traduit du russe par Hélène Henry, Actes Sud, 2017, 352 p, 21 €.
Andreï Platonov : Moscou heureuse,
traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, Robert Laffont, 1996, 192 p, 20 €.
Andreï Platonov : Tchevengour,
traduit du russe par Louis Martinez, Robert Laffont, 1996, 432 p, 25,50 €.
Anna Starobinets : Le Vivant,
traduit du russe par Raphaëlle Pache, Mirobole, 2015, 480 p, 22 €.
Orwell et Huxley auraient-ils écrit 1984 et Le Meilleur des mondes, si l’auteur de Nous n’avait pas existé ? À lui seul, le Russe Evgueni Zamiatine (1884-1937) a inventé un genre romanesque, quoiqu’issu de la tradition de l’apologue : l’anti-utopie, elle-même hérité des utopies des Thomas More[1], Campanella et Karl Marx[2]. Partisan trop enthousiaste de la révolution bolchevique de 1917, il a bien vite déchanté : dès 1920 il tirait les leçons indispensables, en écrivant un roman apparemment bien éloigné de son temps, puisque censé voir se dérouler son action en un futur lointain, six siècles en avant, donc relever de la science-fiction. Le bonheur terrible de l’Etat Unitaire mis en scène dans Nous trouve ses avatars parmi les cités radieuses de son contemporain Platonov, et son correspondant contemporain dans le « service d’ordre planétaire » imaginé par Anna Starobinets, dans Le Vivant.
Sans guère de bruit, la première édition française, Nous autres, parut chez Gallimard en 1929, sous les doigts de Cauvet-Duhamel, s’inspirant d’une version anglaise. L’œuvre-phare d’Evgueni Zamiatine fut rééditée en 1971 avec une préface de Jorge Semprun. Outre le titre, plus conforme en sa concision à l’original, Nous, jamais édité en sa langue du vivant de l’auteur, l’on est frappé en cette nouvelle traduction par de réelles beautés, venues du texte russe établi en 1988 et qui fut fort symboliquement publié à l’occasion de la perestroïka. Le présent de narration remplace le passé, la formule plus judicieuse « contrainte idéale », remplace le « manque idéal de liberté ». En ce journal aux quarante « Notes », dédié aux « lecteurs planétaires », l’écriture est entrechoquée, plus étonnement métaphorique, elle gagne en intensité à mesure qu’elle passe du monde mathématique à celui de la liberté, hélas éphémère, comme en un cubisme coloré.
Outre un « Mur de verre », pour se protéger de la nature, « la Science de l’Etat Unitaire » a construit, grâce à Taylor, le « bonheur mathématiquement infaillible pour tous » ; où « être original, c’est enfreindre l’égalité ». La vie, y compris les « jours sexuels », est programmée par la « lex sexualis » communautaire et les « Tables » du temps commun. Ne restent que deux « heures privatives » par jour. Rien n’est propriété privée, même les enfants. Ceux que leur liberté a condamnés sont exécutés par liquéfaction dans un amphithéâtre, avec le concours d’un poète officiel, de la main du Bienfaiteur même.
Les noms chiffrés des personnages, déshumanisants, viennent, non sans humour, des numéros des pièces de charpente métallique du célèbre brise-glace Alexandre Newsky, pour lequel Zamiatine avait assuré le suivi de chantier. Aussi le héros, « D-503 », qui est un mathématicien rationaliste parfaitement intégré, se délecte de son métier de constructeur du vaisseau spatial « L’Intégrale » et d’ « O-90 » à la « bouche rose ». Cependant il se voit soudain bouleversé devant « I-330 » par le désir et l’éros, par la beauté du monde et l’aspiration à la liberté. Tentant de de briser le carcan sociétal en devenant un individu, il a « développé une âme » ! Jusqu’à ce qu’il soit brisé à son tour… La raison scientifique et politique exécute l’ablation de l’imagination du pauvre héros consentant, tandis qu’il voit sans état d’âme la « Cloche » torturer sa bien-aimée. Orwell n’oubliera pas ces scènes, pour en proposer une puissante réécriture et variation, à la fin de son 1984[3].
De cet univers parfait, Zamiatine a rendu un tableau solaire, effarant, au rythme haletant, intensément lyrique et tragique, grâce à une « maternité clandestine », une révolte éphémère des « Méphi », ces « ennemis du bonheur », sacrifiés sans pitié par la raison d’Etat. À la vigueur dramatique de l’intrigue répond la puissance politique d’un roman illustrant le hiatus entre libéralisme et totalitarisme.
