Sant Climent de Taüll, Val de Boi, Lleida, Catalunya. Photo : T. Guinhut.
Richard Zimler ou la transcendance,
entre holocauste et résurrection :
Les Anagrammes de Varsovie, Lazare.
Richard Zimler : Les Anagrammes de Varsovie,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Bastide-Foltz,
Buchet Chastel, 2013, 348 p, 22 €.
Richard Zimler : Lazare,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Bastide-Foltz,
Le Cherche midi, 2021, 456 p, 22 €.
Que fait, du haut de son ciel, Dieu ? Aurait-il omis de ressusciter les victimes de l’holocauste et du ghetto de Varsovie ? Pourtant, en la personne de son fils, il prétendit ressusciter Lazare. Ce sont là de fortes interrogations métaphysiques, tant associées au Judaïsme qu’au Christianisme, dont s’empare avec une poigne puissante le romancier américain Richard Zimler. Dont Les Anagrammes de Varsovie et Lazare sont de tragiques et néanmoins roboratifs romans historiques. Mais pour quelle transcendance ?
Encore un roman sur l’holocauste ! Faut-il céder à la fatigue honteuse et l’ignorer, ou le respecter a priori, au moyen d’une politiquement correcte admiration insincère ? Pourtant, passées ces pitoyables irrésolutions, l’étonnement saisit le lecteur dès le prologue, réalisant que le narrateur est un défunt, qu’il rend visite aux siens pour restituer plus que l’Histoire des dates et des chiffres : « Le moins que nous puissions faire pour nos mort est de rendre à chacun sa singularité. »
Ainsi, Richard Zimler fuit avant tout l’univers statistique de la trop célèbre solution finale pour aller à la recherche de l’identité profonde de quelques disparus. « Sachant que les Juifs du ghetto utilisaient des anagrammes », il s’attache à les décoder, autant pour mener l’investigation de son personnage que pour décrypter les sens de leurs vies et de leur génocide.
Le ghetto de Varsovie est en 1940 une « île de grottes et de labyrinthes urbains », parmi laquelle l’oncle Erik veille sur son jeune neveu Adam, déjà bien au fait de la contrebande auprès des quartiers chrétiens. Jusqu’à ce qu’il soit retrouvé sur les barbelés, un membre en moins. Comme Anna, un peu plus tôt, comme d’autres garçons, dont on s’apercevra qu’à chaque fois une partie du corps manque, là où une marque de naissance attirait l’œil ; et à destination des collections de Buchenwald…
Les péripéties s’enchainent avec un art du tragique consommé : famine et marché noir, maladies, amours interdites, grossesses et suicides, crimes juifs et exactions nazies, augmentés par le suspense haletant d’une sortie d’Erik par de souterrains passages, sous l’apparence d’un dignitaire allemand, qui se termine par les coups de pelle providentiels d’une Polonaise sur l’officier qui arrêtait notre héros… Hélas, le sursis est de courte durée. Une fois l’enquête résolue par le vieux psychiatre freudien, tout « sentiment de transcendance disparu », il faudra fuir, se cacher, et mourir dans un camp.
Ainsi, les souffrances juives, les comportements héroïques et les traîtres exactions ne sont plus des abstractions, dans Varsovie relevée de ses ruines par la fiction, où « l’assassin avait voulu amputer le monde de toute sainteté ». L’écriture, hérissée de détails justes (l’on devine un travail de documentation soigneux), est colorée, expressive, profondément capable de délivrer au lecteur une réelle empathie avec les personnages. Entre reconstitution historique et réalisme exacerbé, mais aussi, à l’aide de son fantomatique narrateur, à la lisière du roman fantastique, le lecteur, en état d’apesanteur romanesque, se surprend à se demander un moment s’il n’est pas lui-même réincarné parmi cette faille immonde de l’Histoire. Dans une « langue qui a ses propres nuances de culpabilité et de remords », Richard Zimler retrace bien plus que l’odyssée de quelques individus traqués, celle du peuple du Livre, dans un « combat pour empêcher nos ombres de disparaitre », et « luttant pour que personne ne puisse écrire le mot Fin d’une autobiographie de quatre mille ans ».
Il fallait oser : coudre en ce tableau du ghetto sous la tyrannie nazie l’intrigue d’une enquête policière hallucinante. Quoiqu’un fil dans la bouche d’un jeune mort soit un indice non négligeable, l’on pourra peut-être s’indigner que la ficelle policière et romanesque soit un peu abusive en cette mémoire des pires heures de Varsovie. Malgré ce que d’aucun verront à tort comme la facilité du thriller historique, le récit, tissé avec une rigueur visionnaire, est éprouvant ; non sans une dimension morale impressionnante. En effet, il permet qu’une grave leçon soit tirée : être parmi les bafoués du ghetto juif destinés à la Shoah ne protège pas du mal, banalement quotidien selon Hannah Arendt ou absolu et radical selon Kant[1], y compris de la collaboration avec les monstres du nazisme.
