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30 septembre 2024 1 30 /09 /septembre /2024 16:31

 

Canal Grande e Palazzo Cavalli Franchetti, Venezia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Italo Calvino, voyageur

des nids d’araignées et des villes invisibles :

de la Pléiade au Cahier de l’Herne.

 

 

Italo Calvino : Romans,

traduits de l’italien par

Yves Hersant, Christophe Mileschi, Martin Rueff & Roland Stragliati,

La Pléiade, Gallimard, 2024, 1328 p, 69 €.

 

Italo Calvino, Cahier de L’Herne, 2024, 304 p, 37 €.

 

 

Météore inattendu de la littérature transalpine, le romancier italien Italo Calvino (1923-1985) fut particulièrement perché, tant il était autant à l’affut de la connaissance que de l’invisible et de l’inexistant. Ce qui ne l’empêcha pas – bien au contraire – de donner forme et langue à son intellectuelle fantaisie.  Il fait désormais l’objet d’une double consécration en entrant à la fois parmi la prestigieuse collection de la Pléiade et au fronton d’un Cahier de L’Herne. Sur les couvertures de ces généreux volumes, s’affiche le regard coquin, le sourire espiègle, l’acuité du regard, bien digne de l’auteur de Palomar, lorsque le personnage emprunte son nom à l’observatoire californien, qui usa longtemps du plus grand télescope au monde. Un tel écrivain oscille bien entre macrocosme et microcosme. Ainsi, confiant au « sentier des nids d’araignées », le soin de guider les partisans contre le fascisme, il reste un observateur scrupuleux de l’infime, alors que ses « baron perché » et « chevalier inexistant » préfèrent fuir un réel insuffisant au profit du fantastique. Plus loin dans sa carrière, il aime à énumérer en toute mystérieuse beauté ses Villes invisibles, naviguant à vue parmi les fantasmes urbains les plus indicibles, en embarquant son lecteur sur les navires de ses poèmes en prose. Tandis qu’un penchant métalittéraire s’invite lorsque « par une nuit d’hiver un voyageur », livre en main, se fait un tantinet borgésien.

Journaliste, essayiste, conteur, librettiste d’opéra, il est d’abord un romancier fécond, inclassable, papillonnant d’imagination, comme se surprenant lui-même à chaque nouvelle publication. Italo Calvino commença d’une manière classique, sinon conventionnelle, par l’histoire d’une résistance antifasciste, à laquelle il participa en personne en 1944, quoique le titre – Le Sentier des nids d’araignée – soit déjà bien insolite. Il n’est cependant pas autobiographique, pas lourdement engagé, d’autant que le regard de Pin, un gamin facétieux aux mille tours, une « face de macaque », oriente le récit moins vers la célébration historique que vers le roman picaresque pimenté de féérie. Pas d’héroïsme guerrier, mais des anti-héros, vu à travers le prisme de celui qui préfère, plutôt que l’infernal pathos de trop sérieux adultes, le monde magique des arachnides. Car découvrir un cadavre gonflé dans un champ, entendre les coups de feu, tout cela fait pleurer Pin qui goûte « les tanières des araignées et le pistolet enterré », mais aussi la beauté des lucioles…

 Est-ce aller jusqu’à penser que la grandiloquence nazie a son envers chez les partisans ? Et même si à cette époque notre auteur se veut communiste jusqu’en 1957, à la suite de la répression féroce de l’insurrection hongroise par l’Union soviétique, il abandonnera bientôt une telle soumission. Cela va sans dire, le réalisme socialiste n’est pas pour lui. Aussi l’ironie pétille : « Au fond, Pin aimerait bien faire partie de la brigade noire, déambuler tout bardé de têtes de mort et de chargeurs de mitraillettes ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on aurait pu croire qu’après Le Sentier des nids d’araignées Italo Calvino allait se confiner dans le réalisme et l’engagement militant, avec juste un zeste d’insolite. Pas le moins du monde. Dès lors le presque néoréalisme initial est évacué au profit de la liberté du fantastique. Les années cinquante voient éclore successivement Le Vicomte pourfendu, Le Baron perché, puis Le Chevalier inexistant, qui font l’objet d’une trilogie intitulée Nos ancêtres, volontairement divertissante.

 Particulièrement macabre est ce conte du vicomte, soldat coupé en deux par un coup de canon au cours d’une guerre entre Turcs et Chrétiens. Mais « la forte fibre des Terralba avait résisté. À présent, il était vivant et pourfendu ». Revenu en l’ancestral château où son père vit avec ses oiseaux, il ne mange que la moitié des poires, des champignons, suscitant l’étonnement de l’enfant narrateur. L’on y croise un « pavillon des courtisanes », une « conjuration de palais », « le Calamiteux et le Bon », avant que l’oncle du narrateur puisse redevenir « un homme entier ».

De nouveau un enfant, Cosimo, douze ans, nous est présenté dans Le Baron perché par son frère de huit ans, le narrateur. Excédé par sa famille, un père obsédé par les généalogies, une mère par les dentelles aux motifs militaires, une sœur perfide qui cuisine du porc-épic et des escargots décapités, voilà qui précipite la rébellion : en 1767 Cosimo grimpe définitivement sur la branche d’une yeuse. Comme si l’insolite et le burlesque étaient le signe du rejet des temps politiques et cruels par le romancier. Ce qui n’empêche pas le drôle de batailler contre des pirates, de lire « toute l’Encyclopédie de Diderot ». La blonde petite Viola parviendra-t-elle à le faire descendre de « son royaume » ? Ne devient-elle pas une jeune fille, une duchesse et veuve entreprenante, séduisante, délicieusement érotique dans « la conque » du noyer… Entre picaresque et lyrisme, le roman ne cesse de séduire le lecteur, sans compter la dimension de l’apologue.

Nous voici à l’époque de Charlemagne et des paladins, avec cette armure vide et animée, en un lointain souvenir des aventures de Don Quichotte et surtout du Roland furieux de l’Arioste, non plus brillamment héroïque et follement amoureux, mais ici pointant sans vergogne vers l’absurde et le fantastique. L’armure immaculée d’Algilulf cache le « Chevalier inexistant » alors que le « campement des infidèles » menace. Pour les uns il n’est qu’un « tas de ferraille », pour d’autres il est une légende, en particulier pour la narratrice, sœur Théodora, qui recompose le récit « à partir de vieux parchemins, de bavardages entendus au parloir et de quelques rares témoignages » ; le reste, elle l’imagine. Jusqu’au « campement du Graal », et la métamorphose de la nonne écrivaine en « la guerrière Bradamante » qui retrouve son « jeune et fougueux Raimbautl »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Ce qui pouvait ressortir à un imaginaire médiéval, distordu et humoristique, se voit dépassé du côté de la série de petites fable – voire des Lumières au sens de l’apologue – avec Marcovaldo ou les saisons en ville. Représenter le monde contemporain est un défi pour Italo Calvino. Aussi le modeste et pauvre héros, dont le nom est emprunté à un géant de la littérature chevaleresque, n’est qu’un paysan immigré dans le nord industriel de l’Italie, exerçant un emploi non qualifié, père de famille nombreuse de surcroit. Le néoréalisme reprend-il des galons ? Mais au-delà du pathétique prolétarien, et sans lourdeur idéologique, apparaît le portrait d’un inadapté dans une société de masse, un bonhomme comique et mélancolique, ne ramassant en ville que des champignons toxiques, libérant d’un hôpital un lapin porteurs de germes mortels… Il vit à la fois dans le monde ouvrier et urbain, et dans celui des fantasmes et de l’ailleurs, le tout écrit sur le mode excentrique avec une gratifiante légèreté.

Bientôt la recherche scientifique se marie à la fantaisie, le cabinet de curiosité littéraire s’enrichit de l’association avec l’Oulipo, cet « Ouvroir de littérature potentielle », qui, avec Raymond Queneau, se gorge de jeux combinatoires, de contraintes formelles fécondes. Ce dont témoignent respectivement Les Villes invisibles et Si par une nuit d’hiver un voyageur, ce dernier tellement métalittéraire, où « le lecteur est le héros », où il lui arrive « des aventures plus romanesques encore que celles du roman ». Il tarde à ce dernier de rencontrer son double, « la Lectrice », dont le prénom est Ludmilla. La mise en abyme engage dix incipits romanesques enchâssés. Soit dix pastiches, entre espionnage et journal d’un névrosé, entre guerre civile et opus « politico-existentiel », entre thriller un brin vulgaire et érotisme japonisant, sans oublier, ô ironie, le journal intime d’un romancier dépourvu d’inspiration. Jeux de miroirs, personnages dédoublés, allusions littéraires, tant à Queneau qu’à Nabokov, Borges et Tanizaki, tout conspire à l’ahurissant objet postmoderne ; néanmoins rien de pontifiant, car animé par l’aisance. Les titres de chapitres finissent par former successivement une seule phrase, alors que l’auteur-narrateur ne cesse de tutoyer son lecteur. La poursuite des codes et des imaginaires de la littérature l’emporte définitivement.

Enfin, dans Monsieur Palomar, dont il existe une édition poétiquement illustrée par Yan Nascimbene[1], l’acuité scopique du phénoménologue prend le dessus. Une vision polyédrique d’un univers insaisissable tente de parfaire le cercle de l’observation. Le géographe des corps célestes façonne un processus moins narratif que descriptif, un objet romanesque non identifié, aux divers récits et à la lisière de l’essai, métatexte aux vingt-sept aventures. Chaque univers est un défi à la connaissance : vagues marines, prairie, sein nu, gorille albinos, comme un gigantesque cabinet de curiosité ; et au tout premier chef ciel aux astres lumineux. L’étonnant scrutateur range ses exercices sous l’égide de trois parties, elles-mêmes triplices : « Les Vacances de Monsieur Palomar », « Monsieur Palomar en ville », « Les Silences de Monsieur Palomar ». Curieusement, quoiqu’avec une intime discrétion, c’est peut-être le plus autobiographique des livres d’Italo Calvino, tant ses préoccupations et ses regards y sont incessants. En sus de la démarche scientifique, le sens poétique continue de charmer le lecteur, par exemple à l’occasion de l’observation des oiseaux : « À un moment donné, Monsieur Palomar s’aperçoit que le nombre d’être tourbillonnants à l’intérieur du globe augmente rapidement, comme si un courant extrêmement fougueux y transvasait une nouvelle population à la vitesse du sable s’écoulant dans le sablier »… Un rien borgésien, non ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il fallait bien un volume de la Pléiade, comme en écho à ceux de Borges, même si l’on peut regretter que les Cosmicomics n’aient pas été retenus. Ces nouvelles drolatiques – auxquelles on peut ajouter Temps zéro – se proposent d'alléger et de figurer les concepts ardus de la science contemporaine, à la lisière des mythes cosmogoniques et de la science-fiction. Entre espace et temps, démesurés, entre amibes et nébuleuses, l’univers présente une forme inaboutie, quoique bien parallèle à celui qui est le nôtre. L’ironie règne en maîtresse, conjointement avec une spéculation intellectuelle inventive. Néanmoins ce Pléiade, efficacement dirigé par Yves Hersant, effectue un cercle probant de la carrière romanesque calvinienne.

L’on a reproché, en Italie, à Calvino son succès, voire d’être devenu un classique, lui qui savait pourtant « pourquoi lire les classiques[2] », et, pire, au contraire d’un Pasolini, d’être « asocial », renonçant à l’action sur le monde, refusant d’être un phare politique. C’est se méprendre tant la liberté de l’imagination est une conquête politique. La vraisemblance et l’intrigue ayant volé en éclats, la pure beauté calvinienne peut se manifester. Comme lorsque, publiant Le Château des destins croisés, il fonde son récit sur une combinatoire des cartes d’un jeu de tarots.

Italo Calvino : Tarots, Franco Maria Ricci, 1974.

Photo : T. Guinhut.

 

Peut-être ces Villes invisibles sont-elles le sommet de la créativité calvinienne. Originellement publiées à Turin en 1972, ces proses se présentent comme le compte-rendu d’une imaginaire conversation entre Marco Polo et Kublai Khan, le premier lui offrant des portraits des villes européennes et asiatiques qu’il aurait visitées au cours de son expédition lointaine, forcément insolites pour un empereur Chinois du tournant du XIV° et du XV° siècle. D’abord exprimés par « gestes, sauts, cris d’émerveillement et d’horreur, aboiements, hurlements d’animaux ou par le truchement d’objets qu’il allait extraire de ces besaces », ces Villes invisibles deviennent en langue tartare comme « les flèches d’une ville aux pinacles élancés, faits de telle sorte que la Lune dans son voyage pouvait se poser tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre ». Le récit-cadre, disposé en une vingtaine de séquences, intercale une petite centaine de portrait de villes, organisés par thématiques récurrentes : « Les villes et le désir », « Les villes et la mémoire », ou encore « le nom », « les yeux », « les signes », « les morts »… Si délirantes qu’elles soient, elles sont l’écho, l’émanation de la cité originaire de Marco Polo : « Chaque fois que je décris une ville, je dis quelque chose de Venise ». Ainsi lorsqu’apparait : « Smeraldina, ville aquatique, un réseau de canaux et un réseau de rues se superposent et se recoupent ».

Fantaisistes fleurs du fantasme, elles empruntent toutes leurs noms à des prénoms féminins. Parmi les « villes élancées », l’on visite « Ottavia, la ville-toile d’araignée », bâtie sur un filet tendu entre deux montagnes ; parmi « les villes et le ciel », « Andria [qui] fut construite avec un art tel que chacune de ses rues court suivant l’orbite d’une planète et que les édifices et les lieux de la vie en commun répètent l’ordre des constellations ». L’on rejoint « Valdrada » qui est « une ville droite sur le lac et une ville reflétée à l’envers » ; mieux, ses habitants « savent que tous leurs actes sont en même temps leurs actes et son image spéculaire ». L’imagerie urbaine fabuleuse ne va pas sans l’étrangeté des psychés. Ainsi, artistiquement belles ou effrayantes, comme sous le pinceau d’un écrivain inspiré, d’un peintre fou, à la manière de Monsù Desiderio, elles sont les coagulations du désir et du rêve, mais aussi des peurs qui nous agitent. « Seurapia d’en dessous » est habitée de « cadavres, séchés de manière à ce qu’il en reste le squelette revêtu de peau jaunâtre ».

Pour répondre aux propositions de Marco Polo, Kublai Khan possède un atlas éminemment borgésien, dans lequel non seulement figurent toutes les cités de son empire, mais aussi des « terres promises visitées en pensée, mais qui n’ont pas encore été découvertes ou fondées : La Nouvelle-Atlantide, Utopia, La Cité du Soleil, Océana, Tamoé, Armonia, New Lanark, Icaria ». Les fantômes des futurs fondateurs d’utopies livresques[3] se bousculent : Thomas More, Francis Bacon, Tommaso Campanella…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alors que le poète prosateur prétend que ce volume tout bâti de Villes invisibles est « un rêve qui nait au cœur des villes invivables », ne peut-on pas considérer que nos espaces urbains deviennent de plus en plus des villes imaginaires, tant l’utopie, architecturale et d’intelligence artificielle, devient réalité. En conséquence, la ville se métamorphose et se renie sans cesse. Il faut alors évoquer Charles Baudelaire : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel[4] », disait-il dans « Le cygne », parmi les pages de ses « Tableaux parisiens ».

L’infinie poésie architecturale, virevoltante et créatrice, de ce bouquet coloré de topographies calviniennes incite à rêver des tableaux qui pourraient être peints par Salvador Dali ou Yves Tanguy. En effet ces d’œuvres d’arts verbales, cependant inclassables, car également proches du poème de Coleridge, « Le rêve de Kublai Khan[5] », relèvent à la fois d’une esthétique borgésienne et d’une démarche surréaliste. La part d’automatisme psychique en chasse lors de l’écriture n’est pas loin de celle d’Henri Michaux, qui, dans Voyage en grande Garabagne[6], invente des populations, des ethnies plus étranges les unes que les autres, « les Hac », « les Emanglons » ou « les Gaurs », qui ont des villes, des places et des spectacles incroyables et cruels…

Charles Baudelaire, dans les années 1860, est censé être l’inventeur du genre promis à un bel avenir du poème en prose, quoiqu’il se réfère au précédent de Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand. Revenons à la préface-dédicace à Ernest Houssaye du Spleen de Paris, sous-titré « Petits poèmes en prose » : « Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant[7]. » Si Baudelaire parlait ici de Paris, il n’est en rien interdit d’appliquer cette intention, voire cette définition, un siècle plus tard, au travail d’Italo Calvino. Et si l’auteur des Feurs du mal se consacrait à transmuer la boue d’une réelle capitale en or poétique, celui du Cavalier inexistant plonge hardiment dans les territoires de l’imaginaire, au point que ses Villes invisibles ne soient perceptibles que par les yeux du langage. L’on devine alors que, devant cette petite centaine de poèmes en prose, l’humilité et le soin du traducteur doivent être à leur comble.

Il est à noter à cet égard que les éditions Gallimard se sont lancées depuis quelques temps dans une vaste opération de retraductions des œuvres d’Italo Calvino pour aboutir à ce volume de La Pléiade. Toujours sous les doigts avisés et soigneux de Martin Rueff et Yves Hersant, qui n’en doutons pas, savent insuffler à son interprétation ce qui devient un astre  postbaudelairien, si évocateurs, aux qualités visuelles 3indéniables. C’est en effet ce que nous ressentons à se laisser porter par les mots français unis comme les doigts de la main à ceux italiens…

Un bonheur n’arrivant jamais seul, à ce Pléiade s’adjoint un Cahier de l’Herne, sous la direction de Christophe Mileschi et Martin Rueff. « Des enfants aux lettrés », Italo Calvino séduit, fascine, et rien n’est moins inutile qu’un « laboratoire central » pour sonder les multiples states et comètes d’une écriture qui se veut « un instrument de connaissance ».

L’œuvre surabondante dont ce Pléiade ne donne en fait qu’un aperçu, certes fondamental, ne serait-ce qu’en n’intégrant pas les essais, en particulier La Machine littérature[8], est ici sous le feux des  témoignages d’amis, comme Pier Paolo Pasolini, Carlo Ginzburg, Giorgio Agamben, et  des analyses critiques de spécialistes français et italiens, Philippe Daros, Mario Barenghi, Luca Baranelli, Fabio Gambaro… S’y ajoutent les visions d’écrivains qui sont nos contemporains, Marcel Bénabou, Hervé Le Tellier, Yannick Haenel. Le tout pour éclairer des pans parfois oubliés, comme les productions journalistiques, l’intérêt pour l’écologie : « c’est au travail de l’univers que nécessairement l’homme collabore ». De plus, lui qui aimait Fellini, Antonioni et Kurosawa, n’économise pas les chroniques cinématographiques…

Bien entendu, un Cahier de l’Herne se mesurant  aussi à la quantité et à la qualité de textes inédits de l’auteur qui est à son fronton, ceux-là ne manquent pas de témoigner de son travail omnivore ainsi que du regard critique face à l’actualité de son siècle. En effet des développements de la littérature qui lui est contemporaine jusqu’à la conquête spatiale, de l’évolution des mœurs à l’enlèvement du Président de la Démocratie Chrétienne, Aldo Moro, par les Brigades rouges en 1978, la curiosité et l’acuité de l’écrivain se déploie. Après « Moro ou une tragédie du pouvoir » vient en toute logique « La question morale ». Reste qu’il s’agit là d’un « moraliste sans moraline » ; d’un esthète également, entre autres admirateur du peintre de paysages romantique, Turner.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis une « autobiographie politique » venue de sa jeunesse jusqu’à un texte écrit peu de semaines avant sa mort, l’évolution est sidérale. Il n’échappe pas à devoir répondre au fameux « Pourquoi écrivez-vous ? » en arguant qu’il était « insatisfait » de ce qu’il avait déjà écrit, qu’il se lançait par admiration pour un modèle aussitôt oublié de façon à  œuvrer à ce qui n’a pas été encore écrit, et surtout affirmant : « pour apprendre quelque chose que je ne sais pas ». Une quête de toute évidence et de tous azimuts.

