Henry James : Voyages en Amérique et Impressions anglaises,
traduits de l’anglais (Etats-Unis) par France Camus-Pichon et Carine Chichereau,
Farrago, 2004, 144p, 16 € et 208 p, 16 €.
Edith Wharton : La France en automobile,
traduit par Jean Pavans, Mercure de France, 2015, 176 p, 16,80 €.
Henry James : Nouvelles complètes, 1864-1910,
divers traducteurs, La Pléiade, Gallimard, 2003 et 2011,
quatre volumes en deux coffrets, 5690 p, 135 et 139 €.
Qu’il s’agisse de ses grands romans, d’Un Portrait de femme aux Ambassadeurs, ou de ses fabuleuses nouvelles que La Pléiade vient de réunir en quatre volumes, Henry James a souvent recours à une problématique opposant nouveau et ancien continent. Ses jeunes Américains découvrent une Europe qui les intrigue, les fascine, les grandit et parfois les détruit. Lui-même habita un temps le palais Barbaro, sur le Grand Canal de Venise, pour y écrire Les Papiers de Jeffrey Aspern et y poser le décor des Ailes de la colombe. Ainsi le voyageur Henry James, comme ses personnages favoris, parcourt autant les Etats-Unis et l’Angleterre, en ses Voyages en Amérique et Impressions anglaises, quand une de ses amies, romancière légèrement concurrente et néanmoins complice, Edith Wharton, sillonne La France en automobile. À notre tour de sillonner le voyage intérieur, le labyrinthe sociétal et mental des cent douze nouvelles du maître du « point de vue »…
Outre des pages de croquis pour les récits futurs, on retrouve dans ces deux discrets volumes d’Impressions anglaises et des Voyages en Amérique un écho de cette problématique géographique et civilisationnelle. Ne s’agit-il pas de comparer les mérites des paysages et des mœurs de la jeune Amérique et de la vieille Angleterre ? L’on sait qu’Henry James (1843-1916) finira par prendre en 1915 la nationalité anglaise, comme pour en épouser la culture, mais aussi en guise de protestation contre la neutralité, mais heureusement provisoire, des Etats-Unis dans la Première Guerre Mondiale.
C’est à vingt-sept ans que le futur grand romancier parcourt les immensités américaines : lacs et montages, chutes du Niagara exacerbent la fibre du voyageur romantique parmi les espaces grandioses et sublimes. Non sans négliger les villégiatures élégantes de Newport et Saratoga, où s’exerce le talent et la finesse de l’observation psychologiques, quoique parfois aiguisée par une pointe satirique.
Quarante ans séparent les tableaux du « touriste sentimental », entre forêts sauvages et « Vues de Londres », des essais de l’intellectuel outragé. Car si les premières Impressions anglaises sont écrites dans les années 1877, 1878, les plus frappantes sont contemporaines de la Seconde Guerre Mondiale. Au voisinage de chroniques aussi charmantes que « La course d’aviron Oxford-Cambridge », ou « En Ecosse », les micro-pamphlets sur la Guerre de Sécession et sur « la violence d’un invasion arbitraire » (de la Belgique par l’Allemagne) décrivant les réfugiés sont ici surprenants. Loin de ne rester qu’un psychologue subtil, un romancier savant dont les personnages évoluent dans un monde raffiné, Henry James devient, ce qui n’a rien de contradictoire, une grande conscience européenne particulièrement engagée en faveur de la lutte contre l’envahisseur allemand, contre l’inhumanité du déferlement de feu et de sang qui balaie l’Europe.