Bible in folio, Michel Estienne, 1580. Photo : T. Guinhut.
Quoique moins immédiatement célèbre que celle du Christ, la résurrection de Lazare est brièvement contée, mais non sans souffle divin, dans l’Evangile de Jean[2]. Aussi faut-il être doué d’une rare puissance narrative pour en faire un roman historique lourd de plus de quatre cents feuillets.
Que l’on prenne garde si les premières pages paraissent un rien confuses et sibyllines. L’on comprend assez vite que cette nécessaire confusion est celle de Lazare, le narrateur, lorsqu’il s’éveille des deux jours de sa mort ; « le temps que tu t’appropries ton enveloppe charnelle », lui dit son ami, que d’autres admettrons être le fils incarné de Dieu et Dieu lui-même à la fois. De même que Jésus, soit Yeshua, il a son nom juif : Eliezer. Or une vaste population se déploie autour des protagonistes. Elle est pleine d’attentions, de rivalités, et nantis de maints détails vivants, de la fille de Lazare, Nahara, jusqu’au chat, Gephen, dont s’amuse Jésus, en passant par la mère de ce dernier, Maryam. Le personnage éponyme parle araméen et grec, travaille comme poseur de mosaïques pour le riche et prétentieux Lucius, et subit l’hostilité des prêtres du Temple, jaloux du pouvoir de Jésus.
Pourquoi Lazare a-t-il été ainsi choisi parmi les morts ? Alors que Jésus n’a pas ressuscité un bébé qui lui fut présenté. Alors que Lazare ne garde aucun souvenir de l’au-delà, ce qui ne laisse pas de l’inquiéter et d’introduire le doute en son esprit quant à une éventuelle dimension eschatologique. Probablement est-ce grâce à son amitié avec Jésus, qu’à l’âge de huit ans il a sauvé de la noyade. Ce qui l’entraîne dans un vaste retour en arrière, revisitant son enfance, sa vie à Béthanie, à Jérusalem, avant que le récit se mette à parcourir au pas de charge les deniers jours, ceux de la Passion, de la Crucifixion, mais aussi les temps qui suivirent l’Ascension, c’est-à-dire ceux où le Christianisme se propage.
En une fresque vigoureusement sculptée, toute une époque troublée se lève autour de Lazare, dans un monde truffé de conflits, lourd de superstitions, celui du choc des civilisations entre la colonisation romaine sous Pilate et l’univers hébraïque. L’on y découvre un bordel à Jérusalem, où Lazare apprécie « une jeune nubienne », ou encore le mépris, les rivalités et rancœurs familiales, entre Lazare et ses sœurs, l’une vindicative, Marta, l’autre plus tendre, Mia : qui sait si l’une ne le trahira pas... Les personnages hauts en couleur abondent, tel Lucius, un homme aux multiples surprenantes facettes, un ancien acteur rompu aux imitations et aux faux semblants, qui est le commanditaire de la symbolique mosaïque à laquelle œuvre Lazare... Sans oublier les insultes et les coups portés par les Romains aux Juifs, les assassinats et les crucifixions. La popularité de Jésus lui permet d’entraîner disciples et foule autour de Jérusalem, de libérer deux colombes comme une promesse, puis de chasser les marchands du Temple, ce qui ne cesse d’attiser la haine d’Annas, grand Prêtre juif orgueilleux, craignant tant d’être effacé par le Messie.