« Identité », un texte remarquable, nous plonge dans les arcanes de notre auteur, mais en miroir dans nos propres arcanes : nous sommes d’abord nos souvenirs, tout en sachant combien le temps nous change, ensuite « le produit d’une culture », « Blanc européen consumériste, pétroliphage et alphabétifère », chromosomes et « continuité génétique ». Bref, « l’identité la plus affirmée et la plus sûre d’elle-même n’est rien d’autre qu’une sorte de sac ou de tube dans lequel tourbillonnent des matériaux hétérogènes ». Et ce n’est qu’une perle parmi le coffre aux trésors de ce Cahier…

Toute proportion gardée, en dépit des genres, littéraire pour l’un, cinématographique pour les autres, Italo Calvino emprunte une trajectoire voisine de celles de Luchino Visconti et de Federico Fellini. Le premier traque dans Rocco et ses frères la condition sociale la plus désespérée, pour aboutir aux somptuosités baroques de Louis II, le second va du néoréalisme de La Strada jusqu’aux fresques délirantes de Roma, du Satyricon, sans parler de Casanova et de La Cité des femmes. Du réalisme exigeant au fantastique le plus éblouissant, les lettres et les grand-écrans italiens ont su, des racines du sol aux couleurs de l’imaginaire, fleurir dans le mouvement vers les hauteurs de l’art. Italo Calvino est bien celui que Cesare Pavese appelait « l’écureuil de la plume ».

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Italo Calvino : Palomar, Seuil, 2003.

[2] Italo Calvino : Pourquoi lire les classiques, Folio, 2018.

[4] Charles Baudelaire : Les Fleurs du mal, La Pléiade, Gallimard, 2013, p 85.

[5] S. T. Coleridge : Le Dit du vieux marin, Librairie José Corti, 1947, p 91.

[6] Henri Michaux : Voyage en Grande Garabagne, Gallimard, 1936.

[7] Charles Baudelaire : Le Spleen de Paris, Œuvres I, ibidem, p 275.

[8] Italo Calvino : La Machine littérature, Seuil, 1984.

 

Roma, Lazio. Photo : T. Guinhut.

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5 juillet 2022 2 05 /07 /juillet /2022 18:47

 

Casanova : Histoire de ma vie, Privilège, Club Français du livre, 1966.

Album Pléiade Casanova, Gallimard, 2015.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Casanova, utopiste, érotomane, joueur,

occultiste & historien des mœurs :

de l’Icosaméron à l’Histoire de ma vie.

 

 

Casanova : Histoire de ma vie, Bibliothèque de la Pléiade,

Gallimard, 2015, trois volumes sous coffret, 4192 p, 195,50 €.

 

Casanova : Histoire de ma fuite des prisons de la République de Venise,

Allia, 2022, 192 p, 11 €.

 

Alain Boureau : Casanova. Un générateur de hasard,

Les Belles Lettres, 2222, 152 p, 21 €.

 

Casanova. La Passion de la liberté, BNF Seuil, 2011, 244 p, 49,70 €.

 

 

 

 

Pourquoi ne pas le considérer comme un écrivain français à part entière ? Certes il est né vénitien et fut plus cosmopolitique et européen qu’Italien. Certes encore sa réputation de joueur de casino et de coureur de jupons ne joua pas en sa faveur. Mais n’écrit-il pas si bellement en français ? Nous voulons parler bien sûr de Casanova (1725-1798). Faut-il comprendre qu’on ne l’ait pas pris au sérieux, lorsqu’un vaste roman utopique, l’Icosaméron, parut dans une indifférence feutrée, lorsque resta confidentielle l’édition de sa Fuite des plombs, dont le récit sut cependant ravir la cour et la ville… Quant à ce que l’on appelait du bout du bec ses Mémoires, les pages en furent si rabotées que l’on crût à peine devoir ne pas les lire sinon d’une seule main, aux côtés de répréhensibles curiosa condamnés au feu éternel. Redorons donc le blason littéraire de Giocomo Casanova de Seingalt, dont le manuscrit de l’Histoire de ma vie a rejoint à grand prix la Bibliothèque Nationale de France, dont un coffret de la Pléiade s’enorgueillit, et dont s’emparent les plus avisés critiques, à l’instar d’Alain Boureau qui le voit en « générateur de hasards ». Avec délectation, nous serons casanoviens.

 

Indécemment inconnu est son Icosaméron. Ou Histoire d'Edouard et d'Elisabeth qui passèrent 81 ans chez les Mégamicres, habitants aborigènes du Protocosme dans l'intérieur de notre globe. Le roman, paru à Prague en 1788 à 330 exemplaires, est d’importance, non seulement par la pagination - près de huit-cents pages - mais également par les ébouriffantes perspectives. L’œuvre, richement pourvue, érudite et vivante, ressortit à la lignée des voyages extraordinaires[1] et des utopies qui berçaient l’imaginaire du XVIII° siècle. Casanova était à cet égard un connaisseur : « Platon, Erasme, le chancelier Bacon, Thomas Morus, Campanella, et Nicolas Klimius aussi sont ceux qui me firent venir envie de publier cette histoire, ou ce roman[2] ». Un tel parcours initiatique est en effet particulièrement redevable du Voyage souterrain de Nicolas Klim[3], publié en 1741 par le baron Danois Holberg, ce qui n’ôte rien à sa curieuse  originalité.

Edouard et Elisabeth sont les personnages, frère et sœur, de cette utopie des profondeurs terriennes. Car en août 1533 un maelstrom les a engloutis au large de la Norvège pour les projeter au sein de la terre, grâce à une ingénieuse caisse de plomb, chez les « Mégamicres », hauts de dix-huit pouces, androgynes et ovipares. Leurs mœurs sont étranges, au point que ces trente milliards d'individus se sustentent du lait écarlate de leur partenaire, nourrissent ainsi nos héros, ne connaissent ni sommeil, ni maladie, ni vieillesse : les couples « naissent pour s’aimer et meurent en s’aimant[4] ». Personne n’est privé d’amour : « Il n’y a point de Mégamicre qui soit sans inséparable[5] ». Et c’est philosophiquement que « les Mégamicres informés qu’ils doivent mourir, remercient Die[sic] qui ne les a pas condamnés à ignorer le moment de leur dissolution[6] ».

En une hiérogamie incestueuse obligée, Edouard et Elisabeth conçoivent quarante jumeaux à l’origine de quatre millions de descendants. Bientôt, entre autres péripéties nombreuses, Edouard devient le prince divinisé qui se charge de réformer et christianiser, le monde des « Mégamicres ». Rassurons-nous, une tellurique explosion expulse enfin le couple à la surface de notre globe ; leur retour devant présager une régénération de la civilisation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parmi les vingt journées de son Icosaméron, Casanova se paie le luxe d’inventer une théogonie et une religion solaire ordonnée par le « Grand Hélion », une langue des signes et chantée aux six voyelles - pour lui une langue originelle -, un urbanisme géométrique à « Poliarcopoli » la capitale, une hiérarchie sociale qui ne doit rien à l’égalitarisme utopique proposé par Thomas More[7], un système législatif et éducatif. Il y est également question d’ophtalmologie (l’opération de la cataracte), d’opéra et de feux d’artifice, en une dimension toute encyclopédique. Mais aussi, en une inventivité digne de la plus avancée des science-fictions, l’on découvre une aviation sous forme de chevaux volants, une télévision. Ainsi, souverain supérieurement éclairé, Edouard, qui maîtrise physique et mathématique, poésie et politique, est une allégorie du savoir universel, tel que serait Casanova lui-même.

De surcroit ne manque pas un repoussoir politique, la « République des Quatre-Vingts », dont l’organisation laisse pour le moins à désirer, dont les excès corrompent tout et chacun, ce qui ne manque pas d’être une satire allusive à l’égard de la Sérénissime Venise. Le favoritisme et le tirage au sort installent les membres du gouvernement au contraire d’une juste méritocratie. Les mœurs y sont outrageusement dépravés. La délation nourrit une pléthore d’espions. Un tribunal suprême fait immanquablement penser à l’Inquisition. L’ouvrage trouve son acmé au cours d’une vaste guerre contre les « géants », où il est question de stratégie et de justice : « Je suis persuadé d’être en agissant ainsi le ministre de la volonté du créateur qui ne m’a donné la force qu’afin que je l’emploie à l’extirpation des crimes qui offensent sa justice[8] ». Le maître de vérité se veut le parfait despote éclairé au service d’une action politique et théologique définitivement morale.

Probablement l’expérience maçonnique a-t-elle contribué à cette création littéraire visionnaire, hautement politique, au voyage initiatique des protagonistes vers « le monde intérieur [qui] est le Paradis Terrestre[9] » et vers la lumière de la Vérité. La fantaisie est autant un roman d’aventure qu’une vaste fable philosophique et une utopie considérable, ce qui donne une idée des qualités imaginatives et spéculatives prodigieuses de Casanova, alors qu’il sait être aussi réaliste que spirituel dans son Histoire de ma vie.

Hélas toutes les éditions de l’Icosaméron sont épuisées, qu’il s’agisse de la rarissime originale de 1788, de la plus modeste chez François Bourrin de 1994, ou encore celle en cinq volumes in octavo de 1928, publiée à Spoleto chez Claudio Argenteri et tirée à mille exemplaires, au confort de lecture plus qu’agréable…

 

 

Casanova : Icosaméron, Claudio Argenteri, Spoleto, 1928.

Photo : T. Guinhut.

 

Les avanies du manuscrit et du texte de l’Histoire de ma vie sont désormais bien connues. Après la mort de son auteur, en 1798, il est conservé plus de vingt ans au secret par sa famille. En 1822, l’éditeur Friedrich Arnold Brockhaus, le fait traduire en allemand. À partir de cette version, il est retraduit en français, piraté, caviardé, réécrit, expurgé des italianismes, de telles ou telles impudicités par un certain Jean Laforgue, qui n’omet pas un vernis chrétien, sous le titre fautif et pérenne des Mémoires de Casanova. L’ouvrage, considéré comme libertin, outrageusement scandaleux, se voit en 1834 inscrit à l'Index des livres interdits, en compagnie de toutes les œuvres du maître ès écriture. Passons sur diverses contrefaçons. En 1958, La Pléiade ne craignit pas de publier l’œuvre en cet état plus que discutable. C’est seulement en 1960 que Brockhaus engage une édition réellement conforme au manuscrit, sous le titre rétabli : Histoire de ma vie, en coédition avec Plon.

Enfin La Pléiade répara sa maladresse, offrant une édition scrupuleusement conforme au manuscrit original, trois volumes entre 2013 et 2015. Préfaces, notes et repentirs restent fidèles à la tradition d’une collection aussi agréable que savante. Au-delà du récit renouvelé d’aventures érotiques contées avec psychologie et alacrité, c’est à un prodigieux historien des mœurs que nous avons affaire.

Et si nous sommes felliniens, tant avec Huit et demi que Roma, le film qu’en donna Federico Fellini réduisit, dans une scénographie splendide, l’homme à un vieux grincheux et à une mécanique copulatoire, plus macho et inhumain que possible. C’est lui faire un procès infondé. Erotomane impénitent, mais en toute vertu - ou presque. Loin de son antithèse, Dom Juan, qu’il s’agisse de celui de Molière ou de Zorilla, séducteur au sens de violeur, « épouseur à toute mains », comme le dit Sganarelle, prenant et jetant les donzelles dès que consommées, notre Vénitien sait lui aimer, parfois fort longuement, et ne pas abandonner, en dotant celles qu’il laisse, en leur trouvant si nécessaire un mari. Toutefois il avouait : « J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté. »

Cependant la hardiesse de notre héros est parfois pour le moins discutable,  affichant à plusieurs reprises la gloriole de ses abus, voire d’un viol, même si la fermière le pardonne ensuite, ce que les mœurs du temps n’excusent guère. À l’occasion de l’effroi d’un orage et de l’abri d’une calèche, il ne se gêne pas pour assaillir la belle : « Les chevaux se cambrent, et ma pauvre dame est prise par des convulsions spasmodiques. Elle se jette sur moi, me serrant étroitement entre ses bras. Je m’incline pour ramasser le manteau qui était tombé à nos pieds, et en le ramassant je prends ses jupes avec. Dans le moment qu’elle veut les rabaisser, une nouvelle foudre éclate, et la frayeur l’empêche de se mouvoir. Voulant remettre le manteau sur elle, je me l’approche, et elle tombe positivement sur moi qui rapidement la place à califourchon. Sa position ne pouvant pas être plus heureuse, je ne perds pas de temps, je m’y adapte dans un instant faisant semblant d’arranger dans la ceinture de mes culottes ma montre. Comprenant que si elle ne m’en empêchait pas bien vite, elle ne pouvait plus se défendre, elle fait un effort, mais je lui dis que si elle ne fait pas semblant d’être évanouie, le postillon se tournerait et verrait tout. En disant ces paroles, je laisse qu’elle m’appelle impie tant qu’elle veut, je la serre au croupion, et je remporte la plus complète victoire que jamais habile gladiateur ait remportée[10] ».

 

Mémoires de Jacques Casanova de Seingalt, Gibert Jeune, 1950,

illustré par Brunelleschi.

Photo : T. Guinhut.

 

Maître en autobiographie, notre Vénitien pourrait en remontrer à Jean-Jacques Rousseau. Certes ce dernier est considéré à juste titre comme le fondateur du « pacte autobiographique », selon la formule de Philippe Lejeune[11], mais nous le trouvons un brin péremptoire et sans la moindre modestie : « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi[12] ». Si ce préambule fut écrit en 1765, il ne fut publié de manière posthume qu’en 1782. Casanova commençant en 1792, il n’est pas certain qu’il en connût la teneur, alors qu’il fait mention par ailleurs de La Nouvelle Héloïse. Affichant son déisme, sa préface affirme : « J’ai toujours aimé la vérité avec tant de passion ». À ses lecteurs il se livre en toute sincérité : « sans nul déguisement tel que je suis à leur jugement ». Son histoire a un caractère « qui convient à une confession générale ». Ainsi « pour captiver le suffrage de tout le monde j’ai cru de devoir me montrer avec toutes mes faiblesses, tel que je me suis trouvé moi-même, en parvenant par-là à me connaître ; j’ai reconnu dans mon épouvantable situation mes égarements, et j’ai trouvé des raisons pour me les pardonner ; ayant besoin de la même indulgence de la part de ceux qui me liront, je n’ai rien voulu leur cacher, car je préfère un jugement fondé sur la vérité, et qui me condamne, à un qui pourrait m’être favorable fondé sur le faux ». Là est donc un réel maillon de l’entreprise autobiographique.

« La Langue française est la sœur bien-aimée de la mienne», écrivit-il dans un projet de préface de 1791. Mais c’est aussi parce qu’elle est « plus répandue » qu’il choisit celle dont il a toutes les subtilités et « le haut degré de beauté[13] », malgré quelques italianismes. Indubitablement la maîtrise de la langue et l’élégance du style s’unissent à la réflexion morale dans la lignée des maximes d’un La Rochefoucauld : « Il se peut aussi que j’aie très bien fait en lui cachant ma flamme, car il est vraisemblable que quand une révélation l’aurait mise dans le cas de ne plus en douter, elle ne m’aurait plus laissé jouir de certains privilèges que les femmes bien élevées n’accordent qu’à la prétendue indifférence[14] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est dans cette même langue française que Casanova aimait raconter à qui brûlait de l’entendre sa « fuite des plombs », soit des prisons de la République de Venise. Sauf qu’il ne bradait pas son récit, prévenant qu’il lui fallait au moins deux heures. Le succès était immanquablement au rendez-vous. Mais l’âge venant, ayant perdu des dents, comme il le confie dans son avant-propos, il se résout à prendre la plume, pour le publier à Leipzig en 1787.

C’est le 26 juillet 1755 que les inquisiteurs d’État le font arrêter pour libertinage, athéisme, occultisme, appartenance maçonnique. Enfermé quinze mois sous le toit de plomb de la prison vénitienne, il n’en sortira qu’à la seule force de son audace et de son courage, trouant ce même toit, le chevauchant au péril de sa vie, puis fuyant la Sérénissime. Outre le sens du suspense, ce récit autobiographique est une ode à l’ingéniosité humaine et à la liberté, ce qui n’est pas loin de l’esprit des Lumières. Il est heureux que les amateurs puissent, pour un prix modique, s’ils ne veulent ou ne peuvent acquérir les volumes de l’Histoire de ma vie, lire cet entraînant ouvrage grâce au soin des éditions Allia, dont le catalogue, malgré ses couvertures parfois trop austères, fourmille de titre curieux, parfois ailleurs inaccessibles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au seuil de son essai, Alain Boureau, que nous connaissions pour son Feu des manuscrits[15], use du « biribi », un jeu de hasard qui fit la fortune de Giacomo, pour en faire la pertinente métaphore de l’existence de notre de Seingalt. Casanova. Un générateur de hasard déploie les marques du destin d’un homme qui fut au siècle de Louis XV ce que fut Saint-Simon à celui de Louis XIV. Car en détenant « son talent principal, l’entregent », il pouvait avoir la faveur de nombreux milieux, des cours et des salons. Or le récit de la fuite de la prison vénitienne des Plombs devient un sauf-conduit à Paris, là où, en financier visionnaire, il inventa le principe de la loterie d’Etat.

Si Alain Boureau néglige l’Icosaméron, il y fait tout de même allusion pour pointer le motif de l’inceste qui parcourt par deux fois l’Histoire de ma vie. Car depuis l’inceste parental il voit sa répétition filiale lorsque Giacomo faillit épouser Leonilda avant de reconnaître sa mère, Lucrezia, dont il fut l’amant, donc le géniteur de la belle. L’acte fut cependant à Naples consommé vers 1770 : « Nous nous arrangeâmes, et ma fille assise près de moi m’appela son mari en même temps que l’ai appelée ma femme. Nous confirmâmes par de doux baisers ce que nous venions de faire, et un ange même qui serait alors venu nous dire que nous avions monstrueusement outragé la nature nous aurait fait rire[16] ».

Quoique de manière passablement erratique, Alain Boureau mène une enquête à la recherche des carrefours, des nœuds, voire des leitmotivs décisifs, parmi l’architecture de l’entreprise autobiographique de Casanova. Il étudie le sens du discours de la dialectique de son modèle, soit « une pensée de la parole ». Il lève le rideau sur le sens de la mise en scène et du spectacle de son héros, lui-même fils d’acteur, sur les « jeux de l’occulte et du hasard », paraphrasant Marivaux. Casanova n’est pas dupe de ses « pyramides » cabalistiques avec les lesquelles il abuse ceux qui en sont friands, tel Monsieur de Bragadin. Plus tard, la Marquise d’Urfé, qui « prétendait posséder la pierre philosophale », sera sa dupe plus que consentante : « Je me suis rendu ce jour-là l’arbitre de son âme ; et j’ai abusé de mon pouvoir[17] ».

Notre essayiste confirme bien que parler de donjuanisme pour Casanova est une contradiction dans les termes. Celui qui a connu Lorenzo da Ponte et contribué à son livret pour le Don Giovanni de Mozart, « repoussait le miroir donjuanesque qu’on lui tendait », même s’il avait parfaitement conscience que « la nouveauté est le tyran de notre âme[18] ». Reste qu’avec humour Alain Bourreau applique à son Casanova le fameux « Copulo ergo sum ».

Cependant l’esprit universel de Casanova ne réside pas que dans la fiction de son Isocaméron. Alain Boureau nous apprend qu’il écrivit un essai sur le suicide, un autre sur le duel, qu’il usa du mot « spleen » bien avant Baudelaire, qu’il se livrait « à une fougue industrielle », ce dont témoigne son voyage en Courlande où non seulement il visita des mines mais de plus proposa des améliorations techniques fort utiles. Après cette « réforme minière », il « élabora en Russie un plan pour améliorer les cultures ». Loin de l’imagerie du léger séducteur, voici un homme des Lumières dans toute son acception, sans compter son déisme et son anticléricalisme dignes de Voltaire, qu’il connut d’ailleurs.

L’analyse fouillée d’Alain Boureau ne prétend pas à l’exhaustivité. Plutôt qu’édifier un portrait académique, il préfère, non sans pertinence, lire en Casanova un jeu de hasard, qui, par incidence, est d’autant plus émoustillé que le sexe d’un castrat est indécis. Ou qui se trouve excité par la ressemblance trompeuse d’une religieuse qui lui rappelle sa chère M. M. Le romanesque, comme à l’occasion des rencontres d’Henriette, femme aussi philosophe que lui, est le moteur de la sensibilité et de l’action. Et si le hasard est le lot de la vie de Casanova, l’Histoire de ma vie en est la nécessité.

