette « peste gay ». Depuis, pourtant, le gay acquiert une identité visible, tant ses célébrités envahissent tous les domaines de la société. Au point que « la reine trouva le temps d’envoyer ses félicitations personnelles au London Lesbian and Gay Switchboard à l’occasion de son quarantième anniversaire ». En une génération Londres et l’Angleterre ont pratiqué une inimaginable inversion des mœurs, malgré la résilience de l’homophobie. Enfin, la « queer theory » permet d’interroger les questions de l’inné et de l’acquis homosexuels, du sexe et du genre, quand intersexes[5] et transsexuels proposent de nouvelles identités…
L'on n’échappe évidemment pas à un chapitre consacrée aux femmes « frotteuses ». Ces dames « aux reins dévergondés », selon Robert Burton, l’auteur de L’Anatomie de la mélancolie paru en 1621, sont en quelque sorte des « hermaphrodites », selon le puritain Philip Stubbes. Certaines se travestissaient en hommes : « Moll la coupeuse de bourses » se vit honorée par deux biographies, plus ou moins fiables, dont The Roaring Girl en 1610. Elle prétendait ne pas s’intéresser à la sexualité ; on dirait aujourd’hui une asexuelle. Le dramaturge Ben Johnson évoquait un « collège hermaphroditical » dans lequel le godemiché était un indispensable accessoire. Pourtant leurs désirs étaient le plus souvent passés sous silence, tolérés tant qu’ils ne dérangeaient pas l’ordre social. Leurs poétesses, comme Katherine Philips, étaient bien moins vulgaires que les hommes travestis. L’on connut d’ailleurs des mariages féminins, l’une étant travestie. Margaret Cavendish composa en 1668 une pièce célébrant l’érotisme féminin : Le Couvent du plaisir ! La Première Guerre mondiale fut l’occasion pour de nombreuses femmes, soudains ouvrières et employées, d’affirmer des cohabitions, donc une voie vers les libertés. Mais « un livre lesbien causa un tollé en 1928 » : Le Puits de solitude de Radclyffe Hall. Bien que retiré de la vente, cette histoire de « femme masculine » devint un étendard queer.
Dans les milieux artistes, féconds en amateurs d’amours homoérotiques, les acteurs, des pièces de Shakespeare et du théâtre élisabéthain, jouaient les rôles féminins, car il eût été indécent que les dames montent sur scène. On imagine fort bien que l’ambigüité de ces jeunes gens faisait saliver les amateurs… Pensons également aux Sonnets de Shakespeare[6], explicitement adressés à un jeune homme blond, sommet de la poésie amoureuse la plus raffinée. Quant au Comte de Rochester, écrivain pour l’occasion, il fut l’auteur présumé d’un Sodome, ou la quintessence de la débauche, en 1684…
La liste est longue de ces romanciers et poètes que leur homosexualité contraignit à l’exil, comme Lord Byron au début du XIX° siècle, ou, au mieux, à une difficile discrétion : ce fut le cas, un siècle plus tard, d’E. M. Forster, qui ne consentit à publier son roman Maurice que de manière posthume.
Inévitable est alors l’affaire Oscar Wilde. Si la peine de mort pour « bougrerie » fut abolie en 1861, elle fut commuée en travaux forcés à perpétuité. L’écrivain, qui eut le tort de s’entêter à vouloir réfuter l’accusation de sodomie au moyen d’un procès, se vit condamné en 1895 à deux ans de travaux forcés. L’on se consolera en se souvenant que c’est grâce à cette abjection qu’il écrivit le déchirant poème : La Ballade de la geôle de Reading. Si aujourd’hui une quinzaine de pays ont légalisé le mariage homosexuel, il en reste encore une douzaine qui prodiguent à cet égard la peine de mort. Devinez lesquels…
Une cartographie des lupanars sodomites surgit des pudeurs de la mémoire londonienne, dévoilant maints impétrants, jusqu’à une catin masculine, surnommée « cul merdeux » ! Il existait « à Spitalfields un célèbre bordel de mineurs ». Hollywell Street était connue pour ses « cinquante-sept boutiques de pornographie », tout ceci au cœur du XIX° siècle. Un « jardin de plaisirs » à Camberwell était le refuge du « transvestisme ». Les vagabonds avaient les dortoirs de l’asile de Lambeth pour havres de chaleur humaine masculine : « Certains gentilshommes aisés se déguisaient même en mendiants pour y avoir accès ». Les églises mêmes prêtaient leur pénombre aux actes « contre nature », et jusqu’aux cimetières. Ce que confirme en 1805 le sieur Pillet, quoiqu’il passe sous silence l’homosexualité : « Le Français qui a résidé en Angleterre, qui a observé les usages et les mœurs de ce pays, y voit ce que j’ai vu, les cimetières changés en lieux de prostitution[7] ! » Peter Ackroyd note avec entrain : « Les visiteurs auraient été en droit de croire que les rues de Londres étaient pavées d’hommes plutôt que d’or » !
Un autre intérêt de cet essai est l’attention porté au vocabulaire, à l’argot des pratiquants, où l’on voit apparaître « drag » au sens de travesti, où « dans l’idiome polari tout devenait très camp ». Mélange de cockney et de verlan, de yiddish et de romani, le « polari » fonctionnait comme un code secret aux sous-entendus couramment sexuels. Les métaphores pissaient dru dans « les chapelles en zinc » !
Malgré quelques bonds chronologiques un rien désordonnés, l’essai de Peter Ackroyd se lit mieux qu’un bréviaire. Tout juste si un critique tatillon lui reprocherait l’anachronisme assumé du vocable « queer ». Animé d’anecdotes savoureuses, parfois égrillardes, avec des chapitres intitulés « Aucun con », « Suce ton maître » ou encore « Chevaucheurs de croupes », l’ouvrage soulève le voile sur tout un monde turbulent, frelaté, dangereux et cependant fascinant. Un cahier central de photographies expose des personnalités significatives, depuis les rois Guillaume II et Edouard II, friands de fessiers orgiaques ou amicaux, jusqu’à la Gay Pride et l’ « Equal marriage ». À mi-chemin du « curiosa » et du plus sérieux essai historique, la traversée des mœurs vaut par sa verdeur et sa richesse, par son empathie sans pathos. Déjà historien de sa ville préféré, avec son Londres. La biographie, Peter Ackroyd la pénètre par la porte de derrière, si l’on veut nous pardonner ce jeu de mot d’un fondement douteux. Il est cependant certain que notre essayiste, qui fait également ici œuvre sociale et politique, ayant montré en son ouvrage un tel humour pour un sujet grave aux fins trop souvent tragiques, saura sourire avec nous ; ce du haut de notre liberté sexuelle conquise de hutte lutte en Occident, et qui peut se révéler, prenons-y garde, fragile…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.