Tout César, traduit du latin par Alessandro Garcea,
Bouquins, Robert Laffont, 2020, 960 p, 30 €.
Patrice Faure, Nicolas Tran, Catherine Virlouvet :
Rome, cité universelle. De César à Caracalla, Belin, 2018, 882 p, 49 €.
Claire Sotinel : Rome, la fin d’un empire. De Caracalla à Théodoric,
Belin, 2019, 688 p, 49 €.
Jean-Noël Castorio :
Rome réinventée. L’Antiquité dans l’imaginaire occidental de Titien à Fellini,
Vendémiaire, 2019, 448 p, 24 €.
Rome ! À ce nom, les légions de l’Histoire se lèvent aux quatre coins de la Méditerranée, les temples résonnent des augures invoquant Jupiter et Mars, les cirques hurlent les noms des gladiateurs, les bibliothèques bruissent des textes de Cicéron… Toutefois le nom qui sonne le plus intensément dans les mémoires est peut-être celui de César, césure et trait d’union entre la République, qu’il abattit, et l’Empire, chapeauté par son fils adoptif, Auguste. Or pour prendre en écharpe l’empire romain, rien ne vaut les deux forts volumes encyclopédiques des éditions Belin, intitulés Rome, cité universelle. De César à Caracalla et Rome, la fin d’un empire. De Caracalla à Théodoric. Bien qu’entièrement ruinée, Rome encore se dresse un empire dans l’imaginaire occidental, sans cesse vivante au travers de la littérature, de la peinture et même du cinéma, jusqu’au surprenant Fellini.
Le lecteur français aimanté par Caius Julius Caesar pense immédiatement au conquérant du commentaire sur La Guerre des Gaules ; quoiqu’il soit difficile d’en séparer La Guerre civile. Le genre, attesté depuis les mémoires de Sulla, hélas disparues, est d’ordre historiographique et autobiographique : l’on sait que son auteur emploie l’honorifique troisième personne : « César envoya des éclaireurs et des centurions pour choisir un camp ». C’est entre 58 et 45 avant Jésus Christ, que ces haut-faits se déroulent, du premier coup de mains contre les tribus gauloises à la défaite des partisans de Pompée. Outre l’auto-éloge qui vise à faire connaître ses qualités et s’assurer un réel pouvoir politique parmi les colonnes du forum romain et bien au-delà, l’intérêt de ces textes dépasse la dimension stratégique et diplomatique mise en œuvre par le général. Car bien des connaissances sur nos ancêtres les Gaulois, qui ne voulaient pas de l’écriture pour préférer la transmission orale des connaissances, en particulier entre druides, nous viennent des pages de César. La figure de l’Arverne Vercingétorix est évidemment exaltée, de façon à mettre en valeur le mérite de César, dans une démonstration sans cesse animée par l’intelligence : « Il ajouta qu’il n’aimait pas moins dans un soldat la docilité et la retenue que la fermeté et la bravoure ». La Prise d’Alesia est un modèle de récit épique, s’achevant par la reddition de Vercingétorix dont « les armes sont jetées à ses pieds ». Et pour reprendre les mots d’Alessandro Garcea, « à l’instar de la Guerre des Gaules, la Guerre civile est une œuvre apologétique, fondée sur deux arguments : la liberté du peuple romain contre le pouvoir d’une faction minoritaire et le soutien que les troupes du leader charismatique rencontrent en Italie et ailleurs ». À la longue défaite de Pompée, font suite la Guerre d’Alexandrie, les Guerre d’Espagne et d’Afrique, qui sont des textes apocryphes.
Et puisqu’il s’agit de Tout César, nous voilà surpris par ce que l’auteur de ces modestes lignes ignorait superbement : Il écrivait des discours, des correspondances, ce qui aurait dû tomber sous le sens du moindre historien sensé, tant un Romain de famille patricienne devait connaître et pratiquer l’art oratoire et des lettres, celui de la rhétorique. Que le général fut bien plus qu’un soudard, nous ne l’ignorions pas, mais au point d’apprendre qu’il écrivit des Traités, nous voici stupéfait, tant une imagerie venu d’Astérix le Gaulois nous bouchait la vue. Nous le découvrons auteur de L’Analogie, un traité de grammaire où importe « la sélection lexicale ». Car à la rhétorique ornée de Cicéron son contemporain et rival politique, il préférait la limpidité et l’exactitude au service de l’écriture ainsi que de cet art oratoire qui avait tant d’importance chez les Romains. N’oublions pas à cet égard que César, outre la création du calendrier Julien, fut à l’origine de l’édification d’une bibliothèque publique qui ne fut réalisée qu’après sa mort. Quant aux Poèmes (dont un Voyage) et au Recueil de bons mots, tout est perdu, sinon de très minces bribes de Discours…
Cette édition césarissime est solide et généreuse. Consultez ses cartes des tribus gauloises et des déplacements de l’armée de César jusqu’en Egypte. Ouvrez son index, cherchez et trouvez Crassus et Cléopâtre, qui « avait donc orné son appartement avec splendeur et son lit avec somptuosité ; elle s’était en outre parée avec une négligence affectée ». L’on sait qu’avec son Jules, elle aura un fils, Césarion. Grâce à Alessandro Garcea, traducteur émérite, érudit scrupuleux, cette édition vient ranimer sur les rayons de nos bibliothèques, un vide de la mémoire.