Si le dernier épisode raconté remonte à 1776, pendant six ans, de 1792 jusqu’à sa mort en 1798, il œuvra sans relâche sur son manuscrit dont il ne vit jamais la publication. Puissent ses cendres en connaître la fortune tardive…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au-delà de la jaquette superbement illustrée de l’essai d’Alain Boureau avec un portrait en pied de Casanova par Pietro Longhi, voici un ouvrage plus que somptueux, même si le géométrisme de la couverture est discutable. C’est pour marquer un évènement considérable que parut Casanova. La Passion de la liberté : l’acquisition par la Bibliothèque Nationale de France, grâce à un généreux mécène, du manuscrit original de l’Histoire de ma vie. Ses trois mille sept-cents pages ont surnagé par-dessus plus de deux siècles. Pour accompagner, au cœur du volume au format généreux, un fac-simile de 57 pages restituant la vivante plume et bien lisible de Casanova, des essais dûs aux meilleurs casanovistes (Chantal Thomas ou Michel Delon) brossent le portrait du maître en séduction et en écriture, dont on connait les talents discutables de joueur professionnel, voire d’escroc, et ceux plus honorables de conseiller des princes. Et désormais d’écrivain et de styliste de la langue française. Il y est question de musique et de festins, de « voyage au Levant » et de Paris, d’aventuriers et d’homme d’affaire, voire d’« Assommer Voltaire ? », ce « premier des écrivains » et « dernier des philosophes », non sans une rivalité d’une certaine mauvaise foi. Une somptueuse iconographie accompagne le parcours, depuis le jeune et ardent vénitien jusqu’au vieux bibliothécaire du comte de Waldstein, remisé dans le château de Dux, en Bohême, là où la rage patiente de la rédaction de l’Histoire de ma vie ne s’arrêta qu’avec le verdict de la mort, alors qu’il manquait encore des décennies à l’immense et palpitante fresque, sans cesse animée par une primesautière liberté de pensée, une sensualité allègre, une piquante profondeur d’analyse, toutes qualités qui en font un fleuron du XVIII° siècle et des Lumières, mais aussi du présent éternel du vécu et de la littérature.


 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, Rue et Hôtel Serpente, Paris, 1787.

[2] Casanova : Icosaméron, Claudio Argenteri, Spoleto, 1928, T II, p IX.

[3] Baron Holberg : Voyage souterrain de Nicolas Klim, Ides et Calendes, Neufchatel, 1944.

[4] Casanova : Icosaméron, ibidem, T I, p XIX.

[5] Casanova : Icosaméron, ibidem, T II, p 136.

[6] Casanova : Icosaméron, ibidem, T II, p 104.

[8] Casanova : Icosaméron, ibidem, T V, p 200.

[9] Casanova : Icosaméron, ibidem, T I, p XI.

[10] Casanova : Histoire de ma vie, La Pléiade, Gallimard, 2015, Œuvres, t I, p 110.

[11] Philippe Lejeune : Le Pacte autobiographique, Seuil, 1996.

[12] Jean-Jacques Rousseau : Les Confessions, La Pléiade, Gallimard, Œuvres, T I, 2001, p 5.

[13] Casanova : Histoire de ma vie, ibidem, t I, p 1120, 11, 13.

[14] Casanova : Histoire de ma vie, ibidem, t I, p 668.

[16] Casanova : Histoire de ma vie, ibidem, t III, p 709.

[17] Casanova : Histoire de ma vie, ibidem, t II, p 85.

[18] Casanova : Histoire de ma vie, ibidem, t I, p 882.

 

Sestiere Cannaregio, Venezia. Photo : T. Guinhut.

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28 mars 2022 1 28 /03 /mars /2022 13:40

 

Au jardin. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Dissipation, disparition & barbarie.

Guido Morselli : Dissipatio H.G. ;

Davide Longo : L’Homme vertical.

 

 

Guido Morselli : Dissipatio H.G.,

traduit de l’italien par Muriel Morelli, Rivages, 2022, 176 p, 18 €.

 

Davide Longo : L’Homme vertical,

traduit de l’italien par Dominique Vittoz, Stock, 2013, 422 p, 22 €.


 

 

 

La science-fiction ne cesse de bruire de récits apocalyptiques[1], de catastrophes  considérables affectant un monde démesurément technologique et surpeuplé. Avec plus de discrétion, deux romanciers italiens aiment à traiter le topos de la fin de notre monde au moyen du fantastique. L’un, Guido Morselli, subit la disparition instantanée de l’humanité, l’autre, Davide Longo, constate le déferlement d’une barbarie qui dévaste ce que nous pensions être un monde pérenne. Les mots mêmes comment à se dissiper sous le titre phare de Guido Morselli : Dissipatio Humani Generis devenant Dissipation H. G. Alors qu’un Homme vertical tente chez Davide Longo de subsister tant bien que mal.

 

« Chrysopolis est vide ». Ainsi Guido Morselli fait-il constater à son narrateur sa solitude absolue, auprès d’une ville de l'or que l’on devine représenter Zurich. L’on se demande alors comment l’écrivain va-t-il animer son récit. Eh bien en imaginant que cet homme résiduel avait choisi de se suicider au fond d’une grotte et qu’à son retour toute l’humanité s’était dissipée, en une « coïncidence non fortuite ». En conséquence, l’interrogation fantastique hésite entre l’acceptation de l’impossible phénomène ou le fantasme continu de celui qui en disparaissant aurait fait disparaître tous les autres disciples de l’humanité : « Une désertion de masse […] a surpris les gens dans leur sommeil ». Là où tous les lits sans exception ont perdu leurs dormeurs, pas la moindre guerre, pas la moindre pandémie. Tout est intact et ne sont vivants que les animaux ; jusque dans les villages les plus reculés des montagnes suisses. Quant à la grande ville, à l’aéroport, ils sont aussi vides que le bout du fil des téléphones.

Aussi reprend-il un sentier, « le plus abrupt […] qui me conduit à mon privilège : vivre en dehors et au-dessus, vivre seul. Mais à présent, j’ai peur ». Que lui reste-t-il sinon « l’effondrement psychique » ? Taper sur sa machine à écrire un roman à achever, manger, vivre ? Car « désormais mon histoire intime est devenue l’Histoire de l’humanité ». Et malgré des investigations poussées, un voyage en voiture, une base militaire américaine, la petite maison d’une ancienne amante, l’absence est toujours au rendez-vous, le huis-clos est étendu à la planète entière. « L’espèce polluante » éliminée, la nature ne s’en porte que mieux : « Le monde n’a jamais été aussi vivant qu’aujourd’hui, depuis qu’une certaine race de bipèdes a cessé de le fréquenter ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un suspense prégnant, quoique sans espoir, guette le lecteur qui s’identifie sans faute avec le personnage : et si tout cela allait trouver son démenti, n’était qu’un cauchemar… Reste que l’acception de cette condition d’exception a tôt fait de s’installer. Et puisqu’il n’y a plus l’ombre d’un futur, les souvenirs affluent, plus ou moins amicaux, plus ou moins amers. Le seul horizon du dernier homme étant la mort, Chrysopolis devient une « Nécropolis » sans corps, sauf celui de l’ultime témoin pris dans les rets de sa « chronique de la peur ». Pourtant la résignation, l’ironie font mouche : « Je suis l’ex-homme » épilogue-t-il.

Reste le soliloque morbide, digne d’un philosophe ermite, dont l’érotisme est en berne, faute de femmes, le solipsisme définitif, cousu de « péchés d’érudition ». Divers philosophes, psychanalystes ou théologiens alimentent le monologue, appelant de leurs vœux une « sublimatio générale », peut-être telle qu’elle est ici réalisée. Et puisque les humains se sont volatilisés avec leur seul vêtement de nuit, notre narrateur imagine qu’ils ne comparaissent pas « nus au Royaume des Cieux », comme le postulait Saint-Augustin. « Je suis l’élu ou le damné » se demande-t-il. Ainsi vont les fictions consolatrices…

Pourquoi le roman s’achève-t-il ? L’attente absurde du retour de Karpinsky en fait un Godot beckettien au petit pied. À l’attente sans avenir répond le souffle disparu du narrateur à l’arbitraire excipit.

Roman psychologique et philosophique, Dissipatio H.G. est méditatif, inquiet, angoissé, vertigineux. Il est permis de le lire comme une métaphore de la solitude, plus loin que celle de Robinson Crusoé[2], puisque sans espoir de retour, sans dieu. Solitude amétaphysique et inhérente à la nature singulière, trop singulière peut-être de la « monade intellectuelle » face à soi-même en écrivain incompris. Préfèrera-t-on le lire comme un apologue sur la mal et la destinée humaine, comme un vaste memento mori baroque, ou comme une acmé de la mélancolie, digne d’être un addendum à celle de Burton[3] ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Histoire est dans Dissipatio H.G. enfin annihilée. Moins radical, et cependant dubitatif, Guido Morselli tâta de l’uchronie avec Le Passé à venir[4], au titre paradoxal et prometteur. Réécrire l'histoire est une formalité pour lui. Ainsi de la guerre 14-18 : les Alliés ont gagné, mais leurs ennemis auraient pu l'emporter. C'est cette idée qui a jaillit dans la tête de son personnage, Walter von Allmen, qui opère un détournement des évènements. L’on se demande si la chose ne fait pas que se dérouler dans l’esprit dérangé de son héros dangereusement farfelu. Dans la lignée du Maître du Haut Château de Philip K. Dick[5], qui postulait une victoire des forces nazies et japonaises se partageant les Etats-Unis, Guido Morselli construit dans la Première guerre mondiale le triomphe des empires centraux.

Guido Morselli a toujours été une personnalité à l’écart, voire égarée, ce dont ses anti-héros lui sont redevables. Dans Le Communiste[6], son dignitaire croit dur comme fer à l’idéologie qui le définit sine qua non. Cet austère cheminot, Walter Ferranini, a fait la guerre d'Espagne contre le franquisme. Homme intègre et austère de 45 ans, il voit son militantisme récompensé : le voici élu député sur une liste communiste, ce qui lui permet d’accéder à Rome en 1948. Peu au fait des mœurs de l’appareil du parti et de ses élites, il ne peut échapper au conflit avec la direction. Le Parti s’immisce dans sa vie privée, au prétexte que sa compagne n’est pas adéquate. De plus il a l’impudence de publier dans une revue un petit essai sur le caractère aliénant, et non pas libérateur selon la doctrine marxiste, du travail. Un tel révisionnisme se doit d’être renié. Roman historique et pamphlet anticommuniste, il élargit la palette de ce libertaire qui ne publiait jamais le même livre et pour lequel l’on a imaginé l’étiquette de réalisme prophétique.

Une autre uchronie s’appelle Rome sans pape[7]. Là encore un paradoxe, une ironie de l’Histoire, qui, par rebond n’est pas sans traiter du communisme comme d’une Eglise. Nous voici initiés aux arcanes des milieux du Vatican en l’année 1999. L’Etat pontifical est soudain chapeauté par un pape irlandais qui sème la révolution, soit la liberté morale et l’abolition du célibat ecclésiastique. Ce Roma senza papa, ne parut que de manière posthume en 1975. Car de désespoir, en grande partie à cause des constants rejets des éditeurs, Guido Morselli se tire un coup de pistolet en juillet 1973, à Varèse, de ce Browning qu’il appelait dans son Dissipatio H.G. « ma fiancée à l'œil noir ». Selon l’auteur de la postface Philipo D’Angelo, il est considéré aujourd’hui comme « le saint patron des écrivains manqués ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Villages dévastés, maisons pillées et incendiés, meurtres sauvages, voilà tout ce qui bientôt reste du paysage nord-italien, parmi les pages de L’Homme vertical. Quelle crise économique, institutionnelle, de civilisation, a-t-elle pu entraîner aussi soudainement la barbarie ? Davide Longo, né en 1971, ne nous le dira jamais, ne s’attardant que sur ses conséquences et sur la manière dangereuse et contrariée avec laquelle la dignité humaine peut encore se tenir debout…

L’écroulement de l’intime destin du personnage central est en quelque sorte le miroir de ces terribles avanies. Sauf que pour lui nous saurons peu à peu la nature de la catastrophe. Professeur, écrivain réputé, une histoire d’amour et de sexe avec une de ses étudiantes qui le séduisit, le dénonça, le piégea, preuves à l’appui, lui fit perdre emploi, femme, famille et amis et goût d’écrire. Il ne reste plus à Leonardo qu’à se réfugier dans le village de ses Préalpes natales. C’est alors que, quelque part après l’an 2025, les populations s’égaillent, les banques ne servent plus leurs clients, l’armée ou les milices quadrillent les grands axes, des sauvageons incontrôlables, des brutes armées sèment la violence, le vol, le pillage et le meurtre. Les villageois, le plus souvent vainement, organisent leur autodéfense, jusqu’à ce que la maison de Léonardo soit ravagée, couverte d’excréments, sa bibliothèque renversée dans l’essence… Il ne lui restera plus qu’à partir avec sa fille, son beau-fils, que leur mère lui a confiés, en direction de la Suisse ou de la France, aux frontières fermées, où la civilisation suit encore son cours.

Au périple se joindra un chiot. Entre temps, séquestré dans un camp itinérant d’une meute de jeunes aux rituels infâmes, Leonardo devra, quand sa fille est continûment violée par une sorte de gourou charismatique, affronter ce dernier en sacrifiant ses doigts, sa main, et signer la fin du piètre chef de bande. Un éléphant sera le compagnon de cette nouvelle étape de l’odyssée, sans cesse menacée par des péripéties dramatiques, voire tragiques. Heureusement, au-delà du courage de cet « homme vertical », au-delà de son refuge avec des enfants dans une île déserte et méditerranéenne, l’on retrouve la confiance avec ses congénères : un embryon de civilisation se relève. Et à la manière d’une autre anti-utopie, Fahrenheit 451 de Bradbury, les histoires venues des livres vont être réclamées, entendues, prêtes à une renaissance : « Nous savons que tu gardes les histoires (…) Nous aimerions les écouter. » Comme quoi la perte de confiance envers la littérature est aussi une faille ouverte entre l’homme et le monde, entre les profondeurs troubles du moi et la dignité d’une humanité policée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Est-ce le roman qu’il faut avoir publié, par réelle nécessité politique et  métaphysique ? « Des années plus tôt, devant un de ses livres fraîchement publiés, il avait trouvé inexplicable d’avoir consacré trois années de sa vie à ce long récit en vers, hermétique et désuet, que beaucoup de ses lecteurs et la majorité des critiques avaient déjà classé comme une œuvre mineure et maniérée ». Sans nul doute Davide Longo, par le biais de son personnage, met en balance un vécu traumatique jeté à la face de l’humanité et une œuvre solipsiste…

Pire encore, depuis « le signal de la curée », qu’il faut entendre au sens de sa descente aux enfers personnelle aussi bien que générale et civilisationnelle, journaux et éditeurs ont disparu, Internet s’est tu, ôtant apparemment toute validité à l’écrit, devant les hordes de racailles illettrées et bientôt analphabètes, abruties au sexe prédateur, à l’alcool et aux drogues, rangées sous les oripeaux de structures claniques erratiques et sadomasochistes… Ainsi, la pensée et les bibliothèques n’ont pas su nous protéger.

Mais, à moins de ne pas l’avoir comprise, la pensée de Davide Longo est pour le moins elliptique, voire peu cohérente. Dans sa « pièce des livres » que Leonardo a été contraint d’abandonner, résidait « une anthologie de ce qu’était ou aurait dû être la vie ». C’est alors qu’il confie : « J’aime infiniment ces histoires, pourtant je sais qu’elles portent la responsabilité de ce que je suis. Un homme défaillant. » Veut-il nous signifier cet argument éculé selon lequel les livres ne sont rien devant la vie ? Alors que toute bonne bibliothèque connait déjà l’irruption de la barbarie, qu’il s’agisse des pillages de Rome ou celle de Big Brother dans 1984 d’Orwell… Le procès fait à la littérature est-il là excessif, injuste ? S’agit-il là de confesser une honte à écrire alors qu’il faudrait parer aux horreurs qui secouent la planète et bafouent l’humanité ? Alors que la dignité se révèle également dans l’œuvre de pensée et d’art.

Peut-être, à moins de préférer la suggestion, aurait-il mieux valu nous en dire plus, s’attacher à l’analyse et non à une action aux longueurs parfois complaisantes, lorsque de la séquestration parmi le clan itinérant, comme à l’occasion d’un futur script de film intellectuellement pas trop fatiguant qu’on aura la faiblesse de tirer de ce roman… Pourtant, quelques modestes phrases frôlent des problématiques qu’il eût été indispensable de fouiller : « Le mal a-t-il germé en notre sein, ou avons-nous été contaminés ? » Ou encore, parmi les « graffitis tracés à la bombe ou au charbon » : « les idéaux au bûcher ». Quant à s’interroger sur les causes sociétales de ce retour aux barbares, rien de cela n’est esquissé. Certes, il eût fallu, pour se faire, et ainsi contribuer à prévenir ce genre de déshérence, une plume plus vaste et plus fine, comme celle d’Ayn Rand, dans La Grève[8], le mélange des genres, l’essai et l’action, un roman-somme…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En ce livre à demi-réussi, cependant impressionnant, les échos résonnent. Curieusement, la cohabitation avec une femme obèse et un éléphant dans sa cage, qui devient un compagnon de voyage à la recherche d’une Ithaque, à quelque chose de tendrement fellinien, quand les jeunes sauvageons sont plus brutalement pasoliniens… Peut-on penser à La Route de Cormak McCarthy, cette frappante et fuligineuse post-odyssée dans la cendre du monde, mais également peu fouillée, elliptique et intellectuellement décevante ? A La Peste écarlate de Jack London ? Ainsi L’Homme vertical s’inscrit avec un brio mesuré parmi toute une lignée de récits post-apocalyptiques, même si Davide Longo l’a installé, avec peut-être une prudence retorse, dans le contexte d’une seule nation, là où la crise économique peut être l’une des plus inconséquentes ; mais aussi  parmi le salutaire avertissement de l’apologue…

Reste, en arrière-bouche amère, de cette lecture, un goût de malaise et d’effroi : notre civilisation serait donc si fragile ? Nos jeunes et moins jeunes serait-ils sourdement des sauvages tribaux animés par la hâte de tuer, de s’avachir et de piller ? Nos responsables politiques et sociaux ne sauraient-ils prévenir une telle fatale dérive ? Nous ne sommes hélas séparés du mal que par la peau transparente de l’humain…

Tout autre est Un Matin à Irgalem du même Davide Longo[9]. L'action se déroule en 1937, en Éthiopie, sous l'occupation colonisatrice italienne, désastreuse. Au cours d'un procès, le sergent Prochet, accusé de crimes, est défendu par Pietro Bailo, un avocat militaire. Hélas, les charges sont accablantes. Mais le plus intéressant peut-être est la manière dont Pietro découvre, en marge de l'affaire judiciaire, l'Afrique entre d'oiseuses parties de cartes et surtout les conversations avec Nicola, un médecin militaire homosexuel. Nostalgique de Turin où l'attend peut-être Clara, et cependant amoureux de la belle Teferi « à la peau d'ambre », Pietro tente désespérément de préserver son intégrité intellectuelle dans un monde implacable, dépourvu d'empathie, de morale. Davide Longo aime les sombres apologues, les tragédies grandioses autant que celles plus intimes. Là aussi « les idéaux [sont] au bûcher »...

 

Les livres de Guido Morselli, et à un moindre degré ceux de Davide Longo, ont post mortem acquis une réputation sulfureuse, en particulier Dissipation H. G. Entre livre maudit et roman culte à l’adresse des esprits dépressifs et méphitiques, il apparait comme le testament de son auteur, dont le narrateur est son transparent alter ego, au service d’une œuvre ultime et impressionnante. Tant qu’il y aura des lecteurs, un tel roman noir et or ne se dissipera pas…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[4] Guido Morselli : Le Passé à venir, L’Âge d’homme, 1991.

[6] Guido Morselli : Le Communiste, Gallimard, 1978.

[7] Guido Morselli : Rome sans pape, Gallimard, 1979.

[8] Voir : Quand la peste apparait l’humanité disparait

[9] Davide Longo : Un Matin à Irgalem, La Fosse aux ours, 2004.

 

Ostia romana, Latium. Photo : T Guinhut.

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20 janvier 2022 4 20 /01 /janvier /2022 18:13

 

Marché de La-Couarde-sur-mer, Île de Ré, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Anges nocturnes, oiseaux, rêves, figures

& autres pollens romanesques

par Antonio Tabucchi.

 

 

Antonio Tabucchi : Récits avec figures,

traduit de l’italien par Bernard Comment, Gallimard, 2021, 290 p, 24 €.

 

Antonio Tabucchi : Les Oiseaux de Fra Angelico,

traduit par Jean-Baptiste Para, Christian Bourgois, 1989, 94 p, 50 F.

 

Antonio Tabucchi : Rêves de rêves,

traduit par Bernard Comment, Folio, 2007, 128 p, 7,60 €.

 

Antonio Tabucchi : L’Ange noir,

traduit de l’italien par Lise Chapuis, Folio, 2008, 208 p, 7,60 €.

 

Antonio Tabucchi : Nocturne indien, traduit par Bernard Comment,

Folio, 2015, 144 p, 6,50 €.

 

Antonio Tabucchi : Pereira prétend, traduit par Bernard Comment,

Folio, 2010, 219 p, 7,60 €.

