sous la direction de Julien Rousseau et Stéphane du Mesnildot,
Musée du Quai Branly, Flammarion, 276 p, 45 €.
Pu Songling : Chroniques de l’étrange, traduit du chinois par André Lévy,
Philippe Picquier, 2010 p, deux volumes sous coffret, 59 €.
Lafcadio Hearn : Kwaidan. Histoires et études de sujets étranges,
traduit de l’anglais (Etats-Unis/Japon) par Jacques Finné, 256 p, José Corti, 21 €.
Enfers et fantômes, levez-vous depuis l’Orient ! Vous n’êtes pas confinés au Tartare grec, aux fosses concentriques de Dante et aux nouvelles occidentales d’Henry James, dont Le Tour d’écrou sait si bien faire frémir. Répondant au séjour de Pluton et à l’Enfer chrétien[1], un atavisme anthropologique témoigne de l’universalité du mythe infernal et de leurs corollaires : les fantômes. Venus de Chine, de Thaïlande et du Japon, ils sont dans les vitrines d’une exposition ébouriffante, parfois à faire dresser les cheveux sur la tête, du Musée du Quai Branly, à Paris, mais aussi dans un catalogue aussi disert que généreusement illustré : Enfers et fantômes d’Asie. Reste à compléter cette visite grâce à deux œuvres littéraires : elles se répondent à plusieurs siècles de distance, de part et d’autre et au-delà de la Mer jaune : les Chroniques de l’étrange de Pu Songling et le Kwaidan de Lafcadio Hearn.
Depuis la peinture bouddhique traditionnelle, l’on assiste à une torrentielle efflorescence de démons. Mais en se mêlant à la culture populaire, puis en investissant le manga, le cinéma, ils perdurent et se renouvellent, jusqu’aux plus récents avatars de la pop culture. Enfers et fantômes d’Asie regorge de visions sanglantes, de masques infernaux et de vampires. Car parmi les possibles réincarnations offertes par le bouddhisme, outre celles divines au paradis, humaines et animales sur terre, l’on oublie trop souvent la possibilité de vivre une vie seconde sous la forme de démons infernaux, de fantômes affamés et de damnés. Aux tréfonds du monde souterrain règnent les Dix Rois des enfers qui s’ingénient à exciter leurs séides et tourmenteurs d’une humanité déchue, ce pour l’éternité. De même, le taoïsme chinois et le shintoïsme japonais sont imprégnés de cette imagerie qui ordonne la distribution du bien et du mal post-mortem. La littérature bouddhique populaire raffole des récits de catabase (à la manière d’Orphée), comme celle du moine Mulian, qui descend dans les profondeurs à la recherche de ses parents défunts. Non sans rivaliser avec la Divine comédie de Dante[2], les feux et les tisons ardents ne sont pas loin de la « montagne aux couteaux » et de « l’étang glacé ».
Quant aux défunts que l’on aurait omis d’honorer au cours d’un rituel funéraire adéquat et d’un scrupuleux culte des ancêtres, gare ! Ils sont capables de se changer en « revenants affamés », d’où la nécessité des femmes chamanes. Les pires sont peut-être les fantômes d’enfants qui n’ont pas pu vivre : leur « karma » inachevé leur empêchant toute réincarnation. De surcroit, la rancœur de celui qui eut la malchance de se voir assassiné le pousse à de complexes scénarios vengeurs. Les fantômes des rouleaux peints japonais abondent en coupables d’avarice et de diverses exactions, qui, la mort venue, sortent affamés des enfers, ancêtres de nos zombies et autres mort-vivants. Leur voracité exhibe la vigueur des crocs et leurs viscères apparents. C’est ainsi qu’ils sont les prédateurs suprêmes en Asie du Sud-Est, en particulier dans la culture thaïe, où règne le « phi », cette entité spirituelle omniprésente, au point que l’on confectionne avec le plus grand soin des masques de « Phi Ta Khon », pour incarner « la force incontrôlable de la nature, source de vie comme de mort », mais aussi des « amulettes de fœtus ».