Edith Wharton (1862-1937) échangea de nombreuses lettres avec son ami Henry James, entre 1900 et 1915. Romancière talentueuse, quoique plus modeste, aux talents psychologiques raffinés, pour qui « la fiction moderne commença vraiment lorsque l’action du roman fut transférée de la rue vers l’âme[1] », elle dut une part de son succès à celui qui fut un peu son maître : en effet, lors de la parution de son roman historique, The Valley of decision, trop érudit, Henri James lui conseilla de choisir un sujet américain contemporain. Ce qui lui permit, grâce à Chez les heureux du monde,[2] de trouver sa voie, en contant la vie de Lily Bart, jeune femme raffinée, mais tristement désargentée, qui rata l’occasion qui lui aurait permis d’épouser l’homme aimé, sujet passablement jamesien. Egalement grande admiratrice de l’auteur de Du côté de chez Swann, elle ne pouvait qu’adorer la France. Ce pourquoi, dès 1906, accompagnée, outre son mari, parfois d’Henry James lui-même[3], elle réalise une sorte de tour de France en automobile, quoique, conduite par un chauffeur et servie par de fidèles domestiques. Tout est alors objet de leur admiration : des cathédrales de l’art gothique aux montagnes pyrénéennes, du val de Loire à la Provence de Madame de Sévigné, sans oublier un instant l’art de vivre hédoniste des Français et de leur Histoire : « il ne saurait y avoir de meilleur exemple de la sagesse esthétique du « vivre et laisser vivre » que cette heureuse façon pour deux idéaux artistiques supposés incompatibles de faire bon ménage dans ce coin délicieux », dit-elle, dans la cathédrale de Rouen, en appréciant la proximité d’un tombeau gothique et d’une chapelle renaissance, sans omettre un maître-autel baroque. Plus délicieusement qu’un guide Michelin, avec un charme désuet, ce récit-journal permet au lecteur de voyager dans le siège capitonné d’une automobile qui a su se muer en pages aux nombreuses élégances stylistiques. Car « L’automobile a restauré le romantisme du voyage » assure celle qui va jusqu’à faire le pèlerinage de Nohant, pour y rencontrer l’esprit de George Sand. Ainsi va-t-elle jusqu’à comparer la silhouette de Poitiers sur sa butte entre deux rivières à celle des « cités italiennes », et dont elle aime « la petite chauve-souris » parmi les stalles de la cathédrale.
Voici un événement majeur parmi les constellations des grands nouvellistes. Henry James est enfin accessible en France dans toute sa mesure grâce à ces deux coffrets somptueusement publiés dans la collection de la Pléiade. Jusque-là, on ne trouvait que des textes épars, certes nombreux, parfois épuisés, une tentative avortée d’œuvres complètes aux éditions de La Différence. Nous pouvons enfin picorer ou lire en suivant la rigoureuse chronologie une centaine de récits souvent légendaires, de tableaux vifs et troublants, parfois plus savoureux que de vastes romans comme Les Ailes de la colombe.
Ce sont des Américains qui rencontrent en Europe l’amour et leur moi profond, mettant en scène le choc des cultures, le frisson des intimités, autant un voyage géographique qu’une aventure intérieure. Des hommes et des femmes du nouveau continent, à la fortune assurée par une économie au développement exponentiel, vont à la rencontre de Londres ou de villes d’art italiennes pour y aimer, voire épouser celui ou celle qui est l’allégorie d’une culture prestigieuse, quoique décadente. On y trouve également de plus modestes personnages, comme des domestiques, un libraire d’occasion qui devient employé de bureau. « Dans la cage », travaille une petite télégraphiste, croquée non sans humour, qui, depuis son bureau de poste, tente de comprendre les tenants et les aboutissants d’une intrigue.
Un vertigineux travail sur « le points de vue » et la « perception » des narrateurs donne une dimension novatrice à ces textes raffinés qui sont les empreintes d’aventures subjectives : ils sont « des yeux qui, au lieu de négliger la moitié de ce qui se présentait (leur habitude jusque-là), s’efforçaient de voir sur mon visage, dans mes paroles, beaucoup plus que n’en montrait la surface », comme le propose « Impressions d’une cousine ». L’aura psychologique se double d’un sens romanesque et dramatique subtil et patient, pour tenter de résoudre l’énigme recelée par les protagonistes, jusqu’à côtoyer l’invisible, suggérer l’étrangeté fantastique, dans « Le Fantôme locataire », ou « Le Dernier des Valerii » qui voit un Romain s’amouracher d’une Junon de marbre. Les artistes - ou apprenti-artistes plus ou moins velléitaires - sont à la recherche d’une vie meilleure et plus fine, non sans se heurter à de lourdes déceptions, quand le lecteur lui-même peut éprouver à la fin de maintes nouvelles l’amertume des vies inabouties, voire gâchées. Ainsi ces nouvelles embrassent un immense champ de registres, de l’humour satirique au tragique, en passant par le pathétique et le lyrisme… On peut aller jusqu’à y découvrir une sorte de mise en abyme, lorsque l’un des personnages de « Pandora » lit le roman de James lui-même : Daisy Miller.