 

 

 

 

Longtemps l’on a cru que peinture et poésie étaient semblables, selon la fameuse formule d’Horace : « Ut pictura poesis ». Cependant, Lessing, dans son Laocoon[1], montra qu’elles n’avaient ni les mêmes moyens ni le même langage. Ce qui n’empêche bien entendu pas les écrivains de s’aventurer dans le territoire des arts visuels, comme l’Italien Antonio Tabucchi (1943-2012), dont quelques-uns des livres sont suscités par Les Ménines de Vélasquez, dans Le Jeu de l’envers, ou deviennent des Oiseaux de Fra Angelico. Ainsi dans ses Récits avec figures, est-il une fois de plus inspiré par les plasticiens, peintres le plus souvent, photographes parfois, dont les œuvres illustrent avec soin ce volume. Parmi au moins une bonne trentaine de volumes, remontons le temps de l’écriture tabuchienne pour flirter avec son fameux Nocturne indien ou son Ange noir, mais aussi ses Rêves de rêves, qui, eux préfèrent s’emparer d’écrivains. En un puzzle mi-pictural, mi-poétique, les écrits d’Antonio Tabucchi emportent les ailes de l’imagination. Peut-on à cet égard considérer ces concaténations de brefs récits comme des pollens romanesques ?

 

L’on devine qu’aux Récits avec figures, notre auteur ne se contente pas d’une évocation, si subtile soit-elle, comme l’est le genre de l’ekphrasis, soit la description d’une œuvre d’art en rhétorique. Très vite, grâce à « la transitivité de l’art », il se laisse entraîner dans le souffle de l’inspiration, les replis de la mémoire, le continuum de la narration : « l’écriture à son tour a conduit ces images ailleurs ». Le voyage visuel est également géographique et temporel, avec Robert-Louis Stevenson en partance pour « l’île d’Utopie », la Crête et son labyrinthe parmi les ruines, « les cafés parisiens » abritant l’ombre de Verlaine, ou encore Lisbonne où l’on voit méditer le poète Pessoa, dont les lunettes reflètent les bateaux en partance, poète qui le fascina longtemps. Mais aussi musical puisque que les chapitres se nomment « Adagios », « Andanti con brio » et « Ariettes ». L’ambition d’une œuvre d’art totale s’ouvre donc sous les yeux, avec le concours des cinq sens du lecteur.

Ce sont des rencontres et des échanges légèrement insolites, un jeune vendeur de glaces, une femme retrouvée lors d’une exposition consacrée à Van Gogh, rencontres propices à l’envol de la rêverie, à la lisière de la fuite du temps et de sa rédemption. D’autres personnages se contentent de se réjouir d’une ouverture salutaire vers le paysage. Cependant l’envol vers l’étrange, voire le surnaturel est récurrent. Un aquarelliste convoque des « créatures » venues de « galaxies lointaines » en un récit fantastique. L’un est plus loin un « émigré austral » en même temps qu’un « clown normal » ; l’autre entre dans un tableau où il croise un « ange gardien » et goutte « un plat qui anciennement se cuisinait ici, dans l’Atlantide disparue ». Un conte philosophique frappant nous amène auprès du lit d’agonie d’Empédocle qui se change en feu.

Valerio Adami, le peintre au graphisme tranché et aux aplats de couleurs vives, est un pivot en ce recueil où bruissent « Les céphalées du Minotaure », belle réécriture mythologique et métaphysique. Plus loin le genre du poème en prose est caressé dans vingt esquisses autour des couleurs de Vieira da Silva. Voire des haïkus parsemant les paragraphes.

Peut-être la vérité de ce livre est-elle ici : « Dans la réalité les utopies sont fragiles, mais si elles deviennent art elles ne craignent pas le temps, y gagnant une éternité bien à elles et une beauté qui n’a pas peur des modes et des vents qui la portent ».

Jonglant d’un genre littéraire à l’autre, d’un monde mental à l’autre, Antonio Tabucchi nous emporte dans une gamme de correspondances baudelairiennes entre les images et l’écriture qui tient du tourbillon. Ces textes originellement publiés lors de diverses expositions sont ici réunis sans laisser la moindre impression de fourre-tout, de raccord arbitraire, même si le rapport entre les récits et les figures est par moments très étroit, d’autres fois fort lâche. Qu’importe, à chaque fois il s’agit d’un nouvel embarquement suggestif et délicieusement poétique, sans mièvrerie aucune. Publié en 2011 en Italie, c’est un archipel testamentaire de rêves, qui « prend son envol dans le bleu céruléum ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En suivant l’envol des Oiseaux de Fra Angelico, notre Italien volète entre les genres : des nouvelles, trois lettres, des récits primesautiers, des essais, des méditations aériennes, d’autres plombées… Si les fresques de Fra Angelico suscitent l’adhésion de la sa sensibilité, il en est de même pour les tableaux de « La Bataille de San Romano », où Paolo Ucello (ce qui signifie en italien « oiseau ») fait s’entrechoquer chevaux et armures. Ces artistes fondateurs de la prime Renaissance italienne ont évidemment une fonction dynamique, au sens où ils enclenchent l’ébullition de la rêverie et de l’écriture. Autour d’eux s’agrègent des pensées « larvaires » qui n’ont pas revêtu les ailes de papillons romanesques. Qu’importe ! nous les goûtons telles qu’elles sont, y compris mélancoliques : « Anxiétés, insomnies, afflictions et allergies sont les muses boiteuses de ces courtes pages ».

L’arrivée des oiseaux dans l’abbaye est tout un mystère pour Fra Giovanni qui est appelé par une boule de plumes. Plus loin, le prosateur confie l’histoire de son « roman absent », dont il ne fut guère sûr de la valeur littéraire et qui ne gît plus que dans l’oubli. L’écrivain oscille entre promesse peut-être divine et aporie de la création.

Douze nouvelles ou bribes littéraires au souffle parfois léger, parfois plus lourd chantent. Et même si elles sont lacunaires, interrogatives en somme, elles touchent, elles émeuvent, comme le balbutiement de l’essence de la vie. Les bricoles négligeables et par là même lumineuses du quotidien, leurs inquiétudes plus profondes, se projettent à la surface de la langue. Là encore, le lecteur pourrait être le disciple d’Antonio Tabucchi, et, de tous ces pollens romanesques, faire croître une demi-douzaine de romans…

Donnons un exemple un peu étendu de l’écriture soyeuse, voyageuse, aérienne d’Antonio Tabucchi, dans sa « Lettre de Don Sébastien de Aviz, roi du Portugal, à Francisco Goya, peintre » : «  Dans l'axe central du tableau et bien en hauteur, entre les nuages et le ciel, vous ferez un vaisseau. Celui-ci ne sera pas un vaisseau représenté d'après la réalité, mais quelque chose comme un rêve, une apparition ou une chimère. Parce qu'il sera à la fois tous les vaisseaux qui emportèrent mes gens par des mers inconnues vers des côtes lointaines ou dans les abysses infinis des océans ; et en même temps il sera tous les rêves que mes gens ont formés depuis les falaises de mon pays tourné vers l'eau ; et les monstres qu'ils ont créés dans leur imagination, et les fables, les poissons, les oiseaux merveilleux, les deuils, et les mirages. Et en même temps il sera aussi mes propres rêves que j'ai hérités de mes ancêtres, et ma silencieuse folie. À la figure de proue de ce vaisseau, qui aura une apparence humaine, vous donnerez un aspect vivant qui puisse rappeler lointainement mon visage. Sur celui-ci flottera un sourire, mais un sourire incertain ou vaguement ineffable, comme la nostalgie irrémédiable et subtile de celui qui sait que tout est vain et que les vents gonflant les voiles des rêves ne sont rien d'autre que de l'air, de l'air, de l'air ».

Les lettres d’une cartomancienne à Dolores Ibarruri, la révolutionnaire espagnole, et de Calypso à Ulysse sont plus menaçantes. La « vengeance sanguinaire » du roi Dom Pedro est elle aussi un « message de la pénombre ». Et s’il est question de la mort dans une lettre que l’écrivain s’adresse à lui-même à propos de son roman Nocturne indien, il s’agit d’une naissance à venir dans « Les gens heureux ». Enfin, parmi ces « oiseaux » angéliques, flotte une « Dernière invitation », sorte de poème en prose où il est question des « pulsions de mort » de l’humanité, y compris nazie, et d’un catalogue de suicides. C’est la clôture du recueil, et elle préconise « la mort par saudade », cette mélancolie toute portugaise.

 

Photo : T. Guinhut.

 

Une telle prose onirique fait indubitablement écho, dans le continuum tabucchien, au titre d’un autre volume : Rêves de rêves : « Le désir m'a souvent gagné de connaître les rêves d'artistes que j'ai aimés. Malheureusement, ceux dont je parle dans ce livre ne nous ont pas laissé les parcours nocturnes de leur esprit. La tentation d'y remédier est grande, en appelant la littérature à remplacer ce qui est perdu. Je me rends pourtant compte que ces récits de substitution, imaginés par un nostalgique de rêves ignorés, ne sont que de pauvres suppositions, de pâles illusions, d'improbables prothèses. Qu'ils soient lus comme tels, et que les âmes de mes personnages, qui à présent rêvent de l'Autre Côté, soient indulgentes avec le pauvre représentant de leur postérité ». C’est par ses lignes qu’Antonio Tabucchi substitue aux lacunes du passé un présent nocturne, en se plaçant dans la perspective, presque dans la voix, des vingt figures mythiques, écrivains, peintres qu’il affectionne : Dédale, Ovide, Apulée, Rabelais, Villon, le Caravage, Coleridge, Stevenson, Rimbaud, Pessoa, Freud... L’hommage est tout en révérence, facétieux cependant.

Notre prosateur capteur de songes s’arroge avec élégance le rôle du dieu du sommeil Hypnos, de ses collaborateurs, Morphée pour l’apparition des êtres animés, Phantasos pour les rêves agréables, Phobétor pour les cauchemars, toutes allégories que l’on trouve dans les Métamorphoses d’Ovide, ce dernier se changeant d’ailleurs en papillon, insecte récurrent dans les œuvres de notre Italien. Et si Ovide est « poète et courtisan », Cecco Agiolieri est « poète et blasphémateur ». Un « écrivain et moine défroqué », où l’on a reconnu Rabelais, passablement affamé, voit défiler un gigantesque festin, en compagnie de sa créature, Pantagruel en personne, puis se repait d’oies farcies, de chapons à l'eau-de-vie et de pintades au roquefort ! Quant au « poète et malfaiteur », François Villon lui-même, il perçoit aux profondeurs de la nuit, une ballade chantée par un lépreux puis s’égare dans un bois où les branches regorgent de pendus. « Opiomane », Coleridge est emprisonné dans le vaisseau glacé de son Dit du vieux marin. Leopardi voit sa Silvia, tout argentée, en sélénite…

Autre façon de saisir le rêve, lorsque prémonitoire et inspirant il intime par la voix du Christ de peindre « La vocation de Saint-Matthieu ». Ce « peintre et homme irascible » n’est autre que le Caravage, dont le chef-d’œuvre n’attend plus que sa réalisation. Chacun passe en quelque sorte de l’autre côté du miroir de son œuvre. Ainsi Robert-Louis Stevenson aborde au rivage de son île au trésor promise, Federico Garcia Lorca entend couler de sa bouche ses chansons gitanes, Pessoa fait la connaissance de l’un ses hétéroymes, Goya sombre dans des visions plus que crépusculaires. Non sans oublier Sigmund Freud, « le découvreur de la symbolique onirique» - quoique l’oniromancien Artémidore l’ait précédé dans l’Antiquité - qui décide d’être l’une de ses patientes, Dora, dont il a cru déchiffrer l’inconscient, ce qui termine en toute ironie un recueil aussi divertissant que créatif.

 L’on ne peut alors s’empêcher de se demander si la création littéraire et artistique trouve son origine dans le creuset de nos songes nocturnes, ou si notre auteur a puisé dans les œuvres pour engendrer des réécritures qui en sont des doubles malicieux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais à la rencontre d’un ange étrangement augural, l’étonnement conduisit Antonio Tabucchi à rédiger son Ange noir. Roman de l’incertitude, comme celle du chat de Schrödinger, L’Ange noir déplie des histoires dont la fin est ou n’est pas suspendue. D’ailleurs est-ce un roman ou un sextuor de nouvelles ? Le déclencheur est un ange insolite, puisqu’il a les ailes noires. Ange ou démon, d’apocalypse ou d’enfer ? « Les anges sont des êtres fatigants, surtout ceux de la race dont il est question dans ce livre. Ils n'ont pas des plumes caressantes, ils ont un pelage ras, qui pique. Suffit. Qu'ils s'en aillent comme ils sont venus », prévient l’auteur, empruntant son titre au poète Eugenio Montale, à son recueil intitulé Satura[2].

Dans un banal café non loin de l’Arno, apparait la voix d’un mystérieux « Tadeus ». Comme pour corroborer l’affirmation « Il se trouve déjà avec les maudits », un orage diluvien éclate. Voilà tout ou rien pour le premier fragment. Il faut ensuite creuser le puits des souvenirs, vers le Portugal. Il est alors question d’une fille jeune « qui voulait croire en la vie et la poésie », d’un recueil imprimé par Tadeus et d’un toast « à la poésie ». L’on pourrait penser aux amitiés menacées par le fascisme des jeunes poètes du Chilien Roberto Bolaño[3]. Une étrange « police politique » menace le groupe avec un pistolet avant de de se vanter de ses viols et meurtres de jeunes noires : « Il faut la haine. La haine pour défendre notre civilisation et notre race ». Tout cela en présence d’un fantasmatique « mérou » mourant. Ensuite un livre à quatre mains sur les jeux littéraires fait d’une jeune femme une spécialiste comblée, qui dans une chambre d’hôtel voit un « ange gardien », dont « les ailes n’avaient pas de plumes, mais un pelage sombre et dru comme un rat ». La confession de « Monsieur Papillon » est celle du ressentiment face au « Docteur Conscience » ; celle d’un « pauvre type » qui fut le chauffeur de l’assassin croisé quelques pages plus tôt. Battant des ailes, ce « papillon » provoquerait des catastrophes jusqu’à Pékin, selon « la théorie des fractales ». Un poète vieillissant brasse ses souvenirs et s’aperçoit que « la poésie et une erreur »… Comment lier ses plus ou moins maigres notules, sinon au cours d’un enchaînement combinatoire et contradictoire entre poésie et graves tourmentes politiques ? Comment agréger ce qui ne s’est pas cristallisé en roman ?

« Toute l’écriture est un péché contre soi-même, avez-vous compris ? », lance un personnage à son confesseur. Le narrateur s’interroge : « De quelle profondeur de sa mémoire montait une voix qui criait : « Le souterrain » ? » Probablement est-ce celui du mal. Car ces six récits trouvent leur fil constrictor à l’unisson du Mal. Les demeures obscures de l’existence ont ici une présence onirique, voire psychanalytique, certainement métaphysique. Les souvenirs sont lourds, la velléité de changer les choses reste légère. L’atmosphère souvent morbide permet de croiser un fantomatique Capitaine Nemo, venu de Jules Verne, qui exhibe au narrateur sa mère, perle d’une huitre géante. Passe aussi un « ange Duccio », une conscience habillée d’azur, comme l’impossible fiction du Bien…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rappelons-nous de Nocturne indien, dont l’errance n’est guère touristique, malgré les potentialités immenses des paysages et des cultures. Parmi douze lieux (notre auteur aime décidément le chiffre douze), de Bombay à Goa, un drôle de bonhomme, « Roux », est à la recherche de son ami Xavier dont nous ne saurons pas grand-chose, hors que, malade, il écrivait des histoires. La quête possiblement initiatique passe par d’autres protagonistes plus ou moins utiles, plus ou moins prolixes : un chauffeur de taxi Sikh, une prostituée, un médecin, une reporter qui photographie les miséreux de Calcutta, une voleuse, un prophète jain, sans exclusive. Roux trouvera-t-il son alter ego fantasmatique ? Car si le narrateur se nomme Roux, les uns et les autres l'appellent le rossignol italien, en portugais « Rouximol », alors qu’à l'avant-dernier chapitre l’anti-héros « Roux » appelle l’objet de son enquête : « Mister Nightingale ».

Cependant sous la surface de l’Inde, le Portugal dont Antonio Tabucchi était un spécialiste, puisqu’il traduisit en italien l’œuvre du poète Pessoa[4], est évoqué à plusieurs reprises : Xavier est de nationalité portugaise, Pessoa est un leitmotiv, l’on découvre des chroniques de la Compagnie de Jésus du XVII° siècle en portugais, un rêve encore, plus exactement un cauchemar dans lequel Alfonso de Albuquerque se signale par une apparition un peu tonitruante. Car le protagoniste cherche « des rats morts », soit des « chroniques anciennes, des choses englouties par le temps ».

À moins qu’il s’agisse d’une tentative pour déterminer en un miroir « nocturne » sa propre identité, non sans un sentiment de déception et d’acceptation d’un destin que rien ne sauvera, à la lisière de l’absurde. Si inaboutissement il y a, la quête est moins essentielle que le cheminement. Les avatars du roman policier et d’introspection se délitent parmi les reflets et les ombres. « Je trouve que c’est une fin un peu plate », conclue Christine. Mais, au mieux, Nocturne indien est un roman attachant fragmentaire, lacunaire. Comme nos vies ?

Bien moins fragmentaire est Pereira prétend, dont le titre italien est plus précisément : Sostiene Pereira. Una testimonianza, publié en 1994. Nous sommes encore au Portugal, à Lisbonne, cette fois en 1938, lorsqu’un homme de l'Alentejo est massacré sur sa charrette. Car les grèves grondent et il faut bien à Pereira, le héros peu brillant de ce roman, le journaliste peu inspiré, prendre conscience du monde qui l'entoure. Le déclencheur est pour lui la lecture d'un article passablement philosophique commis par le jeune Francesco Monteiro Rossi. La rencontre est déterminante pour Pereira tant il s’avère que son auteur est un ardent révolutionnaire, un antifasciste résolu, qui écrit avec le soutien de Pereira des éloges impubliables de Federico Garcia Lorca, de Vladimir Maïakovski, tant la censure est étouffante. Sans nul doute le terne Pereira au cœur malade, veuf plutôt reclus, en chemin vers l’obésité, suant sous la chaleur, amateur de littérature française, catholique assommé par son inertie, voit, malgré l'oppression ambiante du régime de Salazar et la montée des fascismes européens, sa vie bouleversée, au point de la secrètement consacrer au combat contre le despotisme. Le jeune homme n’est-il pas de mèche avec des recruteurs clandestins au service des brigades internationales destinées à intervenir contre l’encombrant voisin espagnol, Franco ? Nous, pauvre lecteur, avons peur pour le pauvre Pereira, quoique nous soutenions son idéal en gestation. La dimension historique se double d’une veine psychologique, et surtout d’un vibrant engagement politique, en un roman plus classique dont la fluide lecture emporte la conviction.

 

Oiseaux, anges, sont-ils une marque de la transcendance, une allégorie de l’écriture pour Antonio Tabucchi, cet anarchiste toscan qui vécut entre Sienne et Lisbonne ? Si ses histoires ont quelque chose du non finito pictural, de pollens romanesques qui n’écloront peut-être pas en roman, il en émane néanmoins une rémanence, un indéfinissable parfum, un charme enfin, quoique souvent vénéneux, que nous aimons renouveler.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Récits avec figures a été publiée

dans Le Matricule des anges, novembre 2021.


[1] Lessing : Laocoon, Hermann, 1990.

[2] Eugenio Montale : Satura, Mondadori, 1972.

 

Museo de Sigüenza, Guadalajara, Castilla-la-Mancha.

Photo : T. Guinhut.

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7 novembre 2021 7 07 /11 /novembre /2021 14:29

 

Forno de Zoldo, Veneto. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Les diagonales de l’Histoire

par Claudio Magris :

Secrets, Enquête, Classé sans suite

& Croix du sud.

 

 

 

Claudio Magris : Secrets,

traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Rivages, 2015, 96 p, 12 €.

 

Claudio Magris : Enquête sur un sabre,

traduit par Marie-Anne Toledano, L’Imaginaire Gallimard, 2015, 112 p, 8,50 €.

 

Claudio Magris : Classé sans suite,

traduit par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, 2017, 482 p, 24 €.

 

Claudio Magris : Croix du sud,

traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Rivages, 2021, 172 p, 16 €.