Zamiatine sut également être un bon écrivain de mœurs, par exemple avec L’Inondation[4], un récit de 1929. Trophim et Sophia vivent paisiblement, quoique pauvrement et privés d’enfant ; aussi ils adoptent la jeune Ganka. Qui bientôt rejoint Trophim dans son lit. Quand se mettent à monter les eaux de la Néva il faut déménager à l’étage. Tout rentre dans l’ordre, sauf la râpe de la jalousie, et la hache… Dans la grande tradition russe de la nouvelle réaliste, de Tourgueniev à Tchékhov, Zamiatine montre une facette plus discrète de son talent, descriptif et psychologique. On aurait pu imaginer que cette « inondation », pourtant d’origine naturelle, puisse être une métaphore d’une plus insidieuse encore invasion humaine, celle de la tyrannie soviétique. Plus simplement c’est celle de la montée des sentiments, de la haine et de la colère tragique ; puis d’une culpabilité modestement voisine de Crime et châtiment de Dostoïevski, le tout dans une prose habile et peu à peu expressionniste.
De ce météore des lettres russes, on lira également Au Diable vauvert[5], bref roman satirique que l’on jugea antimilitariste, à moins de préférer Les Insulaires[6], charge vigoureuse contre le conformisme et le machinisme. Ce qui ne manquera pas de nous rendre plus attachant encore cet avertisseur, dont la sûreté éthique n’est plus à démonter…
On ne s’étonnera pas que, poursuivi par le régime stalinien, Zamiatine, ce misérable hérétique du communisme et de l’Union Soviétique, affreusement méconnu, meure à Paris en 1937. Son échec est le miroir du destin du personnage numéroté de Nous. C’est avec un amer plaisir que nous lisons et relisons, en une version plus fidèle à l’original, « un infect pamphlet contre le socialisme », selon l’Encyclopédie littéraire soviétique en 1931. Un tel jugement lapidaire ne peut que donner une furieuse et succulente envie, non seulement aux tristes contemporains éclairés de Staline, mais à notre temps, en rien immunisé contre les prometteurs totalitarismes, férus d’éradication de l’individualisme et de l’imagination, de méditer un ouvrage prémonitoire et brillant qu’il est urgent de réhabiliter en son génie.
Une fois de plus un tragique destin attendait un écrivain soviétique, contemporain de Zamiatine. Il ne s’appelait qu’Andreï Klimentof ; aussi choisit-il le prénom de son père Platon, pour se faire un pseudonyme digne du philosophe grec et utopiste de La République. Communiste fervent, son œuvre n’eut pas la place qu’il lui rêvait dans la radieuse cité soviétique. Né en 1899, mort en 1951 dans un sordide misère, il écrivit de nombreux textes dont peu virent le jour de son vivant, car interdit de publication en raison de son scepticisme envers la collectivisation stalinienne. Il avait cru naïvement que la révolution libérerait l'esprit populaire. Or il fut repoussé par Maxime Gorki, traité de « salaud » par Staline, effacé par l’Histoire soviétique. Seule la fin de la perestroïka et l'exhumation des archives secrètes du KGB permirent qu’il fût tardivement réhabilité.
Son roman, Moscou heureuse, est celui d’une allégorique jeune fille prénommée « Moscou » et détentrice glorieuse d’un de ces noms que la révolution offrit à la génération nouvelle. En tant qu’orpheline elle illustre cette tabula rasa d’après l’esclavage bourgeois et d’avant le bonheur collectiviste. Elle participe à toutes les activités du grand socialisme dont elle est le porte-drapeau. Libre et heureuse, elle séduit tous les hommes, ingénieurs et savants. Mais leur désir est une trahison de l’idéal, tel que le ressent Sartorius : « Le monde nouveau était dans les échafaudages, mais son cœur à lui, indigent, restait éternellement fidèle au sentiment solitaire d’un temps où ses seules relations étaient sa parentèle ». Le dilemme est poignant entre individualisme et collectivisme, entre éros et politique.
Les récits de Platonov sont des paraboles, des contes philosophiques, explosifs l’air de rien. Usant d’un style protéiforme qui suscita l’admiration du poète Joseph Brodsky, Platonov oscille entre panégyrique de la langue de bois, lyrisme, naturalisme, et bien sûr ironie. En fait il est un maître méconnu de l’anti-utopie. Ce que confirme son plus vaste roman Tchevengour, écrit entre 1926 et 1929, dont le titre désigne encore une fois une ville. Sauf qu’il s’agit d’une maigre bourgade qui ambitionne d’incarner l’achèvement du communisme. Imitant malgré lui Don Quichotte, Kopionkine a nommé son cheval « Force prolétarienne » et mène une quête picaresque pour instaurer un socialisme non seulement mystique, mais d’un ascétisme forcené. Une fois exterminés capitalistes, Russes blancs, demi-blancs et koulaks, les bolcheviks de Tchevengour ne sont plus douze, apôtres misérables et cruels, antithèses pitoyables de ceux du Christ. Là pas de travail, car il entraîne au désir des fruits de son travail, et la propriété - c’est bien connu - c’est le vol et l’oppression. Des discours, une vie sociale omniprésente, plus rien de personnel, plus de pensée libre, plus d’amants. Les habitants sont des « amaigris du bonheur ». Ne reste que le dénuement le plus terrible. La satire de l'Homo sovieticus est sans pitié.
