Notre-Dame la Grande, XI° siècle, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Vita nuova et Rimes
du Banquet d’amour et de sagesse
par Dante Alighieri.
Dante : La Vita nuova et autres poèmes, traduit de l’italien par René de Ceccatty,
Points, 2019, 276 p, 11 €.
Dante : Rimes, traduit de l’italien par Jacqueline Risset,
Flammarion, 2014, 416 p, 25 €.
Dante : Le Banquet, traduit de l’italien par René de Ceccatty,
Seuil, 2019, 324 p, 24 €.
Que l’amour s’éveille, une vie nouvelle s’élève… Dante pourrait être considéré comme le premier poète, sinon le seul, qui a porté l’éros jusqu’à son sommet spirituel le plus inatteignable. En effet, de La Vita nova à La Divine comédie[1], la femme aimée et intouchée passe du statut d’égérie intérieure à celui d’initiatrice au-devant de la divinité, puisqu’au-delà de l’enfer et du purgatoire, Béatrice guide le poète parmi le paradis. Héritier des troubadours[2] et précurseur de Pétrarque[3], le poète parcourt les degrés qui vont de la sensualité à la sainte béatitude. De nouvelles traductions de La Vita nuova et des Rimes viennent ranimer la beauté d’une littérature fondatrice venue du XIV° siècle, ne serait-ce que parce qu’écrite en langue vulgaire, le toscan, et non plus en latin, il s’agit là du creuset de la langue italienne. Plus rarement traduit, encore une fois avec le talent de René de Ceccatty, Le Banquet convie à d’autres nourritures spirituelles, celle de la sagesse.
Indispensable prélude à La Divine comédie, La Vita nuova joue sur les cordes alternées de la prose et du vers. L’œuvre de Dante Alighieri (1265-1321) se situe bien évidemment dans la tradition du dolce stil nuovo, mais à l’anecdote amoureuse - de la rencontre à la mort de Béatrice Portinari en 1290 - s’ajoute une réelle altitude philosophique, la poésie se devant d’être allégorique, mais aussi éducation à la mort et manuel théologique.
C’est à juste titre que sont célèbres l’incipit et l’excipit de La Vita nuova. D’abord une belle formule pré-proustienne, « cette partie du livre de ma mémoire, avant laquelle il n’y avait pas grand-chose de lisible » ; enfin cette prometteuse annonce : « j’espère dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune femme », c’est-à-dire non seulement la vigilante présence de Béatrice au paradis dantesque, mais sa fonction de subtile théologienne. Car cette « vie nouvelle », outre l’initiation à l’amour vrai, est celle de la transcendance et de la révélation du divin. Il n’en reste pas moins que la dame de ses pensées est bien réelle, nous n’en aurons pour preuve que la discrétion dont il l’entoure, grâce à de fugitives « dames-écrans », ainsi qu’une « noble dame » qui veille aux pleurs du poète après la mort de Béatrice. Celui qui fut également traducteur du japonais rappelle dans sa préface qu’un tel procédé est utilisé dans le Genji monogatori de Murasaki Shikibu au XI° siècle.
À la différence de Pétrarque, la poésie trouve son commentaire dans la prose, en une sorte de métapoétique fort moderne, à moins que sonnets et ballades constituent la quintessence achevée du receuil. Le procédé trouvera plus tard sa pleine puissance et subtilité dans Le Banquet.
La « dame glorieuse » et « très jeune angelotte » apparait vêtue de « rouge sang » ; elle suscite des rêves érotiques et surtout symboliques, ce que le récit doit sublimer en un sonnet qui scella l’amitié du poète avec Cavalcanti :
« Joyeux me semblait Amour en tenant
Mon cœur dans la main, portant dans ses bras
Madame endormie dans les plis d’un drap. »
« Bataille d’amour », « science de l’amour », tout s’accorde avec les pleurs, surtout quand une vision prémonitoire accable le poète : « Amour dit : « Je ne te le cache plus : / Viens contempler notre dame qui gît ». Car bientôt elle « s’en est allée / Au monde digne de son excellence ». L’aventure sentimentale autant que spirituelle s’achève dans une préfiguration de La Divine comédie :
« Au-delà de la sphère, aux cercles larges,
Monte le soupir que mon cœur exhale.
L’intelligence nouvelle qu’Amour
En pleurant place en lui l’attire en haut ».