 

 

      L’ombre de l’Histoire est la diagonale du fou qui traverse les livres de Claudio Magris. Diagonale géographique également puisqu’elle traverse l’Europe centrale et l’Italie, jusqu’aux rives de l’Argentine. Autant pour le voyage au long du Danube que lors de l’exercice de la pensée, le « moi se dilate et se contracte comme une méduse, un peu d’encre débordant de la bouteille dans une mer d’encre ». C’est ainsi que Claudio Magris, né à Triestre en 1939, introduit son essai-fleuve Danube[1], éclos en 1986, enquête géographique, historique, culturelle et intime. Il y a bien souvent chez cet auteur triestin, né lui en 1939, une démarche d’enquêteur, quoique bien peu policière, une démarche d’archiviste et de tisseur de prose poétique surprenante. Ce qui se vérifie, grâce aux hasards des éditions et rééditions françaises, d’une enquête sur les Secrets ou sur un sabre aux souvenirs sanglants et plus que mystérieux. Ainsi Claudio Magris se fait historien, associant documentation et art de la fiction, jusqu’au roman massif et fructueux qu’est Classé sans suite, dressé comme un testament inhumain de la guerre. Non sans essaimer dans le triptyque de Croix du sud, là où les strates culturelles se nimbent d’utopies souvent malheureuses.

 

      Ce n’est un secret pour personne que nous, individu ou Etat, avons des secrets : vilains ou abjects qu’il faut celer, charmants qu’il faut préserver ou partager, pour son bonheur et celui d’autrui. Quant à de plus politiques il serait bon que l’opinion publique en profite, au service du bien commun. De toutes ces problématiques, Claudio Magris offre une conscience aigüe, en un petit essai, lapidaire et cependant fort suggestif, publié en 2014 en Italie.

      Car c’est un paradoxe que son jeune cousin désirât une « insigne d’agent secret », pour exhiber qu’il sait ce qui doit être tu. Alors qu’un être secret oscille entre douleur de la solitude et sensation d’élection. Faut-il garder ce que l’on omet de dire, le respecter, ou le violer, se demande le moraliste… La littérature et le roman ont-ils pour fonction de révéler ou d’ajouter des « sens cachés » ? Or « l’écrivain est un espion, de lui-même ou d’autres personnes ».

      Plus le pouvoir est totalitaire, plus il s’entoure de secret. Est-ce à dire que toute transparence est nécessaire ? Peut-être ne révèle-t-on que ce qui est devenu inoffensif. Autrement il devient remord, ou « le Sacré, l’Ineffable », réservé aux initiés. Les « fumisteries mysticisantes », entourés d’un halo hypocrite et pompeux, dont relève le fascisme, sont « un cocktail par excellence d’horreur et de kitsch » ; alors que Jésus emprunte une autre voie : « je n’ai rien dit en secret ». Quand la vérité est dangereuse, « dissimulation » et diplomatie sont nécessaires. De même le secret de la confession reste une « valeur fondamentale », car il valide la dignité. Que dire alors de « ces temps de nudisme psychologique et d’enregistrement de masse universel », au travers d’internet des réseaux sociaux ? Reste qu’au-delà des pouvoirs dévolus à celui qui contrôle les secrets du monde, la capacité accordée à chacun de celer ce qu’il juge bon de conserver à part soi est un précieux gage de libertés.

      Si bref qu’il soit, cet essai est d’une richesse troublante. Pour traiter avec tant de finesse un tel sujet, Claudio Magris aurait-il un secret à cacher, au bord des lèvres ? Le brillant et abondant prosateur de Danube, sait ici suggérer avec acuité : tout un art. Il faut alors se demander s’il est complice des éditions Rivages qui ont choisi cet objet de curiosité pour illustrer leur fascinante couverture : ce noir rhinocéros, plus visible que « Lettre volée » d’Edgar Allan Poe, et cependant recélant l’introuvable solution des secrets de la nature…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      La Carnie est un territoire secret caché dans un pli de l’Histoire, à la lisière de l’Autriche et de l’Italie, au nord du Frioul. En grand connaisseur de la Mitteleuropa, Claudio Magris se penche sur l’étonnante utopie, offerte par Hitler à ces Cosaques qui avaient cru bon de choisir de s’allier avec les Nazis pour lutter contre le totalitarisme soviétique. Ce qui n’est pas sans répondre en écho à un de ses essais : Utopie et désenchantement[2]. Son Enquête sur un sabre, née en 1986, nous permet de découvrir l’officier Krasnov, chef de cette épopée : l’occupation de la Carnie, terre faussement promise.

      Un vieux prêtre rassemble ses souvenirs en une lettre à « don Mario », évoquant sa mission d’octobre 1944 : intercéder auprès des Cosaques pour qu’ils renoncent « aux abus et aux violences ». À la recherche du « secret du libre arbitre et de compatibilité avec l’intelligence divine », sans éluder la quête de celui de l’Histoire et du mal, il se demande qui est Krasnov, figure historique légendaire, gisant parmi les différentes versions mémorielles : « comme si le mystère de la foi se confondait avec celui d’un roman policier ». Il écrivait des « romans historiques » qui préfigurèrent son destin, fut mis à la tête de cette fantomatique armée cosaque, échoua dans une tombe de Carnie pour être exhumé douze ans plus tard, avec un sabre. Ce dernier, « promesse de gloire et sceau de vanité », se révéla peut-être faux, quoique son propriétaire prétendu, livré avec les siens par les Anglais, fût pendu par les Soviétiques en 1947. Restent des livres, des archives, des rumeurs et des fantasmes sur un trésor, sur des trahisons irrévocablement politiques, sur un homme, berné par les idéaux, qui ne révère que liberté sauvage et « veut fermer les yeux sur sa propre vérité ». Une énigme en fait des trahisons de l’Histoire…

      La prose judiciaire et palimpseste, qui relève des « documents de la mélancolie », tient les promesses de l’essai : ce qu’elle révèle est ahurissant de perplexité, de profondeur, écrit dans une langue splendide (que la traductrice a certainement su polir) de façon à contribuer à « la vérité de l’art ». Revenons alors à son plus vaste et probable chef d’œuvre, délicatement encyclopédique, Danube, et cependant partie émergée de sa formidable culture de la Mitteleuropa, dont témoigne par ailleurs Le Mythe et l’empire dans la littérature moderne[3]. Pour découvrir, en approchant du delta de son grand fleuve européen, comme parmi les secrets, mythes et idéologies qui gravitent autour de l’agitation forcenée du sabre, que « le mal, c’est un excès d’Histoire »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     Achèteriez-vous par caisses et centaines de tonnes des « sous-marins d’occasion », des « ponts militaires bombardés » ? Il faudrait être fou furieux, ou d’une espèce d’historien scrupuleuse. Car Diego de Henriquez nourrit sans relâche un Musée de la guerre. Plus exactement « Arès pour Irène ou Arcana Belli. Musée total de la Guerre pour l’avènement de la Paix et la désactivation de l’Histoire ». Cet homme, ce musée, classé monument national en 1965, ont réellement existé, à Trieste : la rizerie de San Sabba, une usine à décortiquer le riz, devint, entre 1943 et 1945, un camp de concentration nazi, où juifs, antifascistes et autres résistants et politiques furent incarcérés avant la déportation, à moins qu’ils fussent abattus et incinérés dans le four crématoire construit sur place.

      La fiction intervient lorsque l’écrivain triestin imagine que Louisa Brooks, fille d’un aviateur noir-Américain et d’une Juive rescapée, reprend le flambeau. Flambeau n’étant pas une vaine métaphore, puisqu’en 1974 le professeur Henriquez périt tragiquement dans l’incendie d’un de ses entrepôts, accompagné par ses carnets réduits en cendres : ils recueillaient les graffitis des prisonniers qui dénonçaient leurs délateurs, profiteurs et autres sadiques impliqués dans la machinerie du camp. L’affaire fut classée sans suite, d’où le titre du roman, touffu, baroque à souhait, qui se veut rouvrir l’enquête, exhumer les culpabilités et les compromissions, faire toute la vérité sur une Histoire plus que fâcheuse, recouverte par une omission générale qui a tout du mensonge. Par exemple ce « SS-Hauptsturmführer Lerch, naguère en charge de l’abattoir et aujourd’hui membre incontournable de la dolce vita triestine ».

      Au-delà de ce terrible et sulfureux accident de l’Histoire du XX° siècle, qui est comme en « une banque de l’ADN », Claudio Magris nous emporte de salle en salle en ce musée, entrelace siècles et continents dans un turbulent réquisitoire adressé à l’humanité du mal. D’arme en arme, en écho avec l’Enquête sur un sabre, le récit déploie les frasques d’un arc ou d’une mitrailleuse, d’un tank ou d’une massue zapotèque, comme la hache du « Chamacoco », ou le fusil MP 44 du soldat Shimek, « condamné à mort et exécuté par la Wehrmacht pour avoir refusé de tirer sur des civils polonais ». On dévoile également une médaille posthume offerte à un tortionnaire : le « commissaire fasciste Collotti », mais aussi un « cactus marcescens Hitler » ! Ce jusqu’à des exemplaires de livres plus coupables encore que les armes, vingt mille d’entre eux, dont ceux de Sun Tzu, L’Art de la guerre, Clausewitz, De la guerre, Mao Tsé-toung, La Guerre révolutionnaire. Mais aussi le Malleus Maleficarum (ou Marteau des sorcières), Le Protocole des sages de Sion, trop fameux délire antisémite jailli de l’esprit d’un faussaire, et Mein Kampf, aux délétères talents que l’on sait ; car « la plume tue plus que l’épée ». Ce sont autant d’exposés didactiques ou de récits emboités, parfois un peu fastidieux, animant des personnages auxquels on s’attache un instant, comme Sara qui « aimait traduire », ou repoussants, ramassis épique et terrible de guerriers, de témoins ou victimes, de collaborateurs et de profiteurs, y compris le « trisaïeul » Carlo Filippo, trafiquant d’esclaves, rythmés par la récurrente « Histoire de Luisa ».

      Les scènes où Louisa étudie les pièces du « musée de la Haine », galerie où s’ouvrent les fenêtres du temps et de l’espace, alternent avec de plus démentes fresques, comme celle bruyamment épique de la libération de Trieste par les armées alliées, voire des scènes surréalistes, lorsque le Haut-commandant Friedrich boit à l’anniversaire d’Hitler peu de jours avant son apocalyptique fin, scène qui voit officiers et industriels locaux se congratuler. On doute que tous les Triestins puissent déboucher leurs nez devant la putride responsabilité de leurs pères. Reste au lecteur la responsabilité difficile, voire de l’ordre de la gageure, existentielle enfin, de pardonner l’imprescriptible[4].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Drôle d’obsédé de veilleur de l’Histoire que ce collectionneur nécessaire : il dormait dans un sarcophage de son musée, coiffé d’un casque allemand et d’un masque de samouraï, et gardait bien ensevelis ses fantasmes sexuels : « esclave soumis humilié récompensé, je m’exaltais ». Une plus haute exaltation s’empare plus durablement de ce muséal conservateur, inspiré par Clio, Muse de l’Histoire. Car, nous confie le collectionneur, « ces armes, ce musée a été pour moi un véritable abri antiatomique, ils ont barré la route à la puissance dévastatrice de l’amour ». Plus loin, il nous confie la morale amère de son roman : « On serre des mains, le sang coagulé sous les ongles a disparu depuis longtemps ; l’Histoire, même encore jeune, est une bonne manucure ». Cependant, les souvenirs et les témoins rouillés des massacres historiques sont ici réunis au service d’une utopie : « la venue de l’époque du bien infini, celle où le mal sera aboli et où des armes il ne restera que cette part d’énergie cosmique qui a un rapport avec leur beauté et leur fonctionnalité ».

      Cette somme, cette mosaïque de pièces de musées, d’aventures et de méditation, parfois à la lisière de l’essai, écrite par un monstrueux travailleur de fond, coûta six ans de labeur et d’illuminations à Claudio Magris. Une composition voisine émaillait son précédent roman : À l’aveugle. Où la confession d’un vieil homme à son psychiatre devient un patchwork de voix. En sus de la sienne propre, résonnent celles d’un militant communiste puni par Tito, d’un corsaire danois du XIX° siècle, voire du mythologique Jason. De même l’espace, depuis Trieste, s’ouvre vers la Yougoslavie, la Tasmanie, Waterloo et Dachau, où la figure démultipliée du rebelle déchire des failles dans les idéologies en déroute. Une fois de plus, le drame de la conscience européenne est la matière romanesque cruciale.

      Souvenons-nous que « mensonge romantique et vérité romanesque » (pour reprendre le titre de René Girard[5]) se liguent pour rendre la vérité à l’Histoire. Claudio Magris, qu’il enquête sur le secret, sur un sabre, ou sur les ombres du totalitarisme nichées au cœur de l’Europe et de ses confins triestins, dissèque les entrailles de l’humanité. On ne peut s’empêcher de penser à la narration suspendue à une galerie voisine, celle du Musée de l’inhumanité, de l’Américain William Gass[6], roman dans lequel son personnage accumule les témoignages de la nature fondamentalement mauvaise de l’homme. De même l’on peut penser que Claudio Magris accole sa belle ambition romanesque à un essai comme celui de John Keegan, L’Art de la guerre[7]. La guerre de l’humaniste romancier est au service de la mémoire, miroir tendu aux bas et pervers instincts de l’homme que nous ne devons pas être.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Claudio Magris a-t-il définitivement abandonné les terres de la Mitteleuropa, celles traversées par ce Danube dont il abreuva son livre le plus emblématique ? Se tournant vers la Croix du sud, l’on pourrait croire qu’il a migré avec armes et bagages vers les cieux de l’hémisphère sud. Cependant chacun de ses trois personnages est lié avec l’ancienne Europe. Le premier, Janez Benigar, vient de quitter la Slovénie, le second, Orélie-Antoine de Tounens, est un Français, quand la troisième, Angela Vallese, est originaire du Piémont italien. Outre leur destination commune, la vaste Argentine, ils sont animés par une aspiration à l’utopie.

Non seulement Janez Benigar épouse une indigène, dont il a des enfants, mais il épouse sa cause, son langage. Entrepreneur agricole, ethnologue et linguiste, au point de rédiger un Dictionnario de la lengua auraucana, « slovéno-hispano-auraucan », il étudie un peuple à préserver, sa « pensée mythique » où règne la « Nécessité », sa religion attachée à la « sacralité des nombres ». Ainsi il poursuit dans la première moitié du XX° siècle « un idéal d’objectivité scientifique », tout en polémiquant contre le nationalisme, le racisme et l’étatisme centralisateur.

Etrange illuminé politique, Orélie-Antoine de Tounens débarque au Chili en 1860 pour refonder l’empire mapuche en se prétendant libérateur du peuple et roi de l’Araucanie et de la Patagonie. Il s’acoquine avec des caciques locaux, rédige une constitution, « chef d’œuvre surréaliste ou dadaïste », attirant les Indios épris de liberté. Sa capitale aurait dû être un eldorado. Mais, rattrapé, il est affamé dans un asile d’aliénés chilien, avant de revenir en France poursuive son rêve, et rallier encore l’espace de son pouvoir fantasmé. Ce « Don Quichotte » aurait aujourd’hui un « successeur officiel » : Frédéric Luz.

C’est aux indiens fuégiens que rend visite sœur Angela en 1880, dont l’habit monacal ressemble aux manchots noirs et blancs. Les territoires sont colonisés par les nouveaux propriétaires terriens et leurs troupeaux d’ovins. Face à l’extinction programmée des indigènes, grande est la douleur d’Angela, « si petite et si faible face à la grandeur du Mal », pour qui la Terre de Feu est bénie et qui poursuit sans relâche son « œuvre salvatrice » et charitable. Elle et ses consœurs sont « laïquement étrangères à toute stupide idéologie du bon sauvage », connaissent les instincts brutaux des Fuégiens, voient les ravages de l’alcool. À l’occasion de ce territoire proche de l’Antarctique, Claudio Magris regorge d’allusion à Poe, Jules Verne et Lovecraft.

Plaines, montagnes, immensité de l’espace, où tout est possible, construire une civilisation ou la voir s’effondrer dans le néant, conduisent l’écriture, ample et cependant incisive, véritable prose poétique, de Claudio Magris, qui déploie une fresque haute en couleurs. En ces paysages proches de l’infini se déroulent des épisodes « de cet abattoir qu’est l’histoire universelle ». Car les indigènes, Auraucans et Patagons, y sont massacrés, en un pays où se succédèrent les violences populistes et militaires.

Ce triptyque de récits, quoique de dimensions modeste, est vertigineux. Car Claudio Magris ne procède pas tout à fait de façon chronologique : sa narration, à la lisière de l’essai, s’étend en étoile, explorant la psychologie, les actions, les strates culturelles et littéraires, y compris des auteurs croisés lors de cette entreprise de recréation et de mémoire. Chacun de ses héros est une allégorie d’un pouvoir, cependant souvent dérisoire : scientifique d’abord, politique ensuite, religieux enfin. Le seul qui soit grotesque est évidemment le second, avec son royaume imaginaire qu’il tente d’imposer à un réel qui n’en veut pas, alors que les deux autres, bénéficient d’une admiration sans mélanges.

 

Quoique d’une érudition fine et nombreuse, le travail de Claudio Magris eut le bonheur de ne pas avoir été boudé par les lecteurs ; en particulier sa traversée de la Mitteleuropa au moyen de l’essai-fleuve envoutant que parvint à devenir son Danube. Ses autres livres, pour jouer sur l’un de ses titres, sont plus secrets, néanmoins prenants. Les prestiges et les tragédies de l’Histoire y croisent les inquiétudes d’une l’humanité bien décidée à contrer les horreurs du monde pour tenter d’y substituer les lueurs de la culture la plus enrichissante et la plus humaniste.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

Les parties sur Secrets et Enquête ont paru dans Le Matricule des anges, janvier 2016,

celle sur Croix du sud, septembre 2021

 


[1] Claudio Magris : Danube, L’Arpenteur, Gallimard 1988.

[2] Claudio Magris : Utopie et désenchantement, L’Arpenteur, Gallimard, 2001.

[3] Claudio Magris : Le Mythe et l’empire dans la littérature autrichienne moderne, L’Arpenteur, 1991.

[5] René Girard : Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961.

 

Ossana, Trentino Alto-Adige, Italia. Photo : T. Guinhut.

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13 septembre 2021 1 13 /09 /septembre /2021 12:21

 

Dante Alighieri, Piazza dei Signori, Verona, Italia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Fabrique et traduction de Dante

au service de l’ébouriffante Divine comédie :

Fondation Martin Bodmer,

René de Ceccatty & Enrico Malato.

 

La Fabrique de Dante,

MétisPresses, Fondation Martin Bodmer, 2021, 352 p, 48 €.

Dante : La Divine comédie,

traduit de l’italien par René de Cecatty, Points Seuil, 2017, 704 p, 13,90 €.

Enrico Malato : Dante,

Les Belles Lettres, traduit de l’italien par Marilène Raïola, 2017, 384 p, 29,50 €.

 

 

Jamais ne se sera autant vérifiée l’excitante formule de Jorge Luis Borges : « La métaphysique est une branche de la littérature fantastique[1] ». Car avec Dante les fictions nées de l’angoisse enclenchée par notre mortelle condition trouvent leur acmé. Mieux que le Livre des morts égyptiens, mieux que les enfers romains d’Ovide, La Divine comédie nous offre une fresque fabuleuse, tour à tour démoniaque et angélique, de l’au-delà. Comment lire cet ouvrage canonique, récit d’aventures, poème lyrique et amoureux, traité théologique et allégorique ? Comment le traduire ? C’est à l’occasion du septième centenaire de la mort du poète (1265-1321) que la Fondation Martin Bodmer nous révèle comment le voyageur infernal et paradisiaque s’est formé, avec force manuscrits et éditions rares, sous le titre à la fois d’une exposition[2] et d’un beau livre : La Fabrique de Dante. Ecrite au début du XIVème siècle par un poète érudit maniant avec virtuosité le dialecte florentin au point de devenir la langue phare de l’Italie, l’œuvre fascine lecteurs, peintres et traducteurs, qui sont des dizaines à s’être penché sur leur établi, de façon à sculpter et polir un écrin français digne du nom du Dante. S’il n’est probablement pas l’ultime poète, car il faut l’être pour oser se mesurer au sublime, René de Ceccatty n’en apparait pas moins un talentueux recréateur, avec une version qui a le mérite d’une fluide lisibilité. L’occasion est trop bonne pour ne pas y associer un essai biographique exégétique sur le Florentin exilé, là encore qui n’a pas la primeur du genre, mais dont il sera bon de se munir, celui d’Enrico Malato, ou encore la biographie au tempérament plus historique d'Alessandro Barbero ; afin de vivre au plus intime et au plus cosmique La Divine comédie.