À la lisière et au-delà du romantisme de la romance et du réalisme analytique, la perversion fétichiste dans « Rose-Agathe » ou les fantasmes paranoïaques de la gouvernante du « Tour d’écrou » s’aventurent vers des contrées inexplorées de la conscience humaine, à quelques brasses de la psychanalyse, dont la naissance est contemporaine de notre écrivain. Ce sont des crises intimes, des cheminements difficiles du destin. Quant au « Point de vue », cette nouvelle fonctionne comme en écho de Ce que savait Maisie, roman presque expérimental, grâce auquel le lecteur ne perçoit les déchirements d’un couple que par les yeux d’une petite fille.
Plus loin, le critique indélicat qui cherche « Les Papiers d’Aspern », celui qui tente de découvrir chez un écrivain « Le Motif dans le tapis », le peintre et son double dégradé dans « La Madone de l’avenir » sont des moments de lecture privilégiés au service d’interrogations sur les mystères et la destinée de l’œuvre d’art, qu’elle soit de l’ordre du portrait peint, convoité, fétichisé, ou de l’écriture. Pensons à cet égard au portraitiste astreint à son modèle, lorsque cette dernière hait de prime abord sa concurrente que consacre également un autre chevalet, dans « La personne idéale ». Ces deux dames, faute de vivre avec Monsieur Brivet, veulent « vivre avec ce tableau » qui le représente en pied et en « vérité » ! L’art est alors un substitut de la vie, sinon une assomption de cette dernière. Au point que pour Tzvetan Todorov, « les nouvelles de James sur l’art représentent de véritables traités de doctrine esthétique[4] ». Toutefois, entre anecdote et tableau, le drame a de plus en plus tendance à s’effacer, au profit de l’analyse, de la tentative qui consiste à frôler l’incertitude, à demeurer en-deçà d’une vérité insaisissable. Nul doute qu’Henry James puisse reprendre à son compte le propos du narrateur de l’ « Histoire d’une année » : « Mes propres goûts m’ont toujours porté vers l’histoire non écrite, et c’est l’envers du tableau qui est mon propos actuel ».
Les traductions vont dans le sens de l’efficace concision, comme « fournaise » au lieu de « température torride[5] » pour l’incipit d’ « Un épisode international ». De façon à concourir à la nécessaire fluidité de la phrase jamesienne, souvent ample et délicatement sinueuse, voire métaphoriquement surchargée. Finalement, pour cent douze nouvelles aux dimensions parfois bien vastes, comme le fameux, fantastique et fantomatique « Tour d’écrou », dans lequel la solution reste indécidable, deux coffrets offrant chacun deux tomes, sans omettre les notes, les préfaces éclairantes et généreuses d’Evelyne Labbé et d’Annick Duperray, 135 et 139 euros sont un investissement plus modeste que l’abondance du plaisir et de l’intelligence…
Quand les fictions romanesques, récits et essais d’Edith Wharton restent palpitantes dans l’ombre de son mentor, Henry James est monumental en ses romans, babélien en ses nouvelles, dont certaines frôlent la dimension d’un roman. L’écrivain, dont le biographe Léon Edel[6] dressa en toute sa mesure et complexité le portrait, y compris les emballements homosexuels, quoique chastes du célibataire, est dit-on le Proust américain. Ce serait à nuancer, certes, n’ayant pas offert à ses lecteurs une cathédrale romanesque de la dimension d’À la recherche du temps perdu. Cependant n’a-t-il pas ourdi un étrange roman autobiographique, hélas inachevé, interrompu par sa mort, Le Sens du passé, dans lequel se croisent l’ancêtre de 1820 et l’homme de 1910, ce qui est déjà un avatar du réalisme magique… L’une de ses héroïnes, Aurora, peut prétendre, grâce au « fantasme qu’il avait », à la « ressemblance avec quelque grand portrait de la Renaissance », comme l’Odette de Swann. Ralph Pendrel, alter ego recomposé du romancier lui-même, « s’engouffre dans le Passé » : voici « le sens de la beauté raffinée de sa folie[7] ». Car la beauté, et plus précisément de l’œuvre d’art, comme chez Proust, est le sens ultime à poursuivre autant par les personnages de La Coupe d’or que par l’écrivain, qui, ainsi, sait justifier son travail : « C’est l’art qui fait la vie, fait l’intérêt, fait l’essentiel[8] ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.