Outre l’intelligence de la perception du texte (sans omettre les notes aussi claires qu’érudites), René de Ceccatty sait pertinemment que l’on ne peut traduire la poésie en faisant fi des vers et du mètre. Aussi c’est avec bonheur qu’il use du décasyllabe, voire de l’heptasyllabe (quoique non rimés), comme le feront plus tard les poètes de la Pléiade et Ronsard, rendant plus musicale et touchante la part lyrique et autobiographique, sans oublier celle onirique. Nul doute que, par-delà les siècles, l’émotion du poète est celle du traducteur et, cela va sans dire, celle du lecteur…
Moins connues, les Rimes ne sont pas un recueil à proprement dit, au contraire de La Vita nova ; mais une collection des poèmes épars de la jeunesse du Florentin, entre 1283 et 1308, et inégaux, dont on choisit parfois d’écarter ceux dont l’attribution reste délicate. Chansons, sonnets et ballades usent parfois de formules empruntées, voire alambiquées, venues de la tradition des troubadours, de traditionnelles joutes poétiques, d’argumentations rhétoriques. Quelques pages sortent néanmoins du lot, comme celles des « pierreuses » :
Semblablement, cette femme inouïe
Se tient gelée comme la neige à l’ombre :
Ne l’altère pas, pas plus qu’une pierre,
Le doux temps qui réchauffe les sommets. »
Ce qui devient, sous la plume de Jacqueline Risset :
« Semblablement cette nouvelle dame
Reste gelée comme neige dans l’ombre :
Et jamais ne s’émeut plus que la pierre
Au doux temps qui tiédit les collines ».
Outre les « dialogues » avec d’autres poètes, se détachent également un portrait satirique de l’avare (chanson 46) ou la finesse psychologique et esthétique de la cinquantième chanson : « Car si elle écoutait mon cri du cœur / La pitié rendrait moins beau son visage »…
Ce pourquoi il faut remercier René de Ceccatty et Jacqueline Risset d’avoir ajouté à leurs immenses traductions, audacieuses, coruscantes et suaves, de la Divine comédie[4], cet ensemble de près de quatre-vingts poèmes ; même si la traductrice (qui nous a quittés en 2014) choisit en son édition bilingue de manier le décasyllabe mais aussi le vers libre et d’oublier la rime, au sens de la contrainte phonique en fin de vers ; car le mot « rime » signifiait au Moyen-Âge poème…
« S’agit-il, dans tel ou tel poème, de Béatrice, ou d’une anti-Béatrice, ou d’une pargoletta, quasi-fillette interchangeable (Fioretta, Violetta, Lisetta), ou bien d’une cruelle inconnue aussi dure que la pierre, ou encore d’une pure allégorie : « Dame Philosophie » ? Ainsi Jacqueline Risset présente-t-elle avec une séduisante pertinence ces variations amoureuses. Peut-on dire qu’ici Dante est philosophe ? ll l’est certainement plus dans La Divine comédie. Pourtant une éthique de l’amour se fait jour dans ces Rimes, ne serait-ce qu’au moyen de l’allégorie :
« Beauté et Vertu parlent à l’esprit,
et disputent comment un cœur peut se tenir
entre deux dames avec parfait amour.
Le source du noble langage leur répond
qu’on peut aimer la beauté par plaisir
et la vertu pour bien agir. »
Ainsi, agents de l’ascension spirituelle, l’écriture et l’amour naissent l’un de l’autre. Sans savoir jusqu’où l’amour serait une condition sine qua non de la poésie, ni combien écrire contribue à aimer, à travers la palette des émotions et du talent stylistique :
« Chanson, qu’en sera-t-il de moi dans l’autre
doux temps nouveau, quand pleut
amour sur terre de tous les cieux,
puisque durant ce gel
amour n’est qu’en moi, et non ailleurs ?
Il en sera ce qu’il en est d’un homme de marbre
si en jeune fille est un cœur de marbre. »
Cependant, tout, en ce recueil, n’est pas redevable du Dolce Stil Nuovo : d’une part la section dite « tenson avec Forese », où cette dernière a froid au point de dormir « en chausses », qui ne mâche pas son comique et son obscénité ; d’autre part les rimes « pierreuses », dédiées à une Madona Pietra, écrites en « parler âpre » : « si belle qu’elle aurait inspiré à la pierre / l’amour que j’ai même à son ombre ». La dureté, la violence de l’amour s’opposent radicalement à l’angélisation, donc sans naïveté ni fadeur, de celle qui est « à la cime des mes pensées », ce qui est évidemment une image de cette absolue idéalisation amoureuse, matrice d’illusions, qui nourrira le lyrisme romantique.
Troisième œuvre dantesque rédigée en italien, entre 1297 et 1314, soit au temps de la composition de La Divine comédie, placée sous l’égide du « désir de savoir », Le Banquet ouvre chacune de ses trois parties à la faveur d’autant d’apéritives chansons d’amour. L’on devine qu’elles ont une dimension allégorique et que leurs saveurs seront intellectuelles : après la passion fervente de La Vita nuova, la tempérance et la maturité de la pensée. Si l’on hume l’allusion au fameux Banquet de Platon, où l’on tente de dire ce qu’est l’amour aux travers des discours de Phèdre, de Pausanias, d’Aristophane et de Socrate, il ne s’agit pas là de dialogues, mais de proses argumentatives, cependant liées aux modèles antiques d’Aristote ou de Boèce, dont La Consolation de la philosophie fournit le canevas structurel. Comme ce dernier et comme Saint-Augustin dans Les Confessions, Dante se résout, pour se justifier, à employer la première personne.