 

Comprendre « la fortune de Dante », connaître sa bibliothèque, les éditions qui lui rendirent justice, jusqu’à des portraits - qui ne lui sont jamais contemporains -, tels sont les buts poursuivis par La Fabrique de Dante, somptueux volume né au sein de la Fondation Martin Bodmer, sous l’égide de Paola Allegretti et de Michael Jakob, et grâce à l’active collaboration de Jacques Berchtold et Nicolas Ducimetière. Il ne s’agit pas de lustrer la statue toujours recommencée du génie national italien, mais de creuser au plus près le connaisseur des classiques et des intellectuels médiévaux, le politique affligé par les vicissitudes de son temps, pour découvrir de quelle peau est faite le poète infini, qui ne négligea pas les allusions à ses contemporains, avec lesquels il règle ses comptes ; voire d’interroger des domaines plus obscurs, comme celui de la nécromancie qui l’occupa longtemps et fit l’objet en 1320 d’un procès en Avignon où incidemment son nom apparaît : il y est question de maléfice et d’envoûtement…

Ainsi, en ce bel objet didactique, l’on lit Dante en bonne compagnie, entre Walter Benjamin, Charles Baudelaire et José Lezama Lima, celle d’Ezra Pound[3] bâtissant ses Cantos comme un palimpseste, d’Ossip Mandelstam[4] conversant avec le Florentin pour lui rendre sa poésie étouffée par les analyses rhétoriques et mystiques, de Primo Levi le récitant dans l’enfer des camps, de Jorge Luis Borges[5] parodiant la Comédie dans « L’Aleph » ; tous en éclairent des versants insoupçonnés. De surcroît l’on lit en quelque sorte par-dessus l’épaule de notre excavateur d’enfer, escaladeur du purgatoire et ascensionniste du paradis, en consultant et admirant les manuscrits que lui-même aurait pu étudier, puisqu’ils proviennent de l’époque médiévale. Ainsi Homère, Lucain, Stace, Cicéron, et Virgile cela va sans dire, côtoient La Bible, Thomas d’Aquin, Isidore de Séville, Bernard de Clairvaux, dont les citations ou les évocations fourmillent parmi les cercles du texte, qui est « un livre-bibliothèque », jusqu’au sommet du ciel. Les pages exposées et reproduites avec clarté sont prodigieuses, parfois incroyablement enluminées ou comblées de gravures, montrant combien la Fondation Martin Bodmer aux 150 000 références est une bibliothèque d’une richesse inouïe. Plus subtil encore, la dynamique trinitaire de la Divine comédie se retrouve en ce volume animé par la numérologie : les éditions rares de Dante sont vingt-quatre, comme les heures du jour, ceux lus par ses yeux et de commentateurs ensuite sont chacun trente-trois, comme les trente-trois chants de chaque partie… Ainsi, pour reprendre les mots de Michael Jacob, l’œuvre dantesque est « un gigantesque laboratoire » dont la « fabrication continue à travers les siècles », alors que sa réception fut prolifique chez les anglophones, en Allemagne, mais en forme de « rencontre manquée ? » chez les Français, selon l’interrogation de Nicolas Ducimetière.

Un seul regret - que l’on oubliera volontiers parmi une telle somme d’érudition - peut-être eût-il été préférable d’observer un classement plus chronologique, en commençant par la bibliothèque de Dante, puis en terminant par les lecteurs, eux-mêmes distribués comme aléatoirement, de Zanzotto notre contemporain à Chaucer, en zigzaguant parmi Voltaire et des romantiques, en passant par Joyce ou Rimbaud ; tout en admettant qu’ainsi les surprises fourmillent. Comme ces pages dorées ou azurées intermédiaires aux chapitres, nourries d’orbes et d’étoiles, si dantesques, au sens paradisiaque du terme. Ce volume, qui fut l’objet de tant de soins, tant de la part des concepteurs que des rédacteurs, de l’éditeur que de l’imprimeur, est aussi délicieux que somptueux, au service de ce « couronnement du Moyen Âge finissant ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour reprendre les mots de René de Ceccatty en sa généreuse introduction, « La particularité de ce chef-d’œuvre est d’être à la fois un voyage chez les morts, une chronique politique, un traité de géographie et de cosmogonie et un ouvrage de réflexion théologique et philosophique ». L’aventureuse traversée de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis est successivement la descente, puis l’ascension d’un marcheur de montagnes parmi les affres, les épreuves et les suavités ; mais aussi l’initiation spirituelle, qui va de la connaissance du mal à la divinité rédemptrice.

L’œuvre, tout à tour monstrueuse, eschatologique, effrayante et délicieuse, changeante et chatoyante, en ses immenses perspectives, en ses multiples récits emboités et infinis détails, traverse et insémine l’histoire des littératures. Victor Hugo, dans sa Légende des siècles, lui est redevable, Primo Levi la résume et la récite comme un talisman au sein du camp d’Auschwitz, dans son autobiographique Si c’est un homme, Giorgio Pressburger[6] en conçoit une réécriture hallucinée aux dépens du XXème siècle. Jorge Luis Borges en fait, au-delà du seul christianisme qui parait en être la justification unique, une « estampe de portée universelle ». Si selon ce dernier « l’astronomie ptolémaïque et la théologie décrivent l’univers de Dante[7] », sans omettre les enfers gréco-romains, de tous temps et de toutes cultures peuvent être ceux qui s’y reconnaitront pour y lire les figures d’une possible transcendance et de l’imaginaire eschatologique, sans omettre la question de la rétribution du bien et du mal.

La catabase, ou descente au séjour des morts, reprend la tradition de Virgile, dans l’Enéide et d’Ovide, pour l’histoire d’Orphée, dans Les Métamorphoses. Prenant en charge la hiérarchie divine de l’après-vie autant que celle de l’humanité, Dante se fait chroniqueur de son temps, envoyant allégrement tel ou tel en Enfer, en Purgatoire ou en Paradis, dont les méfaits ou bienfaits sont rappelés. Mais au-delà de cette connaissance temporelle et spirituelle, une charge encyclopédique éclaire -ou parfois obscurci- le texte, fourmillant d’allusions, mythologiques, bibliques, géographiques, zodiacales, botaniques…

S’il est une traduction de La Divine comédie à proscrire, c’est celle - nous tairons le nom de son auteur - anciennement parue dans la collection de La Pléiade. Il s’agissait de donner le texte de Dante dans le français du XIVème siècle pour en respecter l’historicité. Hélas, outre la lisibilité ardue de la chose, l’erreur de perspective était manifeste : l’Italien médiéval étant bien plus proche de celui d’aujourd’hui que l’idiome de l’ère gothique de notre langue. En conséquence, l’on devine que l’archaïsme est à proscrire au service d’une utile et soyeuse lisibilité.

Nombre de traductions de La Divine comédie sont hélas en prose : Artaud de Montor[8], Alexandre Masseron[9], même si ce dernier affecte la forme des versets pour chaque tercet dantesque. L. Espinasse-Mongenet[10] choisit de jouer de strophes en vers libres. De même pour une redoutable et estimée concurrente, nous avons nommé la talentueuse Jacqueline Risset[11], de surcroit poète, tant en français qu’en italien. Malgré une quinzaine de traductions versifiées depuis les années trente, seul, René de Ceccatty a tenté, et réussi, une traduction intégrale qui renouvelle et réveille la scansion poétique de l’original, la terza rima, car en vers et, ô gageure ! en octosyllabes non rimés…

Certes, Danièle Robert[12] vient de produire une belle version, en décasyllabes, elle rimée avec soin, quoique provisoirement limitée à L’Enfer. Qui, une fois achevée le triptyque, méritera peut-être les lauriers du traducteur-poète.

Baudelaire, juge et poète sévère, préférait celle de Pier Angelo Fiorentino[13], publiée en 1846, dans une édition heureusement bilingue, en effet fort lisible et colorée, quoique en prose. La vivacité colorée de celle de René de Ceccatty réveillerait-elle La Divine comédie de son sommeil ?

Dès le chant I, René de Ceccatty ose un « « Clopin-clopant sur la plage » qui répond au « Si chel ’l piè fermo sempre era ’l pui basso », c’est-à-dire « Si bien que le pied ferme était toujours le plus bas » (Fiorentino). Une fois de plus l’adage, « Traduttore, traditore » se révèle vrai ; mais au littéralisme peut-être vaut-il mieux préférer la surprise de l’image expressive.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand Danièle Robert nous donne, au chant III, lors de la traversée de l’Achéron, où Charon était pour Jacqueline Risset, « un vieillard blanc, d’antique poil », les vers suivants :

Et voici que survient une embarcation

d’où un vieillard à barbe blanche nous hèle :

malheur à vous, âmes en perdition !

 

N’espérez pas de voir jamais le ciel :

je viens pour vous mener sur l’autre rive,

dans le noir éternel, chaleur et gel.

René de Ceccatty préfère proposer :

Et voici que vers nous en barque

Venait un vieux chenu criant :

Malheur sur vous, âmes perdues !

 

N’espérez plus revoir le ciel.

Je vous conduis sur l’autre rive

Dans l’éternel, noir, froid brûlant. »

Il est évident que du point de vue rythmique ce dernier y gagne ; de surcroît la concision réclamée par l’octosyllabe rend l’expressivité plus vive et répond en toute agilité à l’hendécasyllabe dantesque.

Avec modestie, en son introduction soigneusement informée et argumentée, notre traducteur a bien conscience de devoir priser l’ellipse, de « sacrifier » du sens en choisissant l’agréable légèreté du lisible ; ce qui n’est pas une mince affaire, surtout si l’on surprend chez Dante autant l’aisance du parler populaire que la subtilité du raisonnement théologique et philosophique. Ainsi, appeler Saint-Paul « Popol » au chant XVII du Paradis parait culotté, mais songeons que « Polo » en italien est familier et insultant, ce qui conspue comme de juste l’insolence blasphématoire de Jean XXII. Sans oublier que le flux métaphorique de ce prodigieux rhétoricien rend le texte infiniment imagé, volubile, évocateur, ailé, que les périphrases, parfois pour nous obscures, sont des mines d’allusions bibliques, antiques ou médiévales.

Comparant avec justesse et goût une traduction nouvelle avec une nouvelle interprétation de Bach ou de Schubert, notre traducteur ne se fait pas faute d’oublier de rendre hommage à Jacqueline Risset, comparée à la Callas, dont les qualités de lisibilité et de sensualité le ravissent.

Il est permis de regretter l’absence de notes au bas des vers de René de Ceccatty chantant Dante ; mais c’eût été alourdir le volume, et à cet égard, il est loisible de se tourner vers les trois tomes fournis par Jacqueline Risset, que l’on retrouvera bientôt en Pléiade, et que cependant les amateurs esthètes préféreront dans les grands volumes soignés, imprimés sur des pages de plusieurs couleurs, et illustrés par les folles aquarelles de Miquel Barcelo[14]. Quoique l’on attende encore une ambitieuse édition bilingue munie d’un indispensable index…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on sait que le voyage de Dante commence lorsqu’il se voit menacé par trois animaux : un lion pour l’orgueil, une louve pour l’avarice, une once (léopard femelle) pour la luxure. Traduisant cette « lonza » par « lynx », René de Ceccatty ne perd-il pas une dimension à la fois érotique et allégorique, puisqu’il s’agit de la séduisante animalité de la luxure ?

Aussi, notre poète n’aura d’autre issue que de suivre son guide, le maître poète latin de l’Enéide, Virgile, qui selon la tradition chrétienne passait pour avoir annoncé la venue du Christ, et de traverser la fosse spiralée de l’Enfer, la montagne du Purgatoire, puis guidé par son ancien amour, Béatrice, à  laquelle succède Saint Bernard, de découvrir le Paradis, « Enrôlé par l’amour qui meut / Le soleil et les autres astres », selon les ultimes vers. Le voyage bien concret du marcheur est également une leçon morale : les auteurs de péchés capitaux sont punis de manière pittoresque, qui dans la flamme, qui dans la glace, et croissante jusqu’aux pires abominations, non sans raconter leur histoire, comme celles de Paolo et Francesca goûtant une allusive luxure, ou Ugolin qui dut au chant XXXIII dévorer ses enfants morts de faim. Ce qui est dit d’une belle et fameuse manière elliptique : « La faim l’emporta sur le deuil ». Enfin, au plus près du diable au « triple visage », est châtiée la traîtrise contre son bienfaiteur. En effet, lors du chant XXXIV, Judas (accompagné de Bruts et Cassius) broyé dans l’une des trois diaboliques gueules, « gigote la tête gobée », ce qui est une trouvaille d’une frappante concision, à l’humour grinçant, alors que Jacqueline Risset propose : « Sa tête est dans la gueule ; dehors il rue des jambes ». Nos deux arpenteurs de l’au-delà doivent s’accrocher au corps de Satan : « De poil en poil, on descendit / Entre toison et plaies gelées », et s’y retourner pour jaillir aux antipodes, au pied de la montagne du Purgatoire.

Quittant la cavité de l’Enfer, qui fit la plus grande gloire de Dante, éclipsant les deux autres parties du triptyque sacré, le chant se fait peu à peu moins âpre. Avant d’accéder au sommet du Purgatoire, où fleurit le Paradis terrestre, le chemin croise l’humilité, l’amour et la liberté en Dieu, sans oublier les nécessaires purgations des pécheurs, comme ce Sordello embrassant son compatriote mantouan Virgile, ce qui donne l’occasion à Dante de conspuer l’esclavage politique italien. Là, chaque péché capital est étrillé, corrigé, lavé, par la vertu qui lui est opposée, comme l’orgueil à l’humilité ou la luxure à la pureté. Une fois de plus, Dante règle ses comptes : l’envieuse Sapia côtoie le pape Adrien V qui se récure de son avarice. Mais au chant XXX, « Dame Béatrice », qui passa « de chair à ombre », apparaît, morigénant le pauvre Dante, un tantinet infidèle, qui n’a pas su « suivre [son] vol désincarné », avant de prendre le relais de Virgile pour le guider parmi les sphères du Paradis.

Ciel de la lune, de Mercure, de Vénus et du Soleil sont autant d’étapes spirituelles, comme les cieux de Mars, Jupiter, Saturne, ceux-ci sièges des vertus théologales : Foi, Espérance et Charité. Après le ciel cristallin, Béatrice doit céder la main à Saint-Bernard, pour permettre à son amant d’accéder à l’Empyrée, siège de la lumière divine aux rivières de couleurs et à la rose éclatante. Non loin de la Vierge Marie, Béatrice réapparait en gloire, les chants se font de plus en plus musicaux, comme si l’on entendait la Selva morale et spirituale de Monteverdi. Et si penser, comme René de Ceccatty, que le paradis dantesque est un espace totalitaire, avec une Béatrice imbue d’un prosélytisme autoritaire, est de l’ordre de l’anachronisme, il n’en reste pas moins que l’univers religieux de la perfection divine se présente comme un monde prédestiné, clos, où l’inutile liberté n’a plus lieu d’être. Reste que Dante y a réalisé des prouesses poétiques incomparables, donnant au Bien et au Beau (devant lequel il « déclare forfait ») des vitesses et des couleurs enchanteresses :

« En verre, en ambre ou en cristal,

Le rayon brille sans délai

Entre impact et efflorescence »

Roman d’aventure et somme théologique, clavier poétique et creuset de culture de l’Antiquité, La Divine comédie brasse le temps médiéval de son auteur et l’intemporalité la plus profuse ; ce pourquoi, depuis le XIV° siècle, et jusque dans l’éternité, il y aura toujours un lecteur, ne serait-ce que la poussière des étoiles, pour le dantesque poème, auquel contribue avec talent René de Ceccatty. Egalement romancier, ce dernier, notons-le, n’est pas un débutant au royaume de la traduction. Outre celles du japonais, conjointement avec Ryôji Nakamura, il a tâté avec ardeur de Pasolini ou de Leopardi, sur lequel il a écrit d’ailleurs une sorte de biofiction[15]. S’il y un paradis des traducteurs, il reste à souhaiter qu’il y soit accueilli.

Avant de relire une fois de plus ce qui est peut-être le poème le plus frappant de l’humanité, la curiosité ne peut que nous titiller au sujet de son auteur. Si, après celle de son contemporain Boccace[16], les biographies sont légion, d’Artaud de Montor[17], à Jacqueline Risset[18], celle d’Enrico Malato vient à point pour, au-delà de la seule vie du poète, présenter les plus récentes et perspicaces recherches exégétiques sur le texte, ses enjeux politiques, théologiques et poétiques.

Notre Florentin, né en 1265, sera frappé par une sentence d’exil en 1302 pour aller séjourner à Vérone et mourir à Ravenne en 1321 ; ce pour avoir pris part au combat entre la ligue des Gibelins toscans  et les Guelfes Noirs et Blancs (auxquels il appartient). Fin rhétoricien, il connaît sur le bout des doigts Virgile et Ovide, la Bible et les Pères de l’Eglise. En philosophie, il allie Boèce et Saint Thomas d’Aquin.

Mieux que ses Rimes[19], sa Vita nuova est une sorte d’autobiographie fictive, dans laquelle l’ami du poète Cavalcanti, bien qu’il épousât Gemma, parait ne se vouer qu’à sa Béatrice, rencontrée en toute chasteté à dix-neuf ans alors qu’elle en avait neuf. Il ne la reverra que neuf ans plus tard, avant de la savoir mourir à vingt-quatre ans, le laissant inconsolable. En toute courtoisie, il est un des créateurs du dolce stil nuovo, dont il dénoncera pourtant le trop de sensualité amoureuse, y compris chez Cavalcanti. Alors qu’il avait rédigé son traité La Monarchie universelle en latin, la décision d’écrire en toscan le conduisit à rédiger son Traité de l’éloquence vulgaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    Pour introduire son héros, Enrico Malato brosse le portrait de la prospère Florence aux cent-cinquante tours au XIII° siècle. Il ne se départit jamais de sa clarté et de sa rigueur pour évoquer les années de formation du poète, militaires, diplomatiques, au cœur des tourmentes entre Gibelins et Guelfes Blancs et Noirs, mais aussi philosophiques, du poète. De nombreuses allusions aux événements d’un contemporain guerrier, vengeur et injuste, sont lisibles dans le Banquet, et bien sûr La Divine comédie, où sont jetés, entre Enfer et Paradis, divers protagonistes. Hélas Florence n’est plus dans les Rimes que « ma ville qui hors de ses murs m’enferme ». Dès 1315, les deux premiers chants de La Divine comédie publiés, la renommée du poète enfle. À Vérone, il jouit de l’hospitalité de Cangrande della Stella, qui bénéficie en retour de la primeur des chants composés, puis d’une place dans le Paradis (XVII, 76). Heureusement le trépas sera clément au point d’attendre qu’il ait achevé et révisé son œuvre-maîtresse.

Or Enrico Malato s’attache, en ce qui devient très vite un essai, à l’activité littéraire de Dante et d’abord à son « noviciat poétique ». Ainsi notre essayiste développe-t-il une heureuse analyse de la « casuistique » amoureuse, tiraillée entre célébration et péché. Jusqu’à ce que, dans La Vita nuova, les tourments amoureux et l’idéalisation de Béatrice, trop tôt emportée dans un au-delà qu’il reste à lui consacrer, permettent au poète de réconcilier amour de Dieu et d’une Dame, dans le cadre d’un amour de vertu et de raison, puis l’amènent à annoncer un « jour où je parlerai plus dignement d’elle », ce qui est considéré comme une prémisse de La Divine comédie. De l’éloignement qu’il éprouve pour son trop sensuel maître Cavalcanti à la paraphrase en 232 sonnets allégoriques du Roman de la rose qu’est le Fiore, tout semble gammes virtuoses avant le grand-œuvre. De même Le Banquet, « projet d’une somme du savoir médiéval en langue vulgaire », reste inachevé devant l’urgence de La Divine comédie, probablement rédigée entre 1304 et 1321. Hélas le problème des sources manuscrites, des copies successives, reste parfois criant : le texte fut souvent altéré. Il fallut à la philologie moderne de durs travaux pour aboutir à l’édition de Petrocchi qui fait autorité. Quant au mystérieux titre originel, Commedia, il fait probablement allusion à une fin heureuse, en opposition avec la tragédie, selon les termes d’Aristote.

Aisément didactique, Enrico Malato ne peut se passer d’étudier le « symbolisme des nombres », le rôle du trinitaire chiffre trois, pour les tercets et les trente-trois chants de chaque partie ; soit cent chants, chiffre parfait, si l’on ajoute celui introductif. Puis de préciser la cosmologie de Dante, « inspirée du système aristotélicien et ptolémaïque », et l’architecture des trois royaumes de l’eschatologie ; d’étudier « l’ordonnancement juridique et moral des royaumes de la peine, de l’expiation et de la béatitude », sans omettre les figurations littérales et allégorique, grâce auxquelles la fable devient poésie fulgurante et didactique. Notre essayiste a su sans bavardage excessif nous fournir un indispensable vade-mecum dantesque…

La biographie au tempérament nettement historique d'Alessandro Barbero[20] est plus profuse à cet égard, se lisant comme un roman d'aventures. Dante ayant mille facettes, il est tour à tour un enfant privilégié, dans la plus riche ville d’Europe, Florence  à l’époque où l’on bâtit le Duomo et le Palazzo vecchio, un chevalier dans une bataille, un érudit voué à l’étude, un époux et un père, un politicien engagé et bientôt exilé, enfin le créateur incomparable que nous connaissons. L’ouvrage dresse un tableau profus de la politique du temps, en même temps qu’il inscrit le poète dans le cadre d’une société complexe, dont il saura extraire le miel et l’amertume pour édifier sa Divine comédie.