Les femmes surnaturelles sont légion : Oiwa est la « justicière des épouses assassinées ». Son visage bleuâtre aux commissures sanglantes fait froid dans le dos. Elle est évidemment devenue une héroïne cinématographique, aux côtés de la « vengeance féline » du Bakeneko et de « la femme des neiges ». L’on devine que les amours entre les humains et ces créatures d’un autre monde sont impératives et infiniment risquées… Esprit protecteur ou femme fatale, telles sont les dames qui passent les portes de l’impalpable pour caresser ou fustiger les vivants.
Des peintures les plus anciennes, -jusqu’au X° siècle- aux œuvres de cinq artistes contemporains, ce livre-exposition parcourt à la fois le temps, et l’espace, de la Chine au Japon et du Cambodge à la Thaïlande. Le voyage culturel est également un voyage parmi les plus furieux fantasmes. On se cachera sous la couette tant le sang dégouline des plaies béantes, tant les squelettes brinquebalent, à moins de préférer en rire…
L’estampe, travaillée par Hokusaï montre un squelette griffu et bien vivant. D’autres sont habitées par « spectre-squelette » démesuré. Le cinéma japonais s’honore d’un film inclassable : Jigoku (L’Enfer) de Nobuo Nakagama, qui trimballe un étudiant en philosophie entre les « enfers glacés et bleus de la solitude » et les « enfers rougeoyants de la chair souffrante ». Plus subtilement inquiétante peut-être, la demi-jeune fille à la coulure de cheveux noirs et plumant un poulet par Fukuyo Matsui, intitulée « Nyctalopia » et peinte sur soie en 2005.
Nourri d’entretiens avec des cinéastes de la « J-horror », de commentaires éclairants de divers spécialistes qui viennent aussi bien du musée parisien Guimet que du musée d’ethnologie d’Osaka, ce volume est un trésor, éclectique, tour à tour raffiné et vénéneux. Une iconographie incroyablement variée, somptueuse, habite cet ouvrage consacré aux proliférantes déclinaisons des Enfers et fantômes d’Asie. Les spectres du Japon sont inspirés par le théâtre kabuki, les jeunes filles en blancs prennent l’apparence des photos spirites et les visages canins aux crocs luisants surgissent parmi le graphisme explosif des mangas, où les têtes coupées rougissent les draps et les oreillers. On obtient ainsi le comble du mauvais goût : le « scum horreor », sans compter les figurines pour enfants et les spectres flageolants et criards des jeux video. En Chine, où l’on sculpte des « monstre-gardiens de tombes », les vampires hantent la nuit, et seul un rituel taoïste permettra de les neutraliser. Les « jardins des enfers » thaïlandais regorgent de sculptures de damnés faméliques et torturés : sciés, empalées, dégoulinants de sang, les films d’horreur thaïlandais usent et abusent d’une « tête volante d’où pendent son cœur (parfois illuminé) et ses intestins »… Ainsi les compositions les plus raffinées venues des arts picturaux anciens font bon ménage avec le gore le plus échevelé.
La Chine a ses fantômes, ses animaux ensorceleurs, ses génies et ses métamorphoses. C’est cependant sans peur, quoique avec la circonspection de la raison, qu’il faudra se plonger au plein bouillon des deux mille pages des Chroniques de l’étrange rédigées au XVII° siècle par Pu Songling. Ce sont cinq cent trois récits fantastiques, toujours variés, oscillant entre animalité, fantasme, terreur, monde de l’au-delà et tableaux de la société d’ici-bas. Car en la province du Shandong, l’on passe de la vie à la mort, et vice-versa, avec une facilité déconcertante, tant ces deux mondes sont poreux.