Né en 100, nommé dictateur en 49, Assassiné par Brutus et un complot de sénateurs, la comète de sa gloire inspira la stratégie napoléonienne et les historiens de la Gaule, les dramaturges Shakespeare et Voltaire. Cependant est-on sûr de devoir apprécier sa mise au pas de la République, sa « bureaucratisation » de l’Etat, selon le mot de Suétone, et qui mit fin à un certain libéralisme romain[1] ? De celui qui fit l’objet d’une biographie par Napoléon III, et si l’on ne lit guère le latin, il reste le plaisir visuel et furtif de l’édition bilingue et surtout complète tant que faire se peut d’un homme universel et cependant vigoureusement controversé.
Assassin de la République et prélude à l’empereur qu’il eût pu devenir, César confia les rênes du pouvoir à son fils adoptif, qui put devenir César sous le nom d’Auguste. Rome est depuis lors gouvernée par une longue chaîne d’empereurs, jusqu’à ce qu’en 476 Romulus, un enfant que l’on surnomma par dérision « Augustule », dépose les armes auprès d’un roi goth : Odoacre. C’en était finit de l’empire.
Pour voir défiler avec une solide érudition cet empire aux aventures prodigieuses, à la civilisation brillante, au destin finalement malheureux, rien ne vaut la double somme des éditions Belin. Avec une pagination passablement monstrueuse, environ 1800 pages à eux deux, Rome, cité universelle. De César à Caracalla et Rome, la fin d’un empire puis Rome la fin d’un empire. De Caracalla à Théodoric nous offrent, avec une avenante narration et un luxe de documents, cartes et illustrations, un imbattable panorama historique.
En une fresque aussi monumentale que son sujet, Rome, cité universelle. De César à Caracalla conte l'apogée d'un empire qui se considérait comme le centre et le sommet du monde connu. Une petite cité d’abord excentrique, si l’on songe à la Grèce, parvint au cours des siècles de sa République puis au premier siècle de son Empire à dominer un territoire démesuré, entre Écosse et Danube, entre Atlantique et Proche-Orient, jusqu’aux marges du désert africain et de la Germanie, et à assoir sa domination afin d’imprimer en profondeur les marques de sa civilisation. Au point que l'histoire de tous ces territoires en soit marquée de manière indélébile. Une telle pax romana, quoique obtenue au fil de l’épée des légions, tient non seulement à la force et aux prouesses technologiques, au confort et à la prospérité des villes romaines, mais aussi à une conception ouverte de la citoyenneté, malgré un régime passablement tyrannique. Le recensement de 70 av. J.-C. régla un conflit qui avait opposé Rome aux Italiens, une vingtaine d'années auparavant. Tous les hommes libres de la péninsule formèrent désormais le populus Romanus. Près de trois siècles plus tard, en 212 apr. Jésus Christ, Caracalla attribua le bénéfice de la civitas Romana à tous les habitants libres de l'empire. Garants d'une domination qui se voulait universelle, et qui avait pour siège la plus grande ville de l'Antiquité, les princes adaptèrent la Cité au gouvernement du monde. Voilà probablement l’une des raisons pour lesquelles l’on a pu diviser en deux volumes, distribués à des auteurs différents, autour du pivot que devient ainsi l’empereur Caracalla. Bientôt, absorbant toutes les religions locales, Rome se vit absorbée par le Christianisme. Avec Constantin, au IV° siècle, et malgré les résistances, y compris celle de l’empereur Julien qui souhaitait retourner au paganisme, l’empire devint durablement chrétien, avant de se séparer en deux entités, d’Occident et d’Orient. L’on sait que la seconde, sous le nom de Byzance, put perdurer un millénaire de plus que la première.
Puisant aux sources d’un immense trésor archéologique et esthétique, sculptures, cirques, villas, médailles, peintures, d’une bibliographie aussi bien antique que moderne s’attachant les historiens les plus documentés, ces deux volumes peuvent être considérées comme une Bible de la romanité. Que l’on peut compléter en toute confiance avec le précédent opus dirigé par Catherine Virlouvet, qui commence à Rome, 70 avant Jésus-Christ, soit de la fondation de la ville éternelle à Jules César, en un triptyque bellement encyclopédique.