L’œuvre didactique intitulée en italien le Convivio devait initialement présenter quinze parties. Elles ne sont que quatre, en comptant l’introduction, à avoir été achevées. Elles sont néanmoins du meilleur art de Dante, qui se révèle ici amant zélé de la sagesse. Ce « banquet » n’est pas celui des privilégiés assis à une table gourmande, mais de l’humble élève de la vertu qui a pour vocation d’instruire les princes, chevaliers et autres nobles dont la langue n’est pas le latin, considéré comme le pain de froment. Le chant est alors le mets quand la prose est le pain d’orge, quoique tout cela participe du « pain verbal » et du « pain angélique ». Et si les poèmes sont d’amour, la prose dit l’amour de cette langue vulgaire créative, sa « pertinente générosité », aussi digne d’éloge que celle de la Rome de Cicéron. C’est, dans une œuvre philosophique sévère, digne d’un moraliste, et cependant séduisante de toutes ses beautés, un tendre amour pour la langue.
L’un des passages les plus remarquables, au début du deuxième traité - par ailleurs consacré à un commentaire sur l’amitié dans l’Ethique à Nicomaque d’Aristote - concerne la lecture des grands textes. À celle « littérale » succède celle « allégorique », « c’est ce qui se cache sous le manteau des fables » ; ensuite elle doit être « morale » et « anagogique, c’est-à-dire supersens. Et c’est quand on explique spirituellement une écriture », autrement dit en son rapport avec la vérité et l’au-delà. C’est en effet de cette façon que l’on doit lire La Divine comédie, nourrie autant des Métamorphoses[5]d’Ovide que des Pères de l’Eglise, en particulier Saint-Augustin et Saint Thomas d’Aquin. L’association de la culture antique et de la théologie médiévale est caractéristique de l’humanisme, qui cependant reste dans la perspective cosmique héritée Du ciel d’Aristote, dont Dante discute de la validité, lui préférant neuf ciels mobiles, au lieu de huit, en une démarche scientifique, évidemment pré-copernicienne, puisque dans le traité suivant il mentionne « cette boule [dont] on peut facilement voir comment le soleil tourne autour ».
À partir de la beauté de la Dame, qui « est cette Dame de l’entendement qui s’appelle Philosophie », le troisième traité s’intéresse à la consubstantialité du beau et du vrai, dans une optique platonicienne, puis à la couleur et la vision, si fondamentale à l’occasion du voyage infernal, purgatorial et paradisiaque. La part philosophique glisse encore une fois vers la science, en particulier l’optique. C’est enfin dans le quatrième traité que Dante, au travers de La Politique d’Aristote, interroge le comment vivre en ce monde et la possibilité du bonheur humain, à partir des âges de la vie et surtout d’un parallèle entre l’Histoire romaine et l’Histoire de l’Eglise chrétienne, de façon à édifier un juste gouvernement : celui de « l’art impérial ». La dimension politique est loin d’être inactuelle, puisque Dante justifie le non-respect de lois abusives autant que la liberté individuelle. Ce qui ne manque pas d’être cohérent avec la « tenace calomnie de son exil », alors que le poète est chassé de Florence. L’on trouve ensuite un éloge de la richesse spirituelle au détriment de celle matérielle. En bon disciple de Saint-François d’Assise (ce qui justifie le choix de l’illustration de couverture) le poète ne pouvait que réprouver la cupidité. En effet, bientôt les allusions à l’Antiquité courbent l’échine devant celles bibliques. L’on ne peut que rêver aux traités que Dante projetait d’écrire ensuite, sur l’art d’aimer, puis de juger…
Prélude intellectuel spéculatif à la dimension narrative, mais à considérer autant allégoriquement qu’anagogiquement, de La Divine comédie, Le Banquet peut se lire comme un vitrail éclairant la somme des connaissances médiévales. Notons qu’à cet égard la préface de René de Ceccatty est d’une réelle finesse philosophique, sans oublier les notes, approchant en cela la démarche herméneutique de l’essayiste et poète.
En un beau triptyque, l’œuvre italienne de Dante est traduite par René de Ceccatty qui a mis toute son humilité au service de ce long travail. Gageons que s’il existe une sphère pour les traducteurs au paradis, il y aura sa place. Mais pas tout de suite ! De façon à ce qu’il nous surprenne encore. Qui sait s’il saura traduire le De Vulgari eloquentia, que paradoxalement Dante écrivit en latin pour défendre la langue vulgaire, donc du peuple, et en faire une belle langue littéraire qui deviendra l’italien. Quant au peintre, n’est-il pas également un traducteur ? C’est à la suite d’une commande qu’en 1824 William Blake peignit sa Divine comédie[6] - superbement éditée par Taschen - se consacrant en priorité à l’Enfer, vision enflammée, tournoyante, effarante, lyrique et fluide, un brin naïve, infiniment puissante néanmoins…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.