Au cours d’un demi-siècle d’écriture, et en douze rouleaux, Pu Songling convoque le monde de l’esprit et les pouvoirs maléfiques. Il offre une compilation sans ordre, ni chronologique, ni thématique, mais qu’importe. En une langue classique chinoise, nuancée de propos populaires, traduite pour nous avec la plus grande efficacité narrative, les prodiges s’accumulent, rebondissent, se répondent. L’étrange (« yi ») est pour le moins merveilleux, souvent terrifiant, parfois violent. En fait l’étrangeté chinoise concerne tout ce qui est autre, alors que « le bizarre » (« guai ») nous rapproche du maléfique », souligne le préfacier et traducteur, André Lévy. Aussi l’on trouve quelque histoires policières, dans lesquelles le surnaturel n’intervient pas un instant : « Erreur judiciaire », « La piste du poème », ou encore « La perspicacité du censeur Yu », qui précèdent les ultérieures nouvelles d’Edgar Allan Poe et d’Arthur Conan Doyle. C’est d’ailleurs ce vivier qui inspirera le fameux juge Ti créé par l’orientaliste néerlandais Robert Van Gulik…
Mais, au chatoiement du surnaturel, on croise le dévouement d’une « demie-renarde », et bien d’autres renardes au complet, follement séductrices, qui sont femmes spectrales et animales trompeuses, dangereuses et « vengeresses ». Rôdent également des revenantes, à moins que les spectres ne consentent qu’à témoigner de « vies antérieures ». Or l’amour, voire cet érotisme que ne prisait guère la haute société chinoise, parsème ces récits : voici des émois devant deux petits pieds bandés, voici la substitution d’une tête féminine ravissante sur un corps parfait, qui jusque-là n’avait pas un visage à sa hauteur. Cependant les femmes querelleuses, reflets des belles-sœurs de l’auteur, caquètent à l’envi. Une « mégère repentie » pourrait faire écho à La Mégère apprivoisée de Shakespeare. La dimension morale est ainsi souvent patente.
Un « poirier magique » pousse en quelques secondes, un « sermon aux spectres » permet de volatiliser les ombres de brigands exécutés et coupables de maléfices post mortem. Plus incroyable encore, une femme parait « accoucher d’un dragon », dont la tête apparait un moment, faisant mine de jaillir ; heureusement nait « une fille aux chairs translucides comme le cristal, au point qu’on pouvait détailler le nombre de ses viscères ». Et ce ne sont là que quelques-uns des prodiges de ces contes sans cesse palpitants et étonnants sous le pinceau toujours vif de Pu Songling.
Un autre axe de lecture peut nous permettre de goûter ces Chroniques de l’étrange. L’on y découvre, diffractée en de nombreux tableautins, une société chinoise conservatrice, des classes sociales bien dessinées, des caractères typés. Sans oublier le talent de satiriste parfois mordant de l’auteur. On se moque avec amertume des concours, ces obligés de l’accession des lettrés aux places tant enviées de l’administration locale et impériale, comme dans « Poisse aux concours ». Accéder à la carrière mandarinale n’est pas de tout repos.
Enfin, il n’y a pas que chez Charles Nodier[3] que l’on fait connaissance avec l’espèce étrange du « bibliomane ». Chez Pu Songling, il est « Le fou des livres ». Une délicieuse jeune fille nait d’une illustration parmi les pages, enivrant son lecteur. Cependant il lui faut rationner les lectures de l’impénitent bibliomane, de façon à ramener le drôle au travail. Elle lui fait perfectionner l’art des échecs, de la mélodie, de se faire des amis et de faire l’amour, avant de disparaitre… Mais, en quête du fautif, le sous-préfet vient se livrer à un autodafé de la bibliothèque : « Voyant que les livres emplissaient les bâtiments jusqu’aux plafonds, il ne se donna pas la peine de faire faire des recherches et fit tout brûler ». Autodafé qu’illustre avec une ardeur rubiconde un manuscrit peint probablement au XVIII° siècle et conservé à la Fondation Bodmer[4]. Le jeune homme réussira néanmoins ses examens grâce à la jeune fille : car « Dans les livres tu trouveras beauté de jade ».