 

Nous sommes tous ce voyageur qui descend tour à tour l’excavation de l’Enfer et gravit la montagne du Purgatoire, toutes deux spiralées, avant de rêver les orbes du Paradis. Or, ce que nous appelons aujourd’hui la fantasy aurait bien de la peine à nous offrir autant de merveilleux, saisissant les leviers horrifiques de la peur et ceux délicieux du ravissement, animant les fils soyeux de l’amour et du divin dans une quête fourmillante d’épreuves avec un tel sens de la poésie et de la spéculation philosophique. Aussi le pittoresque échevelé de la vision peut-être appréhendé avec un rare bonheur par l’athée, l’agnostique le plus rigoureux, comme un vaste et inégalable récit fantastique, comme une histoire d’amour, comme une vibration polymorphe de la poésie, comme une changeante allégorie de notre condition et des potentialités du sens de la vie. Ce qu’ont bien ressenti les dessinateurs, comme Sandro Boticelli, les peintres, comme Lucas Signorelli (sur la couverture de la traduction de René de Ceccatty), William Blake[21], ou plus contemporain, l’ébouriffant Miquel Barcelo, dont nous ne cesserons de faire l’éloge : qui eût cru qu’avec les seules et minces ressources de l’aquarelle un illustrateur, aux prises avec l’immense massif de La Divine comédie, puisse parvenir à un tel degré d’assomption picturale ?

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Jorge Luis Borges : « Tlon Uqbar orbis tertius », Fictions, Gallimard, 1951, p 31.

[2] La Fabrique de Dante, du 24 septembre 2021 au 28 août 2022, Fondation Martin Bodmer, Genève.

[7] Jorge Luis Borges : Neuf essais sur Dante, Œuvres complètes II, La Pléiade Gallimard, p 827, 827.

[8] Dante Alighieri : La Divine comédie, Au Bon Marché, 1906.

[9] Dante Alighieri : La Divine comédie, Le Livre Club du Libraire, 1958.

[10] Dante Alighieri : La Divine comédie, Les Libraires Associés, 1965.

[11] Dante Alighieri : La Divine comédie, Flammarion, 1985, 1988, 1990.

[12] Dante Alighieri : La Divine comédie, L’Enfer, Actes Sud, 2016.

[13] Dante Alighieri : La Divine comédie, Paris, 1846.

[14] Dante Alighieri : La Divine comédie. Illustrée par Miquel Barcelo, France Loisirs, 2003.

[16] Boccace : Vie de Dante Alighieri, Léo Scheer, 2002.

[17] Artaud de Montor : Histoire de Dante Alighieri, Adrien Le Clere et cie, 1841.

[18] Jacqueline Rsset : Dante. Une vie, Flammarion, 1999.

[19] Dante : Rimes, Flammarion, 2014.

[20] Alessandro Barbero : Dante, Flammarion, 2021.

[21] Voir : William Blake, peintre et poète mystique

 

Dante Alighieri, Jacqueline Risset, Miquel Barcelo. Photo : T. Guinhut.

 

 

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8 juillet 2021 4 08 /07 /juillet /2021 08:10

 

Sestiere Cannaregio, Venezia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Eloge de Venise :

strates vénitiennes et autres canaux d’encre,

entre Philippe Sollers, Andrea Zanzotto,

Martine & Philippe Delerm.

 

 

Histoires de Venise, Sortilèges / Les Belles lettres, 1996, 356 p, 135 F.

 

Alberto Tose Fei : Veneziaenigma, Elzeviro, 2004, 398 p, 22 €.

 

Philippe Sollers : Dictionnaire amoureux de Venise,

Plon, L’Abeille, 2021, 496 p, 12 €.

 

Andrea Zanzotto : Venise, peut-être,

traduit de l’italien par Jacques Demarcq et Martin Rueff,

Nous, 2021, 144 p, 16 €.

 

Martine Delerm & Philippe Delerm : Fragments vénitiens,

Seuil, 2021, non paginé, 29 €.

 

 

 

 

En forme de poisson depuis le ciel, Venise est un mirage de beauté réalisé, ville de mer, de canaux et de miroirs, de palais gothiques et d’églises baroques, de coupoles et de piazzas. Belle même dans sa décadence, dans ses ocres crépis pourris. Choyée par les écrivains, du Président de Brosses à Philippe Sollers, en passant par Giacomo Casanova ou Thomas Mann, Venise ne cesse de fasciner, d’interroger. Au travers d’une anthologie, retrouvons-là sous la plume des écrivains, et parmi le Dictionnaire amoureux de Philippe Sollers. Mais au-delà de ces strates historiques, fantasmatiques et esthétiques, un grand poète italien contemporain, Andrea Zanzotto, dans Venise, peut-être, vient confronter l’imagerie vénitienne à son présent, parfois plus grinçant, tandis que Martine Delerm préfère l'ocre des détails vénitiens.

 

Plutôt que de s’aventurer - au risque de s’égarer - dans une pléthorique bibliothèque consacrée à Venise, tant d’historiens que d’écrivains, voici une précieuse anthologie. Certes, elle ne s’ordonne ni par ordre chronologique, ni alphabétique, ni genre littéraire et l’on ne sait quelle pensée, faute de préface, a présidé à l’ordonnancement de ces Histoires de Venise, dont les textes ont été réunis par Sébastien Lapaque. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’un efficace passe-partout afin de découvrir le passé et l’imaginaire de la ville.

Rétablissons si possible un cheminement chronologique où le poète Joachim du Bellay a la primeur en moqueur patenté, faisant allusion aux noces du Doge avec la mer : « Mais ce que l’on en doit le meilleur estimer, / C’est quand ces vieux cocus vont épouser la mer, / Dont ils sont les maris et le Turc l’adultère ». Honoré de Balzac, d’ailleurs, nous promet le « trésor » des Doges, dans sa nouvelle Facino Cane. Les poètes comme Théophile Gautier célèbrent avec jubilation une « Venise [qui] pour le bal s’habille. / De paillettes tout étoilé, / Scintille, fourmille et babille / le carnaval bariolé ». Ou bien Alfred de Musset qui chante le crépuscule : « Dans Venise la rouge, / Pas un bateau qui bouge, / Pas un pêcheur dans l’eau, / Pas un falot » ; alors que lui répond non sans ironie son amante George Sand qui observe goulument les types d’hommes vénitiens. Le romancier Italo Svevo préfère quant à lui l’éloge de la gondole et de sa lenteur.

Pour notre bonheur nous n’échappons pas à la mélancolie sublime de La Mort à Venise de Thomas Mann, dans laquelle Aschenbach meurt pour être resté trop longtemps dans la ville empestée de choléra, afin de contempler le bel adolescent Tadzio. Ni au personnage d’Henry James qui mange des glaces au café Florian face à Saint Marc et « son hérissement de broderies », dans Les Papiers de Jeffrey Aspern. Quoique Marcel Proust, dans La Fugitive, soit peut-être ici notre préféré, aimanté par « l’Ange d’or du campanile », non sans explorer la Venise « des humbles campi, des petits rii abandonnés » ; c’est ainsi qu’il magnifiait ce « haut-lieu de la religion de la beauté ». En donnant un pluriel à Venises, Paul Morand sait que « les canaux de Venise sont noirs comme de l’encre ; c’est l’encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Proust ». Il va du « péristyle d’un théâtre ferroviaire mussolinien » au « défilé triomphal sur le Grand Canal », bien que moins glorieux y soient les prostituées et les « pédérastes ». Et si avec l’arrivée nocturne d’Yves Bonnefoy la mer y est noire, l’eau est d’un « vert d’absinthe ». Laissons le dernier mot, un rien hyperbolique, à Michel Butor, qui découvre là « une histoire du monde en abrégé ».

La richesse de l’Histoire, l’énigme de la beauté, la splendeur de l’art et la mélancolie d’une ville menacée par le temps n’en finissent pas d’émouvoir et d’inspirer les écrivains, comme une nécessité de trouver à la vie un sens précieux devant le temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une autre mosaïque littéraire, cette fois sous la plume unique d’Alberto Toso Fei, saura ravir celui qui lit l’Italien : Veneziaenigma. À la recherche de l’essence de Venise, ce sont là treize siècles de chroniques, de mystères, de curiosités, entre Histoire et mythe, « tesselle après tesselle ».  En une cartographie divisée en six promenades documentées, les six quartiers de la ville livrent leurs entrées évidentes et secrètes, leurs signes et leurs allégories. Les statues, églises et palais de l’Histoire côtoient les traditions populaires, les contes et légendes témoignent ainsi de l'ancienne splendeur et de la puissance de la Sérénissime. Elégamment mis en page, le volume est de plus judicieusement illustré de photographies en noir et blanc, non pour décliner les clichés grandioses, mais éclairer des détails curieux, des points de vues étranges, des ombres et des lumières architecturales intrigantes. Avec tant de canaux et d’âmes lumineux et ténébreux, il n’est pas étonnant de trouver un « pont du diable », un « hôpital des putains », une gueule de pierre destinée aux dénonciations secrètes[1] », une « dame en noir », le « vampire du Rio Morto », ce parmi les strates historiques, politiques et économiques de l’édification d’une ville en songe, d’une utopie…

 

Canale grande e Basilica di Santa Maria della Salute, Venezia.

Photo : T. Guinhut.

 

Romancier controversé, successivement maoïste et pape des revues Tel Quel et L’Infini,  Philippe Sollers[2] est un lyrique invétéré, un fidèle enthousiaste de la cité des Doges. De page en page, au gré d’une érudition ailée, il n’a de cesse de convier le lecteur dans ses enthousiasmes et ses enchantements. Forcément fidèle au principe de la collection « Le dictionnaire amoureux » - qui parcourut des sujets aussi divers que la Bretagne, le rugby ou Mozart - il se joue de l’ordre alphabétique avec brio, du musée de « l’Academia » au quai des « Zattere ».

L’on s’en serait douté, les écrivains licencieux ont ici une place privilégiée : le politique Arétin, redoutable pamphlétaire, Baffo, « homme d’Etat et poète pornographique », Casanova, séducteur impénitent, qui s’échappa de la prison des « Plombs » au-dessus du Palais ducal. Sensible à la « liberté et à la licence » qui règnent ici, Charles de Brosses fait un éloge appuyé des architectures de Palladio, des courtisanes et des religieuses qui chantent les œuvres du prêtre roux : Vivaldi ; et peut-être plus de Claudio Monteverdi : « Place à la splendeur », ajoute notre essayiste. Des souvenirs plus désastreux surgissent, comme celui de Bonaparte qui, expéditif tyran, fit en 1797 détruire l’Arsenal et livra Venise à l’Autriche, d’où la décadence politique et économique qui s’en suivit…

Célébrés sont les peintres : Bellini, qui « peint comme il prie », à la fois « des Vénus nues et des Assomptions volantes », Tintoret à San Rocco, Tiepolo aux fresques lumineuses et dansantes, Canaletto et ses vedute, la « souveraineté » de Titien, les architectures presque abstraites et le « soir d’or » de Turner… Mais aussi, passage obligé, les églises et pardessus tout l’octogone baroque à coupole de la Salute, les palais, comme la Ca d’Oro, « fruit du gothique fleuri oriental », la basilique Saint-Marc et le Campanile. Indubitablement le guide touristique est autant didactique que poétique.

Comme s’identifiant aux écrivains qui ont été éblouis par Venise, Philippe Sollers vibre avec Chateaubriand, avec Da Ponte librettiste de Mozart, avec le dramaturge Goldoni, qui a sa statue dans le quartier San Marco, Goethe l’européen… L’on y croise Hemingway et son colonel amoureux d’une jeune comtesse et pratiquant des caresses intimes dans une gondole. Henry James est lui, hélas, traité à la va-vite. Les ombres de Nietzsche, écrivant les aphorismes lumineux d’Aurore, et de Wagner mourant s’opposent. « Au fond, deux visions de Venise, s’affrontent presque constamment. L’une bonapartiste et germano-autrichienne (thèse de l’effondrement inéluctable), et l’autre, éblouie, française (paradis et résurrection, Proust, Manet, Monet) ». C’est un peu réducteur, schématique, mais parlant.

Notre panégyriste n’ignore pas que, ville de l’imprimerie florissante, Venise abrita, autour de l’an 1500, le célèbre imprimeur humaniste Alde Manuce[3], qui fit tant pour le rebond des lettres grecques et latines.

 

 

Loin de se complaire dans le passé, Philippe Sollers fait un éloge vigoureux de la cantatrice Cecilia Bartoli. Ce qui ne l’empêche de jeter un œil caustique sur le carnaval d’aujourd’hui : « faux, parodique et grimaçant », « du bruit, de la laideur, des masques empilés sur des masques ». Egalement sur Régis Debray, celui qui « se dévoue pour cracher sur Venise[4] », ou encore « un frustré de la politique et de l’Histoire, un grand blessé du plaisir, de la littérature et de l’art ». Le blâme n’y va pas de main morte, y compris lorsque le pesant Heidegger fait une halte dans la Sérénissime sur le chemin de la Grèce, en ratant notre ville préférée...

Philippe Sollers aime les énumérations, celles des bateaux, aux origines cosmopolites, les chroniques historiques et biographiques, les citations abondantes (y compris les autocitations), de strophes entières de Byron par exemple. Faut-il lui pardonner de consacrer à lui-même une notice, entre Sartre et Stendhal ? C’est ainsi qu’il mêle le genre du commentaire subjectif, voire sentimental, avec celui de l’anthologie.

Avis aux esprits lourds, aux insensibles, au panurgisme touristique, à la menace d’une « Exposition universelle » : « Être là est un art », affirme à bon droit Philippe Sollers. Et même si ce livre est marqué d’un rien d’autosatisfaction, voire de narcissisme en sa « chambre » d’écrivain avec vue vénitienne, il est écrit comme au rythme d’un incessant poème en prose, il est à picorer au hasard des lettres et des lieux, des écrivains, des peintres et des musiciens, de l’irremplaçable Claudio Monteverdi, baroque « chant du phénix », jusqu’à Stravinski et ses cantiques modernistes. Venise est en somme une ville posée sur un miroir dont l’autre nom devrait être en toute évidence et magnificence : l’art.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est bon de renouveler son regard grâce à la plume incisive d’un poète vénitien qui collabora en 1976 avec Fellini à l’occasion de son Casanova : Andrea Zanzotto (1921-2011). L’auteur de la forêt de métaphores intitulée La Galatée au bois[5], qu’il publia en 1978, est natif de Pieve di Soligo, qu’il ne quitta guère. Pour être ancré au nord de la Vénétie, aux pieds des premières montagnes des Dolomites, il n’en est pas moins attentif à la précieuse Sérénissime, où se déclinent splendeur précieuse et décadence morbide. Elle n’est pas qu’un miracle de l’Histoire, une ambition esthétique accomplie dans l’écrin de sa lagune, mais elle est ancrée dans sa région, entre la plaine populeuse, ses « tours infernales de l’industrie », et les crêtes où s’affrontèrent l’Autriche et l’Italie pendant la Première guerre mondiale, puis les fascistes, nazis et partisans pendant la Seconde. Elles sont également pour Zanzotto, qui lui-même participa à la Résistance antifasciste, l’écho du Mont Ventoux escaladé par Pétrarque au XIV° siècle.

La topographie vénitienne urbaine repose sur sa boue, sur les pieux que l’on y planta pour faire surgir palais et ruelles, canaux et églises, « servant de base et de socle à l’épanouissement des monuments » : tout l’or de l’art. Il est cependant aujourd’hui  nécessaire de « se laver de la faute de se sentir dans un des centres mondiaux de l’aliénation touristique ». Pourtant, même à l’occasion du carnaval, moment d’utopie luxueuse et sensuelle, qui fait également preuve de contre-culture, « tout n’est pas muséifié ». Ressurgissent à cette occasion le compositeur d’opéra Vivaldi, le dramaturge Goldoni, le poète licencieux Baffo. Reste à percevoir combien parmi la lagune, « La nacre la plus pure se fond dans les irisations équivoques des rejets industriels ». La ville est un palimpseste auquel prédispose l’écriture stratifiée d’Andrea Zanzotto.

C’est hélas une « Vénétie qui s’en va », dont le territoire est « mangé par la lèpre », dont les dialectes tombent en désuétude. La dimension élégiaque est prégnante. D’autant qu’il est bien difficile de se loger dans ce qui fut « un monde pictural prodigieux », où le bâti devient exponentiel : « Il s’est produit une damnation de cette mémoire territoriale millénaire », face aux paysages éternels des peintures de Giorgione et de Titien. Or « la poésie est concernée par cette prolifération de contradictions à laquelle s’est réduite notre réalité la plus concrète ».

Plus au sud, vibrent les « collines Euganéennes » dont les paysages sont également surchargés de mémoire, « concrétions ou archipels de lieux » chantés depuis l’Antiquité, refuge de la poésie lyrique occitane et de Pétrarque, puis romantique avec Ugo Foscolo. Ainsi les lieux sont des rêves, ce que souligne le « peut-être » du titre. Le reportage topographique devient défilé d’images mentales.

Hélas encore « le visage ancien des villes se trouve presque partout défiguré, les campagnes sont infiltrées par une espèce de tissu urbain effiloché qui prolifère avec ses constructions amorphes ». Nostalgique et toutefois curieux de comprendre ce qui évolue et déborde la signification, tel est l’écrivain, qu’il évoque Nino, un ami vigneron, ou le mariage de la ville aquatique avec la mer.

Ce recueil de proses intensément poétiques, voire férocement réalistes, égrène des textes parus entre 1964 et 2006. On ne le lira pas comme un prospectus régionaliste usé de clichés, un dépliant touristique tapageur, mais en emblème contrasté auquel ne manquent pas les images - au sens métaphorique du terme - en fait une méditation lyrique et inquiète sur les destins des espaces.

 

Plutôt que de vastes panoramas, Martine Delerm & Philippe Delerm ont choisi leurs Fragments vénitiens. L’on ne cherchera pas en cet album à l’italienne les grands canaux et palais prestigieux, les musées et les églises, tout ce qui fait la gloire touristique de la Sérénissime. L’écrivain, au moyen d’une dizaine de petites proses comme autant de chapitres, et surtout la photographe (une affaire de famille donc) vont puiser parmi l’infinie palette de détails offerts à qui sait regarder hors des avenues du cliché cartepostalesque. Ce sont surtout les ocres, des pierres et des crépis, ce dont témoigne la couverture. « L’effritement », « les dégradations sublimées », telles sont les émouvantes marques du temps de la lagune et de sa ville historique. Philippe Delerm ponctue l’ouvrage avec une douzaine de petits poèmes en prose, célébrant le rouge du marché aux poissons, « la lumière qui tournoie », un « contrejour sur le miroitement », et « des couleurs encerclées d’eau ». Aux murs, arcades et graffitis répondent les reflets mobiles dans les canaux, alors que les ombres découpent une intensité lumineuse frappante. Une chaine, une affiche, des linges, des volets verts, des mousses, des boites aux lettres et des lettrages, et surtout une acuité réelle du regard de la photographe, que l’on devine, avisée, avoir longtemps été à l’affut. Une paix délicieuse se dégage de ce bel ouvrage.

 

« Une république fameuse, longtemps puissante, remarquable par la singularité de son origine, de son site et de ses institutions, a disparu de nos jours, sous nos yeux, en un moment[6] » ; ainsi Pierre Daru, à l’orée du XIX° siècle, inaugurait sa monumentale Histoire de la république de Venise en neuf volumes. Elle ressuscite cependant sans cesse au moyen de la grâce de son architecture marmoréenne, ocre et aquatique. À la fois un mirage vivant d’eau et de ciel et un rêve minéral, Venise est la cristallisation de l’art dans le temps, sinon éternel du moins solide, éclairée par les reflets mouvants des bateaux colorés, des palais et de leurs fenêtres à arcades, de leurs portes mystérieuses donnant sur une eau obscure, dont les reflets mouvants capturent des blasons picturaux.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Zanzotto a été publiée dans Le Matricule des anges, juin 2021

 

[4] Régis Debray : Contre Venise, Gallimard, 1995.