Une fois ce dernier arrêté, ne reste à Lazare qu’un vain espoir : convaincre l’astrologue de Pilate, nommé Augustius Sallustius, de plaider la cause de son ami. Ce qui vaut au lecteur une scène d’anthologie, dans un palais somptueux, face à un personnage hallucinant, comme si l’écrivain avait été inspiré par les pouvoirs de Flaubert, dans Salammbô, alors que notre héros, nanti de sa chouette aux ailes brisées, joue le rôle d’un devin qu’aurait inspiré Minerve pour sauver « le fils de Picus ». Nous le savons, rien n’empêchera l’atroce crucifixion, ici traitée sur le mode hyperréaliste…
Cependant, s’il est loin d’être certain que ce Jésus soit réellement le fils de Dieu, il est l’homme providentiel pour le malheureux Lazare, qui n’a « jamais eu le moindre contrôle sur la marche du monde », ni sur lui-même tant il poursuit avec une obsession folle, voire suicidaire, son désir de sauver celui que d’autres appelleront le Sauveur. Ne le reniant jamais, comme put le faire l’apôtre Pierre, il reste l’incarnation la plus parfaite de l’amitié, malgré la tragédie sanglante qui le poursuit. Les apôtres d’ailleurs sont bien en retrait, à peine évoqués, la Cène inexistante…
En ce sens le romancier ne donne en rien dans l’hagiographie, préférant à raison un tableau contrasté, non manichéen, entrainant son lecteur dans une encyclopédique chronique, pleine de péripéties, de sagesse juive et grecque, cependant animée par un suspense qui devient haletant quant à la destinée de l’homme Jésus ; même si nous connaissons l’inévitable fin. Il reste alors de nombreuses années à vivre pour Lazare, qui devra s’exiler non sans peines et privations avec ses enfants dans l’île de Rhodes pour y trouver la sérénité, alors que nous sommes « soixante-sept ans après que Rome a conquis Sion », sous le règne de l’empereur Auguste. Hélas, l’enseignement de Jésus est récupéré par les uns et les autres, trahi par « des sectes nouvelles », certaines pensant « que le corps de la femme était le réceptacle du mal » ; chacun le réduisant « à la dimension et à la forme de ses propres désirs », par exemple un messie « venu à nous pour frapper nos ennemis avec le glaive »…
Ainsi, plus qu’une autobiographie fictive, le roman devient une réflexion sur les destinées des prophètes et des religions, finalement plus humaines que divines, menées par des hommes « prêts à taxer d’hérétiques tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux ». Aussi bien devine-t-on qu’un tel Jésus, qui ne ressuscite pas, qu’une telle Marie qui n’a rien d’une vierge, ne plairont guère aux catholiques dogmatiques. N’en doutons pas, il y a peu de siècles, ce roman eût été qualifié d’hérétique, et placé parmi les pages de l’Index des livres prohibés.
L’on devine qu’il a fallu l’alliance d’une solide documentation historique, d’une sérieuse connaissance de la Torah et d’une grande qualité d’imagination pour mener à bien ce projet original, où, bien plus que la présence divine, les qualités et horreurs humaines sont au rendez-vous, où Jésus est ramené à sa seule dimension de prophète Juif. Richard Zimler, qui a probablement « invoqué à haute voix le nom d’un ange : Jaholel, le scribe du ciel », sait donner une nouvelle vigueur à des épisodes connus, comme celui de la femme adultère, en le restituant dans leur violence. Il faut alors accepter cette association d’un réalisme historique et d’un récit à la dimension mystique, bien qu’il s’agisse de fiction, au sens romanesque d’abord, et au sens du sceptique ensuite.
Quoique plus inspiré par l’univers de l’Histoire des Juifs de Flavius Joseph que par les auteurs latins, ce roman n’est pas sans faire penser aux Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, même si le premier se joue dans un contexte monothéiste alors que la romancière préféra le polythéisme sensuel romain.
Ecrivain américain d’ascendance juive, né en 1956, qui vit au Portugal, Richard Zimler a commis également un roman au titre intrigant : Le Dernier Kabbaliste de Lisbonne[3]. Comme le narrateur rétrospectif du Nom de la rose, Bérékhia Zarco prend la décision de rédiger l'histoire de sa famille et celle de son oncle. Car ce dernier, prénommé Abraham, fut assassiné à Lisbonne, dans une salle de prière clandestine, aux côtés d’une jeune inconnue. Tous deux ont eu la gorge tranchée, selon le rituel ancestral du boucher fidèle à la tradition casher. Quel mystère a-t-il ainsi fallu trancher ? Ces meurtres seraient-ils l'œuvre de juifs mystiques ? Ils auraient subtilisé la précieuse Haggadah, ce livre saint qui était l’objet de tous les soins de son oncle Zarko. Sous le regard pointilleux de Zarko, l’enquête tente de remonter aux sources. Cependant, le temps est pour le moins troublé, puisqu’en 1506 la sécheresse grille les blés, la famine rôde, la peste flamboie et l’Inquisition fulmine.Les processions de pénitents, de flagellants et de religieux fanatiques entraînent à leur suite les Portugais en foule, qui vomissent désarroi et rage, faute de recueillir une eau salvatrice que le ciel leur refuse. Le tableau historique est impressionnant, le thriller pour le moins brûlant…
Si les noms de Dieu et de la création sont dans les lettres, il est fort à parier qu’il est la présence cachée, sinon la « présences réelle », au sens de George Steiner[4], des romans de Richard Zimler. Quel fut son dessein lorsqu’il ranima Lazare, sans ranimer Jésus, sauf pour les Chrétiens ? Quel fut son dessein lorsqu’il resta immobile et muet au-dessus du ghetto de Varsovie et d’Auschwitz ? La naissance de Dieu est infuse dans l’être pour la mort, à moins qu’elle soit infuse dans l’être pour la fiction.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.