Pourtant le désir et la faim reviendront pour donner vie à l’immensité de l’espace. Car Tchevengour est également un hymne au terroir russe, aux fleuves qui l’irriguent, à l’intransigeance de son climat. Ce roman-poème, cette caricature d’épopée, coule animée d’un vaste rythme, parfois heurté, souvent âpre, charriant les vicissitudes, les tyrannies et les vanités de la condition humaine.
Moscou heureuse et Tchevengour sont à glisser entre les utopies de Thomas More et d’Aldous Huxley, mais aussi, pour le domaine russe, entre Les Hauteurs béantes de Zinoviev et L’Archipel du goulag de Soljénitsyne. Ces paraboles ironiques et dystopiques, ces fresques décapantes sont sans le moindre doute la prémonition autant que la vérification de l’impossible réalisation du communisme radieux.
Autre anti-utopie aux versants également vertueux et infâmes : Le Vivant de la russe Anna Starobinets. Peut-on exister sans être répertorié ? se demande son roman. À cette question angoissante, surtout parmi ces temps où l’œil de Big Brother[7]guette nos connexions et nos mot-clefs, où la France traque les « discours de haine[8] », où la Chine communiste surveille et châtie ses citoyens grâce à une reconnaissance faciale en voie de devenir universelle, la jeune auteure russe donne une réponse science-fictionnelle qui n’aura pas grand-chose pour nous rassurer. Pire encore si un « Service d’ordre planétaire », s’appuyant sur des technologies les plus sophistiquées et intrusives, s’assure le pouvoir définitif, comme l’imagine Anna Starobinets en 2014. Cette romancière russe, aux armes fictionnelles bien affutées, a su créer un univers cohérent et troublant, mais aussi son vocabulaire. La littérature est pour elle, dans la tradition des auteurs de dystopies, un moyen sûr de nous alerter sur les révolutions anthropologiques et politiques des pouvoirs peut-être à venir, empruntant un dévoiement de l’intelligence artificielle au service d’une post-humanité.
Chacun porte un « implant » qui le relie à un organisme total : « Le Vivant ». L’ADN d’un mort renaissant au sein d’un nouveau corps, la population ne peut, selon le fondateur « Livre de la vie », excéder trois milliards. En la perfection réalisée d’un tel monde, l’impensable ne peut surgir pour imaginer un contrepied romanesque et enclencher l’intention dramatique. Que faire d’un inconnu sans « incode » ni patrimoine génétique, que l’on se résout à appeler « Zéro » ? Ce dissident, peut-être involontaire, enfreint gravement les règles du « Service d’ordre planétaire ». Traqué par Ed et Cerbère, il confie son autobiographie, ses inquiétudes au lecteur, alors que « toute déconnexion du socio entraîne la suppression des paramètres individuels ». Quoique « corrigé », qui sait s’il peut être un criminel, alors que ce monde n’en contient plus aucun. À moins que les criminels aient pris le pouvoir…
Ce futur, probable, est à la fois délicieusement tentant et terrifiant. Par exemple, « en mode luxure, tu partages avec tes amis, chacun des cinq sens auxquels tu as accès ». Attention cependant, si l’on fait partie des individus « à vecteur criminalo-destructeur », à ne pas devoir séjourner en cette « maison de Correction » où « le Fils du Boucher », « Cracker » et « Zéro » sont bientôt soumis à la « rétrospection incarnationnelle » !
Dans la mouvance d’une science-fiction russe déjantée, où s’illustre également un Vladimir Sorokine[9], Anna Starobinets nous piège en cette anti-utopie coruscante et cinglante, qui est un digne successeur des chefs-d’œuvre d’Huxley[10] et d’Orwell[11]: ce Zéro, est-ce le souvenir du malheureux héros de Nous ? Est-ce vous, est-ce moi ? Jusqu’à nos strates les plus profondes, ce nouveau régime romanesque nous étudie, nous réjouit, nous rééduque, nous efface. Rééduquer et traquer la population masculine criminelle n’est qu’une prémisse de la rééducation universelle. Dans la tradition de ses aïeuls Zamiatine et Platonov, Anna Starobinets interroge et remet en question la nature de l’identité individuelle et par conséquent de la liberté au sens politique, menacée en sa fragilité, dans le cadre d’une société où l’interconnexion informatique et celle neuronale ne font qu’un…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.