[5] Andrea Zanzotto : La Galatée au bois, Arcane 17, 1986.

[6] Pierre Daru : Histoire de la république de Venise, Firmin Didot 1853, p 1.

 

Rio dei Greci, sestiere San Marco, Venezia. Photo T. Guinhut.

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30 octobre 2020 5 30 /10 /octobre /2020 15:21

 

Piz dles Conturines, San Cassiano, Trentino Alto-Adige / Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Erri de Luca, justicier politique discutable

et sculpteur de romans :

Impossible, La Nature exposée.

 

 

Erri de Luca : Impossible, traduit de l’italien par Danièle Valin,

Gallimard, 2020, 176 p, 16,50 €.

Erri de Luca : La Nature exposée, traduit de l’italien par Danièle Valin,

Gallimard, 2017, 176 p, 16,50 €.

 

 

 

Parmi les monstrueuses faces rocheuses des Conturines va se jouer un drame. Cette montagne calcaire, culminant à 3064 mètres, s’élève au-dessus de San Cassiano, dans les Dolomites, soit le Südtirol italien. En ces parages redoutables, le romancier italien Erri de Luca situe le point névralgique de sa quête de justice, tandis qu’à cet Impossible répond une autre quête, celle à la fois artistique et théologique vibrante dans les pages de La Nature exposée.

S’il distingue une chute lointaine dans la paroi, le narrateur se voit contraint de tomber dans les rets de la Justice, et entre les mains d’un magistrat vindicatif. Pourtant nulle relation causale entre cette dégringolade et la présence de l’alpiniste témoin, si l’on en croit l’homme d’âge mûr qui doit assurer sa défense. Seul le magistrat rapporte cette mort accidentelle à une coïncidence « impossible », à la présence simultanée des deux amateurs de montagne qui ne sont pas inconnus l’un à l’autre, quoique le narrateur n’en ait rien su, sauf d’avoir vu dévaler une silhouette et d’avoir ensuite appelé les secours ; du moins s’il doit être considéré comme fiable. Car une vieille querelle politique les enlace.

Voilà un homme venu de « la génération la plus poursuivie en justice de l'histoire d'Italie ». Accusé d'être le meurtrier d’un de ses anciens camarades parmi une organisation révolutionnaire armée, que l’on devine être (même si elle n’est jamais nommée) les Brigades rouges. Car ce dernier fut un Judas, dénonçant à la police ses pairs, afin de bénéficier non seulement d’une réduction de peine mais aussi d’une remise en liberté. Face à ce juge résolument convaincu de sa culpabilité, de sa préméditation et de son meurtre de sang-froid, il se doit d’argumenter : un tel assassinat est « impossible », pour reprendre le titre laconique. Non sans faire face au lecteur, qui a du mal à éprouver de l’empathie pour un tel personnage calculateur et glacé, alors qu’il ne regrette pas un instant son activisme en faveur de mouvements politiques terroristes d’extrême-gauche.

La rigueur de la composition romanesque s’impose au moyen de l’alternance des questions et des réponses de l’interrogatoire, comme saisies par un greffier, et les méditations du narrateur, isolé dans une cellule, se remémorant ses années de prison pour son engagement politique affilié à une organisation terroriste, dont il a le front de ne rien regretter. Certes ne pas trahir ses convictions parait une vertu, mais quand il s’agit d’un tel entêtement en faveur d’une entité révolutionnaire et mortifère, le vice est avéré, ce qui empêche d’adhérer à un personnage aussi sûr de lui.  L’avancée du suspense, mais aussi, paradoxalement, la détermination, la résistance de l’accusé devant le pilonnage abusif, dénué de toute neutralité objective du réquisitoire du Juge d’instruction, usant de plus de mauvaise foi en paraissant pactiser avec son adversaire et se laisser persuader par ses valeurs attachées à la pratique de la montagne, tout cela parvient à convaincre et enserrer le lecteur, qui n’en éprouve guère plus de confiance en la Justice.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le huis-clos ne s’éclaire que grâce aux souvenirs de l’emprisonné, aux lettres émouvantes écrites à son « Ammoremio » à sa sérénité inattaquable, tout ce qui ne peut manquer de susciter une admiration soumise à caution. Campés avec une redoutable sûreté psychologique, les deux protagonistes, appartenant à deux camps radicalement opposés, combattent chacun pour leurs valeurs. Si le Juge doit se résoudre à relâcher sa proie, faute de la moindre preuve, il ne croit pas aux coïncidences. Ainsi la caractérisation psychologiques de deux caractères forts opposés en un réquisitoire et une plaidoirie implacables, font de ce bref roman une réussite taillée dans le vif et le roc, affrontant deux générations, le vieux routard des combats rouges et du solide argumentaire sans fard, et le jeune magistrat imbu de sa fonction. Non loin par moment d’une construction théâtrale, à l’instar des Justes d’Albert Camus.

Est-ce une histoire de vengeance contre « un homme vivant avec le poids d’une infamie qui l’a laissé indemne lui et qui a détruit les vies des autres pendant des dizaines d’année », alors que celui qui prononce ce discours a lui-même contribué à un terrorisme qu’il tait ? Est-ce un acte manqué, de jubilation, une charge polémique contre la Justice ? En tous cas il s’agit d’un bel et troublant apologue, bien peu manichéen, dont la lecture sans accrocs laisse imaginer bien des morales politiques, contradictoires, complaisantes, car aucun des deux ne peut être l’allégorie la Justice. Avec une rare pertinence se glisse également une réflexion sur le langage : « La langue est un système d'échange comme la monnaie. La loi punit ceux qui impriment de faux billets mais elle laisse courir ceux qui écoulent des mots erronés. Moi, je protège la langue que j'utilise ». C’est ce qui permet à l’homme d’expérience de mener haut la main le duel oratoire. Reste au lecteur à se ranger du côté du prévenu ou de le désavouer.

Nous ne bouderons pas notre plaisir en découvrant une éthique de la montagne ici à l’œuvre : « Je cherche des endroits difficiles, en dehors des sentiers battus, pour me sentir à l’écart du monde ». Ne doutons pas qu’il s’agit là d’une métaphore intellectuelle et politique, qui n’est pas sans parenté avec une éthique politique forte, quoique d’un bord éloigné, celle du Traité du rebelle ou le recours aux forêts[1] et de la figure de l’« anarque », dans Eumeswill[2], d’Ernst Jünger. Aussi, retrouvant la liberté, retourne-t-il parmi les vires du Val Badia : « Je me suis aperçu que mon souffle s’était mis à chantonner ».

 

Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venezia. Photo : T. Guinhut.

 

 

Une fois de plus, le Val Badia, dans le nord des Dolomites, est le théâtre déclencheur de cette histoire, même si La Nature exposée déplace son action de la montagne à la mer. Ce « récit théologique » met en avant un vieux sculpteur, plus exactement réparateur de sculptures. « La montagne est mon hospice », dit-il, mais aussi le théâtre de son activité, rémunérée pour ses camarades, bénévole pour lui, de passeur de migrants parmi une frontière escarpée, que l’on devine être celle de l’Autriche. L’un d’eux, devenu écrivain, raconte son passage et rend célèbre notre homme, qui s’en dédie : « la célébrité est une dérision ». Ce pourquoi, désavoué par les siens, il doit quitter le village. Dans un autre village au bord de la mer, l’attend un crucifix de marbre digne de la Renaissance, dont il faut ôter le drapé superfétatoire et révéler la « nature ». Mais si sur une photographie ancienne se révèle « un début d’érection », faut-il être fidèle à l’intention de l’artiste ? Pourtant sa nature n’est-elle pas celle du pardon ? De plus « l’ébauche d’érection est le détail le plus émouvant de toutes les images chrétiennes ». Mais « en retrouvant l’original le scandale est assuré », assure l’évêque, cependant confiant dans les qualités de l’artiste, du restaurateur, et du sacré…

Devant ce corps à la souffrance puissante s’offre une révélation, celle de la compassion : « C’est l’effet que doit produire l’art : il dépasse l’expérience personnelle, il fait atteindre des limites inconnues au corps, aux nerfs, au sang ». Le travail de restauration est un véritable soin, une attention à la nature humaine, une ascèse et une révérence, tant envers la souffrance du crucifié qu’envers la beauté. La partie détruite doit être de nouveau sculptée, et « c’est une œuvre en soi et non une partie ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le récit prend encore plus d’épaisseur à l’occasion de retours en arrière, lorsque l’épouse du narrateur s’efforçait de faire de lui un artiste, de l’exposer ; lui préférant l’humilité : « elle dit qu’elle avait vécu avec un artiste et qu’elle ne voulait pas vivre avec un contrebandier ». Des rencontres, une femme attentive, un drame et une réconciliation en montagne, un rabbin, qui découvre en ce détail anatomique « la réhabilitation du serpent », ponctuent l’avancée du travail, enrichie par de sagaces réflexions sur l’art, chrétien et païen. Laissons au lecteur la découverte de la chute de ce beau récit, surprenante et éclairante…

Hélas la naïveté d’Erri de Luca, voire l’aveuglement volontaire, se fait jour non seulement vis-à-vis des migrants apparemment innocents, mais aussi lorsqu’un pêcheur rapporte un livre trempé qu’il donne à un ouvrier algérien : un Coran, que ce dernier baise et qui suscite ce commentaire du narrateur : « Je dis qu’un livre sert de porte-bonheur, de compagnon de voyage, d’ange gardien ». Certes, mais c’est se méprendre sur la réalité d’un tel livre saint, au contenu génocidaire avéré[3]. Si les connaissances bibliques de l’auteur sont solides, celles coraniques laissent pour le moins à désirer…

L’œuvre d’Erri de Luca, né à Naples en 1950, est prolifique. Outre son goût pour la montagne, son passé de militant politique, qu’il est permis de trouver discutable, permet de lire, toute proportions gardées, Impossible, comme un avatar du roman autobiographique. Communiste dès seize ans, il glisse vers l’anarchisme et devient un dirigeants de « Lotta continua », sans passer à la lutte armée. Sa vie de modeste ouvrier s’éclaire avec l’étude de la Bible et de l’hébreu, avant qu’il devienne écrivain et passionné d’alpinisme. Altermondialiste patenté, donc anticapitaliste, il est accusé d’incitation au sabotage contre la ligne de train grande vitesse Lyon Turin et relaxé en 2015. Tous ces éléments trouvent leur trace, voire leur acmé, dans une œuvre d’abord autobiographique, puis plus romanesque, parmi une trentaine de titres chez nous traduits avec la plume attentive de Danièle Valin. Les prix littéraires ne lui ont pas manqué, comme celui au nom d’Ulysse en 2013. Entre d’une part luttes politiques dans la lignée marxiste et anarchiste, certes comptables de controverses et analyses polémiques[4], et d’autre part  culture judéo-chrétienne et goût pour l’art, Erri de Luca a bien mérité du Prix Européen de Littérature, encore en 2023. Il est tout de même assez frappant de constater que tant d’intellectuels, à l’instar de ce romancier au talent insigne, nonobstant leur sincérité pour la cause des ouvriers opprimés et des réfugiés instrumentalisés, n’entendent pas la raison libérale pour y préférer un tropisme vers des solutions totalitaires ; ce que n’a pas manqué de pointer Friedrich A. Hayek dans Les Intellectuels et le socialisme[5].

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Ernst Jünger : Le Traité du rebelle ou le recours aux forêts, Christian Bourgois, 1951.

[2] Ernst Jünger : Eumeswill, La Table ronde, 1978.

[5] Friedrich A. Hayek : Les Intellectuels et le socialisme, University of Chicago Law Review, 1949.

 

Piz Sella, Val Gardena, Trentino Alto-Adige / Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

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20 octobre 2019 7 20 /10 /octobre /2019 16:22

 

Notre-Dame la Grande, XI° siècle, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.

 

 

 


Vita nuova et Rimes

 

du Banquet d’amour et de sagesse

 

par Dante Alighieri.

 

 

 

 

Dante : La Vita nuova et autres poèmes, traduit de l’italien par René de Ceccatty,

Points, 2019, 276 p, 11 €.

 

Dante : Rimes, traduit de l’italien par Jacqueline Risset,

Flammarion, 2014, 416 p, 25 €.

 

Dante : Le Banquet, traduit de l’italien par René de Ceccatty,

Seuil, 2019, 324 p, 24  €.

 

 

 

 

      Que l’amour s’éveille, une vie nouvelle s’élève… Dante pourrait être considéré comme le premier poète, sinon le seul, qui a porté l’éros jusqu’à son sommet spirituel le plus inatteignable. En effet, de La Vita nova à La Divine comédie[1], la femme aimée et intouchée passe du statut d’égérie intérieure à celui d’initiatrice au-devant de la divinité, puisqu’au-delà de l’enfer et du purgatoire, Béatrice guide le poète parmi le paradis. Héritier des troubadours[2] et précurseur de Pétrarque[3], le poète parcourt les degrés qui vont de la sensualité à la sainte béatitude. De nouvelles traductions de La Vita nuova et des Rimes viennent ranimer la beauté d’une littérature fondatrice venue du XIV° siècle, ne serait-ce que parce qu’écrite en langue vulgaire, le toscan, et non plus en latin, il s’agit là du creuset de la langue italienne. Plus rarement traduit, encore une fois avec le talent de René de Ceccatty, Le Banquet convie à d’autres nourritures spirituelles, celle de la sagesse.

 

      Indispensable prélude à La Divine comédie, La Vita nuova joue sur les cordes alternées de la prose et du vers. L’œuvre de Dante Alighieri (1265-1321) se situe bien évidemment dans la tradition du dolce stil nuovo, mais à l’anecdote amoureuse - de la rencontre à la mort de Béatrice Portinari en 1290 - s’ajoute une réelle altitude philosophique, la poésie se devant d’être allégorique, mais aussi éducation à la mort et manuel théologique.

      C’est à juste titre que sont célèbres l’incipit et l’excipit de La Vita nuova. D’abord une belle formule pré-proustienne, « cette partie du livre de ma mémoire, avant laquelle il n’y avait pas grand-chose de lisible » ; enfin cette prometteuse annonce : « j’espère dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune femme », c’est-à-dire non seulement la vigilante présence de Béatrice au paradis dantesque, mais sa fonction de subtile théologienne. Car cette « vie nouvelle », outre l’initiation à l’amour vrai, est celle de la transcendance et de la révélation du divin. Il n’en reste pas moins que la dame de ses pensées est bien réelle, nous n’en aurons pour preuve que la discrétion dont il l’entoure, grâce à de fugitives « dames-écrans », ainsi qu’une « noble dame » qui veille aux pleurs du poète après la mort de Béatrice. Celui qui fut également traducteur du japonais rappelle dans sa préface qu’un tel procédé est utilisé dans le Genji monogatori de Murasaki Shikibu au XI° siècle.

      À la différence de Pétrarque, la poésie trouve son commentaire dans la prose, en une sorte de métapoétique fort moderne, à moins que sonnets et ballades constituent la quintessence achevée du receuil. Le procédé trouvera plus tard sa pleine puissance et subtilité dans Le Banquet.

 

 

      La « dame glorieuse » et « très jeune angelotte »  apparait vêtue de « rouge sang » ; elle suscite des rêves érotiques et surtout symboliques, ce que le récit doit sublimer en un sonnet qui scella l’amitié du poète avec Cavalcanti :

« Joyeux me semblait Amour en tenant

Mon cœur dans la main, portant dans ses bras

Madame endormie dans les plis d’un drap. »

      « Bataille d’amour », « science de l’amour », tout s’accorde avec les pleurs, surtout quand une vision prémonitoire accable le poète : « Amour dit : « Je ne te le cache plus : / Viens contempler notre dame qui gît ». Car bientôt elle « s’en est allée / Au monde digne de son excellence ». L’aventure sentimentale autant que spirituelle s’achève dans une préfiguration de La Divine comédie :

« Au-delà de la sphère, aux cercles larges,

Monte le soupir que mon cœur exhale.

L’intelligence nouvelle qu’Amour

En pleurant place en lui l’attire en haut ».

      Outre l’intelligence de la perception du texte (sans omettre les notes aussi claires qu’érudites), René de Ceccatty sait pertinemment que l’on ne peut traduire la poésie en faisant fi des vers et du mètre. Aussi c’est avec bonheur qu’il use du décasyllabe, voire de l’heptasyllabe (quoique non rimés), comme le feront plus tard les poètes de la Pléiade et Ronsard, rendant plus musicale et touchante la part lyrique et autobiographique, sans oublier celle onirique. Nul doute que, par-delà les siècles, l’émotion du poète est celle du traducteur et, cela va sans dire, celle du lecteur…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Moins connues, les Rimes ne sont pas un recueil à proprement dit, au contraire de La Vita nova ; mais une collection des poèmes épars de la jeunesse du Florentin, entre 1283 et 1308, et inégaux, dont on choisit parfois d’écarter ceux dont l’attribution reste délicate. Chansons, sonnets et ballades usent parfois de formules empruntées, voire alambiquées, venues de la tradition des troubadours, de traditionnelles joutes poétiques, d’argumentations rhétoriques. Quelques pages sortent néanmoins du lot, comme celles des « pierreuses » :

Semblablement, cette femme inouïe

Se tient gelée comme la neige à l’ombre :

Ne l’altère pas, pas plus qu’une pierre,

Le doux temps qui réchauffe les sommets. »

      Ce qui devient, sous la plume de Jacqueline Risset :

« Semblablement cette nouvelle dame

Reste gelée comme neige dans l’ombre :

Et jamais ne s’émeut plus que la pierre

Au doux temps qui tiédit les collines ».

      Outre les « dialogues » avec d’autres poètes, se détachent également un portrait satirique de l’avare (chanson 46) ou la finesse psychologique et esthétique de la cinquantième chanson : « Car si elle écoutait mon cri du cœur / La pitié rendrait moins beau son visage »…

      Ce pourquoi il faut remercier René de Ceccatty et Jacqueline Risset d’avoir ajouté à leurs immenses traductions, audacieuses, coruscantes et suaves, de la Divine comédie[4], cet ensemble de près de quatre-vingts poèmes ; même si la traductrice (qui nous a quittés en 2014) choisit en son édition bilingue de manier le décasyllabe mais aussi le vers libre et d’oublier la rime, au sens de la contrainte phonique en fin de vers ; car le mot « rime » signifiait au Moyen-Âge poème…

 

 

      « S’agit-il, dans tel ou tel poème, de Béatrice, ou d’une anti-Béatrice, ou d’une pargoletta, quasi-fillette interchangeable (Fioretta, Violetta, Lisetta), ou bien d’une cruelle inconnue aussi dure que la pierre, ou encore d’une pure allégorie : « Dame Philosophie » ? Ainsi Jacqueline Risset présente-t-elle avec une séduisante pertinence ces variations amoureuses. Peut-on dire qu’ici Dante est philosophe ? ll l’est certainement plus dans La Divine comédie. Pourtant une éthique de l’amour se fait jour dans ces Rimes, ne serait-ce qu’au moyen de l’allégorie :

« Beauté et Vertu parlent à l’esprit,

et  disputent comment un cœur peut se tenir

entre deux dames avec parfait amour.

Le source du noble langage leur répond

qu’on peut aimer la beauté par plaisir

et la vertu pour bien agir. »

      Ainsi, agents de l’ascension spirituelle, l’écriture et l’amour naissent l’un  de l’autre. Sans savoir jusqu’où l’amour serait une condition sine qua non de la poésie, ni combien écrire contribue à aimer, à travers la palette des émotions et du talent stylistique :

« Chanson, qu’en sera-t-il de moi dans l’autre

doux temps nouveau, quand pleut

amour sur terre de tous les cieux,

puisque durant ce gel

amour n’est qu’en moi, et non ailleurs ?

Il en sera ce qu’il en est d’un homme de marbre

si en jeune fille est un cœur de marbre. »

      Cependant, tout, en ce recueil, n’est pas redevable du Dolce Stil Nuovo : d’une part la section dite « tenson avec Forese », où cette dernière a froid au point de dormir « en chausses », qui ne mâche pas son comique et son obscénité ; d’autre part les rimes « pierreuses », dédiées à une Madona Pietra, écrites en « parler âpre » : « si belle qu’elle aurait inspiré à la pierre / l’amour que j’ai même à son ombre ». La dureté, la violence de l’amour s’opposent radicalement à l’angélisation, donc sans naïveté ni fadeur, de celle qui est « à la cime des mes pensées », ce qui est évidemment une image de cette absolue idéalisation amoureuse, matrice d’illusions, qui nourrira le lyrisme romantique.

 

      Troisième œuvre dantesque rédigée en italien, entre 1297 et 1314, soit au temps de la composition de La Divine comédie, placée sous l’égide du « désir de savoir », Le Banquet ouvre chacune de ses trois p