Presque aussi étrange que ses récits, Lafcadio Hearn, né Grec en 1850, fut d’abord un misérable Américain, chargé de boulots sordides pour survivre, trouvant par miracle la curiosité et l’énergie de la lecture, car il était à-demi aveugle, avant de se livrer au journalisme, puis d’émigrer au Japon, où il mourut citoyen japonais en 1904. Il s’appelait alors Yakumo Koizumi et laissait une épouse native de l’archipel du soleil levant. Il enseigna la littérature anglaise, et surtout Shakespeare, à l’Université de Tokyo. Outre ses traductions de Flaubert ou Nerval en anglais, il trouva le temps de faire l’ascension du Fuji et de publier une quinzaine de volumes traitant de son Extrême-Orient d’élection, roman et autres «esquisses » religieuses et ethnographiques…
Lafcadio Hearn est un passeur hors pair de la culture et du merveilleux japonais. Kwaidan (que l’on peut traduire par récit de fantômes) nous propose une compilation toute originale. Car ces contes japonais sont narrés avec art, sensibilité et un fin pouvoir de suggestion. Non content de puiser dans le fonds littéraire et légendaire, il rédige l’histoire qui lui a conté un fermier, voire offre « le fruit d’une expérience personnelle ». Dix-huit récits incitent à la rêverie. Pour reprendre le sous-titre, « Histoires et études de sujets étranges », le fantastique, plus exactement le merveilleux, nous ravissent, comme l’indique l’inscription dans la collection « Merveilleux » de l’éditeur. Fantômes, goules, « monstres poilus», spectres sans tête, démons mangeurs d’hommes pullulent et sont l’objet d’une évidence, le monde des vivants et celui des morts coexistant, ce dont personne ne doute.
Pourtant ces contes enlevés, qui font écho aux Contes étranges du Chinois Pu Songling, s’inscrivent dans une réelle historicité : religion bouddhiste, samouraïs et batailles entre les clans parmi les siècles du Japon ancien. Le surnaturel leur permet de s’achever par une chute, apaisante, facétieuse, ironique, ou terrible.
Hoïchi, un récitant aveugle s’accompagnant de son biwa, doit, chaque nuit, briller en son art poétique et épique : il chante une bataille devant une assemblée choisie profondément émue. Hélas, ce sont des « feux-fantômes » dans un cimetière. Comment s’affranchir du sortilège ? L’aventure lui coûtera ses oreilles arrachées. L’amour est un thème récurrent, qu’il s’agisse d’un canard évoquant l’amant disparu, ou de la réincarnation consolatrice d’une jeune fiancé, nommée Otéi. Un vieux samouraï sait « transférer sa propre vie » à son cher cerisier. Pire, une tête coupée mord une pierre selon la promesse de son propriétaire ; elle causera bien du souci à son bourreau ; quoique... Une autre, fort agressive, orne la manche d’un samouraï devenu moine. Quant aux apparitions féminines, aussi pures que la neige, elles ne laissent pas de tuer ou d’épargner selon leur bon vouloir, qu’il faudra taire, sous peine de châtiment, y compris si ce sont de délicieuses séductrices. Un miroir de bronze perdu est « l’âme » d’une femme, aussi refuse-t-il de fondre ! Une fois morte, celle qui le possède promet que la cloche qui a incorporé le métal « procurera de grands biens » en se brisant, aussi va-t-on s’échiner à la briser. Or, « certaines croyances anciennes parlent de l’efficacité magique d’une opération mentale appelée nazoraëru ». L’analyse est bien de la plume de Lafcadio Hearn. Ainsi, à la lisière de l’essai, de l’anthologie et de l’entomologie, les « Etudes sur des insectes » présentent une « jeune chinoise que les papillons confondaient avec une fleur ».
Le lecteur occidental, tout autant que Lafcadio Hearn, est délicieusement fasciné par cet exotisme qui n’est pas de bazar. La sûreté de la narration, les nuances psychologiques, la discrétion de l’effroi, jamais clinquant (on devine le talent du traducteur) font merveille. D’autant que quelques poèmes, parfois à double sens, se glissent dans la narration intensément poétique : « L’âme d’un arbre est mon âme », avoue la belle mourante…
Pourquoi tant d’étrangetés, d’enfers et autres fantômes ? Outre l’imagerie de nos terreurs morbides, l’inquiétude eschatologique nous pousse à imaginer de bien fictionnels au-delà, dont la dimension morale n’échappera à personne, punissant nos crimes, récompensant nos vertus. Visiter une telle exposition, lire de tels récits reviennent à des cérémonies d’exorcisme. Fut-il se munir du « couteau d’exorciste de la culture thaie » ? Ou garder son sang-froid le plus reposant devant l’avalanche des terreurs et des imageries infernales et spectrales… Entre divertissement et terreurs millénaristes, les spectres d’une individualité inquiète, d’une société malade, dont les écrivains, peintres et cinéastes aiment nous abreuver, sont probablement les expressions d’une catharsis nécessaire. Ainsi, grâce au détachement, saurons-nous libérer nos âmes.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.