Autant sinon plus que la langue latine, l’imagerie romaine continua et continue encore pour les siècles des siècles de rayonner. Ce dont témoigne Jean-Noël Castorio en son essai : Rome réinventée. L’Antiquité dans l’imaginaire occidental de Titien à Fellini. Sans nul doute - et il le sait - l’essayiste exagère en affirmant que « l’Antiquité n’existe pas », mais il faut admettre qu’elle n’existe en fait de connaissances exactes qu’en terme de représentation, voire de fiction, de fantasme. Cependant « elle n’a jamais cessé d’être : elle n’est pas un temps résolu ; elle est le présent ». C’est en effet ce qu’il montre efficacement au travers d’une dizaine d’exemples, en autant de chapitres associés à des événements fondateurs, voire mythiques, des personnages charismatiques, mais surtout leurs réécritures par les artistes qui s’en sont nourris, peintres, écrivains et cinéastes.
Le « viol de Lucrèce », matrone et héroïne romaine qui se donne la mort non sans exiger la vengeance à l’encontre du vil Tarquin, augurant ainsi de la République, est « la métaphore de la cité ». Le récit de Tite-Live devient un modèle pour les Pères de l’Eglise, tel Tertullien qui la donne en exemple aux martyres chrétiennes, quoique Saint Augustin n’approuve pas son suicide. Symbole de la chasteté et de la victoire morale de la vertu contre le vice, elle est peinte, somptueusement vêtue, par Lorenzo Lotto, par Titien qui la montre nue, menacée par le poignard de Tarquin.
La « gloire des vaincus » fait rêver, que ce soit celle des Carthaginois revus par Gustave Flaubert en son splendide roman Salammbô, qui fit dire à Sainte-Beuve, « On la restitue, l’Antiquité, on ne la ressuscite pas », ou celle des « damnés de la terre », ces esclaves révoltés sous la conduite de Spartacus puis crucifiés par milliers, mis en scène par les péplums et les séries, souvent au mépris de la véracité historique, naviguant entre manichéisme et politiquement correct. Songeons également à l’admiration de Karl Marx pour Spartacus, aux spartakistes, sous l’égide de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, qui tentèrent d’instaurer une république socialiste au service de la cause prolétarienne dans l’Allemagne de 1915 à 1919.
Jusqu’à la chute de l’empire, en passant par le tyrannicide à l’encontre de Jules César, l’on montre ici combien l’imaginaire bouillonne pour que fleurissent les tragédies shakespeariennes et les tableaux académiques de Jan Léon Gérôme, comme « La mort de César » en 1859, impressionnants au point de susciter en 2000 la créativité du cinéaste de Gladiator : Ridley Scott.
Qu’il s’agisse de « l’art du massacre », emprunté aux guerres civiles et aux « sanglants lendemain des ides de Mars », qui horrifièrent les tableaux baroques et classiques, de « l’éros romain », qui permit à Forberg[7] de compiler en 1824 un « kamasutra romain », soit le Manuel d’érotologie classique, illustré en 1906 par les charmants et pornographiques dessins antiquisants de Paul Avril, l’art et la littérature font feu de tout bois républicain et impérial. L’on imagine que « Les Romains de la décadence », pour emprunter le titre d’un tableau de Thomas Couture de 1847, puis les cendres et les ruines des cités antiques deviennent des œuvres à grand spectacle…
Et plutôt que les grandes fresques épiques, il est à remarquer combien l’amour de l’empereur Hadrien pour son bel Antinoüs, permit la naissance d’un roman, indépassable dans le genre, de Marguerite Yourcenar, qui publia en 1951 ses Mémoires d’Hadrien, aussi poétique qu’élégiaque et historiquement informé. Mais en un autre chapitre entier, c’est également Fellini qui attire tous les suffrages de notre essayiste, fasciné par Le Satyricon de Pétrone[8], dont il fit en 1969 un film baroque à souhait, où l’on voit déambuler et festoyer des débauchés aux beautés malsaines dans une atmosphère lourde de lupanar coloré, un film bien moins documentaire qu’onirique. Suivi bientôt en 1972 par Roma, dans lesquelles de somptueuses fresques découvertes s’effacent au souffle de l’air du dehors. Moralité, Rome n’est plus qu’un fantasme…
Entrelacé de vastes perspectives, l’essai aux onze volets de Jean-Noël Castorio, qui œuvra sur Messaline[9] et Caligula[10], est non seulement animé par une perspective originale, mais par un sens du récit haut en couleurs, sans oublier des qualités d’argumentations non négligeables. Il confronte avec une entraînante érudition les sources romaines et grecques (de Suétone à Plutarque). Il laisse également deviner que nous n’en pas fini de réinventer Rome, dans nos jeux vidéo, nos roman-graphiques, nos hologramme-cinémas, voire nos jeux du cirque de la télé-réalité…
Si Rome a pu être un modèle, puis un nid à fantasmes, sa chute reste un cas d’école pour l’historien, le philosophe, le politique. Si nous savons à son occasion combien les civilisations sont mortelles, sauront nous prévenir et enrayer la chute de notre civilisation, dont il faudrait espérer au moins conserver les ruines, dans ce que nous avons peut-être de meilleur, ruines techniques, morales, esthétiques...
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.